§ 1er.

Le peu que nous savons des vieilles religions de l'Irlande nous est arrivé altéré, sans doute, par le plus impur mélange de fables rabbiniques, d'interpolations alexandrines, et peut-être dénaturé encore par les explications chimériques des critiques modernes. Toutefois, en quelle défiance qu'on doive être, il est impossible de repousser l'étonnante analogie que présentent les noms des dieux de l'Irlande (Axire, Axcearas, Coismaol, Cabur), avec les Cabires de Phénicie et de Samothrace (Axieros, Axiokersos, Casmilos, Cabeiros). Baal se retrouve également comme Dieu suprême en Phénicie et en Irlande. L'analogie n'est pas moins frappante avec plusieurs des dieux égyptiens et étrusques. Æsar, dieu en étrusque (d'où Cæsar), c'est en irlandais le Dieu qui allume le feu[41]. Le feu (p. 69) allumé, c'est Moloch. L'Axire irlandais, eau, terre, nuit, lune, s'appelle en même temps Ith (prononcez Iz comme Isis), Anu Mathar, Ops et Sibhol (comme Magna Mater, Ops et Cybèle). Jusqu'ici c'est la nature potentielle, la nature non fécondée: après une suite de transformations, elle devient, comme en Égypte, Neith-Nath, dieu-déesse de la guerre, de la sagesse et de l'intelligence, etc.

M. Adolphe Pictet établit pour base de la religion primitive de l'Irlande le culte des Cabires, puissances primitives, commencement d'une série ou progression ascendante, qui s'élève jusqu'au Dieu suprême, Beal. C'est donc l'opposé direct d'un système d'émanation.

«D'une dualité primitive, constituant la force fondamentale de l'univers, s'élève une double progression de puissances cosmiques, qui, après s'être croisées par une transition mutuelle, viennent toutes se réunir dans une unité suprême comme en leur principe essentiel. Tel est, en peu de mots, le caractère distinctif de la doctrine mythologique des anciens Irlandais, tel est le résumé de tout notre travail.» Cette conclusion est presque identique à celle qu'a obtenue Schelling à la suite de ses recherches sur les Cabires de Samothrace. «La doctrine des Cabires, dit-il, était un système qui s'élevait des divinités inférieures, représentant les puissances de la nature, jusqu'à un Dieu supra-mondain qui les dominait toutes;» et dans un autre endroit: «La doctrine des Cabires, dans son sens le plus profond, était l'exposition de la marche ascendante par laquelle la vie se développe dans une progression successive, l'exposition de la magie universelle, de la théurgie permanente qui manifeste sans cesse ce qui, de sa nature, est supérieur au monde réel, et fait apparaître ce qui est invisible.

«Cette presque identité est d'autant plus frappante que les résultats ont été obtenus par deux voies diverses. Partout je me suis appuyé sur la langue et les traditions irlandaises, et je n'ai rapporté les étymologies et les faits présentés par Schelling, que comme des analogies curieuses, non pas comme des preuves. Les noms d'Axire, d'Axcearas, de Coismaol et de Cabur, se sont expliqués dans l'irlandais, comme l'ont été par l'hébreu les noms d'Axieros, d'Axiokersos, de Casmilos et de Kabeiros. Qui ne reconnaîtrait là une connexion évidente?

«D'ailleurs Strabon parle expressément de l'analogie du culte (p. 70) de Samothrace avec celui de l'Irlande. Il dit d'après Artémidore, qui écrivait cent ans avant notre ère: Οτι φασὶν εῖς νῆσον προς τῇ Βρεττανικῇ, καθ' ῆν ὁμοῖα τοῖς ἐν Ξαμοθράκῇ περὶ τὴν Δήμηθραν καὶ τὴν Κόρην ἱεροποῖειται. (Ed. Casaubon, IV, p. 137.) On cite encore un passage de Denys le Periegète, mais plus vague et peu concluant (v. 365).

«Celui en qui ce système trouve son unité, c'est Samhan le mauvais esprit (Satan), l'image du soleil (littéralement Samhan), le juge des âmes, qui les punit en les renvoyant sur la terre ou en les envoyant en enfer. Il est le maître de la mort (Bal-Sab). C'était la veille du 1er novembre qu'il jugeait les âmes de ceux qui étaient morts dans l'année: ce jour s'appelle encore aujourd'hui la nuit de Samhan (Beaufort et Vallancey, Collectanea de rebus hibernicis, t. IV, p. 83).—C'est le Cadmilos ou Kasmilos de Samothrace, ou le Camillus des Étrusques, le serviteur (coismaol, cadmaol, signifie en irlandais serviteur). Samhan est donc le centre d'association des Cabires (sam, sum, cum, indiquent l'union en une foule de langues). On lit dans un ancien Glossaire irlandais: «Samhandraoic, eadhon Cabur, la magie de Samhan, c'est-à-dire Cabur,» et il ajoute pour explication: «Association mutuelle.» Cabur, associé; comme en hébreu, Chaberim; les Consentes étrusques (de même encore Kibir, Kbir signifie Diable dans le dialecte maltais, débris de la langue punique. Creuzer, Symbolique, II, 286-8). Le système cabirique irlandais trouvait encore un symbole dans l'harmonie des révolutions célestes. Les astres étaient appelés Cabara. Selon Bullet, les Basques appelaient les sept planètes Capirioa (?) Le nom des constellations signifiait en même temps intelligence et musique, mélodie. Rimmin, rinmin, avaient le sens de soleil, lune, étoiles; rimham veut dire compter; rimh, nombre (en grec, ῥυθμος; en français, rime, etc.).

«Il semble que la hiérarchie des druides eux-mêmes composait une véritable association cabirique, image de leur système religieux.

«Le chef des druides était appelé Coibhi [42]. Ce nom, qui s'est (p. 71) conservé dans quelques expressions proverbiales des Gaëls de l'Écosse, se lie encore à celui de Cabire. Chez les Gallois, les druides étaient nommés Cowydd [43]. Celui qui recevait l'initiation prenait le titre de Caw, associé, cabire, et Bardd caw signifiait un barde gradué (Davies, Myth., 165. Owen, Welsh dict.). Parmi les îles de Scilly, celle de Trescaw portait autrefois le nom d'Innis Caw, île de l'association; et on y trouve des restes de monuments druidiques (Davies). À Samothrace, l'initié était aussi reçu comme Cabire dans l'association des dieux supérieurs, et il devenait lui-même un anneau de la chaîne magique (Schelling, Samothr. Gottesd., p. 40).

«La danse mystique des druides avait certainement quelque rapport à la doctrine cabirique et au système des nombres. Un passage curieux d'un poëte gallois, Cynddelw, cité par Davies, p. 16, d'après l'Archéologie de Galles, nous montre druides et bardes se mouvant rapidement en cercles et en nombres impairs, comme les astres dans leur course, en célébrant le conducteur. Cette expression de nombres impairs nous montre que les danses druidiques étaient, comme le temple circulaire, un symbole de la doctrine fondamentale, et que le même système de nombres y était observé. En effet, le poëte gallois, dans un autre endroit, donne au monument druidique le nom de Sanctuaire du nombre impair.

«Peut-être chaque divinité de la chaîne cabirique avait-elle, parmi les druides, son prêtre et son représentant. Nous avons vu déjà, chez les Irlandais, le prêtre adopter le nom du dieu qu'il servait; et, chez les Gallois, le chef des druides semble avoir été considéré comme le représentant du Dieu suprême (Jamieson, Hist. of the Culdees, p. 29). La hiérarchie druidique aurait été ainsi une image microcosmique de la hiérarchie de l'univers, comme dans les mystères de Samothrace et d'Éleusis...

«Nous savons que les Caburs étaient adorés dans les cavernes (p. 72) et l'obscurité, tandis que les feux en l'honneur de Beal étaient allumés sur le sommet des montagnes. Cet usage s'explique par la doctrine abstraite:

«Le monde cabirique, en effet, dans son isolement du grand principe de lumière, n'est plus que la force ténébreuse, que l'obscure matière de toute réalité. Il constitue comme la base ou la racine de l'univers, par opposition à la suprême intelligence, qui en est comme le sommet. C'était sans doute par suite d'une manière de voir analogue que les cérémonies du culte des Cabires, à Samothrace, n'étaient célébrées que pendant la nuit.»

On peut ajouter à ces inductions de M. Pictet que, suivant une tradition des montagnards d'Écosse, les druides travaillaient la nuit et se reposaient le jour (Logan, II, 351).

Le culte de Beal, au contraire, se célébrait par des feux allumés sur les montagnes. Ce culte a laissé des traces profondes dans les traditions populaires (Tolland, XIe lettre, p. 101). Les druides allumaient des feux sur les cairn, la veille du 1er mai, en l'honneur de Beal, Bealan (le soleil). Ce jour garde encore aujourd'hui en Irlande le nom de la Bealteine, c'est-à-dire le jour du feu de Beal. Près de Londonderry, un cairn placé en face d'un autre cairn s'appelle Bealteine.—Logan, II, 326. Ce ne fut qu'en 1220 que l'archevêque de Dublin éteignit le feu perpétuel qui était entretenu dans une petite chapelle près de l'église de Kildare, mais il fut rallumé bientôt et continua de brûler jusqu'à la suppression des monastères (Archdall's mon. Hib. apud Anth. Hib., III, 240). Ce feu était entretenu par des vierges, souvent de qualité, appelées filles du feu (inghean an dagha), ou gardiennes du feu (breochuidh), ce qui les a fait confondre avec les nonnes de sainte Brigitte.

Un rédacteur du Gentleman's Magazine, 1795, dit: Que se trouvant en Irlande la veille de la Saint-Jean, on lui dit qu'il verrait à minuit allumer les feux en l'honneur du soleil. Riches décrit ainsi les préparatifs de la fête: «What watching, what vattling, what tinkling upon pannes and candlesticks, what strewing of hearbes, what clamors, and other ceremonies are used.»

Spenser dit qu'en allumant le feu, l'Irlandais fait toujours une prière. À Newcastle, les cuisiniers allument les feux de joie à la Saint-Jean. À Londres et ailleurs, les ramoneurs font des danses et des processions en habits grotesques. Les montagnards d'Écosse (p. 73) passaient par le feu en l'honneur de Beal, et croyaient un devoir religieux de marcher en portant du feu autour de leurs troupeaux et de leurs champs.—Logan, II, 364. Encore aujourd'hui, les montagnards écossais font passer l'enfant au-dessus du feu, quelquefois dans une sorte de poche, où ils ont mis du pain et du fromage. (On dit que dans les montagnes on baptisait quelquefois un enfant sur une large épée. De même en Irlande, la mère faisait baiser à son enfant nouveau-né la pointe d'une épée. Logan, I, 122.)—Id. I, 123. Les Calédoniens brûlaient les criminels entre deux feux; de là le proverbe: «Il est entre les deux flammes de Bheil.»—Ibid., 140. L'usage de faire courir la croix de feu subsistait encore en 1745; elle parcourut dans un canton trente-six milles en trois heures. Le chef tuait une chèvre de sa propre épée, trempait dans le sang les bouts d'une croix de bois demi-brûlée, et la donnait avec l'indication du lieu de ralliement à un homme du clan, qui courait la passer à un autre. Ce symbole menaçait du fer et du feu ceux qui n'iraient pas au rendez-vous.—Caumont, I, 154: Suivant une tradition, on allumait autrefois, dans certaines circonstances, des feux sur les tumuli, près de Jobourg (départem. de la Manche).—Logan, II, 64. Pour détruire les sortiléges qui frappent les animaux, les personnes qui ont le pouvoir de les détruire sont chargées d'allumer le Needfire; dans une île ou sur une petite rivière ou lac, on élève une cabane circulaire de pierres ou de gazon, sur laquelle on place un soliveau de bouleau; au centre est un poteau engagé par le haut dans cette pièce de bouleau; ce poteau perpendiculaire est tourné dans un bois horizontal au moyen de quatre bras de bois. Des hommes, qui ont soin de ne porter sur eux aucun métal, tournent le poteau, tandis que d'autres, au moyen de coins, le serrent contre le bois horizontal qui porte les bras, de manière qu'il s'enflamme par le frottement; alors on éteint tout autre feu. Ceux qu'on a obtenus de cette manière passent pour sacrés, et on en approche successivement les bestiaux.

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