IV Remarque

Le présent fait aux hommes et le présent fait aux dieux

Un quatrième thème joue un rôle dans cette économie et cette morale des présents, c'est celui du cadeau fait aux hommes en vue des dieux et de la nature. Nous n'avons pas fait l'étude générale qu'il faudrait pour en faire ressortir l'importance. De plus, les faits dont nous disposons n'appartiennent pas tous aux aires auxquelles nous nous sommes limité. Enfin l'élément mythologique que nous comprenons encore mal y est trop fort pour que nous puis­sions en faire abstraction. Nous nous bornons donc à quelques indications.

Dans toutes les sociétés du nord-est sibérien  et chez les Eskimos, de l'ouest alaskan , comme chez ceux de la rive asiatique du détroit de Behring, le potlatch  produit un effet non seulement sur les hommes qui rivalisent de générosité, non seulement sur les choses qu'ils s'y transmettent ou y consomment, sur les âmes des morts qui y assistent et y prennent part et dont les hommes portent le nom, mais encore sur la nature. Les échanges de cadeaux entre les hommes, « name-sakes », homonymes des esprits, incitent les esprits des morts, les dieux, les choses, les animaux, la nature, à être « généreux envers eux » . L'échange de cadeaux produit l'abondance de richesses, explique-t-on. MM. Nelson  et Porter  nous ont donné une bonne description de ces fêtes et de leur action sur les morts, sur les gibiers, cétacés et poissons que chassent et pêchent les Eskimos. On les appelle dans l'espèce de langue des trappeurs anglais du nom expressif de « Asking Festival »  d' « Inviting in festival ». Elles dépassent d'ordinaire les limites des villages d'hiver. Cette action sur la nature est tout à fait marquée dans l'un des derniers travaux sur ces Eskimos .

Même, les Eskimos d'Asie ont inventé une sorte de mécanique, une roue ornée de tou­tes sortes de provisions, et portée sur une espèce de mât de cocagne surmonté lui-même d'une tête de morse. Cette partie du mât dépasse la tente de cérémonie dont il forme l'axe. Il est manoeuvré à l'intérieur de la tente à l'aide d'une autre roue et on le fait tourner dans le sens du mouvement du soleil. On ne saurait exprimer mieux la conjonction de tous ces thèmes .

Elle est aussi évidente chez les Chukchee  et les Koryaks de l'extrême nord-est sibé­rien. Les uns et les autres ont le potlatch. Mais ce sont les Chukchee maritimes qui, comme leurs voisins Yuit, Eskimos asiatiques dont nous venons de parler, pratiquent le plus ces échanges obligatoires et volontaires de dons, de cadeaux au cours des longs « Thanksgiving Ceremonies » , cérémonials d'actions de grâce qui se succèdent, nombreux en hiver, dans chacune des maisons, l'une après l'autre. Les restes du sacrifice festin sont jetés à la mer ou répandus au vent; ils se rendent au pays d'origine et emmènent avec eux les gibiers tués de l'année qui reviendront l'an suivant. M. Jochelson mentionne des fêtes du même genre chez les Koryaks, mais n'y a pas assisté, sauf à la fête de la baleine . Chez ceux-ci, le système du sacrifice apparaît très nettement développé .

M. Bogoras  rapproche avec raison ces usages de la « Koliada » russe : des enfants mas­qués vont de maison en maison demander des oeufs, de la farine et on n'ose pas les leur refuser. On sait que cet usage est européen .

Les rapports de ces contrats et échanges entre hommes et de ces contrats et échanges entre hommes et dieux éclairent tout un côté de la théorie du Sacrifice. D'abord, on les comprend parfaitement, surtout dans ces sociétés où ces rituels contractuels et économiques se pratiquent entre hommes, mais où ces hommes sont les incarnations masquées, souvent chamanistiques et possédées par l'esprit dont ils portent le nom : ceux-ci n'agissent en réalité qu'en tant que représentants des esprits . Car, alors, ces échanges et ces contrats entraînent en leur tourbillon, non seulement les hommes et les choses, mais les êtres sacrés qui leur sont plus ou moins associés . Ceci est très nettement le cas du potlatch tlingit, de l'une des deux sortes du potlatch haïda et du potlatch eskimo.

L'évolution était naturelle. L'un des premiers groupes d'êtres avec lesquels les hommes ont dû contracter et qui par définition étaient là pour contracter avec eux, c'étaient avant tout les esprits des morts et les dieux. En effet, ce sont eux qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde . C'est avec eux qu'il était le plus nécessaire d'échanger et le plus dangereux de ne pas échanger. Mais, inversement, c'était avec eux qu'il était le plus facile et le plus sûr d'échanger. La destruction sacrificielle a précisément pour but d'être une donation qui soit nécessairement rendue. Toutes les formes du potlatch nord-ouest américain et du nord-est asiatique connaissent ce thème de la destruction . Ce n'est pas seulement pour manifester puissance et richesse et désintéressement qu'on met à mort des esclaves, qu'on brûle des huiles précieuses, qu'on jette des cuivres à la mer, qu'on met même le feu à des maisons princières. C'est aussi pour sacrifier aux esprits et aux dieux, en fait confondus avec leurs incarnations vivantes, les porteurs de leurs titres, leurs alliés initiés.

Mais déjà apparaît un autre thème qui n'a plus besoin de ce support humain et qui peut être aussi ancien que le potlatch lui-même : on croit que c'est aux dieux qu'il faut acheter et que les dieux savent rendre le prix des choses. Nulle part peut-être cette idée ne s'exprime d'une façon plus typique que chez les Toradja de Célèbes. Kruyt  nous dit « que le proprié­taire y doit « acheter » des esprits le droit d'accomplir certains actes sur « sa », en réalité sur « leur propriété ». Avant de couper « son » bois, avant de gratter même « sa » terre, de plan­ter le poteau de « sa » maison, il faut payer les dieux. Même, tandis que la notion d'achat semble très peu développée dans la coutume civile et commerciale des Toradja , celle de cet achat aux esprits et aux dieux est au contraire parfaitement constante.

M. Malinowski, à propos des formes d'échange que nous allons décrire tout de suite, signale des faits du même genre aux Trobriand. On conjure un esprit malfaisant, un « tauvau » dont on a trouvé un cadavre (serpent ou crabe de terre), en présentant à celui-ci un de ces vaygu'a, un de ces objets précieux, ornement, talisman et richesse à la fois, qui servent aux échanges du kula. Ce don a une action directe sur l'esprit de cet esprit . D'autre part, lors de la fête des mila-mila  , potlatch en l'honneur des morts, les deux sortes de vaygu'a, ceux du kula et ceux que M. Malinowski appelle pour la première fois  les « vaygu'a permanents », sont exposés et offerts aux esprits sur une plate-forme identique à celle du chef. Ceci rend leurs esprits bons. Ils emportent l'ombre de ces choses précieuses au pays des morts , où ils rivalisent de richesses comme rivalisent les hommes vivants qui reviennent d'un kula solennel .

M. van Ossenbruggen, qui est non seulement un théoricien mais un observateur distin­gué et qui vit sur place, a aperçu un autre trait de ces institutions . Les dons aux hommes et aux dieux ont aussi pour but d'acheter la paix avec les uns et les autres. On écarte ainsi les mauvais esprits, plus généralement les mauvaises influences, même non personnalisées : car une malédiction d'homme permet aux esprits jaloux de pénétrer en vous, de vous tuer, aux influences mauvaises d'agir, et les fautes contre les hommes rendent le coupable faible vis-à-vis des esprits et des choses sinistres. M. van Ossenbruggen interprète ainsi en particulier les jets de monnaie par le cortège du mariage en Chine et même le prix d'achat de la fiancée. Sugges­tion intéressante à partir de laquelle toute une chaîne de faits est à dégager .

On voit comment on peut amorcer ici une théorie et une histoire du sacrifice contrat. Celui-ci suppose des institutions du genre de celles que nous décrivons, et, inversement, il les réalise au suprême degré, car ces dieux qui donnent et rendent sont là pour donner une grande chose à la place d'une petite.

Ce n'est peut-être pas par l'effet d'un pur hasard que les deux formules solennelles du contrat : en latin do ut des, en sanscrit dadami se, dehi me  , ont été conservées aussi par des textes religieux.

Autre remarque, l'aumône. - Cependant, plus tard, dans l'évolution des droits et des religions, réapparaissent les hommes, redevenus encore une fois représentants des dieux et des morts, s'ils ont jamais cessé de l'être. Par exemple, chez les Haoussa du Soudan, quand le « blé de Guinée » est mûr, il arrive que des fièvres se répandent ; la seule façon d'éviter cette fièvre est de donner des présents de ce blé aux pauvres . Chez les mêmes Haoussa (cette fois de Tripoli), lors de la Grande Prière (Baban Salla), les enfants (usages méditerranéens et européens) visitent les maisons : « Dois-je entrer ?... » « O lièvre à grandes oreilles 1 répond-on, pour un os on reçoit des services. » (Un pauvre est heureux de travailler pour les riches.) Ces dons aux enfants et aux pauvres plaisent aux morts . Peut-être chez les Haoussa, ces usages sont-ils d'origine musulmane  ou d'origine musulmane, nègre et européenne à la fois, berbère aussi.

En tout cas, on voit comment s'amorce ici une théorie de l'aumône. L'aumône est le fruit d'une notion morale du don et de la fortune , d'une part, et d'une notion du sacrifice de l'autre. La libéralité est obligatoire, parce que la Némésis venge les pauvres et les dieux de l'excès de bonheur et de richesse de certains hommes qui doivent s'en défaire : c'est la vieille morale du don devenue principe de justice; et les dieux et les esprits consentent à ce que les parts qu'on leur en faisait et qui étaient détruites dans des sacrifices inutiles servent aux pauvres et aux enfants . Nous racontons là l'histoire des idées morales des Sémites. La sadaka  arabe est, à l'origine, comme la zedaqa hébraïque, exclusivement la justice; et elle est devenue l'aumône. On peut même dater de l'époque mischnaïque, de la victoire des « Pauvres » à Jérusalem, le moment où naquit la doctrine de la charité et de l'aumône qui fit le tour du monde avec le christianisme et l'islam. C'est à cette époque que le mot zedaqa change de sens, car il ne voulait pas dire aumône dans la Bible.

Mais revenons à notre sujet principal : le don et l'obligation de rendre.

Ces documents et ces commentaires n'ont pas seulement un intérêt ethnographique local. Une comparaison peut étendre et approfondir ces données.

Les éléments fondamentaux du potlatch  se trouvent ainsi en Polynésie, même si l'ins­ti­tution complète  ne s'y trouve pas ; en tout cas, l'échange-don y est la règle. Mais ce serait Pure érudition que de souligner ce thème de droit s'il n'était que maori, ou à la rigueur polynésien. Déplaçons le sujet. Nous pouvons, au moins pour l'obligation de rendre, montrer qu'elle a une bien autre extension. Nous indiquerons égale­ment l'extension des autres obligations et nous allons prouver que cette interprétation vaut pour plusieurs autres groupes de sociétés.

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