LE ROI KHOUFOUI ET LES MAGICIENS

(XVIIIe DYNASTIE)

Le papyrus qui nous a conservé ce conte fut donné à Lepsius, il y a plus de cinquante ans, par une dame anglaise, Miss Westcar, qui l’avait rapporté d’Égypte. Acquis en 1886 par le Musée de Berlin, on en connut d’abord une analyse sommaire que publia :

A. Erman, Ein neuer Papyrus des Berliner Museums, dans la National-Zeitung de Berlin (n° du 14 mai 1886),

et que reproduisirent :

A. Erman, Ægypten und Ægyptisches Leben im Altertum, in-8°, Tubingen, 1885-1887, p. 498-502,

Ed. Meyer, Geschichte des alten Ægyptens, in-8°, Berlin, 1887, p. 129-131.

La traduction que j’en avais donnée dans la seconde édition de ces contes était moins une version littérale qu’une adaptation faite, en partie sur une traduction allemande, en partie sur une transcription en caractères hiéroglyphiques qu’Erman avait bien voulu me communiquer. Depuis lors une paraphrase anglaise en a été insérée par W. Flinders Petrie dans ses Egyptian Tales, 1895, Londres, in-12°, t. I, p. 97-142, et le texte lui-même a été publié en fac-similé et en transcription hiéroglyphique, puis traduit en allemand par :

A. Erman, die Märchen des Papyrus Westear (formant les tomes V-VI des Mittheilungen aus den Orientalischen Sammlungen), 1890, Berlin, in-4°, qui depuis a reproduit, sa traduction avec quelques corrections dans son petit livre, Aus den Papyrus der Königlichen Museum, 1899, Berlin ; in-8°, p. 30-42, et a introduit la transcription en hiéroglyphes de plusieurs passages dans son Ægyptische Chrestomathie, 1904, Berlin, in-12, p. 20-27.

Enfin une nouvelle traduction allemande en a été composée par A. Wiedemann, Altægyptische Sagen und Märchen, Leipsig, 1906, petit in-8°, p. 1-24.

Le conte aurait été probablement l’un des plus longs que nous eussions connus, s’il nous était parvenu entier : malheureusement, le commencement en a disparu. Il débutait par plusieurs récits de prodiges que les fils du roi Chéops racontaient à leur père l’un après l’autre. Le premier de ceux qu’on lit sur notre manuscrit est presque entièrement détruit : la formule finale subsiste seule pour nous montrer que l’action se passait au temps de Pharaon Zasiri, probablement le Zasiri que nos listes royales placent dans la IIIe dynastie. Les pages suivantes contenaient le récit d’un prodige accompli par le sorcier Oubaou-anir, sous le règne de Nabka de la IIIe dynastie. À partir du moment où le prince Bioufrîya ouvre la bouche, le récit marche sans interruption importante jusqu’à la fin du manuscrit ; il s’arrête au milieu d’une phrase, sans que nous puissions conjecturer avec vraisemblance ce qu’il lui manque pour être complet. Les romanciers égyptiens ont des façons déconcertantes de tourner court au moment où on s’y attend le moins, et de condenser en quelques lignes des faits que nous nous croyons obligés d’exposer longuement. Peut-être une ou deux pages de plus auraient suffi à nous conserver le dénouement ; peut-être exigeait-il huit ou dix pages encore et comportait-il des péripéties que nous ne soupçonnons pas.

On peut se demander si la portion du roman où la naissance des trois premiers rois de la Ve dynastie est racontée contient un fond historique. Il est certain qu’une famille nouvelle commença de régner avec Ousirkaf : le Papyrus de Turin mettait une rubrique avant ce souverain, et il le séparait ainsi des Pharaons qui l’avaient précédé. Les monuments semblent n’admettre aucun interrègne entre Shopsiskaf et Ousirkaf, ce qui nous inclinerait à penser que le changement de dynastie s’opéra sans trouble. Si l’on en croyait la légende d’après laquelle Ousirkaf serait le fils de Râ et d’une prêtresse, il n’était pas de sang royal et il ne tenait par aucun lien de parenté aux princes qu’il remplaça ; l’exemple des théogamies thébaines, telles qu’elles nous sont connues par l’histoire de la reine Hatchopsouîtou et d’Aménôthès III, pourrait cependant nous laisser soupçonner qu’il se rattachait à la grande lignée pharaonique par l’un de ses ascendants. La donnée d’après laquelle les trois souverains étaient nés ensemble paraît avoir été assez répandue en Égypte, car un texte d’époque ptolémaïque (Brugsch, Dict. Hiér., t. VII, p. 1093), parlant de la ville de Pa-Sahourîya fondée par l’un d’eux, affirme qu’elle s’appelait aussi la Ville des Trimeaux (Piehl, Quelques passages du Papyrus Westcar, dans Sphinx, t. I, p. 71-80) ; cela ne prouve pas toutefois que nous devions lui attribuer une valeur historique. En somme, le plus prudent jusqu’à nouvel ordre est de considérer le récit de notre conte comme purement imaginaire.

Erman a constaté que l’écriture du Papyrus Westcar ressemble beaucoup à celle du Papyrus Ebers : on peut donc rapporter la confection du manuscrit aux derniers règnes de la domination des Hyksôs au plus tôt, aux premiers de la XVIIIe dynastie au plus tard. Il est probable pourtant que la rédaction est beaucoup plus ancienne que l’exécution : d’après les particularités du style, Erman est d’avis qu’elle remonte peut-être à la XIIe dynastie. Le conte de Chéops et des magiciens appartiendrait donc au même temps à peu près que les Mémoires de Sinouhît et que les Plaintes du fellah ; ce serait un spécimen du roman bourgeois de l’époque.

Le début du récit et le cadre général nous sont fournis assez vraisemblablement par le préambule du Papyrus n° 1 de Saint-Pétersbourg : « Il arriva, au temps où Sanafrouî était roi bienfaisant de cette Terre entière, un jour que les conseillers intimes du palais qui étaient entrés chez Pharaon, v. s. f., pour délibérer avec lui, s’étaient déjà retirés après avoir délibéré, selon leur coutume de chaque jour, Sa Majesté dit au chancelier qui se trouvait près de lui : « Cours, amène-moi les conseillers intimes du palais qui sont sortis pour s’éloigner, afin que nous délibérions de nouveau, sur l’heure ! » Les conseillers reviennent, et le roi leur confesse qu’il les a rappelés pour leur demander s’ils ne connaissaient pas un homme qui pût l’amuser en lui racontant des histoires : sur quoi, ils lui recommandent un prêtre de Bastît du nom de Neferhô. Il est très probable que Chéops réunit ses fils un jour d’ennui et qu’il leur demanda s’ils connaissaient dans le passé ou dans le présent quelques prodiges accomplis par des magiciens. La première des histoires est perdue, mais la partie conservée du manuscrit porte encore les restes de la formule par laquelle le Pharaon, émerveillé, manifestait sa satisfaction.

*

* *

La Majesté du roi des deux Égyptes Khoufouî, à la voix juste, dit : « Qu’on présente à la Majesté du roi Zasiri, à la voix juste, une offrande de mille pains, cent cruches de bière, un bœuf, deux godets d’encens, et qu’on fasse donner une galette, une pinte de bière, une ration de viande, un godet d’encens pour l’homme au rouleau en chef…, car j’ai vu la preuve de sa science ». Et l’on fit ce que Sa Majesté avait ordonné.

Lors, le fils royal Khâfrîya se leva pour parler et il dit : « Je vais faire connaître à ta Majesté un prodige qui arriva au temps de ton père, le roi Nabka, à la voix juste, une fois qu’il s’était rendu au temple de Phtah, maître d’Ankhoutaouî ».

« Or, un jour que Sa Majesté était allée au temple de Phtah maître d’Ankhoutaouî et que Sa Majesté faisait visite à la maison du scribe, premier lecteur, Oubaou-anir avec sa suite, la femme du premier lecteur Oubaou-anir vit un vassal de ceux qui étaient derrière le roi : dès l’heure qu’elle l’aperçut, elle ne sut plus l’endroit du monde où elle était. Elle lui envoya sa servante qui était auprès d’elle, pour lui dire : « Viens, que nous reposions ensemble, une heure durant ; mets tes vêtements de fête ». Elle lui fit porter une caisse pleine de beaux vêtements, et lui il vint avec la servante à l’endroit où elle était. Or, quand des jours eurent passé sur cela, comme le premier lecteur Oubaou-anir avait un kiosque au Lac d’Oubaou-anir, le vassal dit à la femme d’Oubaou-anir : « Il y a le kiosque au Lac d’Oubaou-anir ; s’il te plaît, nous y prendrons un petit moment ». Lors la femme d’Oubaou-anir envoya dire au majordome qui avait charge du Lac : « Fais préparer le kiosque qui est au Lac ».

« Il fit comme elle avait dit et elle y demeura, buvant avec le vassal jusqu’à ce que le soleil se couchât. Et quand le soir fut venu, il descendit dans le Lac pour se baigner et la servante était avec lui, et le majordome sut ce qui se passait entre le vassal et la femme d’Oubaou-anir. Et quand la terre se fut éclairée et qu’un second jour fut, le majordome alla trouver le premier lecteur Oubaou-anir et il lui conta ces choses que ce vassal avait faites dans le kiosque avec sa femme. Quand le premier lecteur Oubaou-anir sut ces choses qui s’étaient passées dans son kiosque, il dit au majordome : « Apporte-moi ma cassette en bois d’ébène incrusté de vermeil qui contient mon grimoire ». Quand le majordome l’eut apportée, il modela un crocodile de cire, long de sept pouces, il récita sur lui ce qu’il récita de son grimoire, il lui dit : « Quand ce vassal viendra pour se baigner dans mon Lac, alors entraîne-le au fond de l’eau ». Il donna le crocodile au majordome et il lui dit : « Dès que le vassal sera descendu dans le Lac, selon sa coutume de chaque jour, jettes-y le crocodile de cire derrière lui ». Le majordome alla donc et il prit la crocodile de cire avec lui. La femme d’Oubaou-anir envoya au majordome qui avait charge du Lac et elle lui dit : Fais préparer le kiosque qui est au bord du Lac, car voici, je viens y séjourner ». Le kiosque fut muni de toutes les bonnes choses ; on vint et on se divertit avec le vassal. Quand ce fut le temps du soir, le vassal alla, selon sa coutume de chaque jour, et le majordome jeta le crocodile de cire à l’eau derrière lui ; le crocodile se changea en un crocodile de sept coudées, il saisit le vassal, il l’emporta sous l’eau. Or, le premier lecteur Oubaou-anir demeura sept jours avec la Majesté du roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, tandis que le vassal était dans l’eau sans respirer. Mais, après que les sept jours furent révolus, quand le roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, alla et qu’il se rendit au temple, le premier lecteur Oubaou-anir se présenta devant lui et il lui dit : « Plaise ta Majesté venir et voir le prodige qui s’est produit au temps de ta Majesté au sujet d’un vassal ». Sa Majesté alla donc avec le premier lecteur Oubaou-anir. Oubaou-anir dit au crocodile : « Apporte le vassal hors de l’eau ! » Le crocodile sortit et apporta le vassal hors de l’eau. Le premier lecteur Oubaou-anir dit : « Qu’il s’arrête ! » et il le conjura, il le fit s’arrêter devant le roi. Lors la Majesté du roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, dit : « De grâce, ce crocodile est terrifiant ! » Oubaou-anir se baissa, il saisit le crocodile, et ce ne fut plus dans ses mains qu’un crocodile de cire. Le premier lecteur Oubaou-anir raconta à la Majesté du roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, ce que le vassal avait fait dans sa maison avec sa femme. Sa Majesté dit au crocodile « Prends, toi, ce qui est tien ». Le crocodile plongea au fond du lac et l’on n’a plus su ce qu’il advint du vassal et de lui. La Majesté du roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, fit conduire la femme d’Oubaou-anir au côté nord du palais ; on la brûla et on jeta ses cendres au fleuve. Voici, c’est là le prodige qui arriva au temps de ton père, le roi de la haute et de la basse Égypte Nabka, à la voix juste, et qui est de ceux qu’opéra le premier lecteur Oubaou-anir ».

La Majesté du roi Khoufouî, à la voix juste, dit donc : « Qu’on présente à la Majesté du roi Nabka, à la voix juste, une offrande de mille pains, cent cruches de bière, un bœuf, deux godets d’encens, puis qu’on fasse donner une galette, une pinte de bière, un godet d’encens pour le premier lecteur Oubaou-anir, car j’ai vu la preuve de sa science ». Et l’on fit ce que Sa Majesté avait ordonné. Lors le fils royal Baîoufrîya se leva pour parler et il dit : « Je vais faire connaître à ta Majesté un prodige qui arriva au temps de ton père Sanatrouî, à la voix juste, et qui est de ceux qu’opérait hier le premier lecteur Zazamânkhou.

« Un jour que le roi Sanatrouî, à la voix juste, s’ennuyait, Sa Majesté assembla la maison du roi, v. s. f., afin de lui chercher quelque chose qui lui allégeât le cœur. Comme on ne trouvait rien, il dit : « Courez et qu’on m’amène le premier lecteur, Zazamânkhou », et on le lui amena sur l’heure. Sa Majesté lui dit : « Zazamânkhou, mon frère, j’ai assemblé la maison du roi, v. s. f., afin qu’on cherchât quelque chose qui m’allégeât le cœur, mais je n’ai trouvé rien ». Zazamânkhou lui dit « : Daigne ta Majesté se rendre au Lac de Pharaon, v. s. f., et se faire armer une barque avec toutes les belles filles du Harem royal. Le cœur de ta Majesté s’allégera quand tu les verras aller et venir ; puis, quand tu contempleras les beaux fourrés de ton Lac, quand tu regarderas les belles campagnes qui le bordent et ses belles rives, alors le cœur de ta Majesté s’allégera. Quant à moi, voici comment je réglerai la vogue. Fais moi apporter vingt rames en bois d’ébène, garnies d’or, dont les pales seront de bois d’érable garni de vermeil ; qu’on m’amène aussi vingt femmes de celles qui ont beau corps, beaux seins, belle chevelure, et qui n’aient pas encore eu d’enfant, puis, qu’on apporte vingt résilles et qu’on les donne à ces femmes en guise de vêtement ». On fit ce que Sa Majesté avait ordonné. Les femmes allaient, venaient, et le cœur de Sa Majesté se réjouissait à les voir voguer, quand la rame de l’une d’elles lui heurta la chevelure, et son poisson de malachite neuf tomba à l’eau. Alors elle se tut, elle cessa de ramer, et ses camarades de la même bande se turent et elles ne ramèrent plus, et Sa Majesté dit : « Vous ne ramez plus ? » Elles dirent : Notre compagne s’est tue et elle ne rame plus ». Sa Majesté dit à celle-ci « Que ne rames-tu ? » Elle dit : « Mon poisson de malachite neuf est tombé à l’eau ». Sa Majesté dit : « Rame seulement, je te le remplacerai ». Elle dit : « Je veux mon bijou à moi et non un bijou pareil ». Alors, Sa Majesté dit : « Allons, qu’on m’amène le premier lecteur Zazamânkhou ! » On le lui amena sur l’heure et Sa Majesté dit « Zazamânkhou, mon frère, j’ai fait comme tu as dit, et le cœur de Sa Majesté s’allégeait à voir ramer ces femmes quand, voici, le poisson de malachite neuf de l’une des petites est tombé à l’eau. Alors elle s’est tue, elle a cessé de ramer, et elle a arrêté ses camarades. Je lui ai dit : « Que ne rames tu ? » Elle m’a dit : « Le poisson de malachite neuf est tombé à l’eau ». Je lui ai dit : « Rame seulement, et je te le remplacerai ». Elle a dit : « Je veux mon bijou à moi et non un bijou pareil ». Lors, le premier lecteur Zazamânkhou récita ce qu’il récita de son grimoire. Il enleva tout un pan d’eau et il le mit sur l’autre ; il trouva le poisson posé sur un rehaut de terre, il le prit, il le donna à sa maîtresse. Or, l’eau était profonde de douze coudées en son milieu, et, maintenant qu’elle était empilée, elle atteignait vingt-quatre coudées : il récita ce qu’il récita de son grimoire, et se remit l’eau du Lac en son état. Sa Majesté passa donc un heureux jour avec toute la maison du roi, v. s. f., et il récompensa le premier lecteur Zazamânkhou avec toute sorte de bonnes choses. Voici, c’est là le prodige qui arriva au temps de ton père, le roi Sanofrouî, à la voix juste, et qui est de ceux qu’opéra le premier lecteur, Zazamânkhou, le magicien ».

La Majesté du roi Khoufoui, à la voix juste, dit donc : « Qu’on présente à la Majesté du roi Sanafrouî, à la voix juste, une offrande de mille pains, cent cruches de bière, un bœuf, deux godets d’encens, puis qu’on fasse donner une galette, une pinte de bière, un godet d’encens, pour le premier lecteur Zazamânkhou, le magicien, car j’ai vu la preuve de sa science ». Et l’on fit ce que Sa Majesté avait ordonné.

*

* *

Lors, le fils du roi, Dadoufhorou, se leva pour parler et il dit : « Jusqu’à présent ta Majesté a entendu le récit de prodiges que les gens d’autrefois seuls ont connus mais dont on ne peut garantir la vérité. Je puis faire voir à ta Majesté un sorcier qui est de ton temps et que ta Majesté ne connaît pas. » Sa Majesté dit : « Qu’est-ce là, Dadoufhorou ? » Le fils du roi, Dadoufhorou, dit : « Il y a un vassal qui s’appelle Didi, et qui demeure à Didou-sanafrouî. C’est un vassal de cent dix ans, qui mange encore ses cinq cents miches de pain avec une cuisse de bœuf entière, et qui boit jusqu’à ce jour ses cent cruches de bière. Il sait remettre en place une tête coupée ; il sait se faire suivre d’un lion sans laisse, il connaît le nombre des écrins à livres de la crypte de Thot ». Or voici, la Majesté du roi Khoufouî, à la voix juste, avait employé beaucoup de temps à chercher ces écrins à livres de la crypte de Thot, afin de s’en faire une copie pour sa pyramide. Sa Majesté dit donc : « Toi-même, Dadoufhorou, mon fils, amène-le-moi ». On arma des barques pour le fils du roi, Dadoufhorou, et il fit voile vers Didousanafrouî. Quand les vaisseaux eurent abordé à la berge, il débarqua et il se plaça sur une chaise de bois d’ébène dont les brancards étaient en bois de napéca garni d’or ; puis, quand il fut arrivé à Didousanafrouî, la chaise fut posée à terre, il se leva pour saluer le magicien, et il le trouva étendu sur un lit bas au seuil de sa maison, un esclave à la tête qui le grattait, un autre qui lui chatouillait les pieds. Le fils royal Dadoufhorou lui dit : « Ta condition est celle de qui vit à l’abri de l’âge. La vieillesse c’est d’ordinaire l’arrivée au port, c’est la mise en bandelettes, c’est le retour à la terre ; mais rester ainsi étendu bien avant dans le jour, sans infirmités du corps, sans décrépitude de la sagesse ni du bon conseil, c’est vraiment d’un bienheureux ! Je suis accouru en hâte pour t’inviter, par message de mon père Khoufouî, à la voix juste ; tu mangeras du meilleur que donne le roi, et des provisions qu’ont ceux qui sont parmi ses serviteurs, et grâce à lui tu parviendras en une bonne condition de vie à tes pères qui sont dans la tombe ». Ce Didi lui dit : « En paix, en paix, Dadoufhorou, fils royal chéri de son père ! Que te loue ton père Khoufouî, à la voix juste, et qu’il t’assure ta place en avant des vieillards ! puisse ton double avoir gain de cause contre les ennemis, et ton âme connaître les chemins ardus qui mènent à la porte de Hobs-bagaî, car celui qui est de bon conseil, c’est toi, fils du roi ! » Le fils du roi, Dadoufhorou, lui tendit les deux mains ; il le fit lever, et comme il se rendait avec lui au port, il lui tenait la main. Didi lui dit « Qu’on me donne un caïque pour m’apporter mes enfants et mes livres » ; on lui donna deux bateaux avec leur équipage, et Didi lui-même navigua dans la barque où était le fils du roi, Dadoufhorou. Or, quand il fut arrivé à la cour, dès que le fils du roi, Dadoufhorou, fut entré pour faire son rapport à la Majesté du roi des deux Égyptes Khoufouî, à la voix juste, le fils du roi, Dadoufhorou, dit : « Sire, v. s. f., mon maître, j’ai amené Didi ». Sa Majesté dit : « Vite, amène-le-moi », et quand Sa Majesté se fut rendue à la salle d’audience de Pharaon, v. s. f, on lui présenta Didi. Sa Majesté dit : « Qu’est cela, Didi, que je ne t’aie jamais encore vu ? » Didi lui dit : « Qui est appelé il vient ; le souverain, v. s. f., m’appelle, me voici, je suis venu ». Sa Majesté dit : « Est-ce vrai ce qu’on dit, que tu sais remettre en place une tête coupée ? » Didi lui dit : « Oui, je le sais, sire, v. s. f., mon maître ». Sa Majesté dit : « Qu’on m’amène un prisonnier de ceux qui sont en prison, et dont la condamnation est prononcée ». Didi lui dit : « Non, non, pas d’homme, sire, v. s. f., mon maître : qu’on n’ordonne pas de faire rien de tel au bétail noble ». On lui apporta une oie à qui l’on trancha la tête, et l’oie fut mise à main droite de la salle et la tête de l’oie à main gauche de la salle : Didi récita ce qu’il récita de son grimoire, l’oie se dressa, sautilla, la tête fit de même, et quand l’une eut rejoint l’autre, l’oie se mit à glousser. Il se fit apporter un pélican (?) ; autant lui en advint. Sa Majesté lui fit amener un taureau dont on abattit la tête à terre, et Didi récita ce qu’il récita de son grimoire ; le taureau se mit debout derrière lui mais son licou resta à terre. Le roi Khoufoui, à la voix juste, dit : « Qu’est-ce qu’on dit, que tu connais les nombres des écrins à livres de la crypte de Thot ? » Didi lui dit : « Pardon, si je n’en sais le nombre, sire, v. s. f., mon maître, mais je connais l’endroit où ils sont ». Sa Majesté dit : « Cet endroit, où est-il ? » Ce Didi lui dit : « Il y a un bloc de grès dans ce qu’on appelle la Chambre des rôles à Onou, et les écrins à livres de la crypte de Thot sont dans le bloc ». Le roi dit : « Apporte-moi les écrins qui sont dans ce bloc ». Didi lui dit : « Sire, v. s. f., mon maître, voici, ce n’est point moi qui te les apporterai ». Sa Majesté dit : « Qui donc me les apportera ? » Didi lui dit : « L’aîné des trois enfants qui sont dans le sein de Roudîtdidît, il te les apportera ». Sa Majesté dit : « Parbleu ! celle-là dont tu parles, qui est-elle, la Roudîtdidît ? » Didi lui dit : « C’est la femme d’un prêtre de Râ, seigneur de Sakhîbou. Elle est enceinte de trois enfants de Râ, seigneur de Sakhîbou, et le dieu lui a dit qu’ils rempliraient cette fonction bienfaisante en cette Terre-Entière, et que l’aîné d’entre eux serait grand pontife à Onou ». Sa Majesté, son cœur en fut troublé, mais Didi lui dit : « Qu’est-ce que ces pensers, sire, v. s. f., mon maître ? Est-ce que c’est à cause de ces trois enfants ? Je te dis : Ton fils, son fils, et un de celle-ci ». Sa Majesté dit : « Quand enfantera-t-elle, « cette Roudîtdidît ? » Il dit : « Elle enfantera, le 15 du mois de Tybi ». Sa Majesté dit : « Si les bas-fonds du canal des Deux-Poissons ne coupaient le chemin, j’irais moi-même, afin de voir le temple de Râ, maître de Sakhîbou ». Didi lui dit : « Alors, je ferai qu’il y ait quatre coudées d’eau sur les bas-fonds du canal des Deux-Poissons ». Quand Sa Majesté se fut rendue en son logis, Sa Majesté dit : « Qu’on mette Didi en charge de la maison du fils royal Dadoufhorou, pour y demeurer avec lui, et qu’on lui donne un traitement de mille pains, cent cruches de bière, un bœuf, et cent bottes d’échalote ». Et l’on fit tout ce que Sa Majesté avait ordonné.

*

* *

Or, un de ces jours-là, il arriva que Roudîtdidît souffrit les douleurs de l’enfantement. La Majesté de Râ, seigneur de Sakhîbou, dit à Isis, à Nephthys, à Maskhonouît, à Hiqaît, à Khnoumou : « Hop ! courez délivrer la Roudîtdidît de ces trois enfants qui sont dans son sein et qui rempliront cette fonction bienfaisante en cette Terre-Entière, vous bâtissant vos temples, fournissant vos autels d’offrandes, approvisionnant vos tables à libations, augmentant vos biens de main morte ». Lors ces dieux allèrent : les déesses se changèrent en musiciennes, et Khnoumou fut avec elles comme homme de peine. Elles arrivèrent à la maison de Râousir, et elles le trouvèrent qui se tenait là ; déployant le linge. Elles passèrent devant lui avec leurs crotales et avec leurs sistres, mais il leur dit : « Mesdames, voyez, il y a ici une femme qui souffre les douleurs de l’enfantement ». Elles dirent : « Permets-nous de la voir, car, voici, nous sommes habiles aux accouchements ». Il leur dit : « Venez donc », et elles entrèrent devant Roudîtdidît, puis elles fermèrent la chambre sur elle et sur elles-mêmes. Alors, Isis se mit devant elle, Nephthys derrière elle, Hiqaît facilita l’accouchement. Isis dit : « Ô enfant, ne fais pas le fort en son ventre, en ton nom d’Ousirraf, celui dont la bouche est forte ! » Alors cet enfant lui sortit sur les mains, un enfant d’une coudée de long, aux os vigoureux, aux membres couleur d’or, à la coiffure de lapis-lazuli vrai. Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon ombilical, elles le posèrent sur un lit de briques, puis Maskhonouît s’approcha de lui et elle lui dit : « C’est un roi qui exercera « la royauté en ce Pays Entier ». Khnoumou lui mit la santé dans les membres. Ensuite Isis se plaça devant Roudîtdidît, Nephthys derrière elle, Hiqaît facilita l’accouchement. Isis dit : « Enfant, ne voyage pas plus longtemps dans son ventre, en ton nom de Sâhouriya, celui qui est Râ voyageant au ciel ». Alors cet enfant lui sortit sur les mains, un enfant d’une coudée de long, aux os vigoureux, aux membres couleur d’or, à la coiffure de lapis-lazuli vrai. Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon, elles le portèrent sur un berceau de briques, puis Maskhonouît s’approcha de lui et elle dit : « C’est un roi qui exercera la royauté en ce Pays Entier ». Khnoumou lui mit la santé dans les membres. Ensuite, Isis se plaça devant Roudîtdidît, Nephthys se plaça derrière elle, Hiqaît facilita l’accouchement. Isis dit : « Enfant, ne reste pas plus longtemps dans les ténèbres de son ventre, en ton nom de Kakaouî, le ténébreux ». Alors cet enfant lui sortit sur les mains, un enfant d’une coudée de long, aux os vigoureux, aux membres d’or, à la coiffure de lapis-lazuli vrai. Les déesses le lavèrent, elles lui coupèrent le cordon, elles le posèrent sur un lit de briques, puis Maskhonouît s’approcha de lui et elle dit : « C’est un roi qui exercera la royauté en ce Pays Entier ». Khnoumou lui mit la santé dans les membres. Quand ces dieux sortirent, après avoir délivré la Roudîtdidît de ses trois enfants, ils dirent : « Réjouis-toi, Râousir, car, voici, trois enfants te sont nés ». Il leur dit : « Mesdames, que ferai-je pour vous ? Ah, donnez ce grain que voici à votre homme de peine, pour que vous l’emportiez en paiement aux silos ! » Et Khnoumou chargea ce grain, puis ils repartirent pour l’endroit d’où ils étaient venus. Mais Isis dit à ces dieux : « À quoi songeons-nous d’être venus à Râousir sans accomplir, pour ces enfants, un prodige par lequel nous puissions faire savoir l’événement à leur père qui nous a envoyés ». Alors elles fabriquèrent trois diadèmes de maître souverain, v. s. f., et elles les placèrent dans le grain ; elles précipitèrent du haut du ciel l’orage et la pluie, elles revinrent à la maison, puis elles dirent : « Déposez ce grain dans une chambre scellée, jusqu’à ce que nous revenions baller au nord ». Et l’on déposa ce grain dans une chambre scellée.

Roudîtdidît se purifia d’une purification de quatorze jours, puis elle dit à sa servante : « La maison est-elle en bon ordre ? » La servante lui dit : « Elle est garnie de toutes les bonnes choses ; pourtant, les pots pour la bouza, on ne les a pas apportés ». Alors Roudîtdidît lui dit : « Pourquoi n’a-t-on pas apporté les pots ? » La servante dit : « Il serait bon de brasser sans retard, si le grain de ces chanteuses n’était pas dans une chambre scellée de leur cachet ». Alors Roudîtdidît lui dit : « Descends, apporte-nous-en ; Râousir leur en donnera d’autre en place, lorsqu’elles reviendront ». La servante alla et elle ouvrit la chambre ; elle entendit des voix, du chant, de la musique, des danses, du zaggarit tout ce qu’on fait à un roi, dans la chambre. Elle revint, elle rapporta tout ce qu’elle avait entendu à Roudîtdidît. Celle-ci parcourut la chambre et elle ne trouva point la place d’où le bruit venait. Elle appliqua sa tempe contre la huche et elle trouva que le bruit était à l’intérieur : elle mit donc la huche dans un coffre en bois, elle apposa un autre sceau, elle l’entoura de cuir, elle plaça le tout dans la chambre où étaient ses vases et elle ferma celle-ci de son sceau. Quand Râousir arriva de retour du jardin, Roudîtdidît lui répéta ces choses et il en fut content extrêmement, et ils s’assirent et ils passèrent un jour de bonheur.

Or, beaucoup de jours après cela, voici que Roudîtdidît se disputa avec la servante et qu’elle la fit fouetter. La servante dit aux gens qui étaient dans la maison : « Est-ce ainsi qu’elle me traite, elle qui a enfanté trois rois ? « J’irai et je le dirai à La Majesté du roi Khoufouî, à la voix juste ». Elle alla donc et elle trouva son frère aîné de mère, qui liait le lin qu’on avait teillé sur l’aire. Il lui dit : « Où vas-tu, ma petite damoiselle ? » et elle lui raconta ces choses. Son frère lui dit : « C’est bien faire ce qu’il y avait à faire que venir à moi ; je vais t’apprendre à te révolter ». Voici qu’il prit une botte de lin contre elle et il lui administra une correction. La servante courut se puiser un peu d’eau, et le crocodile l’enleva. Quand son frère courut vers Roudîtdidît pour lui dire cela, il trouva Roudîtdidît assise, la tête aux genoux, le cœur triste plus que toute chose. Il lui dit : « Madame, pourquoi ce cœur ? » Elle dit : « C’est à cause de cette petite qui était dans la maison ; voici qu’elle est partie disant : J’irai et je dénoncerai ». Il se prosterna la face contre terre, il lui dit : « Ma dame, quand elle vint me conter ce qui est arrivé et qu’elle se plaignit à moi, voici que je lui donnai de mauvais coups ; alors elle alla se puiser un peu d’eau, et le crocodile l’emporta… »

*

* *

La fin du roman pouvait contenir, entre autres épisodes, le voyage à Sakhîbou auquel Chéops fait allusion vers la fin de son entretien avec Didi. Le roi échouait dans ses entreprises contre les enfants divins ; ses successeurs, Chéphrên et Mykérinos, n’étaient pas plus heureux que lui, et l’intrigue se dénouait par l’avènement d’Ousirkaf. Peut-être ces dernières pages renfermaient-elles des allusions à quelques-unes des traditions que les écrivains grecs avaient recueillies. Chéops et Chéphrên se vengeaient de l’inimitié que Râ leur témoignait en fermant son temple à Sakhîbou et dans d’autres villes : ils justifiaient ainsi une des histoires qui leur avaient valu leur renom d’impiété. De toute façon, le Papyrus Westcar est le premier qui nous arrive en rédaction originale des romans dont se composait le cycle de Chéops et des rois constructeurs de pyramides.

Share on Twitter Share on Facebook