La pierre fut sans doute à la fois l'autel et le symbole de la Divinité. Le nom même de Cromleach (ou dolmen) signifie pierre de Crom, le Dieu suprême (Pictet, p. 129). On ornait souvent le Cromleach de lames d'or, d'argent ou de cuivre, par exemple le Crum-Cruach d'Irlande, dans le district de Bresin, comté de Cavan (Tolland's Letters, p. 133).—Le nombre de pierres qui composent les enceintes druidiques est toujours un nombre mystérieux et sacré: jamais moins de douze, quelquefois dix-neuf, trente, soixante. Ces nombres coïncident avec ceux des Dieux. Au milieu du cercle, quelquefois au dehors, s'élève une pierre plus grande, qui a pu représenter le Dieu suprême (Pictet, p. 134).—Enfin, à ces pierres étaient attachées des vertus magiques, comme on le voit par le fameux passage de Geoffroy de Montmouth (l. V). Aurelius consulte Merlin sur le monument qu'il faut donner à ceux qui ont péri par la trahison d'Hengist?...—«Choream gigantum[152], ex Hibernia adduci jubeas... Ne moveas, domine rex, vanum risum. Mystici sunt lapides, et ad diversa medicamina salubres, gigantesque olim asportaverunt eos ex ultimis finibus Africæ... Erat autem causa ut balnea intra illos conficerent, cum infirmitate gravarentur. Lavabant namque lapides et intra balnea diffundebant, unde ægroti curabantur; miscebant etiam cum herbarum infectionibus, unde vulnerati sanabantur. Non est ibi lapis qui medicamento careat.» Après (p. 174) un combat, les pierres sont enlevées par Merlin. Lorsqu'on cherche partout Merlin, on ne le trouve que «ad fontem Galabas, quem solitus fuerat frequentare.» Il semble lui-même un de ces géants médecins.
On a cru trouver sur les monuments celtiques quelques traces de lettres ou de signes magiques. À Saint-Sulpice-sur-Rille, près de Laigle, on remarque, sur l'un des supports de la table d'un dolmen, trois petits croissants gravés en creux et disposés en triangle. Près de Lok-Maria-Ker, il existe un dolmen dont la table est couverte, à sa surface intérieure, d'excavations rondes disposées symétriquement en cercles. Une autre pierre porte trois signes assez semblables à des spirales. Dans la caverne de New-Grange (près Drogheda, comté de Meath. voy. les Collect. de reb. hib. II, p. 161, etc.), se trouvent des caractères symboliques et leur explication en ogham. Le symbole est une ligne spirale répétée trois fois. L'inscription en ogham se traduit par A É, c'est-à-dire le Lui, c'est-à-dire le Dieu sans nom, l'être ineffable (?). Dans la caverne, il y a trois autels (Pictet, p. 132). En Écosse, on trouve un assez grand nombre de pierres ainsi couvertes de ciselures diverses. Quelques traditions enfin doivent appeler l'attention sur ces hiéroglyphes grossiers et à peu près inintelligibles: les Triades disent que sur les pierres de Gwiddon-Ganhebon «on pouvait lire les arts et les sciences du monde;» l'astronome Gwydion ap Don fut enterré à Caernarvon «sous une pierre d'énigmes.» Dans le pays de Galles on trouve sur les pierres certains signes, qui semblent représenter tantôt une petite figure d'animal, tantôt des arbres entrelacés. Cette dernière circonstance semblerait rattacher le culte des pierres à celui des arbres. D'ailleurs l'Ogham ou Ogum, alphabet secret des druides, consistait en rameaux de divers arbres et assez analogues aux caractères runiques. Telles sont les inscriptions placées sur un monument mentionné dans les chroniques d'Écosse, comme étant dans le bocage d'Aongus, sur une pierre du Cairn du vicaire, en Armagh, sur un monument de l'île d'Arran, et sur beaucoup d'autres en Écosse.—On a vu plus haut que les pierres servaient quelquefois à la divination. Nous rapporterons à ce sujet un passage important de Talliesin. (N'ayant pas sous les yeux le texte gallois, je rapporte la traduction anglaise.) «I know the intent of the trees, I know which was decreed praise or disgrace, by the intention of the memorial trees of the sages,» and celebrates (p. 175) «the engagement of the sprigs of the trees, or of devices, and their battle with the learned.» He could «delineate the clementary trees and reeds,» and tells us when the sprigs «were marked in the small tablet of devices they uttered their voice.» (Logan, II, 388).
Les arbres sont employés encore symboliquement par les Welsh et les Gaëls; par exemple, le noisetier indique l'amour trahi. Le Calédonien Merlin (Talliesin est Cambrien) se plaint que «l'autorité des rameaux commence à être dédaignée.» Le mot irlandais aos, qui d'abord signifiait un arbre, s'appliquait à une personne lettrée: feadha, bois ou arbre, devient la désignation des prophètes, ou hommes sages. De même, en sanskrit, bôd'hi signifie le figuier indien, et le bouddiste, le sage.
Les monuments celtiques semblent n'avoir pas été consacrés exclusivement au culte. C'était sur une pierre qu'on élisait le chef de clan (Voy. p. 165, note 1). Les enceintes de pierres servaient de cours de justice. On en a trouvé des traces en Écosse, en Irlande, dans les îles du Nord (King, I, 147; Martin's Descr. of the Western isles), mais surtout en Suède et en Norwége. Les anciens poèmes erses nous apprennent, en effet, que les rites druidiques existaient parmi les Scandinaves, et que les druides bretons en obtinrent du secours dans le danger (Ossian's Cathlin, II, p. 216, not. édit. 1765, t. II; Warton, t. I).
Le plus vaste cercle druidique était celui d'Avebury ou Abury dans le Wiltshire. Il embrassait vingt-huit acres de terre entourés d'un fossé profond et d'un rempart de soixante-dix pieds. Un cercle extérieur, formé de cent pierres, enfermait deux autres cercles doubles extérieurs l'un à l'autre. Dans ceux-ci, la rangée extérieure contenait trente pierres, l'intérieure douze. Au centre de l'un des cercles étaient trois pierres, dans l'autre une pierre isolée; deux avenues de pierres conduisaient à tout le monument (Voy. O'Higgin's, Celtic druids).
Stonehenge, moins étendu, indiquait plus d'art. D'après Waltire, qui y campa plusieurs mois pour étudier (on a perdu les papiers de cet antiquaire enthousiaste, mais plein de sagacité et de profondeur), la rangée extérieure était de trente pierres droites; le tout, en y comprenant l'autel et les impostes, se montait à cent trente-neuf pierres. Les impostes étaient assurés par des tenons. Il n'y a pas d'autre exemple dans les pays celtiques du style trilithe (sauf deux à Holmstad et à Drenthiem).
(p. 176) Le monument de Classerness, dans l'île de Lewis, forme, au moyen de quatre avenues de pierres, une sorte de croix dont la tête est au sud, la rencontre des quatre branches est un petit cercle. Quelques-uns croient y reconnaître le temple hyperboréen dont parlent les anciens. Ératosthènes dit qu'Apollon cacha sa flèche là où se trouvait un temple ailé.
Je parlerai plus loin des alignements de Carnac et de Lok-Maria-Ker (tom II. Voyez aussi le Cours de M. de Caumont, p. 105).
Il est resté en France des traces nombreuses du culte des pierres, soit dans les noms de lieux, soit dans les traditions populaires:
1o On sait qu'on appelait pierre fiche ou fichée (en celtique, menhir, pierre longue, peulvan, pilier de pierre), ces pierres brutes que l'on trouve plantées simplement dans la terre comme des bornes. Plusieurs bourgs de France portent ce nom. Pierre-Fiche, à cinq lieues N.-E. de Mendes, en Gévaudan.—Pierre-Fiques, en Normandie, à une lieue de l'Océan, à trois de Montivilliers.—Pierrefitte, près Pont-l'Évêque.—Pierrefitte, à deux lieues N.-O d'Argentan.—Pierrefitte, à trois lieues de Falaise.—Pierrefitte, dans le Perche, diocèse de Chartres, à six lieues S. de Mortagne.—Idem, en Beauvoisis, à deux lieues N.-O. de Beauvais.—Idem, près Paris, à une demi-lieue N. de Saint-Denis.—Idem, en Lorraine, à quatre lieues de Bar.—Idem, en Lorraine, à trois lieues de Mirecourt.—Idem, en Sologne, à neuf lieues S.-E. d'Orléans.—Idem, en Berry, à trois lieues de Gien, à cinq de Sully.—Idem, en Languedoc, diocèse de Narbonne, à deux lieues et demie de Limoux.—Idem, dans la Marche, près Bourganeuf.—Idem, dans la Marche, près Guéret.—Idem, en Limousin, à six lieues de Brives.—Idem, en Forest, diocèse de Lyon, à quatre lieues de Roanne, etc.
2o À Colombiers, les jeunes filles qui désirent se marier doivent monter sur la pierre-levée, y déposer une pièce de monnaie, puis sauter de haut en bas. À Guérande, elles viennent déposer dans les fentes de la pierre des flocons de laine rose liés avec du clinquant. Au Croisic, les femmes ont longtemps célébré des danses autour d'une pierre druidique. En Anjou, ce sont les fées qui, descendant des montagnes en filant, ont apporté ces rocs dans leur tablier. En Irlande, plusieurs dolmen sont encore (p. 177) appelés les lits des amants: la fille d'un roi s'était enfuie avec son amant; poursuivie par son père, elle errait de village en village, et tous les soirs ses hôtes lui dressaient un lit sur la roche, etc., etc.