(Mélanésie)

Les populations mélanésiennes ont, mieux que les polynésiennes, ou conservé ou développé le potlatch . Mais ceci n'est pas notre sujet. Elles ont en tout cas, mieux que les polynésiennes, d'une part conservé, et d'autre part développé tout le système des dons et de cette forme d'échange. Et comme, chez elles, apparaît beaucoup plus nettement qu'en Polynésie la notion de monnaie , le système se complique en partie, mais aussi se précise.

Nouvelle-Calédonie. - Nous retrouvons non seulement les idées que nous voulons dégager, mais même leur expression, dans les documents caractéristiques que M. Leenhardt a rassemblés sur les Néo-Calédoniens. Il a commencé à décrire le pilou-pilou et le système de fêtes, cadeaux, prestations de toute sorte, y compris de monnaie , qu'il ne faut pas hésiter à qualifier de potlatch. Des dires de droit dans les discours solennels du héraut sont tout à fait typiques. Ainsi, lors de la présentation cérémonielle des ignames  du festin, le héraut dit : « S'il y a quelque ancien pilou au devant duquel nous n'avons pas été là-bas, chez les Wi.... etc., cette igname s'y précipite comme autrefois une igname pareille est venue de chez eux chez nous ... » C'est la chose elle-même qui revient. Plus loin, dans le même discours, c'est l'esprit des ancêtres qui laisse « descendre... sur ces parts de vivres l'effet de leur action et leur force ». « Le résultat de l'acte que vous avez accompli apparaît aujourd'hui. Toutes les générations ont apparu dans sa bouche. » Voici une autre façon de figurer le lien de droit, non moins expressive : « Nos fêtes sont le mouvement de l'aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille, pour ne faire qu'un seul toit, qu'une seule parole . » Ce sont les mêmes choses qui reviennent, le même fil qui passe . D'autres auteurs signalent ces faits .

Trobriand. - A l'autre extrémité du monde mélanésien, un système fort développé est équivalent à celui des Néo-Calédoniens. Les habitants des îles Trobriand sont parmi les plus civilisés de ces races. Aujourd'hui riches pêcheurs de perles et, avant l'arrivée des Européens, riches fabricants de poterie, de monnaie de coquillages, de haches de pierre et de choses précieuses, ils ont été de tout temps bons commerçants et hardis navigateurs. Et M. Malinowski les appelle d'un nom vraiment exact quand il les compare aux compagnons de Jason : « Argonautes de l'ouest du Pacifique ». Dans un livre qui est un des meilleurs de sociologie descriptive, se cantonnant pour ainsi dire sur le sujet qui nous intéresse, il nous a décrit tout le système de commerce intertribal et intratribal qui porte le nom de kula . Il nous laisse encore attendre la description de toutes les institutions auxquelles les mêmes principes de droit et d'économie président : mariage, fête des morts, initiation, etc., et, par conséquent, la description que nous allons donner n'est encore que provisoire. Mais les faits sont capitaux et évidents .

Le kula est une sorte de grand potlatch ; véhiculant un grand commerce intertribal, il s'étend sur toutes les îles Trobriand, sur une partie des îles d'Entrecasteaux et des îles Amphlett. Dans toutes ces terres, il intéresse indirectement toutes les tribus et directement quelques grandes tribus : celles de Dobu dans les Amphlett, celles de Kiriwina, de Sinaketa et de Kitava dans les Trobriand, de Vakuta à l'île Woodlark. M. Malinowski ne donne pas la traduction du mot, qui veut sans doute dire cercle ; et, en effet, c'est comme si toutes ces tribus, ces expéditions maritimes, ces choses précieuses et ces objets d'usage, ces nourritures et ces fêtes, ces services de toutes sortes, rituels et sexuels, ces hommes et ces femmes, étaient pris dans un cercle  et suivaient autour de ce cercle, et dans le temps et dans l'espace, un mouvement régulier.

Le commerce kula est d'ordre noble . Il semble être réservé aux chefs, ceux-ci étant à la fois les chefs des flottes, des canots, et les commerçants et aussi les donataires de leurs vassaux, en l'espèce de leurs enfants, de leurs beaux-frères, qui sont aussi leurs sujets, et en même temps les chefs de divers villages inféodés. Il s'exerce de façon noble, en apparence purement désintéressée et modeste . On le distingue soigneusement du simple échange économique de marchandises utiles qui porte le nom de gimwali . Celui-ci se pratique, en effet, en plus du kula, dans les grandes foires primitives que sont les assemblées du kula intertribal ou dans les petits marchés du kula intérieur : il se distingue par un marchandage très tenace des deux parties, procédé indigne du kula. On dit d'un individu qui ne conduit pas le kula avec la grandeur d'âme nécessaire, qu'il le « conduit comme un gimwali ». En appa­rence, tout au moins, le kula - comme le potlatch nord-ouest américain - consiste à donner, de la part des uns, à recevoir, de la part des autres , les donataires d'un jour étant les donateurs de la fois suivante. Même, dans la forme la plus entière, la plus solennelle, la plus élevée, la plus compétitive  du kula, celle des grandes expéditions maritimes, des Uvalaku, la règle est de partir sans rien avoir à échanger, même sans rien avoir à donner, fût-ce en échange d'une nourriture, qu'on refuse même de demander. On affecte de ne faire que recevoir. C'est quand la tribu visiteuse hospitalisera, l'an d'après, la flotte de la tribu visitée, que les cadeaux seront rendus avec usure.

Cependant, dans les kula de moindre envergure, on profite du voyage maritime pour échanger des cargaisons ; les nobles eux-mêmes font du commerce, car il y a beaucoup de théorie indigène là-dedans ; de nombreuses choses sont sollicitées , demandées et échan­gées, et toutes sortes de rapports se lient en plus du kula ; mais celui-ci reste toujours le but, le moment décisif de ces rapports.

La donation elle-même affecte des formes très solennelles, la chose reçue est dédai­gnée, on se défie d'elle, on ne la prend qu'un instant après qu'elle a été jetée au pied ; le dona­teur affecte une modestie exagérée  : après avoir amené solennellement, et à son de conque, son présent, il s'excuse de ne donner que ses restes et jette au pied du rival et partenaire la chose donnée . Cependant, la conque et le héraut proclament à tous la solennité du transfert. On recherche en tout ceci à montrer de la libéralité. de la liberté et de l'autonomie, en même temps que de la grandeur . Et pourtant, au fond, ce sont des mécanis­mes d'obligation, et même d'obligation par les choses, qui jouent.

L'objet essentiel de ces échanges-donations sont les vaggu'a, sorte de monnaie . Il en est de deux genres : les mwali, beaux bracelets taillés et polis dans une coquille et portés dans les grandes occasions par leurs propriétaires ou leurs parents ; les soulava, colliers ouvrés par les habiles tourneurs de Sinaketa dans la jolie nacre du spondyle rouge. Ils sont portés solennellement par les femmes , exceptionnellement par les hommes, par exemple en cas d'agonie . Mais, normalement, les uns et les autres sont thésaurisés. On les a pour jouir de leur possession. La fabrication des uns, la pêche et la joaillerie des autres, le commerce de ces deux objets d'échange et de prestige sont, avec d'autres commerces plus laïques et vulgaires, la source de la fortune des Trobriandais.

D'après M. Malinowski, ces vaygu'a sont animés d'une sorte de mouvement circulaire : les mwali, les bracelets, se transmettent régulièrement d'Ouest en Est, et les soulava voya­gent toujours d'Est en Ouest . Ces deux mouvements de sens contraire se font entre toutes les îles Trobriand, d'Entrecasteaux, Amphlett et les îles isolées, Woodlark, Marshall Bennett, Tube-tube et enfin l'extrême côte sud-est de la Nouvelle-Guinée, dont viennent les bracelets bruts. Là ce commerce rencontre les grandes expéditions de même nature qui viennent de Nouvelle-Guinée (Massim-Sud) , et que M. Seligmann a décrites.

En principe, la circulation de ces signes de richesse est incessante et infaillible. Ni on ne doit les garder trop longtemps, ni il ne faut être lent, ni il ne faut être dur  à s'en défaire, ni on ne doit en gratifier personne d'autre que des partenaires déterminés dans un sens déterminé, « sens bracelet », « sens collier  ». On doit et on peut les garder d'un kula à l'autre, et toute la communauté s'enorgueillit des vaggu'a qu'a obtenus un de ses chefs. Même, il est des occasions, comme la préparation des fêtes funéraires, des grands s'oi, où il est permis de toujours recevoir et de ne rien rendre . Seulement, c'est pour rendre tout, dépenser tout lorsqu'on donnera la fête. C'est donc bien une propriété que l'on a sur le cadeau reçu. Mais c'est une propriété d'un certain genre. On pourrait dire qu'elle participe à toutes sortes de principes de droit que nous avons, nous, modernes, soigneusement isolés les uns des autres. C'est une propriété et une possession, un gage et une chose louée, une chose vendue et achetée et en même temps déposée, mandatée et fidéi-commise : car elle ne vous est donnée qu'à condition d'en faire usage pour un autre, ou de la transmettre à un tiers, « partenaire lointain », murimuri . Tel est le complexus économique, juridique et moral, vraiment typique, que M. Malinowski a su découvrir, retrouver, observer et décrire.

Cette institution a aussi sa face mythique, religieuse et magique. Les vaygu'a ne sont pas choses indifférentes, de simples pièces de monnaie. Chacun, du moins les plus chers et les plus convoités - et d'autres objets ont le même prestige , chacun a un nom , une person­nalité, une histoire, même un roman. Tant et si bien que certains individus leur empruntent même leur nom. Il n'est pas possible de dire qu'ils sont réellement l'objet d'un culte, car les Trobriandais sont positivistes à leur façon. Mais il n'est pas possible de ne pas reconnaître leur nature éminente et sacrée. En posséder est « exhilarant, réconfortant, adoucissant en soi  ». Les propriétaires les manient et les regardent pendant des heures. Un simple contact en transmet les vertus . On pose des vaygu'a sur le front, sur la poitrine du moribond, on les frotte sur son ventre, on les fait danser devant son nez. Ils sont son suprême confort.

Mais il y a plus. Le contrat lui-même se ressent de cette nature des vaygu'a. Non seule­ment les bracelets et les colliers, mais même tous les biens, ornements, armes, tout ce qui appartient au partenaire est tellement animé, de sentiment tout au moins, sinon d'âme personnelle, qu'ils prennent part eux-mêmes au contrat . Une très belle formule, celle de l' « enchantement de la conque  », sert, après les avoir évoquées, à enchanter, à entraîner  vers le « partenaire candidat » les choses qu'il doit demander et recevoir.

[Un état d'excitation  s'empare de mon partenaire ,]

Un état d'excitation s'empare de son chien,

Un état d'excitation s'empare de sa ceinture,

Et ainsi de suite : « ... de son gwara (tabou sur les noix de coco et le bétel)  ; ... de son collier bagido'u... ; ... de son collier bagirihu; ... de son collier bagidudu , etc. »

Une autre formule plus mythique , plus curieuse, mais d'un type plus commun, expri­me la même idée. Le partenaire du kula a un animal auxiliaire, un crocodile qu'il invoque et qui doit lui apporter les colliers (à Kitava, les mwali).

Crocodile tombe dessus, emporte ton homme, pousse-le sous le gebobo (cale à mar­chan­dise du canot).

Crocodile, apporte-moi le collier, apporte-moi le bagido'u, le bagiriku, etc...

Une formule précédente du même rituel invoque un oiseau de proie .

La dernière formule d'enchantement des associés et contractants (à Dobu ou à Kitava, par les gens de Kiriwina) contient un couplet  dont deux interprétations sont données. Le rituel est d'ailleurs très long ; il est longuement répété ; il a pour but d'énumérer tout ce que le kula proscrit, toutes les choses de haine et de guerre, qu'il faut conjurer pour pouvoir commencer entre amis.

Ta furie, le chien renifle,

Ta peinture de guerre, le chien renifle,

Etc.

D'autres versions disent  :

Ta furie, le chien est docile, etc.

ou bien :

Ta furie part comme la marée, le chien joue;

Ta colère part comme la marée, le chien joue;

Etc.

Il faut entendre : « Ta furie devient comme le chien qui joue. » L'essentiel est la méta­phore du chien qui se lève et vient lécher la main du maître. Ainsi doit faire l'homme, sinon la femme de Dobu. Une deuxième interprétation, sophistiquée, non exempte de scolastique, dit M. Malinowski, mais évidemment bien indigène, donne un autre commentaire qui coïncide mieux avec ce que nous savons de reste : « Les chiens jouent nez à nez. Quand vous mentionnez ce mot de chien, comme il est prescrit depuis longtemps, les choses précieuses viennent de même (jouer). Nous avons donné des bracelets, des colliers viendront, les uns et les autres se rencontreront (comme des chiens qui viennent se renifler). » L'expression, la parabole est jolie. Tout le plexus de sentiments collectifs y est donné d'un coup : la haine pos­sible des associés, l'isolement des vaygu'a cessant par enchantement ; hommes et choses précieuses se rassemblant comme des chiens qui jouent et accourent à la voix.

Une autre expression symbolique est celle du mariage des mwali, bracelets, symboles féminins, et des soulava, colliers, symbole masculin, qui tendent l'un vers l'autre, comme le mâle vers la femelle .

Ces diverses métaphores signifient exactement la même chose que ce qu'exprime en d'autres termes la jurisprudence mythique des Maori. Sociologiquement, c'est, encore une fois, le mélange des choses, des valeurs, des contrats et des hommes qui se trouve exprimé .

Malheureusement, nous connaissons mal la règle de droit qui domine ces transactions. Ou bien elle est inconsciente et mal formulée par les gens de Kiriwina, informateurs de M. Malinowski ; ou bien, étant claire pour les Trobriandais, elle devrait être l'objet d'une nouvelle enquête. Nous ne possédons que des détails. Le premier don d'un vaygu'a porte le nom de vaga « opening gift  ». Il ouvre, il engage définitivement le donataire à un don de retour, le yotile , que M. Malinowski traduit excellement par « clinching gift » : le « don qui verrouille » la transaction. Un autre titre de ce dernier don est kudu, la dent qui mord, qui coupe vraiment, tranche et libère . Celui-là est obligatoire ; on l'attend, et il doit être équivalent au premier ; à l'occasion, on peut le prendre de force ou par surprise  ; on peut  se venger  par magie, ou tout au moins par injure et ressentiment, d'un yotile mal rendu. Si on est incapable de le rendre, on peut à la rigueur offrir un basi qui seulement « perce » la peau, ne la mord pas, ne finit pas l'affaire. C'est une sorte de cadeau d'attente, d'intérêt moratoire ; il apaise le créancier ex-donateur ; mais ne libère pas le débiteur , futur donateur.

Tous ces détails sont curieux et tout est frappant dans ces expressions ; mais nous n'avons pas la sanction. Est-elle purement morale  et magique ? L'individu « dur au kula » n'est-il que méprisé, et éventuellement enchanté ? Le partenaire infidèle ne perd-il pas autre chose : son rang noble ou au moins sa place parmi les chefs ? Voilà ce qu'il faudrait encore savoir.

Mais par un autre côté, le système est typique. Excepté le vieux droit germanique dont nous parlons plus loin, dans l'état actuel de l'observation, de nos connaissances historiques, juridiques et économiques, il serait difficile de rencontrer une pratique du don-échange plus nette, plus complète, plus consciente et d'autre part mieux comprise par l'observateur qui l'enregistre que celle que M. Malinowski a trouvée aux Trobriand .

Le kula, sa forme essentielle, n'est lui-même qu'un moment, le plus solennel, d'un vaste système de prestations et de contreprestations qui, en vérité, semble englober la totalité de la vie économique et civile des Trobriand. Le kula semble n'être que le point culminant de cette vie, le kula international et intertribal surtout ; certes il est un des buts de l'existence et des grands voyages, mais n'y prennent part, en somme, que les chefs et encore seulement ceux des tribus maritimes et plutôt ceux de quelques tribus maritimes. Il ne fait que concrétiser, rassembler bien d'autres institutions.

D'abord, l'échange des vaygu'a lui-même s'encadre, lors du kula, dans toute une série d'autres échanges d'une gamme extrêmement variée, allant du marchandage au salaire, de la sollicitation à la pure politesse, de l'hospitalité complète à la réticence et à la pudeur. En premier lieu, sauf les grandes expéditions solennelles, purement cérémonielles et compétitives , les uvalaku, tous les kula, sont l'occasion de gimwali, de prosaïques échanges, et ceux-ci ne se passent pas nécessairement entre partenaires . Il y a un marché libre entre les individus des tribus alliées à côté des associations plus étroites. En second lieu, entre les partenaires du kula, passent, comme une chaîne ininterrompue de cadeaux supplémentaires, donnés et rendus, et aussi de marchés obligatoires. Le kula les suppose même. L'association qu'il constitue, qui en est le principe , débute par un premier cadeau, le vaga, qu'on sollicite de toutes ses forces par des « sollicitoires » ; pour ce premier don, on peut courtiser le partenaire futur encore indépendant, qu'on paye en quelque sorte par une première série de cadeaux . Tandis qu'on est sûr que le vaygu'a de retour, le yotile, le verrou sera rendu, on n'est pas sûr que le vaga sera donné et les « sollicitoires » même acceptés. Cette façon de solliciter et d'accepter un cadeau est de règle ; chacun des cadeaux qu'on fait ainsi porte un nom spécial ; on les expose avant de les offrir ; dans ce cas, ce sont les « pari »  . D'autres portent un titre désignant la nature noble et magique de l'objet offert . Mais accepter l'une de ces offrandes, c'est montrer qu'on est enclin à entrer en jeu, sinon à y rester. Certains noms de ces cadeaux expriment la situation de droit que leur acceptation entraîne  : cette fois, l'affaire est considérée comme conclue ; ce cadeau est d'ordinaire quelque chose d'assez pré­cieux : une grande hache de pierre polie par exemple, une cuillère en os de baleine. Le rece­voir, c'est s'engager vraiment à donner le vaga, le premier don désiré. Mais l'on n'est encore qu'à demi partenaire. Seule, la tradition solennelle engage complètement. L'impor­tance et la nature de ces dons proviennent de l'extraordinaire compétition qui prend place entre les partenaires possibles de l'expédition qui arrive. Ils recherchent le meilleur partenaire possible de la tribu opposée. La cause est grave : car l'association qu'on tend à créer établit une sorte de clan entre les partenaires . Pour choisir, il faut donc séduire, éblouir . Tout en tenant compte des rangs , il faut arriver au but avant les autres, ou mieux que les autres, provoquer ainsi de plus abondants échanges des choses les plus riches, qui sont naturelle­ment la propriété des gens les plus riches. Concurrence, rivalité, étalage, recherche de la grandeur et de l'intérêt, tels sont les motifs divers qui sous-tendent tous ces actes .

Voilà les dons d'arrivée ; d'autres dons leur répondent et leur équivalent ; ce sont des dons de départ (appelés talo'i à Sinaketa) , de congé ; ils sont toujours supérieurs aux dons d'arrivée. Déjà le cycle des prestations et contre-prestations usuraires est accompli à côté du kula.

Il y a naturellement eu - tout le temps que ces transactions durent - prestations d'hospi­ta­lité, de nourriture et, à Sinaketa, de femmes . Enfin, pendant tout ce temps, interviennent d'autres dons supplémentaires, toujours régulièrement rendus. Même, il nous semble que l'échange de ces korotumna représente une forme primitive du kula, - lorsqu'il consistait à échanger aussi des haches de pierre  et des défenses recourbées de porc  .

D'ailleurs, tout le kula intertribal n'est à notre sens que le cas exagéré, le plus solennel et le plus dramatique d'un système plus général. Il sort la tribu elle-même tout entière du cercle étroit de ses frontières, même de ses intérêts et de ses droits ; mais normalement, à l'intérieur, les clans, les villages sont liés par des liens de même genre. Cette fois ci, ce sont seulement les groupes locaux et domestiques et leurs chefs qui sortent de chez eux, se rendent visite, commercent et s'épousent. Cela ne s'appelle plus du kula peut-être. Cependant, M. Malinowski, par opposition au « kula maritime », parle à juste titre du « kula de l'inté­rieur » et de « communautés à kula » qui munissent le chef de ses objets d'échange. Mais il n'est pas exagéré de parler dans ces cas de potlatch proprement dit. Par exemple, les visites des gens de Kiriwina à Kitava pour les fêtes funéraires, s'oi , comportent bien d'autres choses que l'échange des vaygu'a ; on y voit une sorte d'attaque simulée (youlawada)  , une distribution de nourriture, avec étalage de cochons et d'ignames.

D'autre part, les vaygu'a et tous ces objets ne sont pas acquis, fabriqués et échangés toujours par les chefs eux-mêmes  et, peut-on dire, ils ne sont ni fabriqués  ni échangés par les chefs pour eux-mêmes. La plupart parviennent aux chefs sous la forme de dons de leurs parents de rang inférieur, des beaux-frères en particulier, qui sont en même temps des vassaux , ou des fils qui sont fieffés à part. En retour, la plupart des vaygu'a, lorsque l'expédition rentre, sont solennellement transmis aux chefs des villages, des clans, et même aux gens du commun des clans associés : en somme à quiconque a pris part directe ou indirecte, et souvent très indirecte, à l'expédition . Ceux-ci sont ainsi récompensés.

Enfin, à côté ou, si l'on veut, par-dessus, par-dessous, tout autour et, à notre avis, au fond, de ce système du kula interne, le système des dons échangés envahit toute la vie économique et tribale et morale des Trobriandais. Elle en est « imprégnée », comme dit très bien M. Malinowski. Elle est un constant « donner et prendre  ». Elle est comme traversée, par un courant continu et en tous sens, de dons donnés, reçus, rendus, obligatoirement et par intérêt, par grandeur et pour services, en défis et en gages. Nous ne pouvons ici décrire tous ces faits dont M. Malinowski n'a d'ailleurs pas lui-même terminé la publication. En voici d'abord deux principaux.

Une relation tout à fait analogue à celle du kula et celle des wasi  . Elle établit des échanges réguliers, obligatoires entre partenaires de tribus agricoles d'une part, de tribus maritimes d'autre part. L'associé agriculteur vient déposer ses produits devant la maison de son partenaire pêcheur. Celui-ci, une autre fois, après une grande pêche, ira rendre avec usure au village agricole le produit de sa pêche  . C'est le même système de division du travail que nous avons constaté en Nouvelle-Zélande.

Une autre forme d'échange considérable revêt l'aspect d'expositions . Ce sont les sagali, grandes distributions  de nourriture que l'on fait à plusieurs occasions : moissons, construction de la hutte du chef, construction de nouveaux canots, fêtes funéraires . Ces répartitions sont faites à des groupes qui ont rendu des services au chef ou à son clan  : culture, transport des grands fûts d'arbres où sont taillés les canots, les poutres, services funèbres rendus par les gens du clan du mort, etc. Ces distributions sont tout à fait équivalentes au potlatch tlingit ; le thème du combat et de la rivalité y apparaît même. On y voit s'affronter les clans et les phratries, les familles alliées, et en général elles semblent être des faits de groupes dans la mesure où l'individualité du chef ne s'y fait pas sentir.

Mais en plus de ces droits des groupes et de cette économie collective, déjà moins voisins du kula, toutes les relations individuelles d'échange, nous semble-t-il, sont de ce type. Peut-être seulement quelques-unes sont-elles de l'ordre du simple troc. Cependant, comme celui-ci ne se fait guère qu'entre parents, alliés, ou partenaires du kula et du wasi, il ne semble pas que l'échange soit réellement libre. Même, en général, ce qu'on reçoit, et dont on a ainsi obtenu la possession - de n'importe quelle façon - on ne le garde pas pour soi, sauf si on ne peut s'en passer ; d'ordinaire, on le transmet à quelqu'un d'autre, à un beau-frère, par exemple . Il arrive que des choses qu'on a acquises et données vous reviennent dans la même journée, identiques.

Toutes les récompenses de prestations de tout genre, de choses et de services, rentrent dans ces cadres. Voici, en désordre, les plus importants.

Les pokala  et kaributu  , « sollicitory gifts » que nous avons vus dans le kula, sont des espèces d'un genre beaucoup plus vaste qui correspond assez bien à ce que nous appelons salaire. On en offre aux dieux, aux esprits. Un autre nom générique du salaire, c'est vakapula  , mapula  : ce sont des marques de reconnaissance et de bon accueil et elles doivent être rendues. A ce propos, M. Malinowski a fait , selon nous, une très grande décou­verte qui éclaire tous les rapports économiques et juridiques entre les sexes à l'intérieur du mariage : les services de toutes sortes rendus à la femme par le mari sont considérés comme un salaire-don pour le service rendu par la femme lorsqu'elle prête ce que le Koran appelle encore « le champ ».

Le langage juridique un peu puéril des Trobriandais a multiplié les distinctions de noms pour toutes sortes de contre-prestations suivant le nom de la prestation récompensée , de la chose donnée , de la circonstance , etc. Certains noms tiennent compte de toutes ces consi­dé­rations ; par exemple, le don fait à un magicien, ou pour l'acquisition d'un titre, s'appelle laga . On ne saurait croire à quel degré tout ce vocabulaire est compliqué par une étrange inaptitude à diviser et à définir, et par d'étranges raffinements de nomenclatures.

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