Les trois obligations : Donner, recevoir, rendre

L'obligation de donner est l'essence du potlatch . Un chef doit donner des potlatch, pour lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille , pour ses morts . Il ne conserve son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne maintient son rang entre chefs  - nationalement et internationalement - que s'il prouve qu'il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune , qu'il est possédé par elle et qu'il la possède  ; et il ne peut prouver cette fortu­ne qu'en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant « à l'ombre de son nom . » Le noble kwakiutl et haïda a exactement la même notion de la « face » que le lettré ou l'officier chinois . On dit de l'un des grands chefs mythiques qui ne donnait pas de potlatch qu'il avait la « face pourrie  ». Même l'expression est ici plus exacte qu'en Chine. Car, au nord-ouest américain, perdre le prestige, c'est bien perdre l'âme : c'est vraiment la « face », c'est le masque de danse, le droit d'incarner un esprit, de porter un blason, un totem, c'est vraiment la persona, qui sont ainsi mis en jeu, qu'on perd au potlatch , au jeu des dons  comme on peut les perdre à la guerre  ou par une faute rituelle . Dans toutes ces sociétés, on se presse à donner. Il n'est pas un instant dépassant l'ordinaire, même hors lés solennités et rassemblements d'hiver où on ne soit obligé d'inviter ses amis, de leur partager les aubaines de chasse ou de cueillette qui viennent des dieux et des totems  ; où on ne soit obligé de leur redistribuer tout ce qui vous vient d'un potlatch dont on a été bénéficiaire  ; où on ne soit obligé de reconnaître par des dons n'importe quel service  , ceux des chefs , ceux des vassaux, ceux des parents  ; le tout sous peine, au moins pour les nobles, de violer l'étiquette et de perdre leur rang .

L'obligation d'inviter est tout à fait évidente quand elle s'exerce de clans à clans ou de tribus à tribus. Elle n'a même de sens que si elle s'offre à d'autres qu'aux gens de la famille, du clan, ou de la phratrie , Il faut convier qui peut  et veut bien  ou vient  assister à la fête, au potlatch . L'oubli a des conséquences funestes . Un mythe tsimshian important  montre dans quel état d'esprit a germé ce thème essentiel du folklore européen : celui de la mauvaise fée oubliée au baptême et au mariage. Le tissu d'institutions sur lequel il est broché apparaît ici nettement ; on voit dans quelles civilisations il a fonctionné. Une princesse d'un des villages tsimshian a conçu au « pays des loutres » et elle accouche miraculeusement de « Petite Loutre ». Elle revient avec son enfant au village de son père, le Chef. « Petite Loutre » pêche de grands flétans dont son grand-père fait fête à tous ses confrères, chefs de toutes les tribus. Il le présente à tous et leur recommande de ne pas le tuer s'ils le rencontrent à la pêche, sous sa forme animale : « Voici mon petit-fils qui a apporté cette nourriture pour vous, que je vous ai servie, mes hôtes. » Ainsi, le grand père devint riche de toutes sortes de biens qu'on lui donnait lorsqu'on venait chez lui manger des baleines, les phoques et tous les poissons frais que « Petite Loutre » rapportait pendant les famines d'hiver. Mais on avait oublié d'inviter un chef. Alors, un jour que l'équipage d'un canot de la tribu négligée rencontra en mer « Petite Loutre » qui tenait dans sa gueule un grand phoque, l'archer du canot tua « Petite Loutre » et prit le phoque. Et le grand-père et les tribus cherchèrent « Petite Loutre » jusqu'à ce qu'on apprît ce qui était arrivé à la tribu oubliée. Celle-ci s'excusa ; elle ne connaissait pas « Petite Loutre ». La princesse sa mère mourut de chagrin ; le chef invo­lontairement coupable apporta au chef grand-père toutes sortes de cadeaux en expiation. Et le mythe conclut  : « C'est pourquoi les peuples faisaient de grandes fêtes lorsqu'un fils de chef naissait et recevait un nom, pour que personne n'en ignorât. » Le potlatch, la distribution des biens est l'acte fondamental de la « reconnaissance » militaire, juridique, économique, reli­gieuse, dans tous les sens du mot. On « reconnaît » le chef ou son fils et on lui devient « recon­naissant  ».

Quelquefois le rituel des fêtes kwakiutl  et des autres tribus de ce groupe exprime et principe de l'invitation obligatoire. Il arrive qu'une partie des cérémonies débute par celle des Chiens. Ceux-ci sont représentés par des hommes masqués qui partent d'une maison pour entrer de force dans une autre. Elle commémore cet événement où les gens des trois autres clans de la tribu des Kwakiutl proprement dits négligèrent d'inviter le plus haut placé des clans d'entre eux, les Guetela , Ceux-ci ne voulurent pas rester « profanes », ils entrèrent dans la maison de danse et détruisirent tout.

L'obligation de recevoir ne contraint pas moins. On n'a pas le droit de refuser un don, de refuser le potlatch . Agir ainsi c'est manifester qu'on craint d'avoir à rendre, c'est craindre d'être « aplati » tant qu'on n'a pas rendu. En réalité, c'est être « aplati » déjà. C'est « perdre le poids » de son nom  ; c'est ou s'avouer vaincu d'avance , ou, au contraire, dans certains cas, se proclamer vainqueur et invincible . Il semble, en effet, au moins chez les Kwakiutl, qu'une position reconnue dans la hiérarchie, des victoires dans les potlatch antérieurs permet­tent de refuser l'invitation ou même, quand on est présent, de refuser le don, sans que guerre s'ensuive. Mais alors, le potlatch est obligatoire pour celui qui a refusé ; en particulier, il faut rendre plus riche la fête de graisse où précisément ce rituel du refus peut s'observe . Le chef qui se croit supérieur refuse la cuillère pleine de graisse qu'on lui présente ; il sort, va chercher son « cuivre » et revient avec ce cuivre « éteindre le feu » (de la graisse). Suit une série de formalités qui marquent le défi et qui engagent le chef qui -a refusé à donner lui-même un autre potlatch, une autre fête de graisse . Mais en principe, tout don est toujours accepté et même loué . On doit apprécier à haute voix la nourriture préparée pour vous . Mais, en l'acceptant, on sait qu'on s'engage . On reçoit un don « sur le dos  ». On fait plus que de bénéficier d'une chose et d'une fête, on a accepté un défi ; et on a pu l'accepter parce qu'on a la certitude de rendre , de prouver qu'on n'est pas inégal . En s'affrontant ainsi, les chefs -arrivent à se mettre dans des situations comiques, et sûrement senties comme telles. Comme dans l'ancienne Gaule on en Germanie, comme en nos festins d'étudiants, de troupiers ou de paysans, :on s'engage à avaler des quantités de vivre, à « faire honneur » de façon grotesque à celui qui vous invite. On s'exécute même quand on n'est que l'héritier de celui qui a porté le défi . S'abstenir de donner, comme s'abstenir de recevoir , c'est déroger - comme s'abstenir de rendre .

L'obligation de rendre   est tout le potlatch , dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction. Ces destructions, elles, très souvent sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'être toutes rendues sans conditions, surtout quand elles sont l'oeuvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef d'un clan déjà reconnu supérieur . Mais normalement le potlatch doit toujours être rendu de façon usuraire et même tout don doit être rendu de façon usuraire. Les taux sont en général de 30 à 100 pour 100 par an, Même si pour un service rendu un sujet reçoit une couverture de son chef, il lui en rendra deux à l'occasion du mariage de la famille du chef, de l'intronisation du fils du chef, etc. Il est vrai que celui-ci à son tour lui redistribuera tous les biens qu'il obtiendra dans les prochains potlatch où les clans opposés lui rendront ses bienfaits.

L'obligation de rendre dignement est impérative . On perd la « face » à jamais si on ne rend pas, ou si on ne détruit pas les valeurs équivalentes .

La sanction de l'obligation de rendre est l'esclavage pour dette. Elle fonctionne au moins chez les Kwakiutl, Haïda et Tsimshian. C'est une institution comparable vraiment, en nature et en fonction, au nexum romain. L'individu qui n'a pu rendre le prêt ou le potlatch perd son rang et même celui d'homme libre. Quand, chez les Kwakiutl, un individu de mauvais crédit emprunte, il est dit « vendre un esclave ». Inutile de faire encore remarquer l'identité de cette expression et de l'expression romaine .

Les Haïda  disent même - comme s'ils avaient retrouvé indépendamment l'expression latine - d'une mère qui donne un présent pour fiançailles en bas âge à la mère d'un jeune chef : qu'elle «met un fil sur lui ».

Mais, de même que le « kula » trobriandais n'est qu'un cas suprême de l'échange des dons, de même le potlatch n'est, dans les sociétés de la côte nord-ouest américaine, qu'une sorte de produit monstrueux du système des présents. Au moins en pays de phratries, chez les Haïda et Tlingit, il reste d'importants vestiges de l'ancienne prestation totale, d'ailleurs si caractéristique des Athapascans, l'important groupe de tribus apparentées. On échange des présents à propos de tout, de chaque « service » ; et tout se rend ultérieurement ou même sur le champ pour être redistribué immédiatement . Les Tsimshian ne sont pas très loin d'avoir conservé les mêmes règles . Et dans de nombreux cas, elles fonctionnent même en dehors du potlatch, chez les Kwakiutl . Nous n'insisterons pas sur ce point évident : les vieux auteurs ne décrivent pas le potlatch dans d'autres termes, tellement qu'on peut se demander s'il constitue une institution distincte . Rappelons que chez les Chinook, une des tribus les plus mal connues, mais qui aurait été parmi les plus importantes à étudier, le mot potlatch veut dire don .

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