LES PLAINTES DU FELLAH

(XIIIe DYNASTIE)

Ce conte paraît avoir été très populaire pendant la durée de l’Empire thébain, car nous connaissons quatre manuscrits qui le renferment, trois à Berlin, un à Londres. Les trois manuscrits de Berlin ont été publiés dans les Denkmäler aus Ægypten und Æthiopien de Lepsius, Abtheilung VI, puis dans Vogelsang-Gardiner, die Klagen des Bauern (forme le tome I des Literarische Texten des Mittleren Reiches d’Erman), 1908, Leipzig, in-folio.

1° Le Papyrus de Berlin n° 2 (Berlin 3023), de la planche 108 à la 110 des Denkmæler (cf. les planches 5,5a – 17,17a des Klagen), renferme trois cent vingt-cinq lignes d’une grosse écriture des premiers temps de la XVIIIe dynastie, soignée au commencement, de plus en plus négligée à mesure qu’on avance vers la fin. Le début et la conclusion de l’histoire manquent.

2° Le Papyrus de Berlin n° 4 (Berlin 3025), de la planche 113 à la planche 114 des Denkmæler (cf. pl. 18,18a – 24,24a des Klagen), renferme cent quarante-deux lignes d’une écriture très rapide de la même époque que celle du manuscrit précédent. Il paraît avoir été détérioré par un maniement prolongé, et les lacunes provenant de l’usure, jointes au peu de netteté du caractère, le rendent difficile à déchiffrer. Les parties conservées contiennent, vers la fin, une cinquantaine de lignes en plus ; cependant la conclusion du récit manque encore. Des fragments de ces deux manuscrits, qui avaient échappé à Lepsius, ont été acquis par lord Amherst of Hackney et sont conservés dans sa collection à Didlington Hall. Les plus importants contiennent quelques débris des pages qui manquent au Papyrus de Berlin n° 2, les autres appartenaient au Papyrus de Berlin n° 4, et tous ont été publiés par :

Percy E. Newberry, the Amherst Papyri, 1901, t. I, pl. I A-L et p. 9-10.

3° Le Papyrus du Ramesséum (Berlin 10.499) faisait partie d’un lot de papyrus découverts pendant l’hiver de 1895-1896 près du Ramesséum, au cours des fouilles de Quibell ; cédé par Petrie à Alan H. Gardiner, celui-ci en fit hommage au Musée de Berlin. Il contient au recto le début des Plaintes du fellah, correspondant au Papyrus Butler en son entier, et aux lignes 1-87, 130-146 du Papyrus de Berlin n° 2. Son existence fut signalée par :

Alan H. Gardiner, Eine nette Handschrift des Sinuhegedichtes, dans les Sitzungsberichte de l’Académie des Sciences de Berlin, 1906, p. 442-443, p. 1-2 du tirage à part.

Il a été publié en fac-similé et en transcription hiéroglyphique dans :

Volgelsang-Gardiner, die Klagen des Bauern, pl. 1, 1a – 4bis 4bis-a.

Papyrus Butler n° 527 (British Museum 10274 verso). Il est d’une grosse écriture, assez soignée, peut-être des premiers temps de la XVIIIe dynastie. Il est plus développé que les deux anciens manuscrits de Berlin, et il ajoute à ce qu’ils nous font connaître une quinzaine de lignes d’introduction, qui ne nous donnent pas encore le commencement de l’histoire. Une portion en a été publiée en fac-similé cursif par :

F. Ll. Griffith, Fragments of Old Egyptian Stories, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archæology, 1891-1892, t. XIV, pl. I-IV

En combinant les éléments que nous fournissent ces quatre manuscrits, on arrive à reconstituer le texte presque complètement. Borchardt a démontré dans la Zeitschrift für Ægyptische Sprache, t. XXVII, p. 12, que divers fragments, placés par Lepsius au début du Papyrus n° 4, doivent être reportés à la fin du même papyrus, et qu’ils nous fournissent à peu près le dénouement de l’histoire.

Le sujet en fut découvert et signalé presque simultanément par Chabas et par Goodwin. Chabas donna la traduction suivie des premières lignes dans son mémoire sur :

Les Papyrus hiératiques de Berlin, récits d’il y a quatre mille ans, Paris, 1863, in-8°, p. 5-36 ; cf. Œuvres diverses, t. II, p. 292 sqq.

Goodwin se contenta de publier une analyse fort courte de l’ensemble dans un article intitulé :

The Story of Saneha, An Egyptian Tale of Four Thousand Years ago, dans le Frazer’s Magazine (n° du 15 février 1865, p. 185-202), p. 188. Chabas n’avait utilisé, pour établir son texte, que les Papyrus de Berlin, Goodwin eut la bonne fortune de découvrir le Papyrus Butler au British Museum, et il inséra la traduction raisonnée des premières lignes dans les :

Mélanges Égyptologiques de Chabas, 2e série, Paris, 1864, Benjamin Duprat, in-8°, p. 249-266, ce qui fournit à Chabas lui-même (p. 266-272) l’occasion de rectifier quelques détails de sa propre traduction et de la traduction anglaise.

Depuis lors le texte a été étudié plusieurs fois. Je l’avais transcrit et traduit en 1877 au Collège de France, en 1893 et 1894 à l’École des Hautes-Études, et c’est le commencement de cette traduction qui figurait dans les trois premières éditions de ces Contes. Une version anglaise, couvrant les parties du texte sur lesquelles j’avais travaillé déjà, fut publiée plus tard par :

F. LI. Griffith, Fragments of Old Egyptian Stories, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archæology, 1891-1892, t. XIV, p. 459-472.

Une transcription hiéroglyphique de quelques parties, puis une traduction complète de l’ensemble a été donnée en allemand par :

Erman, Ægyptische Grammatik, 1re édition, 1899, p. 28*-37* ;

Erman, Aus den Papyrus der Königlichen Museen, Berlin, Speeman, 1899, p. 46-53 ;

Erman, Ægyptische Chrestomathie, Berlin, Reuther et Richard, 1904, p. 11-19 et 6*-10*,

et l’on trouve une traduction anglaise un peu libre d’allure dans :

Flinders Petrie, Egyptian Tales, 1895, t. I, p. 61-80.

Enfin la transcription et la traduction en allemand de l’ensemble ont été publiées en 1907 par Vogelsang-Gardiner, die Klagen des Bauern, p. 8-15.

Le nom et la qualité des deux personnages principaux de cette histoire ont donné lieu à de nombreuses recherches. Pleyte avait lu celui du persécuteur Sati, le Chasseur (Sur quelques groupes hiéroglyphiques, dans la Zeitschrift, 1869, p. 82), et sa lecture prévalut longtemps. En 1891, Griffith le déchiffra avec doute Souti ou Soutenti (Fragments of Old Egyptian Stories, dans les Proceedings, 1891-1892, t. XIV, p. 468, note 3), et bientôt après Max Müller le rendit par hamouîti, le charpentier, l’artisan (the Story of the Peasant, dans les Proceedings, 1892-1893, t. XV, p. 343-344). Schæfer a démontré (Eine kursive Form von Dhwti, dans la Zeitschrift, 1902-1903, t. XL, p. 121-124) que c’était non pas un terme de métier mais un nom propre, Thotnakhouîti. Le sobriquet du persécuté, Sokhîti, a été rendu d’accord commun paysan, cultivateur, fellah, et c’est bien le sens qu’il a dans les textes ordinaires. Ici le contexte me paraît indiquer qu’on doit le considérer comme un ethnique : le sokhîti de notre conte est donc l’homme de la Sokhît hamaît, de l’Oasis du Natron, et, par abréviation, je l’avais traduit le Saunier dans l’édition précédente de ces contes. Pour éviter les confusions que cette traduction trop littérale n’a pas manqué de produire dans l’esprit des lecteurs, je reviens à l’ancienne traduction de fellah.

Comme le conte précédent, celui-ci nous apporte quantité de détails sur les usages, la condition, les misères des petites gens. La ressemblance des mœurs anciennes et des mœurs actuelles s’y révèle d’une manière frappante, et l’homme auquel un petit fonctionnaire de village vole un âne ou un chameau, ses plaintes et ses récriminations inutiles, ses séances prolongées à la porte de l’officier de police ou du grand seigneur qui est censé devoir lui rendre justice, sont expériences journalières pour quiconque a vécu hors d’Alexandrie et du Caire. Il n’est pas jusqu’aux harangues interminables du fellah ancien qu’on ne retrouve, presque avec les mêmes hyperboles, dans la bouche du fellah contemporain. Le pauvre diable se croit obligé de parler beau afin d’attendrir son juge, et il débite tout ce que son imagination lui suggère de grands mots et de fortes images, le plus souvent sans trop se soucier du sens et sans bien calculer ses effets. Les difficultés que ses discours présentent tiennent sans doute à la même cause qui empêche l’Européen de comprendre un fellah qui porte plainte. L’incohérence des idées et l’obscurité du langage sont dues au désir de bien dire qui le possède et au peu d’habitude qu’il a de manier le langage relevé : l’auteur de notre conte me semble avoir réussi trop complètement pour nous à rendre ce côté légèrement comique du caractère national.

Le nom du Pharaon Nabkaourîya et le lieu de la scène nous prouvent que l’auteur faisait vivre son héros au temps des dynasties héracléopolitaines. Je reporterai donc volontiers la composition au premier âge thébain, comme on a fait depuis Chabas, et plutôt aux siècles qui suivirent la XIIe dynastie qu’à la XIIe dynastie elle-même ; c’est là toutefois un point qui ne pourrait être établi sans de longues discussions.

*

* *

Il y avait une fois un homme, Khounianoupou de son nom, qui était un fellah de la Plaine du Sel, et il avait une femme, Nofrît de son nom. Ce fellah dit à cette sienne femme : « Hé toi, je descends en Égypte pour en rapporter du pain à nos enfants. Va là, mesure-moi le grain qui est dans le magasin, du reste du grain de cette année ». Alors il lui mesura huit boisseaux de grain. Ce fellah dit à cette sienne femme : « Hé toi, voici ces deux boisseaux de grain pour tes enfants, mais fais-moi, des six boisseaux de grain, de pain et de la bière pour chaque jour que je serai en voyage ». Quand donc ce fellah descendit en Égypte, il chargea ses ânes de roseaux, de joncs, de natron, de sel, du bois d’Ouîti, de l’acacia du Pays des bœufs, de peaux de loup, de cuirs de chacal, de sauge, d’onyx, de la gaude, de la coloquinte, du coriandre, de l’anis, du talc, de la pierre ollaire, de la menthe sauvage, du raisin, des pigeons, des perdrix, des cailles, des anémones, des narcisses, des graines de soleil, des Cheveux de terre, des piments, tout plein de tous les bons produits de la Plaine du Sel.

Lors donc que ce fellah s’en fut allé au sud, vers Khininsouton, et qu’il fut arrivé au lieu dit Pafifi, au nord du bourg de Madenît, il rencontra un individu qui se tenait sur la berge, Thotnakhouîti de son nom, fils d’un individu, Asari de son nom, tous deux serfs du maire du palais Marouîtensi. Ce Thotnakhouîti dit, dès qu’il vit les ânes de ce fellah, s’émerveillant en son cœur : « Me favorise toute idole, si bien que je m’empare des biens de ce fellah ». Or le logis de ce Thotnakhouîti était contigu à la chaussée, qui en était resserrée, pas ample, si bien qu’elle n’avait plus que la largeur d’une pièce d’étoffe avec de l’eau sur un côté et du blé sur l’autre. Ce Thotnakhouîti dit à son serviteur : « Cours et m’apporte une pièce de toile de ma maison. » Elle lui fut apportée sur le champ et il la déploya à même la chaussée, si bien que le liteau touchait à l’eau et l’effilé au blé. Lors donc que ce fellah vint sur le chemin de tout le monde, ce Thotnakhouîti dit : « Fais-moi plaisir, fellah, ne marche pas sur mon linge ». Ce fellah dit : « À faire ainsi que tu dis, ma route est bonne ». Comme il se portait vers le haut, Thotnakhouîti dit : « Mon blé va-t-il pas te servir de chemin, fellah ? » Ce fellah dit : « Ma route est bonne, mais la berge est haute, la route a du blé, tu as barré le chemin avec ton linge. Est-ce que tu ne permets pas que je passe ? » Tandis qu’il lui disait ces paroles, un des ânes prit une pleine bouchée de tiges de blé. Ce Thotnakhouîti dit : « Hé toi, puisque ton âne mange mon blé, je le mettrai au labour à cause de sa force ». Ce fellah dit : « Ma route est bonne. Pour éviter une avanie, j’avais emmené mon âne, et maintenant tu le saisis parce qu’il a pris une bouchée de tiges de blé ! Mais certes je connais le maître de ce domaine, qui est le grand intendant Marouîtensi ; c’est lui, certes, qui écarte tout voleur dans cette Terre entière, et je serais volé sur son domaine ? » Ce Thotnakhouîti dit « N’est-ce pas là vraiment le proverbe que disent les gens : “On cite le nom du pauvre diable à cause de son maître ?” C’est moi qui te parle, et c’est au maire du palais Marouîtensi que tu penses ». Alors il saisit une branche verte de tamarisque et il lui en fouetta tous les membres, puis il lui enleva ses ânes et il les fit entrer dans son champ. Ce fellah se mit à pleurer très fort par douleur de ce qu’on lui faisait, et ce Thotnakhouîti dit « N’élève pas la voix, fellah, ou tu iras à la ville du dieu seigneur du silence ! » Ce fellah dit : « Tu m’as frappé, tu as volé ma propriété, et maintenant tu enlèves la plainte de ma bouche ! Divin seigneur du silence, rends-moi mon bien, afin que je ne crie ta crainte ».

Ce fellah passa la durée de quatre jours à se plaindre à ce Thotnakhouîti, sans que celui-ci lui donnât son droit. Quand ce fellah se fut rendu à Khininsouton afin de se plaindre au maire du palais Marouîtensi, il le trouva qui sortait de la porte de sa maison pour s’embarquer dans la cange de son service. Ce fellah dit : « Ah ! permets que je réconforte ton cœur par mon discours. C’est le cas d’envoyer vers moi ton serviteur, l’intime de ton cœur, pour que je te le renvoie instruit de mon affaire ». Le maire du palais Marouîtensi fit aller son serviteur, l’intime de son cœur, le premier auprès de lui, et ce fellah le renvoya instruit de cette affaire, telle qu’elle était. Le maire du palais Marouîtensi informa de ce Thotnakhouîti les prud’hommes qui étaient auprès de lui, et ils dirent à leur maître : « Voire, s’agit-il ici d’un paysan de Thotnakhouîti qui s’en était allé faire affaire avec un autre, au lieu de faire affaire avec lui ; c’est ainsi, en effet, que ces gens-là en agissent envers leurs fellahs, quand ceux-ci vont vers d’autres au lieu d’aller à eux, c’est bien ainsi qu’ils en agissent. Est-ce la peine de poursuivre ce Thotnakhouîti pour un peu de natron et pour un peu de sel ? Qu’on lui ordonne de les rendre et il les rendra ». Le maire du palais Marouîtensi garda le silence : il ne répondit pas à ces notables, il ne répondit pas à ce fellah.

Quand ce fellah vint se plaindre au grand intendant Marouîtensi pour la première fois, il dit : « Maire du palais, mon seigneur, le grand des grands, le guide de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas, quand tu descends au Bassin de la Justice et que tu y navigues avec du vent, puisse l’écoute de ta voile ne pas s’arracher, puisse ton esquif ne pas aller à la dérive, puisse aucun malheur ne venir à ton mât, puissent tes bordages ne pas se briser ; puisses-tu ne pas être emporté, quand tu accostes à la terre ; puisse le flot ne pas te saisir, puisses-tu ne pas goûter aux malices du fleuve, puisses-tu ne pas voir la face terrible, mais que viennent à toi les poissons les plus rebelles et puisses-tu atteindre les oiseaux bien gras ! Car c’est toi le père du manant, le mari de la veuve, le frère de la divorcée, le vêtement de qui n’a plus de mère ! Fais que je puisse proclamer ton nom dans ce pays comme supérieur à toute bonne loi. Guide sans caprice, grand sans petitesse, toi qui anéantis le mensonge et fais être la vérité, viens à la voix qu’émet ma bouche ! Je parle, écoute, fais justice, louable que les plus louables louent, détruis mes misères ; me voici chargé de tristesses, me voici désespéré, juge-moi, car me voici en grand besoin ! »

Or ce fellah disait ces paroles au temps du roi de la Haute et de la Basse-Égypte, Nabkaourîya, à la voix juste. Le maire du palais Marouîtensi alla devant Sa Majesté, et il dit : « Mon seigneur, j’ai rencontré un de ces fellahs, beaux parleurs en vérité, à qui son bien a été volé par un homme qui relève de moi : voici qu’il vient pour se plaindre à moi de cela ». Le roi dit « Marouîtensi, si tu me veux conserver dispos, traîne-le en longueur, ne réponds rien à tout ce qu’il dira. Quoi qu’il lui plaise dire, rapporte-le-nous par écrit pour que nous l’entendions. Veille à ce que sa femme et ses enfants vivent, et toi, envoie un de ces fellahs pour écarter le besoin de sa maison, fais aussi que ce paysan vive en ses membres, mais quand tu lui feras donner du pain, donne qu’il ne sache pas que c’est toi qui le lui donnes ». On lui servit quatre pains et deux pots de bière chaque jour ; le maire du palais Marouîtensi les fournissait, mais il les donnait à un de ses clients et c’était celui-ci qui les donnait à l’autre. Voici que le maire du palais Marouîtensi envoya vers le châtelain de l’Oasis du Sel, afin que l’on fît du pain pour la femme de ce paysan, dans la proportion de trois mesures par jour.

Ce fellah vint se plaindre pour la seconde fois, disant : « Maire du palais, mon maître, grand des grands, riche des riches, toi qui es le plus grand de tes grands et le plus riche de tes riches, gouvernail du ciel, étai de la terre, corde qui porte les poids lourds, gouvernail ne t’affole pas, étai ne ploie pas, corde ne t’échappe pas ! Donc, le grand seigneur prend de celle qui n’a pas de maître, il dépouille qui est seul ! Ta ration dans ta maison, c’est une cruche de bière, trois pains par jour, et qu’est-ce que tu dépenses à nourrir tes clients ? Qui meurt meurt-il avec ses gens ? toi seras-tu éternel ? Aussi bien, c’est un mal, une balance qui ploie, un peson qui perd l’aplomb, un juste intègre qui dévie. Hé toi, si la justice qui marche sous toi s’échappe de sa place, les prud’hommes commettent des écarts, celui qui tenait compte des discours prononcés des deux parts penche vers un côté, la valetaille vole, celui qui est chargé de saisir l’infidèle qui n’accomplit point la parole du juge dans sa rigueur, lui-même il s’égare loin d’elle, celui qui doit donner le souffle de la vie en manque sur terre, celui qui est calme halète de colère, celui qui divise en parts justes n’est plus qu’un prépotent, celui qui réprime l’oppresseur donne l’ordre qu’il maltraite la ville comme l’inondation, celui qui repousse le mal commet des écarts. »

Le maire du palais Marouîtensi dit : « Est-ce donc pour toi si grand’chose et qui te tienne tant au cœur que mon serviteur soit saisi ? »

Ce fellah dit : « Lorsque le boisseleur de grains fraude pour soi un autre se prend à perdre son avoir. Celui qui guide à l’observance de la loi, s’il commande qu’on vole, qui donc alors repoussera le crime ? Celui qui écrase l’erreur, s’il s’écarte lui-même de l’équité, un autre a le droit de plier. Si un autre approuve tes écarts, comment trouveras-tu, toi, le moyen de repousser les écarts d’autrui ? Quand l’homme opulent vient à la place qu’il occupait hier, c’est un ordre de faire à qui fait pour l’engager à faire ce qu’on l’a honoré d’avoir fait, c’est administrer sagement les biens au lieu de les gaspiller, c’est attribuer les biens à qui possédait déjà la fortune. Oh, la minute qui anéantit, quand tout sera bouleversé dans tes vignes, quant ta basse-cour sera détruite et que seront décimés tes gibiers d’eau, quand celui qui voyait se manifeste aveugle et celui qui entendait sourd, quand celui qui guidait dans le droit chemin devient celui qui égare !… Donc es-tu sain ? Agis pour toi, car, toi, tu es fort puissant, ton bras est vaillant, ton cœur est hardi, l’indulgence s’éloigne de toi, la prière des misérables est ta destruction, tu sembles le messager du dieu Crocodile ; toi, tu es le compagnon de route de la Dame de Peste, si tu n’es pas elle n’est pas, si elle n’est pas tu n’es pas, ce que tu ne fais pas elle ne le fait pas. Le riche en revenus légitimes qui est fort est gracieux pour le mendiant, celui qui est ferme en la possession de ses rapines est gracieux pour qui n’a point de biens, mais si le mendiant est dépouillé de son bien c’est action mauvaise pour qui n’est pas dénué de tout, on ne saurait en être relevé, et on est recherché pour elle. Mais toi, tu te rassasies de ton pain à toi, tu t’enivres de ta bière, tu es riche plus que tous les vivants. Lorsque le visage du timonier se tourne vers l’avant, le bateau s’égare où il lui plaît. Lorsque le roi est dans le harem et que le gouvernail est dans ta main, il y a des abus autour de toi, la plainte est ample, la ruine est lourde. Qu’est-ce donc qu’il y a là ? Tu as fait des places d’asile, ta digue est saine, et voici que ta ville conteste le bien jugé de ta langue ? Ne te rebute pas pourtant ! C’est le ver destructeur de l’homme que ses propres membres ! Ne dis pas de mensonge, surveille les notables du fisc ; lorsque les servants récoltent leurs herbages, dire le mensonge est une tradition qui leur tient au cœur. Toi qui connais l’avoir des gens, ignores-tu ma fortune ? Ô toi qui réduis à néant tout accident par l’eau, me voici, moi, sur les voies du malheur ! Ô toi qui ramènes à terre quiconque se noie et qui sauves le naufragé, je suis opprimé de par toi ! »

Ce fellah vint se plaindre pour la troisième fois, disant « Maire du palais, mon maître, tu es Râ, maître du ciel, avec ta cour, et c’est l’intérêt de tout le monde. Tu es comme la vague d’eau, tu es le Nil qui engraisse les champs, qui permets la culture des îles. Réprime le vol, protège les misères, ne sois pas un courant destructeur contre qui se plaint à toi, mais prends garde que l’éternité approche, et te plaise qu’il en soit pour toi ainsi qu’il est dit : C’est de l’air au nez que de faire la justice. » Charge qui a chargé, et cela ne sera point porté à ton compte. Est-ce que la bascule fléchit ? Est-ce que la balance penche d’un côté ? Est-ce que Thot est indulgent ? Si tu commets des écarts tu te fais l’égal de ces trois-là. Si tu es indulgent, ton indulgence est de qui répond le bien comme si c’était le mal, comme qui met ce dernier à la place de l’autre. La parole prospère plus que les herbes vivaces, elle prospère autant qu’est fort celui qui lui répond, et celui-ci est l’eau qui fait prospérer ses vêtements à elle, pendant ces jours qu’il le fait faire. Quand tu tires des bordées à la voile, et que tu prends le courant pour arriver à agir ainsi qu’il est juste, fais attention et manœuvre bien la barre quand tu seras en face de la terre. « Fais le juste ; ne mens pas, tu es la grandeur, ne sois pas léger, tu es la lourdeur ! Ne mens pas ; tu es la romaine, ne perds pas l’aplomb ; tu es le compte exact, hé toi, tu es d’accord avec la bascule, si bien que si elle ploie, toi aussi tu ploies. Ne t’affole pas quand tu gouvernes, mais manie bien la barre. Ne prends rien quand tu iras contre celui qui prend, car ce n’est pas un grand, ce grand-là qui est rapace. Ta langue est un peson de balance et ton cœur est le poids que tes deux lèvres font basculer. Si tu voiles ta face pour celui dont le visage est ferme, qui donc repoussera le mal ? Hé toi, tu es comme un méchant blanchisseur rapace qui rudoie un ami et qui lie un client qui est pauvre, mais qui tient pour son frère celui qui vient et qui lui apporte son dû. Hé toi, tu es le passeur qui passe seulement celui qui possède le montant du droit de péage, et dont le droit de péage pour les autres est la ruine. Hé toi, tu es le chef de grenier qui ne permet pas de passer celui qui vient les mains vides aussitôt. Hé toi, tu es un homme-oiseau de proie qui vis des misérables petits oiseaux. Hé toi, tu es le cuisinier dont la joie est de tuer et à qui aucun animal n’échappe. Hé toi, tu es le berger qui ne se soucie de rien ; tu n’as pas compté combien tu as perdu de tes bêtes par le crocodile, ce violateur des lieux d’asile, qui attaque la cité de la Terre-Entière. Ô auditeur, qui n’as pas entendu, que n’entends-tu donc, puisqu’ici j’ai repoussé le furieux des eaux ? Être poursuivi d’un crocodile, combien de temps cela durera-t-il ? Que soit trouvée dès aujourd’hui la vérité cachée, et que soit rué le mensonge à terre ! N’escompte pas le lendemain qui n’est pas venu encore : on ne sait pas quels maux il y a en lui ! »

Après que ce fellah eut tenu ce discours au maire du palais Marouîtensi, sur l’esplanade qui est devant la Porte, celui-ci expédia contre lui deux hommes de son clan avec des courbaches, et ils flagellèrent tous ses membres.

Ce fellah dit : « Le fils que j’aime, il dévie donc : sa face est aveugle à ce qu’il voit, il est sourd à ce qu’il entend, il passe oublieux de ce qu’on lui signale. Hé toi, tu es comme une ville qui n’a pas de châtelain, comme une communauté qui n’a point de chef, comme un bateau qui n’a point de capitaine, comme une caravane sans guide. Hé toi, tu es comme un ghafir qui vole, comme un châtelain qui prend, comme un chef de district chargé de réprimer le brigandage et qui se met à la tête de ceux qui le commettent ! »

Lorsque ce paysan vint se plaindre pour la quatrième fois, il trouva le maire du palais qui sortait de la porte du temple d’Harchafi, et il dit : « Ô béni, le béni d’Harchafi et qui vient de son temple, lorsque le bien périt sans opposition, le mensonge se propage sur la terre. Et en effet, le bac où l’on vous fait entrer et traverser le fleuve, lorsqu’arrive la saison de l’étiage, traverser le fleuve en sandales, n’est-ce pas un bon moyen de traverser ? Et qu’en est-il de qui dort jusqu’en plein jour ? Périssent par là et l’aller en sûreté pendant la nuit, et le voyager sans danger pendant le jour, et la possibilité que l’individu profite de sa fortune en vérité. Hé toi, il ne faut pas s’arrêter de te le dire. L’indulgence s’éloigne de toi, la prière des misérables est ta destruction. Tu es comme le chasseur, au cœur clair, hardi à faire ce qu’il, lui plaît, harponner l’hippopotame, percer de flèches les taureaux sauvages, atteindre au bident les poissons, emmailler les oiseaux. Ô toi qui n’as pas la bouche courante et qui es sans flux de paroles, toi qui n’as pas le cœur léger mais dont le sein est lourd de desseins, applique-toi de cœur à connaître la vérité, réprime ton inclination mauvaise jusqu’à ce que survienne le silencieux. « Ne sois pas l’enquêteur malhabile qui écrase la perfection, ni un cœur rapide qui se dérobe lorsqu’on lui apporte la vérité, mais soit fait que tes deux yeux aperçoivent, que ton cœur se satisfasse, et ne te trouble pas doutant de ta force, de peur que le malheur ne t’atteigne : celui qui passe outre à sa fortune sans la saisir sera toujours au second rang. L’homme qui mange déguste, celui qu’on interroge répond, celui qui est couché fait des rêves, mais le juge à la porte ne lui fais opposition car il est à la tête des malfaiteurs ; et alors, grâce à lui, imbécile on arrive, ignorant de tout on est consulté si l’on est comme un courant d’eau qui se déverse les gens y entrent. Ô timonier, n’affole pas ta barque ; toi qui donnes la vie ne fais pas, qu’on meure ; toi qui peux anéantir, ne fais pas qu’on soit anéanti. Lumineux, ne sois pas comme l’ombre ; place d’asile, ne permets pas au crocodile d’enlever ses victimes en toi ! Quatre fois que je me plains à toi, n’est-ce pas assez de temps passé à cela ?

Ce fellah vint pour se plaindre la cinquième fois, disant : « Maire du palais, Marouîtensi, mon maître, le pêcheur à la nasse embouteille les perches, le pêcheur au couteau égorge les anguilles, le pêcheur au trident harponne les bayyâds, les pêcheurs à l’épervier prennent les châls, bref les pêcheurs dépeuplent le fleuve. « Hé toi, tu es de leur sorte ; ne ravis pas au misérable son avoir, car sa peine, tu la connais. Ses biens, c’est l’air vital du misérable : c’est lui boucher le nez que de les lui ravir. Tu as été commis à entendre la parole, à juger entre deux frères ; à réprimer le vol, et le malfaiteur est avec toi, et c’est un lourd faix de vols, ce que tu fais ! On t’a fait le favori, et tu es devenu un criminel ; tu as été donné comme une digue au misérable pour empêcher qu’il se noie, et toi, tu es l’homme semblable au bassin qui se vide rapidement ! »

Ce fellah vint pour se plaindre la sixième fois, disant : « Maire du palais, Marouîtensi, mon maître, maître silencieux de la ruine, fais que la justice soit, fais que soit le bien ; anéantis le mal, comme vient la satiété qui arrête la faim, l’habillement qui fait cesser la nudité, comme le ciel se rassérène après la bise, et que son ardeur réchauffe tous ceux qui avaient froid, comme le feu cuit les crudités, comme l’eau éteint la soif. Ô toi qui vois, ne détourne pas ta face ; toi qui partages équitablement, ne sois pas rapace ; toi qui consoles, « ne cause pas de rancœur ; toi qui guéris, ne cause pas de maladies. Le délinquant diminue la vérité ; celui qui remplit bien ses devoirs ne lèse pas, ne blesse pas la vérité. Si tu as des revenus légitimes, donnes-en à ton frère : l’égoïsme manque d’à-propos, car celui qui a rancœur, il est un guide de discorde, et celui qui conte sa peine tout bas amène les scissions, sans qu’on ait su ce qu’il avait dans le cœur. Ne sois donc pas inactif ! Si tu agis selon ton intention de détruire, qui livrera bataille ? L’eau de la brèche est avec toi, à la façon dont la brèche s’ouvre, au temps où l’inondation est étale : si la barque y entre, comme elle est saisie par le courant, sa cargaison périt à terre dispersée sur toutes les berges. Tu es instruit, tu es bien dressé, tu es établi solidement et non par la violence, mais tandis que tu établis des règlements pour tout le monde, ceux qui t’entourent s’écartent de la voie droite. Équitable à la fois et coupable envers la Terre-Entière, jardinier de misère qui irrigue son terrain de vilenies pour que son terrain devienne un terrain de mensonge, pour répandre les crimes sur le bien-fond ! »

Ce fellah vint se plaindre pour la septième fois, disant « Maire du palais, mon maître, tu es le gouvernail de la Terre-Entière, qui navigues la terre à ton gré. Tu es le second Thot, qui jugeant ne penche pas d’un côté. « Ô mon maître, te plaise n’assigner un individu à comparaître au tribunal que pour les actes qu’il a commis réellement ! Ne restreins pas ton cœur ; il n’est pas dans ta nature que de large d’esprit tu deviennes borné de cœur ! Ne te préoccupe pas de ce qui n’arrive pas encore et ne te réjouis pas de ce qui n’est pas encore venu ! Comme l’homme impartial est large en amitié, il tient pour nul l’acte qui s’est accompli sans qu’on ait su quelle intention il y avait au fond du cœur. Celui qui rabaisse la loi et qui détruit le compte des actions humaines, il n’y a misérable qui vive parmi ceux qu’il a volés, et la vérité ne l’interpelle plus. Mais mon sein est plein, mon cœur est chargé et ce qui sort de mon sein en conséquence, c’est la brèche d’une digue d’où l’eau s’écoule : ma bouche s’ouvre à la parole, j’ai lutté pour boucher ma brèche, j’ai versé mon courant, j’ai piloté à bon port ce qui était dans mon sein, j’ai lavé mes haillons, mon discours se produit et ma misère est complète devant toi : quelle est ton appréciation finale ? Ton inertie te nuira, ta rapacité te rendra imbécile, ton avidité te fera des ennemis ; mais où trouveras tu un autre fellah tel que moi ? Sera-ce un paresseux qui, se plaignant, se tiendra à la porte de sa maison ? Il n’y a silencieux que tu ne fasses parler, il n’y a endormi que tu ne réveilles, il n’y a timide que tu ne rendes audacieux, il n’y a muet dont tu n’ouvres la bouche, il n’y a ignorant que tu ne changes en savant, il n’y a stupide que tu n’instruises. Ce sont des destructeurs du mal, les notables qui t’entourent, ce sont les maîtres du bien, ce sont des artisans qui produisent tout ce qui existe, des remetteurs en place de tête coupée »

Ce fellah vint se plaindre pour la huitième fois, disant « Maire du palais, mon maître, puisqu’on tombe par œuvre de violence, puisque le rapace n’a point de fortune ou plutôt que sa fortune est vaine, puisque tu es violent quand ce n’est pas ta nature de l’être, et que tu voles sans que cela te soit utile, laisse les gens s’en tenir à leur bonne fortune. Tu as ce qu’il te faut dans ta maison, ton ventre est plein, mais le tas de grains s’éparpille et ce qui sort de lui périt sur le sol, le voleur pille, ravissant par force les notables qui sont faits pour repousser les crimes et qui sont l’asile du persécuté, les notables qui sont faits pour repousser le mensonge. La crainte de toi n’a pas permis que je te supplie comme il faut, et tu n’as pas compris mon cœur. Ô silencieux, celui qui revient pour te faire ses objurgations, il ne craint plus de te les présenter, bien que son frère ne t’apporte pas des cadeaux dans ton habitation privée. Tu as des pièces de terrain à la campagne, tu as des revenus à la ville, tu as ton pain aux entrepôts, les notables t’apportent des cadeaux, et tu prends ! N’es-tu donc pas un voleur puisque, lorsqu’on défile avec la redevance pour toi, il y a des pillards avec toi pour prélever le métayage des terres ? Fais le vrai du maître du vrai, ce qui est le vrai du vrai. Toi le calame, le rouleau du papyrus, la palette, le dieu Thot, garde-toi de faire des écarts de la justice ; bon, sois bon, vraiment bon, sois bon ! Car la vérité est pour l’Éternité ; elle descend dans l’Hadès avec qui la pratique. Lorsqu’il a été mis au cercueil et déposé dans le sol, son nom n’a pas été effacé sur terre, et on se le rappelle en bien, en conséquence de la parole du dieu. C’est qu’en effet la bascule n’a point ployé, la balance n’a point penché d’un côté. Et pourtant, a quand moi je viens, quand un autre vient te prier, répondant, priant le silencieux, s’efforçant d’atteindre ce qui ne peut pas être atteint, tu ne t’es pas adouci, tu n’as pas compati, tu n’as pas reculé, tu n’as pas supprimé le mal, tu n’as pas tenu envers moi la conduite qui répond à cette parole excellente qui est sortie de la bouche de Râ lui-même : Dis le vrai, fais le vrai, fais ce qui est conforme au vrai, parce que la vérité est puissante, parce qu’elle est grande, parce qu’elle est durable, et lorsqu’on trouve ses limites, elle conduit à la béatitude ». Si la balance ne ploie pas, si ses plateaux portent des objets au même niveau, les résultats du compte ne se feront pas sentir contre moi, et la honte n’arrivera pas derrière moi à la ville, et elle ne prendra pas terre ».

Ce fellah vint se plaindre pour la neuvième fois, disant « Maire du palais, mon maître, la balance des gens c’est leur langue, et c’est la balance qui vérifie les comptes. Lors donc que tu punis celui qui avait mal agi, le compte est apuré en ta faveur. Au contraire, celui qui pactise avec le mensonge, sa part désormais c’est que la vérité se détourne de lui, car alors son bien c’est le mensonge, et la vérité ne se soucie plus de lui. Lors donc que marche le menteur, il s’égare, il ne passe pas l’eau dans le bac, il n’est pas accueilli. S’il est riche, lui, il n’a pas d’enfants, il n’a pas de postérité sur la terre. S’il voyage, il n’accoste pas à terre, et sa barque n’aborde pas à sa ville. Donc ne te fais pas lourd, car déjà tu n’es pas un petit poids, ne fonce pas, car déjà tu n’es pas léger à la course, ne crie pas fort, ne sois pas égoïste, ne voile pas ta face à ce que tu sais, ne ferme pas les yeux à ce que tu as vu, n’écarte pas celui qui mendie de toi. Si tu tombes dans la négligence, on fait usage de ta conduite contre toi. Agis donc envers qui a agi contre toi, mais que tout le monde n’en entende point parler : n’assigne un individu que pour l’acte qu’il aura commis en vérité. Il n’y a pas de hier pour le négligent ; il n’y a pas d’ami pour qui est sourd au vrai ; il n’y a pas de bonheur pour le rapace. D’autre part celui qui proteste devient misérable, et le misérable passe à l’état de plaignant perpétuel, et le plaignant est égorgé. Hé toi, je me suis plaint à toi et tu n’as pas écouté ma plainte : j’irai me plaindre de toi à Anubis ».

Le maire du palais, Marouîtensi, envoya deux hommes de son clan pour que le fellah revînt. Ce fellah donc eut peur et il eut soif, craignant que le maire n’agit ainsi afin de le punir pour ce discours qu’il avait tenu, et ce fellah dit : « Écarte ma soif… ». Le maire du palais, Marouîtensi, dit : « Ne crains rien, fellah. J’agirai envers toi ainsi que tu agis envers moi ». Ce fellah dit : « Puissé-je vivre mangeant ton pain et buvant ta bière éternellement ! » Le maire du palais, Marouîtensi, dit : « Garde donc désormais qu’on entende ici toi et tes plaintes ! » Puis il fit coucher sur une feuille de papyrus neuve toutes les plaintes du fellah jusqu’à ce jour. Le maire du palais, Marouîtensi, l’envoya à la Majesté du roi des deux Égyptes Nabkaourîya, à la voix juste, et cela lui fut agréable par-dessus toutes choses qu’il y a en cette Terre-Entière, et Sa Majesté dit : « Juge toi-même, mon fils bien-aimé ». Le maire du palais, Marouîtensi, manda donc deux hommes de son clan pour qu’on lui amenât le greffier, et il lui fit donner six esclaves mâles et femelles, en plus de ce qu’il possédait déjà en esclaves, en blé du midi, en dourah, en ânes, en biens de toute sorte. Il ordonna que restituât ce Thotnakhouiti à ce paysan ses ânes avec tous ses biens qu’il lui avait pris…

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La fin manque, et il est difficile de dire si les exercices de style noble auxquels ce fellah s’était livré ne continuaient pas quelque temps encore, cette fois pour rendre gloire au Pharaon et pour remercier Marouîtensi de son équité. Le fellah d’aujourd’hui ne se lasse jamais de parler quand son intérêt entre en jeu ou que sa cupidité est satisfaite : celui que nous venons de quitter avait l’haleine non moins longue, et il ne devait pas être embarrassé de trouver dans sa mémoire autant de belles phrases qu’il en avait déjà tiré. Je crains bien que mes lecteurs, s’ils ont eu la patience d’aller jusqu’au bout de cette rapsodie, n’aient pas ressenti plus de plaisir à la parcourir que je n’en éprouvai à mettre la traduction sur pied. Auront-ils toujours bien apprécié le détail ? Les concepts des Égyptiens ne répondent pas souvent aux nôtres, et l’on en réunissait sous une expression unique plusieurs que nous avons l’habitude de séparer. Il n’y avait qu’un seul mot pour le vrai et pour le juste, pour le mensonge et pour le mal, pour la paresse personnelle ou pour l’indifférence aux actes ou aux intérêts d’autrui ; par contre, l’auteur rend par des termes auxquels je n’ai pas réussi à attribuer d’équivalents, les variétés diverses du mal physique ou moral. J’ai dû paraphraser résolument des passages qu’un moderne étranger à l’Égyptologie n’aurait pas compris si je les avais transcrits littéralement. Le gros sens y est : ce sera affaire à d’autres d’approfondir chaque membre de phrase et d’en dégager les nuances subtiles de pensée et de langage qui y charmèrent les Égyptiens.

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