Chapitre I er Henri VI et Charles VII. — Discordes de l’Angleterre, réconciliation des princes français. — État de la France. (1431-1440)

La mort de la Pucelle était, dans l’opinion des Anglais, le salut du roi. Warwick disait, quand il crut qu’elle échapperait : « Le roi va mal, la fille ne sera pas brûlée. » Et encore : « Le roi l’a achetée cher ; il ne voudrait pour rien au monde qu’elle mourut de mort naturelle. »

Ce roi qui, disait-on, ne pouvait vivre que par la mort de la jeune fille, qui voulait qu’elle pérît, c’était lui-même un tout jeune enfant de neuf ans, innocente et malheureuse créature, déjà marquée pour l’expiation... Pâle effigie de la France mourante, il se trouvait, par la malice du sort ou la justice de Dieu, placé dans le trône d’Henri V, afin qu’en réalité ce trône restât vide et que pendant un demi-siècle l’Angleterre n’eut ni roi ni loi.

p162 La sagesse anglaise s’était jouée elle-même ; elle s’était chargée de rendre la France sage, et c’est elle qui devint folle. Par la victoire, la conquête et le mariage forcé, l’Angleterre réussit à se donner un Charles VI. Conçu dans la haine, enfanté dans les larmes, peut-être à sa naissance regardé de travers par sa mère elle-même , le triste enfant vint au monde sous de fâcheux auspices et pauvrement doué. C’était du reste un enfant bon et doux ; avec de la douceur, il pouvait se faire que l’on tirât quelque parti de cette faible nature, mais il aurait fallu la patience de l’Amour et les tempéraments de la Grâce. L’esprit anglais est celui de la Loi. Le formalisme, la roideur, le cant, étaient déjà ce qu’ils sont aujourd’hui. Combien plus, sous un gouvernement de prêtres politiques, sortis pour la plupart de la scolastique, du pédantisme, et qui gouvernaient d’une même férule le roi et le royaume !... Scolastique et Politique, dures nourrices pour le pauvre enfant !... Le gouverneur, l’homme d’exécution pour cette discipline, ce fut le violent Warwick. Tour à tour gouverneur et geôlier, il fut choisi, nous l’avons dit, comme l’honnête homme du temps ; brave, dur et dévot, il se faisait fort de former son élève sur le patron voulu, de le corriger et le châtier ... Il travailla si bien sur le patient, il amenda et émonda si consciencieusement qu’il ne resta plus p163 rien... Rien de l’homme, encore moins du roi, une ombre à peine, quelque chose de passif et d’inoffensif, une âme prête pour l’autre monde... Un tel roi fit l’humiliation, la rage des Anglais ; ils trouvèrent que le saint n’était bon qu’à faire un martyr ; les durs raisonneurs n’ont jamais senti ce qu’il y a de Dieu en l’innocent, tout au moins de touchant dans le simple d’esprit.

Le martyre commença par le couronnement, par la riche moisson de malédictions qu’on lui fit recueillir dans les deux royaumes. Après avoir attendu neuf mois à Calais que les routes fussent moins dangereuses , il fut enfin amené à Paris, en décembre, au cœur de l’hiver. C’était le temps des grandes souffrances du peuple ; la cherté des vivres était extrême ; la misère et la dépopulation telles que le régent fut obligé de défendre de brûler les maisons abandonnées.

Ce prétendu sacre du roi de France fut tout anglais. D’abord, point de Français dans le cortège, sauf Cauchon et quelques évêques qui suivaient le cardinal Winchester. Nul prince du sang de France, sinon en comédie , un faux duc de Bourgogne, un faux comte de Nevers. La grand’mère ne paraît pas avoir été invitée ; on lui laissa à peine entrevoir son petit-fils dans une solennelle et cérémonieuse visite. Il semblait p164 politique de gagner la ville, de laisser officier l’évêque de Paris dans sa cathédrale. Mais le cardinal anglais, qui payait les frais du sacre , voulut aussi en avoir l’honneur. Il officia pontificalement à Notre-Dame, prit et mania la couronne de France, et la mit sur la tête de l’enfant à genoux . Au grand scandale du chapitre, tout se fit selon les rites anglais . C’était le droit du sacre pour les chanoines de garder le vase de vermeil qui contenait le vin ; le officiers du roi soutinrent que ce vase leur revenait.

Les grands corps ne furent point ménagés. Le Parlement zélé qui avait banni Charles VII, l’Université dont les docteurs jugeaient la Pucelle, les échevins enfin, ils virent tous au banquet royal le cas que faisaient d’eux leurs bons amis les Anglais. Magistrats et docteurs, arrivant dans la majesté de leurs robes fourrées, vermeilles ou cramoisies, ils restèrent dans la boue, à la porte du Palais, sans trouver personne pour les introduire. Sils parvinrent à entrer, ce fut en traversant à grand’peine le sale populaire, la foule malhonnête et méchante qui les poussait, les faisait tomber ; les filous ramassaient... Arrivés dans la salle, à la Table de marbre, ils ne trouvèrent point de places, sinon parmi les savetiers, les maçons, déjà attablés. Aux joutes, les hérauts n’eurent pas la peine de crier Largesse ! Les gens s’en allèrent les mains vides : p165 « Nous en aurions eu davantage, disaient-ils furieux, au mariage d’un orfèvre . » Encore, s’il y eût eu une légère baisse de taille ; point de baisse. On ne fit même pas la grâce économique de mettre dehors un prisonnier.

Et pourtant, il faut le dire, quand ils le voulaient bien, les Anglais savaient dépenser. Ils avaient fait, peu d’années auparavant, un immense gala que la ville paya par une taille établie tout exprès. La gloutonnerie de cette gent vorace  faisait l’étonnement de la foule affamée et béante. Dans un de leurs repas, le chroniqueur compte, outre les bœufs et les moutons, huit cents plats de menue viande ; en une fois, ils burent quarante muids .

Le jeune roi fut ramené par Rouen, logé au château, non loin de la Pucelle, le roi près de la prisonnière, sans que celle-ci en fût mieux traitée. Dans les temps vraiment chrétiens, ce voisinage seul eût sauvé l’accusée. On eût craint que si la grâce du roi ne s’étendait sur elle, elle n’étendit sur lui son malheur.

Il lui fallait recevoir encore une couronne à Londres. L’entrée royale fut pompeuse, mais grave, tout empreinte d’un caractère théologique et pédagogique ; les divertissements furent des moralités, propres à former l’esprit et le cœur d’un jeune prince chrétien. L’enfant royal entendit au pont de Londres une ballade chantée par les sept dons de la Grâce ; plus loin, il vit les sept Sciences avec la Sagesse, puis la figure p166 d’un roi entre deux dames, Vérité et Mercie. Harangué par la Pureté, il trouva sur son passage les trois fontaines de Générosité, de Grâce et de Mercie, qui, il est vrai, ne coulaient point . Au banquet royal, il fut régalé de ballades orthodoxes, à la gloire d’Henri V et de Sigismond qui punirent Oldcastle et Jean Huss, et enseignèrent la crainte de Dieu. Pour que rien ne manquât à la réjouissance, on brûla un homme à Smithfield .

Il y avait bien des choses, et trop claires, dans la sinistre comédie du couronnement. Qui eût su voir eût déjà vu la guerre civile parmi le cérémonial de religion et de paix. Ces pieux personnages qui siégeaient autour de leur royal pupille en leurs pacifiques robes violettes, ces loyaux barons qui venaient, Glocester en tête, rendre hommage avec leur livery  , c’étaient deux partis, deux armées qui déjà se mesuraient des yeux. Les uns et les autres apportaient même pensée à l’autel, une pensée homicide. Les moyens seulement devaient différer.

Glocester et les barons, bouffis d’orgueil et de violence, devaient conspirer à grand bruit. A les entendre, sans les prêtres, ils auraient déjà conquis la France. Les évêques avaient tant peur de payer un schelling, p167 qu’en 1430 ils avaient proposé de démolir les places fortes, dont l’entretien était trop coûteux. N’était-ce pas une haute trahison ?... Voilà pourquoi sans doute ils fermaient le conseil à lord Glocester, au roi même. Leur effronterie allait jusqu’à envoyer au Parlement, comme membres des Communes, des gens qui n’avaient pas été élus... Glocester couronnait ces accusations par une terrible histoire. Son frère Henri V lui avait conté qu’une nuit qu’il couchait à Winchester, son chien jappa, et l’on trouva un homme caché sous un tapis ; l’homme avoua que Winchester l’avait chargé de tuer le roi  ; mais on ne voulut pas donner suite à la chose, il fut noyé dans la Tamise.

De son côté, Winchester avait beau jeu pour récriminer. Tout le monde savait, voyait les fureurs de Glocester : prises d’armes dans la Cité, coup de main pour forcer la Tour, son mariage improvisé, et sa folle guerre contre l’allié de l’Angleterre pour se faire un État à lui. Ce violent et dissolu Glocester avait osé épouser publiquement deux femmes ; les chastes ladies de Londres avaient tellement souffert en leur délicatesse de cet énorme scandale, qu’elles en portèrent plainte au Parlement . La seconde femme était d’une famille alliée au fameux hérétique Oldcastle ; c’était une Lenoma Cobhar, belle, méchante, qui n’avait que trop d’esprit, et qui, après je ne sais combien d’aventures, n’en avait pas moins ensorcelé le duc, au point de s’en faire épouser. Cette femme p168 avait une cour de gens suspects, faiseurs de vers satiriques, alchimistes, astrologues. Enfermée avec eux, que pouvait-elle faire, sinon travailler contre l’Église, lire aux astres la mort de ses ennemis, ou la hâter par des poisons ou des sorts ?... Il y avait là bonne et riche matière aux procès ecclésiastiques. En 1432, Winchester, revenant de l’exécution de Rouen, crut pouvoir répéter la même scène, à Londres. Il fit prendre une sorcière, nommée Margery, qui devait être attachée à la duchesse de Glocester  ; il la fit examiner à Windsor même, au château royal ; mais quelque bonne volonté qu’on y mît, la Margery fut trop habile, il n’y eut pas moyen d’en rien tirer ; il fallut attendre.

Glocester à son tour, voyant Winchester parti pour le concile, crut avoir tout gagné ; il fit arrêter à l’embarquement l’argent du cardinal. Un déficit énorme fut avoué dans le Parlement. Les Communes, effrayées, appelèrent au gouvernement du royaume, non Glocester qui s’y attendait, mais son frère, le régent de France. Ce qui peint la nation, c’est que Bedford, pour première question, demanda quel traitement lui serait alloué... Le silence fut général.

Que le gouvernement fût entre les mains de Winchester ou de Bedford, les affaires ne pouvaient qu’aller mal. C’était justement l’époque où le faible lien qui attachait encore le duc de Bourgogne aux Anglais achevait de se rompre. Sa sœur, femme de Bedford, mourut cette année.

p169 Cette alliance n’avait jamais été solide ni sûre. Le duc de Bourgogne avait dans ses archives un gage touchant de l’amitié anglaise, savoir : les lettres secrètes de Glocester et de Bedford, où les deux princes agitaient ensemble les moyens de l’arrêter ou de le tuer. Bedford, beau-frère du de Bourgogne, opinait pour le dernier parti, sauf la difficulté de la chose .

Les variations de cette orageuse alliance feraient toute une histoire. D’abord Henri V, outre l’argent qu’il donna au duc pour l’attirer dans son parti, semblait lui avoir fait espérer de grands avantages. Mais, bien loin de lui faire part dans leurs acquisitions, les Anglais essayèrent de prendre l’héritage de Hollande et de Hainaut, qu’il regardait comme sien. Dans leurs succès, ils lui tournaient le dos ou tâchaient de lui nuire ; dès qu’ils avaient besoin de lui, les dogues revenaient rampants.

Après leur équipée de Hainaut, serrés de près par Charles VII, ils apaisèrent le duc en lui engageant Péronne et Tournai, puis Bar, Auxerre et Mâcon. En 1429, ils refusèrent de remettre Orléans entre ses mains. Orléans pris et Charles VII marchant sur Reims, ils se jetèrent dans les bras du beau-frère, lui engagèrent Meaux et firent semblant de lui confier Paris. Lorsqu’ils eurent la Pucelle, et que leur roi fut sacré, ils firent acte de souveraineté en Flandre , écrivant aux Gantais et leur offrant protection.

Le duc de Bourgogne n’avait jamais eu grande p170 raison d’aimer les Anglais, et il n’en avait plus de les craindre. Leur guerre en France devenait ridicule. Dunois leur prit Chartres, pendant que la garnison anglaise était au sermon. Ils assiégeaient Lagny ; le régent en personne, le comte de Warwick, étaient venus et avaient fait brèche ; mais voyant sur la brèche, déjà ouverte et praticable, les assiégés qui leur montraient les dents, ils crurent prudent de laisser là ces enragés et ils revinrent à Paris la veille de Pâques, « apparemment pour se confesser  ».

Les Parisiens, réjouis de cette retraite de Bedford, ne s’amusèrent pas moins de son mariage. Il épousait à cinquante ans une petite fille de dix-sept, « frisque, belle et gracieuse  », une fille du comte de Saint-Pol, d’un vassal du duc de Bourgogne, et cela brusquement, sournoisement, sans rien dire à son beau-frère. Le duc n’y eût pas consenti ; les Saint-Pol, élevés par lui  pour garder sa frontière, commençaient le rôle double qui devait les perdre ; ils donnaient pied aux Anglais chez le duc de Bourgogne.

Winchester comprenait mieux que, l’alliance de Bourgogne rompue, la guerre allait changer de face, qu’elle deviendrait bien autrement coûteuse et qu’infailliblement l’Église payerait les frais. On avait commencé par l’Église de France. On voulait lui faire rendre tous les dons pieux qu’elle avait reçus depuis soixante ans.

p171 Dans cette inquiétude, il s’entremit vivement pour la paix. Il obtint qu’une conférence aurait lieu entre Bedford et Philippe-le-Bon. Il parvint à faire avancer les deux ducs, l’un vers l’autre, jusqu’à Saint-Omer. Mais ce fut tout ; une fois dans la ville, ni l’un ni l’autre ne voulut faire la première démarche. Quoique Bedford dût bien voir que la France était perdue pour les Anglais, s’il ne regagnait le duc de Bourgogne, il resta ferme sur l’étiquette ; représentant du roi, il attendit la visite du vassal du roi, lequel ne bougea ; la rupture fut définitive.

Tout au contraire, la France se ralliait peu à peu. Le rapprochement fut surtout l’ouvrage de la maison d’Anjou. La vieille reine Yolande d’Anjou, belle-mère du roi, lui ramenait les Bretons ; de concert avec le connétable de Richemont, frère du duc de Bretagne, elle chassa le favori La Trémouille.

Il était plus difficile de gagner le duc de Bourgogne, qui soutenait en Lorraine le prétendant Vaudemont contre René d’Anjou, fils d’Yolande. Ce prince, qui est resté dans la mémoire des Angevins et des Provençaux sous le nom du bon roi René, avait toutes les qualités aimables de la vieille France chevaleresque ; il en avait aussi l’imprudence, la légèreté. Il s’était fait battre et prendre à Bulgnéville par les Bourguignons (1431). Il consacra les loisirs de la prison, non à la poésie, comme Charles d’Orléans, mais à la peinture. Il fit des tableaux pour la chapelle qu’il construisit dans sa prison, il en fit pour les chartreux de Dijon ; il travailla même pour celui qui le retenait prisonnier ; p172 lorsque Philippe-le-Bon vint le voir, René lui fit présent d’un beau portrait de Jean-sans-Peur. Il n’y avait pas moyen de rester ennemi de l’aimable peintre ; le duc de Bourgogne lui rendit la liberté, sous caution.

Les princes se rapprochaient, et il ne tenait pas aux peuples qu’ils n’en fissent autant. Paris, gouverné par Cauchon et autres évêques, essaya de s’en débarrasser et de chasser les Anglais. La Normandie même, cette petite Angleterre de France, finit par se lasser d’une guerre dont on lui faisait porter tout le poids. Un vaste soulèvement eut lieu dans les campagnes de la basse Normandie ; le chef était un paysan, nommé Quatrepieds, mais il y avait aussi des chevaliers ; ce n’était pas une simple Jacquerie. La province ne pouvait manquer d’échapper bientôt aux Anglais.

Ils avaient l’air eux-mêmes de désespérer. Bedford délaissait Paris. La pauvre ville, frappée tour à tour de la famine et de la peste, était un trop affreux séjour. Le duc de Bourgogne osa pourtant la visiter ; il y passa avec sa femme et son fils, se rendant à la grande assemblée d’Arras, où l’on allait traiter de la paix. Les Parisiens le reçurent, l’implorèrent comme un ange de Dieu.

Cette assemblée était celle de toute la chrétienté. On y vit les ambassadeurs du concile, du pape, de l’empereur, ceux des rois de Castille, d’Aragon et de Navarre, ceux de Naples, de Milan, de Sicile, de Chypre, ceux de Pologne et de Danemark. Tous les princes français, tous ceux des Pays-Bas, étaient p173 venus ou avaient envoyé ; de même l’Université de Paris et nombre de bonnes villes. Tout ce monde étant rassemblé, l’Angleterre elle-même arriva dans la personne du cardinal de Winchester.

La première question était de savoir s’il était possible d’accorder Charles VII et Henri VI. Mais quel moyen ? chacun d’eux prétendait garder la couronne. Charles VII offrait l’Aquitaine, la Normandie même, que les Anglais avaient encore. Ceux-ci demandaient que chacun restât en possession de ce qu’il avait, en s’arrondissant par des échanges . Leur étrange infatuation est admirablement marquée dans les instructions que le conseil de Londres donnait au cardinal, quatre ans après l’assemblée d’Arras (1439), lorsque les affaires anglaises avaient encore bien empiré. D’abord, il devait engager Charles-de-Valois à cesser de troubler le roi Henri dans la jouissance de son royaume de France, et pour le bien de la paix lui offrir en Languedoc vingt mille livres de rente  à tenir en fief. Puis, le cardinal, comme homme d’Église, devait faire un long discours sur les avantages de la paix. Et alors, les autres ambassadeurs du roi devaient se laisser gagner jusqu’à proposer mariage avec une fille de Charles, et reconnaître deux royaumes de France.

Il n’y avait rien à faire avec les Anglais ; on les laissa partir d’Arras. Tout le monde se tourna vers le duc de Bourgogne. On le suppliait d’avoir pitié du royaume, p174 de la chrétienté, qui souffraient tant de ces longues guerres. Mais il ne pouvait se décider ; sa conscience, son honneur de chevalier étaient engagés, disait-il, il avait signé ; de plus, n’était-il pas lié par la vengeance de son père ? Les légats du pape lui disaient qu’à cela ne tînt, qu’ils avaient pouvoir pour le délier de ses serments. Mais cela ne le rassurait pas encore. Le droit ecclésiastique ne semblant pas suffisant, on eut recours au droit civil : on fit une belle consultation où, pour laisser les esprits plus libres, les parties étaient désignées par les noms de Darius et d’Assuérus. Les docteurs anglais et français opinèrent, comme on devait s’y attendre, en sens contraire ; mais ceux de Bologne, qu’avaient amenés les légats, déclarèrent, conformément à l’avis des Français, que Charles VI n’avait pu conclure le traité de Troyes : « Les lois défendent que l’on traite de la succession d’un homme vivant, et annulent les serments contraires aux bonnes mœurs. Le traité contient d’ailleurs une chose impie, l’engagement du père de ne pas traiter avec son fils sans le consentement des Anglais... Si le roi avait un crime à reprocher à son fils il devait se pourvoir devant le pape, qui seul a le droit de déclarer un prince incapable d’hériter. »

Le duc de Bourgogne laissait raisonner, supplier. Mais au fond, le changement qu’on demandait était déjà fait en lui ; il était las des Anglais. Les Flamands, qui tant de fois avaient forcé leurs comtes de rester unis à l’Angleterre, lui devenaient hostiles ; ils souffraient p175 des courses de la garnison de Calais ; ils étaient maltraités lorsqu’ils allaient à ce grand marché des laines. Les Anglais, chose plus grave, se mettaient à filer aussi la laine, à faire du drap ; ces draps, ces laines filées envahissaient la Flandre même, par le bon marché, et forçaient toutes les barrières. On les défendit en 1428, et il fallut les défendre encore en 1446, en 1464, en 1494 . Enfin en 1499 il n’y eut plus moyen de les défendre ; la Flandre, alors sous un prince étranger, se soumit à les recevoir.

L’Angleterre devenait donc une rivale de la Flandre, une ennemie ; eût-elle été amie, son amitié eût peu servi désormais. Le duc de Bourgogne avait gagné par l’alliance des Anglais la barrière de la Somme, arrondi, complété sa Bourgogne ; mais leur alliance ne pouvait plus lui garantir ses acquisitions. Ils avaient peine à se défendre, divisés comme ils l’étaient. Entre Winchester et Glocester, Bedford pouvait seul maintenir quelque équilibre ; Bedford mourut ; cette mort soulagea encore la conscience du duc de Bourgogne. Les traités conclus avec Bedford, comme régent de France, lui parurent dès lors moins sacrés ; c’était le point de vue tout littéral du moyen âge ; on se croyait lié viagèrement à celui qui avait signé .

Les deux beaux-frères du duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et le connétable de Richemont, frère du duc de Bretagne, ne contribuèrent pas peu à le décider. Depuis sa prison d’Azincourt, depuis que, p176 traîné partout à la suite d’Henri V, il avait vu de près la morgue des Anglais, Richemont en était resté ennemi implacable. Le duc de Bourbon, dont le père était mort prisonnier sans pouvoir se racheter jamais ni par argent ni par bassesse, n’aimait guère plus les Anglais ; tout récemment encore, ils venaient de donner à Talbot son comté de Clermont  qui était dans la maison de Bourbon depuis saint Louis.

Bourbon et Richemont prièrent tant leur beau-frère, qu’il céda et voulut bien faire grâce. Le traité d’Arras ne peut être qualifié autrement. Le roi demandait pardon au duc, et le duc ne lui rendait pas hommage : en cela il devenait lui-même comme roi. Il gardait pour lui et ses hoirs tout ce qu’il avait acquis : d’un côté Péronne et toutes les places de la Somme, de l’autre Auxerre et Mâcon.

Les explications et réparations pour la mort du duc Jean étaient fort humiliantes. Le roi devait dire ou faire dire qu’en ce temps-là il était bien jeune, avait encore petite connaissance, et n’avait pas été assez avisé pour y pourvoir ; mais qu’il allait faire toute diligence pour rechercher les coupables. Il devait fonder à Montereau une chapelle dans l’église, et un couvent pour douze chartreux ; de plus, sur le pont où l’acte avait été perpétré, une croix en pierre, qui serait entretenue aux frais du roi.

La cérémonie du pardon eut lieu dans l’église de Saint-Waast. Le doyen de Paris, Jean Tudert , se jeta p177 aux pieds du duc Philippe, et cria merci de la part du roi pour le meurtre de Jean-sans-Peur. Le duc se montra ému, le releva, l’embrassa, et lui dit qu’il n’aurait jamais de guerre entre le roi Charles et lui. Le duc de Bourbon et le connétable jurèrent ensuite la paix, ainsi que les ambassadeurs et les seigneurs français et bourguignons.

Mais la réconciliation n’eût pas été complète, si le duc de Bourgogne n’eût conclu un arrangement définitif avec le beau-frère de Charles VII, René d’Anjou. René, n’ayant pu se tenir au premier traité, avait mieux aimé rentrer en prison. Philippe-le-Bon l’en fit sortir, et lui remit une partie de sa rançon en faveur du mariage de sa nièce, Marie de Bourbon, avec un fils de René. Ainsi les maisons de Bourgogne, de Bourbon et d’Anjou se trouvaient unies entre elles et avec le roi. Celle de Bretagne flottait ; le duc ne se déclarait pas ; il trouvait grand profit la guerre ; on disait que trente mille Normands s’étaient réfugiés en Bretagne. Mais, que le duc fût anglais ou français, son frère Richemont était connétable de France : les Bretons le suivaient volontiers ; les bandes bretonnes faisaient la force de Charles VII ; on les appelait les bons corps .

Cette réconciliation de la France mit les Anglais hors d’eux-mêmes  ; la colère les aveugla, et ils s’enfoncèrent, comme à plaisir, dans leur malheur. Le duc de Bourgogne voulait garder des ménagements avec eux ; il leur offrait sa médiation, ils la repoussèrent, p178 ils pillèrent et tuèrent les marchands flamands dans Londres. La Flandre s’irritant à son tour, le duc en profita pour entraîner les communes, et il les mena assiéger Calais. Le parti bourguignon tourna comme le duc de Bourgogne ; ceux de Paris, les halles même, le quartier bourguignon par excellence, appelèrent les gens du roi, son connétable, et les mirent dans la ville. Les Anglais, qui y avaient encore quinze cents hommes d’armes et faisaient d’abord mine de résister, s’enfermèrent piteusement dans la Bastille ; puis, ayant peur de la faim, ils obtinrent de s’embarquer et de descendre à Rouen. Le peuple, que trois évêques avaient durement gouverné pour les Anglais, les poursuivit de ses huées ; il criait après l’évêque de Térouane, chancelier des Anglais  : « Au renard, au renard ! » Les Parisiens avaient regret de les tenir quittes à si bon marché ; mais il eût fallu assiéger la Bastille, et le connétable lui-même était aux expédients ; l’argent lui manquait : le roi, pour reprendre Paris, n’avait eu que mille francs à lui donner. (1436.)

Les Anglais traîneront encore quinze ans en France, chaque jour plus humiliés, échouant partout, mais ne voulant jamais s’avouer leur impuissance, aimant mieux s’accuser les uns les autres, crier à la trahison, jusqu’à ce que l’orgueil et la haine tournent en cette horrible maladie, cette rage épileptique que l’on a baptisée du poétique nom de guerre des Roses. Dès ce moment, le roi a peu à craindre ; il n’a qu’à p179 patienter, saisir l’occasion, frapper à propos ; il peut déjà, moins inquiet de ce côté, s’informer des affaires intérieures, examiner l’état de la France, après tant de maux, s’il y a encore une France.

Dans cette vaste et confuse misère, parmi tant de ruines, deux choses étaient debout : la noblesse et l’Église. La noblesse avait servi le roi contre les Anglais, servi gratis un roi Mendiant ; elle y avait mangé beaucoup du sien, tout en mangeant le peuple ; elle comptait être dédommagée. L’Église, d’autre part, se présentait comme bien pauvre et souffreteuse, mais il y avait cette notable différence qu’elle était pauvre par l’interruption du revenu ; généralement le fonds restait. Le roi, débiteur de la noblesse, ne pouvait s’acquitter qu’aux dépens de l’Église, soit en forçant celle-ci de payer, ce qui semblait difficile et dangereux, soit plutôt doucement, indirectement, au nom des libertés ecclésiastiques, en rétablissant les élections où dominaient les seigneurs, et les mettant à même de disposer ainsi des bénéfices. Le pape y nommait souvent des partisans de l’Angleterre ; Charles VII n’avait pas à les ménager. Il adopta dans sa Pragmatique de Bourges (7 juillet 1438) les décrets du concile de Bâle qui rétablissaient les élections et reconnaissaient les droits des nobles patrons des Églises à présenter aux bénéfices . Ces patrons, descendants des pieux fondateurs ou protecteurs, regardaient p180 les églises comme des démembrements de leurs fiefs ; ils ne demandaient pas mieux que de les protéger encore, c’est-à-dire d’y mettre leurs hommes, en faisant élire ceux-ci par les moines ou chanoines.

On n’eût pas attendu cette réforme aristocratique du concile de Bâle, à en juger par la prépondérance qu’y exerçait l’élément démocratique de l’Église, les universitaires. Ceux-ci avaient eu pourtant une leçon ; ils avaient travaillé ardemment à la réforme de Constance, et ils n’en avaient pas profité. Les évêques, relevés par eux, mais généralement serviteurs craintifs des seigneurs, faisaient élire les gens recommandés, et les universitaires mouraient de faim. L’Université de Paris, ne cachant point son désappointement, avait avoué à cette époque qu’elle aimait mieux encore que le pape donnât les prébendes . À Bâle, elle crut avoir mieux pris ses précautions. Une part déterminée était assurée dans les bénéfices aux gradués, à ceux qui auraient étudié dix ans, sept ans, trois ans, et non seulement aux théologiens, mais aux gradués en droit, en médecine ; l’avocat et le médecin avaient droit à une cure, à un canonicat ; quelque bizarre que fût la chose, c’était un pas, nécessaire peut-être, hors de la scolastique. On offrait ainsi le choix aux patrons seulement, en leur rendant ce beau droit de présentation, les universitaires se chargeaient modestement de désigner un certain nombre des leurs parmi lesquels ils pourraient choisir.

p181 Le concile de Bâle était dans une situation difficile ; le pape ouvrait contre lui son concile de Florence et faisait grand bruit de la réunion de l’Église grecque. Ceux de Bâle, in extremis , se hâtèrent d’accomplir la grande réforme qui devait leur gagner les seigneurs, les évêques, les universités, c’est-à-dire confédérer tous les pouvoirs locaux contre l’unité pontificale. Pour la collation des bénéfices, le pape était réduit par le concile presque à rien ; on lui en laissait un sur cinquante. Autre rédaction sur les annales et droits de chancellerie. Enfin la grande force d’unité, celle qui traînait à Rome des nations de plaideurs, qui y faisait couler des fleuves d’or, l’appel , était interdit (sauf quelques cas extraordinaires), toutes les fois que les plaideurs auraient plus de quatre jours de chemin pour se rendre a Rome ; c’était faire descendre le juge des rois au rôle de podestat de la banlieue.

Ce qui charmait la France, alors si pauvre, c’est que la Pragmatique allait empêcher l’or et l’argent de sortir du royaume. Plus tard, lorsque la défense fut levée, le Parlement, dans une remontrance, fait un compte lamentable des millions d’or qui ont passé à Rome en quelques années. « Le Pont-au-Change, dit-il douloureusement, n’a plus ni change ni changeurs ; on n’y p182 voit que des chapeliers, des faiseurs de poupées . » Le Parlement se montre peu touché des retours en parchemin qu’on obtenait de Rome. L’absence de l’or se faisait vivement sentir. Sous Charles VII, il était vraiment nécessaire comme instrument de la guerre, comme moyen d’action rapide : la banque tournait de ce côté ses spéculations ; jusque-là occupée du change de Rome et de la transmission des décimes ecclésiastiques, elle allait tirer sur les Anglais cette lettre de change qu’ils payèrent avec la Normandie .

Puisqu’on chassait les Anglais, il semblait naturel de chasser aussi les Italiens. La France voulait faire elle-même ses affaires, affaires d’argent, affaires d’Église. Pourquoi l’Église établie d’Angleterre subsistait-elle parmi tant d’attaques ? C’est qu’elle était toute anglaise, fermée aux étrangers, soutenue par les familles nobles, par ses ennemis même qui y plaçaient leurs parents ou leurs serviteurs ; n’était-ce pas un exemple pour l’Église de France ?

Il y avait toutefois une chose à craindre, c’est qu’une Église si bien fermée aux influences pontificales ne devint, non pas nationale, mais purement seigneuriale. Ce n’était pas le roi, l’État, qui hériterait de ce que perdait le pape, mais bien les seigneurs et les nobles. A une époque où l’organisation était si faible encore, on n’agissait guère à distance ; or, à chaque élection, le seigneur était là pour présenter ou p183 recommander, les chapitres élisaient docilement  ; le roi était bien loin. Il s’agissait de savoir si la noblesse était digne qu’on lui remît la principale action dans les affaires de l’Église, si les seigneurs ; à qui véritablement revenaient le choix des pasteurs, la responsabilité du salut des âmes, étaient eux-mêmes les âmes pures qu’en matière si délicate éclairerait le Saint-Esprit.

Le moyen âge avait redouté une telle influence comme l’anéantissement de l’Église. Et pourtant les barons du douzième siècle, ceux mêmes qui se battirent si longtemps pour le sceptre contre la crosse, ceux qui plantèrent le drapeau de l’empereur sur les murs de Rome, comme un Godefroi de Bouillon, c’étaient des hommes craignant Dieu.

Dans son fief, le baron, tout fier et dur qu’il pouvait être, avait encore une règle qui, pour n’être pas écrite, ne semblait que plus respectable. Cette règle était l’usage, la coutume . Dans ses plus grandes violences, il voyait venir ses hommes qui lui disaient avec respect « Messire, ce n’est pas l’usage des bonnes gens de céans. » On lui amenait les prud’hommes, les vieux du pays, qui semblaient l’usage vivant, des gens qui l’avaient vu naître, qu’il voyait tous les jours et connaissait par leurs noms. L’emportement brutal du jeune homme tombait souvent en présence de ces p184 vieillards, devant cette humble et grave figure de l’antiquité.

La crainte de Dieu, le respect de l’usage, ces deux freins des temps féodaux, sont brisés au quinzième siècle. Le seigneur ne réside plus, il ne connaît plus ni ses gens ni leurs coutumes. S’il revient, c’est avec des soldats pour faire de l’argent brusquement ; il retombe par moments sur le pays, comme l’orage et la grêle ; on se cache à son approche : c’est dans toute la contrée une alarme, un sauve-qui-peut.

Ce seigneur, pour porter le nom seigneurial de son père, n’en est pas plus un seigneur ; c’est ordinairement un rude capitaine, un barbare, à peine un chrétien. Souvent ce sera un chef d’houspilleurs, de tondeurs, d’écorcheurs, comme le bâtard de Bourbon, le bâtard de Vaurus, un Chabannes, un La Hire. Écorcheurs était le vrai nom : ruinant ce qui l’était déjà, enlevant la chemise à celui qu’on avait laissé en chemise ; s’il ne restait que la peau, ils prenaient la peau.

On se tromperait, si l’on croyait que c’étaient seulement les capitaines d’écorcheurs, les bâtards, les seigneurs sans seigneurie, qui se montraient si féroces. Les grands, les princes, avaient pris dans ces guerres hideuses un étrange goût du sang. Que dire quand on voit Jean de Ligny, de la maison de Luxembourg, exercer son neveu, le comte de Saint-Pol, un enfant de quinze ans, à massacrer des gens qui fuyaient  ?

p185 Ils traitaient au reste leurs parents comme leurs ennemis. Mieux valait même, pour la sûreté, être ennemi que parent. Il semble qu’en ce temps-là il n’y ait plus ni pères ni frères... Le comte d’Harcourt tient son père prisonnier toute sa vie  ; la comtesse de Foix empoisonne sa sœur, le sire de Giac sa femme  ; le duc de Bretagne fait mourir de faim son frère, et cela publiquement : les passants entendaient avec horreur cette voix lamentable qui demandait en grâce la charité d’un peu de pain... Un soir, le 10 janvier, le comte Adolphe de Gueldre arrache du lit son vieux père, il le traîne cinq lieues à pied, sans chausses, par la neige, et le jette dans un cul de basse-fosse... Le fils avait à dire, il est vrai, que le parricide était l’usage de la famille ... Mais nous le trouvons aussi dans la plupart des grandes maisons du temps, dans toutes celles des Pays-Bas, dans celles de Bar, de Verdun, dans celle d’Armagnac, etc.

On était bien fait à ces choses, et pourtant il en éclata une dont tout le monde fut stupéfait : conticuit terra.

Le duc de Bretagne se trouvant à Nantes, l’évêque, qui était son cousin et son chancelier, s’enhardit par sa présence à procéder contre un grand seigneur du voisinage, singulièrement redouté, un Retz de la maison des Laval, qui eux-mêmes étaient des Montfort, de p186 la lignée des ducs de Bretagne. Telle était la terreur qu’inspirait ce nom que, depuis quatorze ans, personne n’avait osé parler.

L’accusation était étrange . Une vieille femme, qu’on appelait la Meffraie, parcourait les campagnes, les landes ; elle approchait des petits enfants qui gardaient les bêtes ou qui mendiaient, elle les flattait et les caressait, mais toujours en se tenant le visage à moitié caché d’une étamine noire ; elle les attirait jusqu’au château du sire de Retz, et on ne les revoyait, plus... Tant que les victimes furent des enfants de paysans qu’on pouvait croire égarés, ou encore de pauvres petites créatures comme délaissées de leur famille, il n’y eut aucune plainte. Mais, la hardiesse croissant, on en vint aux enfants des villes. Dans la grande ville même, à Nantes, dans une famille établie et connue, la femme d’un peintre ayant confié son jeune frère aux gens de Retz qui le demandaient pour le faire enfant de chœur à la chapelle du château, le petit ne reparut jamais.

Le duc de Bretagne accueillit l’accusation ; il fut ravi de frapper sur les Laval  ; l’évêque avait à se venger du sire de Retz, qui avait forcé à main armée une de ses églises. Un tribunal fut formé de l’évêque, chancelier de Bretagne, du vicaire de l’inquisition et de Pierre de l’Hospital, grand juge du duché. Retz, qui p187 sans doute eût pu fuir, se crut trop fort pour rien craindre, et se laissa prendre.

Ce Gilles de Retz était un très grand seigneur, riche de famille, riche de son mariage dans la maison de Thouars, et qui de plus avait hérité de son aïeul maternel, Jean de Craon, seigneur de la Suze, de Chantocé et d’Ingrande. Ces barons des Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou, toujours nageant entre le roi et le duc, étaient, comme les Marches, entre deux juridictions, entre deux droits, c’est-à-dire hors du droit. On se rappelle Clissou le boucher et son assassin Pierre de Craon. Quant à Gilles de Retz, dont il s’agit ici, il semblait fait pour gagner la confiance. C’était, dit-on, un seigneur « de bon entendement, belle personne et bonne façon », lettré de plus, et appréciant fort ceux qui parlaient avec élégance la langue latine . Il avait bien servi le roi, qui le fit maréchal, et qui, au sacre de Reims, parmi ces sauvages Bretons que Richemont conduisait, choisit Gilles de Retz pour quérir à Saint-Remy et porter la Sainte Ampoule !... Retz, malgré ses démêlés avec l’évêque, passait pour dévot ; or, une dévotion alors fort en vogue, c’était d’avoir une riche chapelle et beaucoup d’enfants de chœur qu’on élevait à grands frais ; à cette époque la musique d’Église prenait l’essor en Flandre, avec les encouragements des ducs de Bourgogne. Retz avait, tout comme un prince, une nombreuse musique, une grande troupe d’enfants de chœur, dont il se faisait suivre partout.

p188 Ces présomptions étaient favorables ; d’autre part on ne pouvait nier que ses juges ne fussent ses ennemis. Il les récusa. Mais il n’était pas facile de récuser une foule de témoins, pauvres gens, pères ou mères affligés, qui venaient à la file, pleurant et sanglotant, raconter avec détail comment leurs enfants avaient été enlevés. Les misérables qui avaient servi à tout cela, n’épargnaient pas non plus celui qu’ils voyaient perdu sans ressource. Alors il cessa de nier, et, se mettant pleurer, il fit sa confession. Telle était cette confession que ceux qui l’entendirent, juges ou prêtres, habitués à recevoir les aveux du crime, frémirent d’apprendre tant de choses inouïes et se signèrent... Ni les Néron de l’empire, ni les tyrans de Lombardie, n’auraient eu rien à mettre en comparaison ; il eût fallu ajouter tout ce que recouvrit la mer Morte, et par-dessus encore les sacrifices de ces dieux exécrables qui dévoraient des enfants.

On trouva dans la tour de Chantocé une pleine tonne d’ossements calcinés, des os d’enfants en tel nombre qu’on présuma qu’il pouvait y en avoir une quarantaine . On en trouva également dans les latrines du château de la Suze, dans d’autres lieux, partout où il avait passé. Partout il fallait qu’il tuât... On porte à cent quarante le nombre d’enfants qu’avait égorgés la bête d’extermination .

Comment égorgé, et pourquoi ? c’est ce qui était plus p189 horrible que la mort même. C’étaient des offrandes au Diable. Il invoquait les démons Barron, Orient, Belzébut, Satan et Bélial. Il les priait de lui accorder « l’or, la science et la puissance ». Il lui était venu d’Italie une jeune prêtre de Pistoïa, qui promettait de lui faire voir ces démons. Il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer. La chose était difficile. Un des moyens essayés c’était de chanter l’office de la Toussaint en l’honneur des malins esprits. Mais cette dérision du saint sacrifice ne leur suffisait pas. Il fallait à ces ennemis du Créateur quelque chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière de l’image vivante de Dieu... Retz offrait parfois à son magicien le sang d’un enfant, sa main, ses yeux et son cœur.

Cette religion du Diable avait cela de terrible que peu à peu l’homme étant parvenu à détruire en soi tout ce qu’il avait de l’homme, il changeait de nature et se faisait Diable. Après avoir tué pour son maître, d’abord sans doute avec répugnance, il tuait pour lui-même avec volupté . Il jouissait de la mort, encore plus de la douleur ; d’une chose si cruellement sérieuse, il avait fini par se faire un passe-temps, une farce ; les cris déchirants, le râle, flattaient son oreille, les grimaces de l’agonisant le faisaient pâmer de rire ; aux dernières convulsions, il s’asseyait, l’effroyable vampire, sur la victime palpitante .

p190 Un prédicateur d’une imagination grande et terrible  a dit que dans la damnation le feu était la moindre chose, que le supplice propre au damné, c’était le progrès infini dans le vice et dans le crime, l’âme s’endurcissant, se dépravant toujours, s’enfonçant incessamment dans le mal de minute en minute (en progression géométrique !) pendant une éternité... Le damné dont nous parlions, semble avoir commencé sur cette terre des vivants l’effroyable descente du mal infini.

Ce qui est triste à dire, c’est qu’ayant perdu toute notion du bien, du mal, du jugement, il eut toujours jusqu’au bout bonne opinion de son salut. Le misérable croyait avoir attrapé à la fois le Diable et Dieu. Il ne niait pas Dieu, il le ménageait, croyant corrompre son juge avec des messes et des processions. Le Diable, il ne s’y fiait qu’à bon escient, faisant toujours ses réserves, lui offrant tout, « hors sa vie et son âme  ». Cela le rassurait. Quand on le sépara de son magicien, il lui dit en sanglotant ces étranges paroles : « Adieu, François, mon ami, je prie Dieu qu’il vous donne bonne patience et connaissance, et soyez certain que, pourvu que vous ayez bonne patience et espérance en Dieu, nous nous entreverrons en la grant joie du Paradis . »

Il fut condamné au feu et mis sur le bûcher, mais non brûlé. Par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, on l’étrangla avant que p191 la flamme ne l’eût touché. Le corps ne fut pas mis en cendres. « Des damoiselles de grand estat  » vinrent le chercher à la prairie de Nantes où était le bûcher, levèrent le corps de leurs nobles mains, et, avec l’aide de quelques religieuses, l’enterrèrent dans l’église des Carmes fort honorablement.

Le maréchal de Retz avait poursuivi son horrible carrière pendant quatorze ans, sans que personne osât l’accuser. Il n’eût jamais été accusé ni jugé sans cette circonstance singulière que trois puissances, ordinairement opposées, semblent s’être accordées pour sa mort : le duc, l’évêque, le roi. Le duc voyait les Laval et les Retz occuper une ligne de forteresses sur les Marches du Maine, de Bretagne et de Poitou ; l’évêque était l’ennemi personnel de Retz, qui ne ménageait ni églises ni prêtres ; le roi enfin, à qui il avait rendu des services et sur lequel peut-être il comptait, ne voulait plus défendre les brigands qui avaient fait tant de tort à sa cause. Le connétable de France, Richemont, frère du duc de Bretagne, était l’implacable ennemi des sorciers, aussi bien que des écorcheurs ; c’était sans doute par son conseil que, deux ans auparavant, le dauphin, tout jeune encore, avait été envoyé pour pacifier ces Marches et s’était fait livrer un des lieutenants du maréchal de Retz en Poitou . Cette rigueur du roi prépara sans doute sa chute, et enhardit le duc de p192 Bretagne à faire agir contre lui l’évêque et l’inquisiteur.

Une justice qui dépendait d’un si rare accord de circonstances, ne devait pas se reproduire aisément. Il n’y avait guère d’exemple qu’un homme de ce rang fût puni . D’autres peut-être étaient aussi coupables. Ces hommes de sang, qui, peu à peu, rentraient dans leurs manoirs après la guerre, la continuaient, et plus atroce encore, contre les pauvres gens sans défense.

Voilà le service que les Anglais nous avaient rendu, la réforme qu’ils avaient accomplie dans nos mœurs. Telle ils laissaient la France... Ils avaient fait entendre, sur le champ même d’Azincourt, qu’ils avaient reçu de Dieu plein pouvoir pour la châtier, l’amender. Jeune en effet et bien légère avait été cette France de Charles VI et de Charles d’Orléans. Les Anglais à coup sûr étaient gens plus sérieux. Examinons ce que nos sages tuteurs avaient fait de nous, dans un séjour de vingt-cinq an.

D’abord, ce par quoi la France est la France, l’unité du royaume, ils l’avaient rompue. Cette heureuse unité avait été la trêve aux violences féodales, la paix du roi ; paix orageuse encore, mais à la place, les Anglais laissaient partout une horrible petite guerre. Grâce à eux, ce pays se trouvait reporté en arrière, jusque dans les temps barbares ; il semblait que, par-dessus cette p193 tuerie d’un million d’homme, ils avaient tué deux ou trois siècles, annulé la longue période où nous avions péniblement bâti cette monarchie.

La barbarie reparaissait, moins ce qu’elle eut de bon, la simplicité et la foi. La féodalité revenait, mais non ses dévouements, ses fidélités, sa chevalerie. Ces revenants féodaux apparaissaient comme des damnés qui rapportaient de là-bas des crimes inconnus.

Les Anglais avaient beau se retirer, la France continuait de s’exterminer elle-même. Les provinces du Nord devenaient un désert, les landes gagnaient ; au centre, nous l’avons vu, la Beauce se couvrait de broussailles ; deux armées s’y cherchèrent et se trouvèrent à peine. Les villes, où tout le peuple des campagnes venait chercher asile, dévoraient cette foule misérable et n’en restaient pas moins désolées. Nombre de maisons étaient vides, on ne voyait que portes closes qui ne s’ouvraient plus , les pauvres tiraient de ces maisons tout ce qu’ils pouvaient pour se chauffer . La ville se brûlait elle-même. Jugeons des autres villes par celle-ci, la plus populeuse, celle où le gouvernement avait siégé, où résidaient les grands corps, l’Université, le Parlement. La misère et la faim en avaient fait un foyer de dégoûtantes maladies p194 contagieuses, qu’on ne distinguait pas trop, mais qu’on appelait au hasard la peste. Charles VII entrevit cette chose affreuse qu’on nommait encore Paris ; il en eut horreur et il se sauva.... Les Anglais n’essayaient pas d’y revenir. Les deux partis s’éloignaient, comme de concert. Les loups seuls venaient volontiers ; ils entraient le soir, cherchant les charognes ; comme ils ne trouvaient plus rien aux champs, ils étaient enragés de faim et se jetaient sur les hommes. Le contemporain, qui sans doute exagère, assure qu’en septembre 1438 ils dévorèrent quatorze personnes entre Montmartre et la porte Saint-Antoine .

Ces terribles misères sont exprimées, bien faiblement encore, dans la « Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs . » C’est un mélange de lamentations et de menaces ; les malheureux affamés avertissent l’Église, le roi, les bourgeois et marchands, les seigneurs, surtout « que le feu est bien près de leurs hostels ». Ils appellent le roi à leur secours... Mais que pouvait Charles VII ? ce roi de Bourges, cette faible et mesquine figure  ; comment espérer qu’elle p195 imposerait à tant d’hommes audacieux le respect et l’obéissance ? Avec quelles forces réprimerait-il ces écorcheurs des campagnes, ces terribles petits rois de châteaux ? C’étaient ses propres capitaines , c’était avec eux et par eux qu’il faisait la guerre aux Anglais.

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