II LA GESTE DE SÉSÔSTRIS

(Époque persane.)

Comme il a été dit dans l’Introduction générale de ces contes (au chapitre III), Ramsès II s’est divisé dans la tradition et il a donné naissance à deux personnages différents, dont l’un se nomme Sésôstris, d’après le sobriquet populaire ; Sésousrîya qu’on rencontre sur quelques monuments, tandis que l’autre est appelé Osimandouas-Osimandyas, du prénom Ouasimarîya. La forme Sésôstris et la légende qui s’y rattache est d’origine memphite, ainsi que j’ai eu l’occasion de l’exposer ailleurs (la Geste de Sésôstris, dans le Journal des Savants, 1901, p. 599-600, 603). Elle était née, ou du moins, elle s’était localisée autour d’un groupe de six statues dressées en avant du temple de Phtah à Memphis, et que les sacristains firent admirer à Hérodote, en lui assurant qu’elles représentaient le conquérant égyptien, sa femme, et ses quatre fils (II, CX). En l’insérant dans ses histoires, il ne fit que transcrire sans s’en douter un roman populaire, où les données d’apparence authentique ne servaient qu’à introduire un certain nombre d’épisodes de pure imagination. Si en effet nous recherchons quelle est la proportion des parties dans la Geste, une fois éliminés les commentaires qu’Hérodote y ajouta de son crû, on reconnaît que les plus développées sont celles qui parlent du traitement des peuples vaincus et de la manière dont le héros, revenu en Égypte, échappa à la mort près de Péluse : l’une occupe plus de la moitié du chapitre CII, l’autre le chapitre CVII tout entier. La façon dont le retour au pays est exposée, ainsi que les circonstances qui l’accompagnent, porte même à croire que c’était là le thème principal. Sans insister davantage sur ce point, je dirai que la proportion des parties dans l’original égyptien devait être sensiblement la même que dans le résumé grec : Hérodote n’a pas reproduit tous les détails qu’il avait entendus, mais l’abrégé qu’il a rédigé de l’ensemble nous met très suffisamment au courant de l’action et des ressorts principaux. L’idée première semble avoir été d’expliquer l’origine des canaux et de la législation foncière en vigueur dans le pays, et le peuple, incapable de suivre la longue évolution qui avait amené les choses au point où elles étaient, avait recouru à la conception simpliste du souverain qui, à lui seul, en quelques années, avait accompli l’œuvre de beaucoup de siècles. La guerre pouvant seule lui procurer les bras nécessaires on l’envoya à la conquête du monde, et l’on cousit sur ce canevas des données préexistantes, la description des stèles commémoratives et l’incendie de Daphnæ. Le thème du banquet périlleux était un thème courant de la fantaisie égyptienne et nous en connaissons deux autres exemples jusqu’à présent, celui dans lequel Set-Typhon assassine son frère Osiris, revenu de ses conquêtes comme Sésôstris, et celui que Nitocris donne aux meurtriers de son père (Hérodote, II, C). Il y a là les éléments de plusieurs contes que l’imagination des drogmans fondit en une même Geste qu’ils débitaient aux visiteurs du temple de Phtah.

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Le roi Sésôstris, en premier lieu, cingla hors du golfe Arabique avec des navires de haut bord, et il réduisit les peuples qui habitent le long de la Mer Érythrée, jusqu’à ce que, poussant toujours avant, il arriva au point où des bas-fonds rendent la mer impraticable. Lors donc qu’il fut revenu en Égypte, prenant avec lui une armée nombreuse, il parcourut la terre ferme, soumettant tous les peuples qu’il rencontra. Ceux d’entre eux qui se montraient braves contre lui et qui luttaient obstinément pour la liberté, il leur élevait dans leur pays des stèles, sur lesquelles étaient inscrits leur nom, celui de leur patrie, et comme quoi il les avait soumis à sa puissance ; ceux, au contraire, dont il avait pris les villes sans combat et comme en courant, il écrivit sur leurs stèles les mêmes renseignements que pour les peuples qui avaient donné preuve de courage, mais, il y ajouta en plus l’image des parties honteuses de la femme, voulant témoigner à tous qu’ils avaient été lâches. Ainsi faisant, il parcourut la terre ferme, jusqu’à ce qu’ayant traversé d’Asie en Europe, il soumit et Scythes et les Thraces. Ensuite, ayant rebroussé, il revint en arrière.

Or, ce Sésôstris qui revenait en son pays et qui ramenait avec soi beaucoup d’hommes des peuples qu’il avait soumis, lorsqu’il fut de retour à Daphnæ, au voisinage de Péluse, son frère, à qui il avait confié le gouvernement de l’Égypte, l’invita à une fête et avec lui ses enfants, entoura la maison de bois au dehors, puis, après l’avoir entourée, y mit le feu. Lui donc, sitôt qu’il l’apprit, il en délibéra soudain avec sa femme, – car il avait emmené sa femme avec lui, – et celle-ci lui conseilla, de six enfants qu’ils avaient, d’en coucher deux à travers la fournaise, puis de la franchir sur leur corps et de se sauver ainsi. Sésôstris le fit, et deux des enfants furent brûlés de la sorte, mais les autres furent sauvés avec le père. Sésôstris, étant entré en Égypte et ayant châtié son frère, employa aux besognes suivantes la foule des prisonniers qu’il ramenait des pays qu’il avait soumis : ils traînèrent les blocs de taille énorme que ce roi transportait au temple d’Héphæstos, ils creusèrent par force tous les canaux qu’il y a maintenant en Égypte ; ils rendirent à contre-cœur l’Égypte, qui auparavant avait été tout entière praticable aux chevaux et aux chars, impraticable par ces moyens, car, c’est depuis ce temps que l’Égypte n’a plus eu de chevaux ni de chars. Il partagea le sol entre tous les Égyptiens, donnant à chacun, par le sort, un lot quadrangulaire de superficie égale, et c’est là-dessus qu’il établit l’assiette de l’impôt, ordonnant qu’on payât l’impôt annuellement. Et si le fleuve enlevait à quelqu’un une parcelle de son lot, l’individu, venant devant le roi, déclarait l’accident ; lui donc envoyait les gens chargés d’examiner et de mesurer la perte que le bien avait subie, pour que le contribuable ne payât plus sur le reste qu’une part proportionnelle de l’impôt primitif.

Ce roi fut le seul des rois d’Égypte qui régna sur l’Éthiopie.

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Diodore de Sicile (I, LIII-LVIII) a donné une version du conte recueilli par Hérodote, mais augmentée et assagie par les historiens qui avaient répété avant lui la fable de Sésôstris. C’est ainsi que, dans l’épisode du banquet de Péluse, il supprimait, probablement comme étant trop barbare, le sacrifice que le conquérant avait fait de deux de ses fils pour se sauver lui-même avec le reste de sa famille le roi, « levant alors les mains, implora les dieux pour le salut de ses enfants et de sa femme, et traversa les flammes (I, LVII). Diodore, ou plutôt l’écrivain alexandrin qu’il copie, a substitué à la forme Sésousriya-Sésôstris des drogmans d’Hérodote, la variante abrégée Sésousi-Sésoôsis.

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