L'honneur et le crédit

De ces observations sur quelques peuples mélanésiens et polynésiens se dégage déjà une figure bien arrêtée de ce régime du don. La vie matérielle et morale, l'échange, y fonc­tionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obliga­tion s'exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l'on veut, symbolique et collective: elle prend l'aspect de l'intérêt attaché aux choses échangées : celles-ci ne sont jamais com­plè­tement détachées de leurs échangistes ; la communion et l'alliance qu'elles établissent sont relative­ment indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale - la permanence d'influen­ce des choses échangées - ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu'ils se doivent tout.

Les sociétés indiennes du nord-ouest américain présentent les mêmes institutions, seule­ment elles sont encore chez elles plus radicales et plus accentuées. D'abord, on dirait que le troc y est inconnu. Même après un long contact avec les Européens , il ne semble pas qu'aucun des considérables transferts de richesses  qui s'y opèrent constamment se fasse autrement que dans les formes solennelles du potlatch . Nous allons décrire cette dernière institution à notre point de vue.

N. B. - Auparavant une courte description de ces sociétés est indispensable. Les tribus, peuples ou plutôt groupes de tribus  dont nous allons parler résident toutes sur la côte du nord-ouest amé. ricain, de l'Alaska  : Tlingit et Haïda; et de la Colombie britannique, princi­palement Haïda, Tsimshian et Kwakiutl . Elles aussi vivent de la mer, ou sur les fleuves, de leur pêche plus que de leur chasse ; mais, à la différence des Mélanésiens et des Polynésiens elles n'ont pas d'agriculture. Elles sont très riches cependant et, même maintenant, leurs pêcheries, leurs chasses, leurs fourrures, leur laissent des surplus importants, surtout chiffrés aux taux européens. Elles ont les plus solides maisons de toutes les tribus américaines, et une industrie du cèdre extrêmement développée. Leurs canots sont bons ; et quoiqu'ils ne s'aven­turent guère en pleine mer, ils savent naviguer entre les îles et les côtes. Leurs arts matériels sont très élevés. En particulier, même avant l'arrivée du fer, au XVIIIe siècle, ils savaient recueillir, fondre, mouler et frapper le cuivre que l'on trouve à l'état natif en pays tsimshian et tlingit. Certains de ces cuivres, véritables écus blasonnés, leur servaient de sorte de monnaie. Une autre sorte de monnaie a sûrement été les belles couvertures dites de Chilkat , admira­ble­ment historiées et qui servent encore d'ornements, certaines ayant une valeur considérable. Ces peuples ont d'excellents sculpteurs et dessinateurs professionnels. Les pipes, masses, cannes, les cuillères de corne sculptées, etc., sont l'ornement de nos collections ethnogra­phi­ques. Toute cette civilisation est remar­qua­ble­ment uniforme, dans des limites assez larges. Évidemment ces sociétés se sont pénétrées mutuellement à des dates très anciennes, bien qu'elles appartiennent, au moins par leurs langues, à au moins trois différentes familles de peuples . Leur vie d'hiver, même pour les tribus les plus méridionales, est très différente de celle d'été. Les tribus ont une double morphologie : dispersées dès la fin du printemps, à la chasse, à la cueillette des racines et des baies succulentes des montagnes, à la pêche fluviale du saumon, dès l'hiver, elles se reconcentrent dans ce qu'on appelle les « villes ». Et c'est alors, pendant tout le temps de cette concentration, qu'elles se mettent dans un état de perpétuelle effervescence. La vie sociale y devient extrêmement intense, même plus intense que dans les congrégations de tribus qui peuvent se faire à l'été. Elle consiste en une sorte d'agitation perpétuelle. Ce sont des visites constantes de tribus à tribus entières, de clans à clans et de familles à familles. Ce sont des fêtes répétées, continues, souvent chacune elle-même très longue. A l'occasion de mariage, de rituels variés, de promotions, on dépense sans compter tout ce qui a été amassé pendant l'été et l'automne avec grande industrie sur une des côtes les plus riches du monde. Même la vie privée se passe ainsi ; on invite les gens de son clan : quand on a tué un phoque, quand on ouvre une caisse de baies ou de racines conser­vées; on invite tout le monde quand échoue une baleine.

La civilisation morale est, elle aussi, remarquablement uniforme, quoique s'étageant entre le régime de la phratrie (Tlingit et Haïda) à descendance utérine, et le clan à descen­dance masculine mitigée des Kwakiutl, les caractères généraux de l'organisation sociale et en particulier du totémisme se retrouvent à peu près les mêmes chez toutes les tribus. Elles ont des confréries, comme en Mélanésie, aux îles Banks, improprement appelées sociétés secrè­tes, souvent internationales, mais où la société des hommes, et, sûrement chez les Kwakiutl, la société des femmes, recoupent les organisations de clans. Une partie des dons et contre-prestations dont nous allons parler est destinée comme en Mélanésie  à payer les grades et les ascensions  successives dans ces confréries. Les rituels, ceux de ces confréries et des clans, succèdent aux mariages des chefs, aux «ventes des cuivres », aux initiations, aux cérémonies shamanistiques, aux cérémonies funéraires, ces dernières étant plus développées en pays haïda et tlingit. Tout cela accompli au cours d'une série indéfiniment rendue de « potlatch ». Il y a des potlatch en tout sens, répondant à d'autres potlatch en tout sens. Comme en Mélanésie, c'est un constant give and take, « donner et recevoir ».

Le potlatch lui-même, si typique comme fait, et en même temps si caractéristique de ces tribus, n'est pas autre chose que le système des dons échangés . Il n'en diffère que par la violence, l'exagération, les antagonismes qu'il suscite d'une part, et d'autre part, par une certaine pauvreté des concepts juridiques, par une structure plus simple, plus brute qu'en Mélanésie, surtout chez les deux nations du Nord : Tlingit, Haïda .

Le caractère collectif du contrat  y apparaît mieux qu'en Mélanésie et en Polynésie. Ces sociétés sont au fond, plus près, malgré les apparences, de ce que nous appelons les prestations totales simples. Aussi les concepts juridiques et économiques y ont-ils moins de netteté, de précision consciente. Cependant, dans la pratique, les principes sont formels et suffisamment clairs.

Deux notions y sont pourtant bien mieux en évidence que dans le potlatch mélanésien ou que dans les institutions plus évoluées ou plus décomposées de Polynésie : c'est la notion de crédit, de terme, et c'est aussi la notion d'honneur .

Les dons circulent, nous l'avons vu, en Mélanésie, en Poly­nésie, avec la certitude qu'ils seront rendus, ayant comme « sûreté » la vertu de la chose donnée qui est elle-même cette « sûreté ». Mais il est, dans toute société possible, de la nature du don d'obliger à terme. Par définition même, un repas en commun, une distribution de kava, un talisman qu'on emporte ne peuvent être rendus immédiatement. Le « temps » est nécessaire pour exécuter toute contre-prestation. La notion de terme est donc impliquée logiquement quand il s'agit de rendre des visites, de contracter des mariages, des alliances, d'établir une paix, de venir à des jeux et des combats réglés, de célébrer des fêtes alternatives, de se rendre les services rituels et d'honneur, de se « manifester des respects » réciproques , toutes choses que l'on échange en même temps que les choses de plus en plus nombreuses et plus précieuses, à mesure que ces sociétés sont plus riches.

L'histoire économique et juridique courante est grandement fautive sur ce point. Imbue d'idées modernes, elle se fait des idées a priori de l'évolution , elle suit une logique soi-disant nécessaire ; au fond, elle en reste aux vieilles traditions. Bien de plus dangereux que cette « sociologie inconsciente » comme l'a appelée M. Simiand. Par exemple, M. Cuq dit encore : « Dans les sociétés primitives, on ne conçoit que le régime du troc ; dans celles qui sont avancées, on pratique la vente au comptant. La vente à crédit caractérise une phase supérieure de la civilisation ; elle apparaît d'abord sous une forme détournée combinaison de la vente au comptant et du prêt . » En fait, le point de départ est ailleurs. Il a été donné dans une catégorie de droits que laissent de côté les juristes et les économistes qui ne s'y intéressent pas ; c'est le don, phénomène complexe, surtout dans sa forme la plus ancienne, celle de la prestation totale que nous n'étudions pas dans ce mémoire ; or, le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L'évolution n'a pas fait passer le droit de l'économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C'est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d'une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d'autre part, l'achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant, et aussi le prêt. Car rien ne prouve qu'aucun des droits qui ont dépassé la phase que nous décrivons (droit babylonien en particulier) n'ait pas connu le crédit que connaissent toutes les sociétés archaïques qui survivent autour de nous. Voilà une autre façon simple et réaliste de résoudre le problème des deux « moments du temps » que le contrat unifie, et que M. Davy a déjà étudié .

Non moins grand est le rôle que dans ces transactions des Indiens joue la notion d'honneur.

Nulle part le prestige individuel d'un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l'exactitude à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatch on doit dépenser tout ce que l'on a et ne rien garder  . C'est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. Le principe de l'antagonisme et de la rivalité fonde tout. Le statut politique des individus, dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes s'obtiennent par la « guerre de propriété  » comme par la guerre, ou par la chance, ou par l'héritage, par l'alliance et le mariage. Mais tout est conçu comme si c'était une « lutte de richesse  ». Le mariage des enfants, les sièges dans les confréries ne s'obtiennent qu'au cours de potlatch échangés et rendus. On les perd au potlatch comme on les perd à la guerre, au jeu, à la course, à la lutte . Dans un certain nombre de cas, il ne s'agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire  , afin de ne pas vouloir même avoir l'air de désirer qu'on vous rende. On brûle des boîtes entières d'huile d'olachen (candle-fisch, poisson-chandelle) ou d'huile de baleine , on brûle les maisons et des milliers de couver­tures; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l'eau, pour écraser, pour « aplatir » son rival . Non seulement on se fait ainsi progresser soi-même, mais encore on fait progresser sa famille sur l'échelle sociale. Voilà donc un système de droit et d'économie où se dépensent et se transfèrent constamment des richesses considérables. On peut, si on veut, appeler ces transferts du nom d'échange ou même de commerce, de vente  mais ce commerce est noble, plein d'étiquette et de générosité et, en tout cas, quand il est fait dans un autre esprit, en vue de gain immédiat, il est l'objet d'un mépris bien accentué .

On le voit, la notion d'honneur qui agit violemment en Polynésie, qui est toujours pré­sente en Mélanésie, exerce ici de véritables ravages. Sur ce point encore, les enseigne­ments classiques mesurent mal l'importance des mobiles qui ont animé les hommes, et tout ce que nous devons aux sociétés qui nous ont précédés. Même un savant aussi averti qu'Huvelin s'est cru obligé de déduire la notion d'honneur, réputée sans efficace, de la notion d'efficace magique . Il ne voit dans l'honneur, le prestige que le succédané de celle-ci. La réalité est plus complexe. Pas plus que la notion de magie, la notion d'honneur n'est étrangère à ces civilisations . Le mana polynésien, lui-même, symbolise non seulement la force magique de chaque être, mais aussi son honneur, et l'une des meilleures traductions de ce mot, c'est : autorité, richesse . Le potlatch tlingit, haïda, consiste à considérer comme des honneurs les services mutuels . Même dans des tribus réellement primitives comme les australiennes, le point d'honneur est aussi chatouilleux que dans les nôtres, et on est satisfait par des presta­tions, des offrandes de nourriture, des préséances et des rites aussi bien que par des dons . Les hommes ont su engager leur honneur et leur nom bien avant de savoir signer.

Le potlatch nord-ouest américain a été suffisamment étudié pour tout ce qui concerne la forme même du contrat. Il est cependant nécessaire de situer l'étude qu'en ont faite M. Davy et M. Léonhard Adam  dans le cadre plus vaste où elle devrait prendre place pour le sujet qui nous occupe. Car le potlatch est bien plus qu'un phénomène juridique : il est un de ceux que nous proposons d'appeler « totaux ». Il est religieux, mythologique et shamanistique, puisque les chefs qui s'y engagent y représentent, y incarnent les ancêtres et les dieux, dont ils portent le nom, dont ils dansent des danses et dont les esprits les possèdent . Il est écono­mique et il faut mesurer la valeur, l'importance, les raisons et les effets de ces transactions énormes, même actuellement, quand on les chiffre en valeurs européennes . Le potlatch est aussi un phénomène de morphologie sociale : la réunion des tribus, des clans et des familles, même celle des nations y produit une nervosité, une excitation remarquables : on fraternise et cependant on reste étran­ger ; on communique et on s'oppose dans un gigantesque commerce et un constant tournoi  . Nous passons sur les phénomènes esthétiques qui sont extrêmement nombreux. Enfin, même au point de vue juridique, en plus de ce qu'on a déjà dégagé de la forme de ces contrats et de ce qu'on pourrait appeler l'objet humain du contrat, en plus du statut juridique des contractants (clans, familles, rangs et épousailles), il faut ajouter ceci : les objets matériels des contrats, les choses qui y sont échangées, ont, elles aussi, une vertu spéciale, qui fait qu'on les donne et surtout qu'on les rend.

Il aurait été utile - si nous avions eu assez de place - de distinguer, pour notre exposé, quatre formes du potlatch nord-ouest américain : 1º un potlatch où les phratries et les familles des chefs sont seules ou presque seules en cause (Tlingit) ; 2º un potlatch où phratries, clans, chefs et familles jouent à peu près un égal rôle ; 3º un potlatch entre chefs affrontés par clans (Tsimshian) ; 4º un potlatch de chefs et de confréries (Kwakiutl). Mais il serait trop long de procéder ainsi et de plus, la distinction de trois formes sur quatre (manque la forme tsimshian) a été exposée par M. Davy . Enfin, en ce qui concerne notre étude, celle des trois thèmes du don, l'obligation de donner, l'obligation de recevoir et l'obligation de rendre, ces quatre formes du potlatch sont relativement identiques.

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