VI – UN CHEF DE PARTI

Bernard de Mergy, de retour dans son humble auberge, jeta tristement les yeux sur son ameublement usé et terni. Quand il compara dans son esprit les murs de sa chambre, autrefois blanchis à la chaux, maintenant enfumés et noircis, avec les brillantes tentures de soie de l’appartement qu’il venait de quitter ; quand il se rappela cette jolie madone peinte, et qu’il ne vit sur la muraille devant lui qu’une vieille image de saint, alors une idée assez vile entra dans son âme. Ce luxe, cette élégance, les faveurs des dames, les bonnes grâces du roi, tant de choses désirables enfin, n’avaient coûté à George qu’un seul mot, un seul mot bien facile à prononcer, car il suffisait qu’il partit des lèvres, et l’on n’allait pas interroger le fond des cœurs. Aussitôt se présentèrent à sa mémoire les noms de plusieurs protestants qui, en abjurant leur religion, s’étaient élevés aux honneurs ; et, comme le diable se fait arme de tout, la parabole de l’Enfant prodigue revint à son esprit, mais avec cette étrange moralité, que l’on ferait plus de fête à un huguenot converti qu’à un catholique persévérant.

Ces pensées, qui se reproduisaient sous toutes les formes et comme malgré lui, l’obsédaient, tout en lui inspirant du dégoût. Il prit une Bible de Genève, qui avait appartenu à sa mère, et lut pendant quelque temps. Plus calme alors, il posa le livre, et, avant de fermer les yeux, il fit en lui-même le serment de vivre et de mourir dans la religion de ses pères.

Malgré sa lecture et son serment, ses rêves se ressentirent des aventures de la journée. Il rêva de rideaux de soie de pourpre, de vaisselle d’or ; puis les tables étaient renversées, les épées brillaient et le sang coulait avec le vin. Puis la madone peinte s’animait ; elle sortait de son cadre et dansait devant lui. Il cherchait à fixer ses traits dans sa mémoire, et alors seulement il s’apercevait qu’elle portait un masque noir. Mais ses yeux bleu foncé et ces deux lignes de peau blanche qui perçaient à travers les ouvertures du masque !… Les cordons du masque tombaient, une figure céleste apparaissait, mais sans contours fixes ; c’était comme l’image d’une nymphe dans une eau troublée. Involontairement il baissait les yeux, bien vite il les relevait, et ne voyait plus que le terrible Comminges, une épée sanglante à la main.

Il se leva de bonne heure, fit porter chez son frère son léger bagage, et, refusant de visiter avec lui les curiosités de la ville, il se rendit seul à l’hôtel de Châtillon pour présenter à l’Amiral la lettre dont son père l’avait chargé.

Il trouva la cour de l’hôtel encombrée de valets et de chevaux, parmi lesquels il eut de la peine à se frayer un passage jusqu’à une vaste antichambre remplie d’écuyers et de pages, qui, bien qu’ils n’eussent d’autres armes que leurs épées, ne laissaient pas de former une garde imposante autour de l’Amiral. Un huissier en habit noir, jetant les yeux sur le collet de dentelle de Mergy et sur une chaîne d’or que son frère lui avait prêtée, ne fit aucune difficulté de l’introduire sur-le-champ dans la galerie où se trouvait son maître.

Des seigneurs, des gentilshommes, des ministres de l’Évangile, au nombre de plus de quarante personnes, tous debout, la tête découverte et dans une attitude respectueuse, entouraient l’Amiral. Il était très simplement vêtu et tout en noir. Sa taille était haute, mais un peu voûtée, et les fatigues de la guerre avaient imprimé sur son front chauve plus de rides que les années. Une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine. Ses joues, naturellement creuses, le paraissaient encore davantage à cause d’une blessure dont la cicatrice enfoncée était à peine cachée par sa longue moustache ; à la bataille de Moncontour, un coup de pistolet lui avait percé la joue et cassé plusieurs dents. L’expression de sa physionomie était plutôt triste que sévère, et l’on disait que depuis la mort du brave Dandelot personne ne l’avait vu sourire. Il était debout, la main appuyée sur une table couverte de cartes et de plans, au milieu desquels s’élevait une énorme Bible in-quarto. Des cure-dents épars au milieu des cartes et des papiers rappelaient une habitude dont on le raillait souvent. Assis au bout de la table, un secrétaire paraissait fort occupé à écrire des lettres qu’il donnait ensuite à l’Amiral pour les signer.

À la vue de ce grand homme qui, pour ses coreligionnaires, était plus qu’un roi, car il réunissait en une seule personne le héros et le saint, Mergy se sentit frappé de tant de respect, qu’en l’abordant il mit involontairement un genou en terre. L’Amiral, surpris et fâché de cette marque extraordinaire de vénération, lui fit signe de se relever, et prit avec un peu d’humeur la lettre que le jeune enthousiaste lui remit. Il jeta un coup d’œil sur les armoiries du cachet.

— C’est de mon vieux camarade le baron de Mergy, dit-il, et vous lui ressemblez tellement, jeune homme, qu’il faut que vous soyez son fils.

— Monsieur, mon père aurait désiré que son grand âge lui eût permis de venir lui-même vous présenter ses respects.

— Messieurs, dit Coligny après avoir lu la lettre et se tournant vers les personnes qui l’entouraient, je vous présente le fils du baron de Mergy, qui a fait plus de deux cents lieues pour être des nôtres. Il paraît que nous ne manquerons pas de volontaires pour la Flandre. Messieurs, je vous demande votre amitié pour ce jeune homme ; vous avez tous la plus haute estime pour son père.

Aussitôt Mergy reçut à la fois vingt accolades et autant d’offres de service.

— Avez-vous déjà fait la guerre, Bernard, mon ami ? demanda l’Amiral. Avez-vous jamais entendu le bruit des arquebusades ?

Mergy répondit en rougissant qu’il n’avait pas encore eu le bonheur de combattre pour la religion.

— Félicitez-vous plutôt, jeune homme, de n’avoir pas été forcé de répandre le sang de vos concitoyens, dit Coligny d’un ton grave ; grâce à Dieu, ajouta-t-il avec un soupir, la guerre civile est terminée ! la religion respire, et, plus heureux que nous, vous ne tirerez votre épée que contre les ennemis de votre roi et de votre patrie.

Puis, mettant la main sur l’épaule du jeune homme :

— J’en suis sûr, vous ne démentirez pas le sang dont vous sortez. Selon l’intention de votre père, vous servirez d’abord avec mes gentilshommes ; et quand nous rencontrerons les Espagnols, prenez-leur un étendard, et aussitôt vous aurez une cornette dans mon régiment.

— Je vous jure, s’écria Mergy d’un ton résolu, qu’à la première rencontre je serai cornette, ou bien mon père n’aura plus de fils !

— Bien, mon brave garçon, tu parles comme parlait ton père.

Puis il appela son intendant.

— Voici mon intendant maître Samuel ; et, si tu as besoin d’argent pour t’équiper, tu t’adresseras à lui.

L’intendant s’inclina devant Mergy, qui se hâta de faire ses remerciements et de refuser.

— Mon père et mon frère, dit-il, pourvoient amplement à mon entretien.

— Votre frère ?… C’est le capitaine George Mergy qui, depuis les premières guerres, a abjuré sa religion ?

Mergy baissa tristement la tête ; ses lèvres remuèrent, mais on n’entendit pas sa réponse.

— C’est un brave soldat, continua l’Amiral ; mais qu’est-ce que le courage sans la crainte de Dieu ? Jeune homme, vous avez dans votre famille un modèle à suivre et un exemple à éviter.

— Je tâcherai d’imiter les actions glorieuses de mon frère… et non son changement.

— Allons, Bernard, venez me voir souvent, et faites état de moi comme d’un ami. Vous n’êtes pas ici en trop bon lieu pour les mœurs, mais j’espère vous en tirer bientôt pour vous mener là où il y aura de la gloire à gagner.

Mergy s’inclina respectueusement et se retira dans le cercle qui entourait l’Amiral.

— Messieurs, dit Coligny reprenant la conversation que l’arrivée de Mergy avait interrompue, je reçois de tous côtés de bonnes nouvelles. Les assassins de Rouen ont été punis…

— Ceux de Toulouse ne le sont point, dit un vieux ministre à la physionomie sombre et fanatique.

— Vous vous trompez, Monsieur. La nouvelle m’en est parvenue à l’instant. De plus, la chambre mi-partie est déjà établie à Toulouse. Chaque jour Sa Majesté nous prouve que la justice est la même pour tous.

Le vieux ministre secoua la tête d’un air incrédule.

Un vieillard à barbe blanche, et vêtu de velours noir, s’écria :

— Sa justice est la même, oui ! les Châtillon, les Montmorency et les Guise tous ensemble, Charles et sa digne mère voudraient les abattre tous d’un seul coup.

— Parlez plus respectueusement du roi, Mr de Bonissan, dit Coligny d’un ton sévère. Oublions, oublions enfin de vieilles rancunes. Que l’on ne dise pas que les catholiques pratiquent mieux que nous le divin précepte de l’oubli des injures.

— Par les os de mon père ! cela leur est plus facile qu’à nous, murmura Bonissan. Vingt-trois de mes proches martyrisés ne sortent pas si aisément de ma mémoire.

Il parlait ainsi avec aigreur, quand un vieillard fort cassé, d’une mine repoussante, et enveloppé dans un manteau gris tout usé, entra dans la galerie, fendit la presse et remit un papier cacheté à Coligny.

— Qui êtes-vous ? demanda celui-ci sans rompre le cachet.

— Un de vos amis, répondit le vieillard d’une voix rauque.

Et il sortit sur-le-champ.

— J’ai vu cet homme sortir ce matin de l’hôtel de Guise, dit un gentilhomme.

— C’est un magicien, dit un autre.

— Un empoisonneur, dit un troisième.

— Le duc de Guise l’envoie pour empoisonner Mr l’Amiral.

— M’empoisonner, dit l’Amiral en haussant les épaules, m’empoisonner dans une lettre !

— Rappelez-vous les gants de la reine de Navarre  ! s’écria Bonissan.

— Je ne crois pas plus au poison des gants qu’au poison de la lettre ; mais je crois que le duc de Guise ne peut commettre une lâcheté !

Il allait ouvrir la lettre, quand Bonissan se jeta sur lui et lui saisit les mains en s’écriant :

— Ne la décachetez pas, ou vous allez respirer un venin mortel !

Tous les assistants se pressèrent autour de l’Amiral, qui faisait quelques efforts pour se débarrasser de Bonissan.

— Je vois sortir une vapeur noire de la lettre ! s’écria une voix.

— Jetez-la ! jetez-la ! fut le cri général.

— Laissez-moi, fous que vous êtes, disait l’Amiral en se débattant.

Dans l’espèce de lutte qu’il avait à soutenir, le papier tomba sur le plancher.

— Samuel, mon ami ! s’écria Bonissan, montrez-vous bon serviteur. Ouvrez-moi ce paquet, et ne le rendez à votre maître qu’après vous être assuré qu’il ne contient rien de suspect.

La commission n’était pas du goût de l’intendant. Sans balancer, Mergy ramassa la lettre et en rompit le cachet. Aussitôt il se trouva fort à l’aise au centre d’un cercle vide, chacun s’étant reculé comme si une mine allait éclater au milieu de l’appartement : pourtant nulle vapeur maligne ne sortit : personne même n’éternua. Un papier assez sale, avec quelques lignes d’écriture, était tout ce que contenait cette enveloppe si redoutée.

Les mêmes personnes qui avaient été les premières à s’écarter furent aussi les premières à se rapprocher en riant, aussitôt que toute apparence de danger eut disparu.

— Que signifie cette impertinence ? s’écria Coligny avec colère, et se débarrassant enfin de l’étreinte de Bonissan : ouvrir une lettre qui m’est adressée !

— Monsieur l’Amiral, si par hasard ce papier eût contenu quelque poison assez subtil pour vous tuer par la respiration, il eût mieux valu qu’un jeune homme comme moi en fût victime, que vous, dont l’existence est si précieuse pour la religion.

Un murmure d’admiration s’éleva autour de lui. Coligny lui serra la main avec attendrissement, et après un moment de silence :

— Puisque tu as tant fait que de décacheter cette lettre, dit-il avec bonté, lis-nous ce qu’elle contient.

Mergy lut aussitôt ce qui suit :

« Le ciel est éclairé à l’occident de lueurs sanglantes. Des étoiles ont disparu dans le firmament, et des épées enflammées ont été vues dans les airs. Il faut être aveugle pour ne pas comprendre ce que ces signes présagent. Gaspard ! ceins ton épée, chausse tes éperons, ou bien dans peu de jours les geais se repaîtront de ta chair. »

— Il désigne les Guises par ces geais, dit Bonissan ; le nom d’un oiseau est mis là au lieu de la lettre qui se prononce de même.

L’Amiral leva les épaules avec dédain, et tout le monde garda le silence ; mais il était évident que la prophétie avait fait une certaine impression sur l’assemblée.

— Que de gens à Paris qui s’occupent de sottises ! dit froidement Coligny. Ne dit-on pas qu’il y a près de dix mille coquins à Paris qui ne vivent d’autres métiers que de celui de prédire l’avenir ?

— L’avis, tel qu’il est, n’est pas à mépriser, dit un capitaine d’infanterie. Le duc de Guise a dit assez publiquement qu’il ne dormirait tranquille que lorsqu’il vous aurait donné de l’épée dans le ventre.

— Il est si facile à un assassin de pénétrer jusqu’à vous ! ajouta Bonissan. À votre place, je n’irais au Louvre que cuirassé.

— Allez, mon camarade, répondit l’Amiral, ce n’est pas à de vieux soldats comme nous que s’adressent les assassins. Ils ont plus peur de nous que nous d’eux.

Il s’entretint alors pendant quelque temps de la campagne de Flandre et des affaires de la religion. Plusieurs personnes lui remirent des placets pour les présenter au roi ; il les recevait tous avec bonté, adressant à chaque solliciteur des paroles affables. Dix heures sonnèrent, et il demanda son chapeau et ses gants pour se rendre au Louvre. Quelques-uns des assistants prirent alors congé de lui : un grand nombre le suivit pour lui servir de cortège et de garde à la fois.

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