V – LE SERMON

Comme le capitaine George et son frère traversaient l’église pour chercher une place commode et près du prédicateur, leur attention fut attirée par des éclats de rire qui partaient de la sacristie ; ils y entrèrent et virent un gros homme, à la mine réjouie et enluminée, revêtu de la robe de saint François, et engagé dans une conversation fort animée avec une demi-douzaine de jeunes gens richement vêtus.

— Allons, mes enfants, disait-il, dépêchez, les dames s’impatientent ; donnez-moi mon texte.

— Parlez-nous des bons tours que ces dames jouent à leurs maris, dit un des jeunes gens, que George reconnut aussitôt pour Béville.

— La matière est riche, j’en conviens, mon garçon ; mais que puis-je dire qui vaille le sermon du prédicateur de Pontoise, qui s’écria : « Je m’en vais jeter mon bonnet à la tête de celle d’entre vous qui a planté le plus de cornes à son mari ! » Sur quoi il n’y eut pas une seule femme dans l’église qui ne se couvrît la tête du bras ou de la mante, comme pour parer le coup.

— Oh ! père Lubin, dit un autre, je ne suis venu au sermon qu’à cause de vous : contez-nous aujourd’hui quelque chose de gaillard, là ; parlez-nous un peu du péché d’amour, qui est présentement si fort à la mode.

— À la mode ! oui, à votre mode, Messieurs, qui n’avez que vingt-cinq ans ; mais moi j’en ai cinquante bien comptés. À mon âge on ne peut plus parler d’amour. J’ai oublié ce que c’est que ce péché-là.

— Ne faites pas la petite bouche, père Lubin ; vous sauriez discourir là-dessus maintenant aussi bien que jamais : nous vous connaissons.

— Oui, prêchez sur la luxure, ajouta Béville, toutes ces dames diront que vous êtes plein de votre sujet.

Le cordelier répondit à cette plaisanterie par un clignement d’œil malin, dans lequel perçaient l’orgueil et le plaisir qu’il éprouvait à s’entendre reprocher un vice de jeune homme.

— Non, je ne veux pas prêcher là-dessus, parce que nos belles de la cour ne voudraient plus se confesser à moi, si je me montrais trop sévère sur cet article-là ; et, en conscience, si j’en parlais, ce serait pour montrer comment on se damne à tout jamais… pourquoi ?… pour une minute de bon temps.

— Eh bien !… Ah ! voici le capitaine ! Allons, George, donne-nous un texte de sermon. Le père Lubin s’est engagé à prêcher sur le premier sujet que nous lui fournirons.

— Oui, dit le moine, mais dépêchez-vous, mort de ma vie ! car je devrais déjà être en chaire.

— Peste, père Lubin ! vous jurez aussi bien que le roi ! s’écria le capitaine.

— Je parie qu’il ne jurerait pas dans son sermon, dit Béville.

— Pourquoi pas, si l’envie m’en prenait ? répondit hardiment le père Lubin.

— Je parie dix pistoles que vous n’oseriez pas.

— Dix pistoles ? Tope !

— Béville, dit le capitaine, je suis de moitié dans ton pari.

— Non, non, repartit celui-ci, je veux gagner tout seul l’argent du beau père ; et s’il jure, ma foi ! je ne regretterai pas mes dix pistoles : jurements de prédicateur valent bien dix pistoles.

— Et moi, je vous annonce que j’ai déjà gagné, dit le père Lubin ; je commence mon sermon par trois jurons. Ah ! messieurs les gentilshommes, vous croyez que, parce que vous portez une rapière au côté et une plume au chapeau, vous avez seuls le talent de jurer ? Nous allons voir !

En parlant ainsi, il sortait de la sacristie, et dans un instant il fut en chaire. Aussitôt, le plus profond silence régna dans l’assemblée.

Le prédicateur parcourut des yeux la foule qui se pressait autour de sa chaire, comme pour chercher son parieur ; et lorsqu’il l’eut découvert, adossé contre un pilier précisément en face de lui, il fronça les sourcils, mit le poing sur la hanche, et du ton d’un homme en colère, commença de la sorte :

« Mes chers frères,

« Par la vertu ! par la mort ! par le sang !…

Un murmure de surprise et d’indignation interrompit le prédicateur, ou plutôt remplit la pause qu’il laissait à dessein.

« …de Dieu, continua le cordelier d’un ton de nez fort dévot, nous sommes sauvés et délivrés de l’enfer.

Un éclat de rire universel l’interrompit une seconde fois. Béville tira sa bourse de sa ceinture, et la secoua avec affectation devant le prédicateur, avouant ainsi qu’il avait perdu.

« Eh bien ! mes frères, continua l’imperturbable frère Lubin, vous voilà bien contents, n’est-ce pas ? Nous sommes sauvés et délivrés de l’enfer. Voilà de belles paroles, pensez-vous ; nous n’avons plus qu’à nous croiser les bras et à nous réjouir. Nous sommes quittes de ce vilain feu d’enfer. Pour celui du purgatoire, ce n’est que brûlure de chandelle, qui se guérit avec l’onguent d’une douzaine de messes. Sus, mangeons, buvons, allons voir Catin.

« Ah ! pécheurs endurcis que vous êtes ! voilà sur quoi vous comptez ! Or çà, c’est frère Lubin qui vous le dit, vous comptez sans votre hôte.

« Vous croyez donc, messieurs les hérétiques, huguenots huguenolisant, vous croyez donc que c’est pour vous délivrer de l’enfer que notre Sauveur a bien voulu se laisser mettre en croix ? Quelque sot ! Ah ! ah ! vraiment oui ! c’est pour pareille canaille qu’il aurait versé son précieux sang ! C’eût été, révérence parlant, jeter des perles aux pourceaux ; et tout au contraire, Notre-Seigneur jetait les pourceaux aux perles : car les perles sont dans la mer, et Notre-Seigneur jeta deux mille pourceaux dans la mer. Et ecce impetu abiit totus grex prœceps in mare. Bon voyage, messieurs les pourceaux, et puissent tous les hérétiques prendre le même chemin !

Ici l’orateur toussa et s’arrêta un moment pour regarder l’assemblée et jouir de l’effet que produisait son éloquence sur les fidèles. Il reprit :

« Ainsi, messieurs les huguenots, convertissez-vous, et faites diligence ; autrement… foin de vous ! vous n’êtes ni sauvés ni délivrés de l’enfer : donc tournez-moi les talons au prêche, et vive la messe !

« Et vous, mes chers frères les catholiques, vous vous frottez les mains et vous vous léchez les doigts, vous pensant déjà aux faubourgs du paradis. Franchement, mes frères, il y a plus loin de la cour où vous vivez au paradis (même en prenant par la traverse) que de Saint-Lazare à la porte Saint-Denis.

« LA VERTU, LA MORT, LE SANG DE DIEU vous ont sauvés et délivrés de l’enfer… Oui, en vous délivrant du péché originel, d’accord ; mais gare à vous si Satan vous rattrape ! Et je vous le dis : Circuit quœrens quem devoret.

« Ô mes chers frères ! Satan est un escrimeur qui en remontrerait à Grand-Jean, à Jean-Petit et à l’Anglais ; et, je vous le dis en vérité, rudes sont les assauts qu’il nous livre !

« Car, aussitôt que nous quittons nos jaquettes pour prendre des hauts-de-chausses, je veux dire dès que nous sommes en âge de pécher mortellement, messire Satan nous appelle sur le Pré-aux-Clercs de la vie. Les armes que nous apportons sont les divins sacrements ; lui, il porte tout un arsenal : ce sont nos péchés, armes offensives et défensives à la fois.

« Il me semble le voir entrer en champ clos, la Gourmandise sur le ventre : voilà sa cuirasse ; la Paresse lui sert d’éperons ; à sa ceinture est la Luxure, c’est un estoc dangereux ; l’Envie est sa dague ; il porte l’Orgueil sur la tête comme un gendarme son armet  ; il garde dans sa poche l’Avarice pour s’en servir au besoin ; et pour la Colère, avec les injures et tout ce qui s’ensuit, il les tient dans sa bouche : ce qui vous fait voir qu’il est armé jusqu’aux dents.

« Quand Dieu a donné le signal, Satan ne vous dit pas, comme ces duellistes courtois : Mon gentilhomme, êtes-vous en garde ? mais il fond sur le chrétien, tête baissée, sans dire gare ! Le chrétien, qui s’aperçoit qu’il va recevoir une botte de Gourmandise au milieu de l’estomac, pare avec le Jeûne.

Ici le prédicateur, pour se rendre plus intelligible, décrocha un crucifix et commença à s’en escrimer, poussant des bottes et faisant des parades, comme un maître d’armes ferait avec son fleuret pour démontrer un coup difficile.

« Satan, en se retirant, lui décharge un grand fendant de Colère ; puis, faisant une feinte d’Hypocrisie, lui pousse en quarte une botte d’Orgueil. Le chrétien se couvre d’abord avec la Patience, puis il riposte à l’Orgueil avec une botte d’Humilité. Satan, irrité, lui donne d’abord un coup d’estoc de Luxure ; mais, le voyant rendu sans effet par une parade de Mortifications, il se jette à corps perdu sur son adversaire, lui donnant à la fois un croc-en-jambe de Paresse et un coup de dague d’Envie, tandis qu’il essaye de lui faire entrer l’Avarice dans le cœur. C’est alors qu’il faut avoir bon pied, bon œil. Par le Travail on se délivre du croc-en-jambe de Paresse, de la dague d’Envie par l’Amour du prochain (parade bien difficile, mes frères) ; et, quant à la botte d’Avarice, il n’y a que la Charité qui puisse la détourner.

« Mais, mes frères, combien y en a-t-il d’entre vous, attaqués ainsi en tierce et en quarte, d’estoc et de taille, qui trouveraient une parade toujours prête à toutes les bottes de l’ennemi ? J’ai vu plus d’un champion porté par terre, et alors, s’il n’a pas bien vite recours à la Contrition, il est perdu ; et ce dernier moyen, il faut en user plus tôt que plus tard. Vous croyez, vous autres courtisans, qu’un peccavi n’est pas long à dire. Hélas ! mes frères, combien de pauvres moribonds veulent dire peccavi, à qui la voix manque sur le pec ! et crac ! voilà une âme emportée par le diable ; l’aille chercher qui voudra.

Le frère Lubin continua encore quelque temps à donner carrière à son éloquence ; et, lorsqu’il abandonna la chaire, un amateur de beau langage remarqua que son sermon, qui n’avait duré qu’une heure, contenait trente-sept pointes et d’innombrables traits d’esprit semblables à ceux que je viens de citer. Catholiques et protestants avaient également applaudi au prédicateur, qui demeura longtemps au pied de la chaire, entouré d’une foule empressée qui venait de toutes les parties de l’église pour lui offrir des félicitations.

Pendant le sermon, Mergy avait plusieurs fois demandé où était la comtesse de Turgis ; son frère l’avait inutilement cherchée des yeux. Ou la belle comtesse n’était pas dans l’église, ou bien elle se cachait à ses admirateurs dans quelque coin obscur.

— Je voudrais, disait Mergy en sortant, je voudrais que toutes les personnes qui viennent d’assister à cet absurde sermon entendissent sur-le-champ les simples exhortations d’un de nos ministres…

— Voici la comtesse de Turgis, lui dit tout bas le capitaine en lui serrant le bras.

Mergy tourna la tête, et vit passer sous le portail obscur, avec la rapidité de l’éclair, une femme, fort richement parée, et que conduisait par la main un jeune homme blond, mince, fluet, d’une mine efféminée, et dont le costume offrait une négligence peut-être étudiée. La foule s’ouvrait devant eux avec un empressement mêlé de terreur. Ce cavalier était le terrible Comminges.

Mergy eut à peine le temps de jeter un coup d’œil sur la comtesse. Il ne pouvait se rendre compte de ses traits, et cependant ils avaient fait sur lui une grande impression ; mais Comminges lui avait mortellement déplu, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi. Il s’indignait de voir un homme si faible en apparence et déjà possesseur de tant de renommée.

« Si par hasard, pensa-t-il, la comtesse aimait quelqu’un dans cette foule, cet odieux Comminges le tuerait ! Il a juré de tuer tous ceux qu’elle aimera. »

Il mit involontairement la main sur la garde de son épée ; mais aussitôt il eut honte de ce transport.

« Que m’importe, après tout ? Je ne lui envie pas sa conquête, que d’ailleurs j’ai à peine vue. »

Cependant ces idées lui avaient laissé une impression pénible, et pendant tout le chemin de l’église à la maison du capitaine il garda le silence.

Ils trouvèrent le souper servi. Mergy mangea peu ; et, aussitôt que la table fut enlevée, il voulut retourner à son hôtellerie. Le capitaine consentit à le laisser sortir, mais sous la promesse qu’il viendrait le lendemain s’établir définitivement dans sa maison.

Il n’est pas besoin de dire que Mergy trouva chez son frère argent, cheval, etc., et de plus la connaissance du tailleur de la cour et du seul marchand où un gentilhomme, curieux d’être bien vu des dames, pouvait acheter ses gants, ses fraises à la confusion et ses souliers à cric ou à pont levis.

Enfin, la nuit étant tout à fait noire, il retourna à son auberge accompagné de deux laquais de son frère, armés de pistolets et d’épées ; car les rues de Paris, après huit heures du soir, étaient alors plus dangereuses que la route de Séville à Grenade ne l’est encore aujourd’hui.

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