Chapitre II Réforme et pacification de la France. (1439-1448)

La longue et confuse période des dernières années de Charles VII peut néanmoins se résumer ainsi : la guérison de la France. — Elle guérit, et l’Angleterre tombe malade.

La guérison semblait improbable ; mais l’instinct vital qui se réveille à l’extrémité, ramassa, concentra les forces. Tout ce qui souffrait se serra.

Ceux qui souffraient, c’était d’une part la royauté réduite à rien ; de l’autre, les petits, bourgeois ou paysans. Ceux-ci avisèrent que le roi était le seul qui n’eût pas intérêt au désordre, et ils regardèrent vers lui. Le roi sentit qu’il n’avait de sûr que ces petits. Il confia la guerre aux hommes de paix, qui la firent à merveille. Un marchand paya les armées ; un homme de plume dirigea l’artillerie, fit les sièges, força dans les places les ennemis, les rebelles.

On fit si rude guerre à la guerre, qu’elle sortit du p197 royaume. L’Angleterre, qui nous l’avait jetée, la reprit à son bord.

Les grands, sans appui, vont se trouver petits en face du roi, à mesure que ce roi grandira par le peuple ; ils seront obligés peu à peu de compter avec lui. Pour cela, il faut du temps, quarante ans et deux règnes. Le travail se fait à petit bruit sous Charles VII, et il ne finit pas. Il doit durer tant qu’à côté du roi subsiste un roi, le duc de Bourgogne.

Le 2 novembre 1439 ; Charles VII, aux États d’Orléans, ordonne, à la prière des États, que désormais le roi seul nommera les capitaines, que les seigneurs, comme les capitaines royaux, seront responsables de ce que font leurs gens ; que les uns et les autres doivent répondre également devant les gens du roi, c’est-à-dire que désormais la guerre sera soumise à la justice. Les barons ne prendront plus rien au delà de leurs droits seigneuriaux , sous prétexte de guerre.

La guerre devient l’affaire du roi ; pour douze cent mille livres par an que les États lui accordent, il se charge d’avoir quinze cents lances de six hommes chacune. Plus tard, nous le verrons, à l’appui de cette cavalerie, créer une nouvelle infanterie des communes.

Les contrevenants n’obtiendront aucune grâce ; le roi pardonnait, les gens du roi n’y auront nul égard.

L’ordonnance ajoute une menace plus directe et plus p198 efficace : La dépouille des contrevenants appartient à qui leur court sus . — Ce mot était terrible ; c’était armer le paysan, sonner, pour ainsi dire, le tocsin des villages.

Que le roi osât déclarer ainsi la guerre au désordre, lorsque les Anglais étaient encore en France, qu’il tentât une telle réforme en présence de l’ennemi, n’était-ce pas une imprudence ? Quoique dans le préambule il dise que l’ordonnance a été faite sur la demande des États, il est douteux que les princes et la noblesse qui y siégeaient, aient bien sérieusement sollicité une réforme qui les atteignait.

Ce qui explique en partie la hardiesse de la mesure, c’est que les capitaines soi-disant royaux, les pillards, les écorcheurs venaient de s’affaiblir eux-mêmes. Ils avaient tenté une course vers Bâle, comptant rançonner le concile, et tout au contraire, ils furent eux-mêmes sur la route fort malmenés par les paysans de l’Alsace ; puis, voyant les Suisses prêts à les recevoir , ils revinrent l’oreille basse. Le roi, qui avait pris Montereau vaillamment et de sa personne  (1437), prit Meaux par son artillerie (1439). Alors, se sentant fort, il vint siéger à Paris ; il écouta les plaintes contre les p199 gens de guerre, entendit les pleurs et les lamentations des bonnes gens. On fit des justices rapides : le connétable de Richemont, qui de connétable se faisait volontiers prévôt, pendait, noyait sur tout son chemin. Son frère, le duc de Bretagne, ne tarda pas à frapper, ce grand coup, de juger et brûler le maréchal de Retz. Cette première justice sur un seigneur ne se fit qu’au nom de Dieu et avec l’aide de l’Église. Mais elle n’en fut pas moins un avertissement pour la noblesse, qu’il n’y aurait plus d’impunité.

Quels furent les hardis conseillers qui poussèrent le roi dans cette route ? Quels serviteurs ont pu lui inspirer ces réformes, lui faire donner le nom que lui donnent les contemporains : Charles le bien servi ?

Dans le conseil de Charles VII, nous voyons à côté des princes, du comte du Naine, du cadet de Bretagne, du bâtard d’Orléans, siéger de petits nobles, le brave Xaintrailles, les sages et politiques Brézé, nobles, nais n’étant rien que par le roi . Nous y voyons deux bourgeois, l’argentier Jacques Cœur, le maître de l’artillerie Jean Bureau, deux petits noms bien roturiers . Cette roture est placée en lumière par leur anoblissement et leurs armoiries. Cœur mit dans son blason trois cœurs rouges et l’héroïque rébus : A vaillans p200 (cœurs) riens impossible . Bureau prit pour arme trois burettes ou fioles ; mais le peuple, préférant l’autre étymologie, tout aussi roturière, tira bureau de bure et en fit le proverbe : Bureau vaut escarlate.

Ce Bureau était un homme de robe, un maître des comptes. Il laissa là la plume, montrant par cette remarquable transformation qu’un bon esprit peut s’appliquer à tout. Henri IV réforma les finances par un homme de guerre ; Charles VII fit la guerre par un homme de finance. Bureau fit le premier un usage habile et savant de l’artillerie.

La guerre veut de l’argent, Jacques Cœur sut en trouver. D’où venait celui-ci ? Quels furent ses commencements, on regrette de le savoir si peu. Seulement, dès 1432, nous le voyons commerçant à Beyrouth en Syrie  ; un peu plus tard, nous le trouvons à Bourges argentier du roi. Ce grand commerçant eut toujours un pied dans l’Orient, un pied en France. Ici, il faisait son fils archevêque de Bourges ; là-bas, il mariait ses nièces ou autres parentes aux patrons de ses galères. D’une part, il continuait le trafic en Égypte ; de l’autre il spéculait sur l’entretien des armées, sur la conquête de la Normandie.

Tels furent les habiles et modestes conseillers de Charles VII. Maintenant, si l’on veut savoir qui les approcha de lui, quelle influence le rendit docile à leurs conseils, on trouvera, si je ne me trompe, que ce fut celle d’une femme, de sa belle-mère, Yolande p201 d’Anjou. Dès le commencement de ce règne, nous la voyons puissante ; c’est elle qui fait accueillir la Pucelle ; c’est avec elle, dans une occasion, que le duc d’Alençon s’entend sur les préparatifs de la campagne. Cette influence, balancée par celle des favoris, semble avoir été sans rivale, du moment que la vieille reine eut donné à son gendre une maîtresse, qu’il aima vingt années (1431-1450).

Tout le monde connaît le petit conte : Agnès dit un jour au roi que, toute jeune, elle a su d’un astrologue qu’elle serait aimée d’un des plus vaillants rois du monde : elle avait cru que c’était Charles, mais elle voit bien que c’est plutôt le roi d’Angleterre, qui lui prend tant de belles villes à sa barbe ; donc elle ira le trouver... Ces paroles piquent si fort le roi qu’il se met à pleurer, « et quittant sa chasse et ses jardins, il prend le frein aux dents », si bien qu’il chasse les Anglais du royaume .

Les jolis vers  de François Ier prouvent que cette tradition remonte plus haut que Brantôme. Quoi qu’il en soit, nous trouvons un éloge équivalent d’Agnès dans une bouche ennemie, celle du chroniqueur bourguignon, à peu près contemporain : « Certes ; Agnez estoit une des plus belles femmes que je vis oncques, et fit en sa qualité beaucoup de bien au royaulme. » Et encore : « Elle prenoit plaisir à avancer devers le roy p202 jeunes gens d’armes et gentilz compaignons, dont le roy fut depuis bien servi . »

Agnès-la-Sorelle ou Surelle (elle prit pour armes un sureau d’or) était fille d’un homme de robe , Jean Sureau, mais elle était noble de mère. Elle naquit dans cette bonne Touraine où le paysan même parle encore notre vieux gaulois dans tout son charme, mollement, comme on sait, lentement et avec un semblant de naïveté. La naïveté d’Agnès fut de bonne heure transplantée dans un pays de ruse et de politique, en Lorraine ; elle fut élevée près d’Isabelle de Lorraine, avec laquelle René d’Anjou épousa ce duché. Femme d’un prisonnier, Isabelle vint demander secours au roi, menant ses enfants avec elle, et de plus sa bonne amie d’enfance, la demoiselle Agnès. La belle-mère du roi, Yolande d’Anjou, belle-mère aussi d’Isabelle, était, comme elle, une tête d’homme ; elles avisèrent, à lier pour toujours Charles VII aux intérêts de la maison d’Anjou-Lorraine. On lui donna pour maîtresse la douce créature, à la grande satisfaction de la reine, qui voulait à tout prix éloigner La Trémouille et autres favoris.

Charles VII trouva la sagesse aimable dans une telle bouche ; la vieille Yolande parlait vraisemblablement par Agnès, et sans doute elle eut la part principale dans tout ce qui se fit. Plus politique que scrupuleuse, elle avait accueilli également bien les deux filles qui lui vinrent si à propos de Lorraine, Jeanne Darc et p203 Agnès, la sainte et la maîtresse, qui toutes deux, chacune à leur manière, servirent le roi et le royaume.

Ce conseil de femmes, de parvenus, de roturiers, n’imposait pas beaucoup, il faut le dire ; la figure peu royale de Charles VII n’en était pas grandement relevée. Pour siéger comme juge du royaume sur le trône de saint Louis, pour se faire, comme lui, le gardien de la Paix de Dieu, il semblait qu’il fallût s’entourer d’autres gens. La ligue des trois dames, la vieille reine, la reine et la maîtresse, n’édifiait personne. Qu’était-ce que Richemont ? un bourreau. Jacques Cœur ? un trafiquant en pays sarrasins... Un Jean Bureau ? un robin ; « une escriptoire  », s’était fait capitaine ; il chevauchait avec ses canons par tout le royaume, sans qu’il y eût forteresse qui tînt devant lui ; n’était-ce pas une honte pour les gens d’épée ?... Ainsi les renards s’étaient faits des lions. Il fallait désormais que les chevaliers rendissent compte aux chevaliers ès-loix. Les plus nobles seigneurs, les hauts justiciers devaient désormais avoir peur des gens de justice. Pour une poule qu’un page aura prise, le baron sera obligé de faire vingt lieues et de parler chapeau bas an singe en robe accroupi dans son greffe.

C’était là si bien la pensée des nobles, de ceux qui entouraient de plus près Charles VII, qu’après la fameuse ordonnance, Dunois même quitta le conseil. p204 « Le froid et attrempé seigneur  » se repentit d’avoir trop bien servi.

Ce bâtard d’Orléans avait commencé sa fortune en défendant la ville d’Orléans, apanage de son frère ; il avait employé fort habilement la simplicité héroïque de la Pucelle. Après avoir grandi par le roi, il voulait grandir contre le roi. Le malheur, c’est que le duc son frère était encore en Angleterre ; l’ancien ennemi de la maison d’Orléans, le duc de Bourgogne (sans doute converti par Dunois) travaillait à tirer des mains des Anglais ce chef futur des mécontents.

Le duc d’Alençon se jeta tète baissée dans l’affaire ; les Bourbon et Vendôme y donnèrent les mains. L’ancien favori La Trémouille, chassé par Richemont, ne manqua pas de s’engager. Les plus ardents de tous étaient les chefs des écorcheurs, le bâtard de Bourbon, Chabannes, le Sanglier ; à vrai dire, la chose les touchait de près ; pour les seigneurs il s’agissait d’honneur et de juridiction ; mais pour eux il y allait de leur col, ils voyaient de près la potence.

Il ne manquait plus qu’un chef ; au défaut du duc d’Orléans, on prit le dauphin, un enfant, à en juger par l’âge ; mais on pensa qu’un nom suffisait.

Celui qu’on croyait un enfant, et qui était déjà Louis XI, avait justement fait ses premières armes (comme il fit ses dernières) contre les seigneurs. A p205 quatorze ans, il avait été chargé de pacifier les Marches de Bretagne et de Poitou . Sa première capture fut celle d’un lieutenant du maréchal de Retz : un tel commencement ne promettait pas aux grands un ami bien sûr.

Ami ou non, il accepta leurs offres. Le trait dominant de son caractère, c’était l’impatience. Il lui tardait d’être et d’agir. Il avait de la vivacité et de l’esprit à faire trembler ; point de cœur, ni amitié, ni parenté, ni humanité, nul frein. Il ne tenait à son temps que par le bigotisme, qui, loin de le gêner, lui venait toujours à point pour tuer ses scrupules.

« Il ne faisoit que subtilier jour et nuit diverses pensées... Tous jours il avisoit soudainement maintes étrangetés . » Chose bizarre, parmi le radotage des petites dévotions, il y avait dans cet homme un vif instinct de nouveauté, le désir de remuer, de changer, déjà l’inquiétude de l’esprit moderne, sa terrible ardeur d’aller (où ? n’importe), d’aller toujours, en foulant tout aux pieds, en marchant, au besoin, sur les os de son père.

Ce dauphin de France n’avait rien de Charles VII; il tenait plutôt de sa grand’mère, issue des maisons de Bar et d’Aragon ; plusieurs traits de son caractère font penser à ses futurs cousins les Guises. Comme les Guises, il commença par se porter pour chef des nobles, les laissant volontiers agir en sa faveur, puisqu’il leur tardait tant d’avoir pour roi celui qui devait leur couper la tête.

p206 Le roi faisait ses pâques à Poitiers, il était à table et dînait lorsqu’on lui apprend que Saint-Maixent a été saisi par le duc d’Alençon et le sire de La Roche. Sur quoi, Richemont lui dit à la bretonne : « Vous souvienne du roi Richard II, qui s’enferma dans une place et se fit prendre. » Le roi trouva le conseil bon ; il monta à cheval et galopa avec quatre cents lances jusqu’à Saint-Maixent. Les bourgeois s’y battaient depuis vingt-quatre heures pour le roi, lorsqu’il vint à leur secours. Les gens de La Roche furent, selon l’usage de Richemont, décapités, noyés, mais ceux d’Alençon renvoyés ; on espérait détacher celui-ci, qui, après tout, était prince du sang, et qui n’était pas plus ferme pour la révolte qu’il ne l’avait été pour le roi .

Les petites places du Poitou ne tinrent pas ; Richemont les enleva une à une. Dunois commença alors à réfléchir. Le bourgeois était pour le roi, qui voulait la sûreté des routes, autrement dit, l’approvisionnement facile, le bon marché des vivres. Le paysan, sur qui les gens de guerre étaient retombés, n’y voyait que des ennemis. Le seigneur ne tirait plus rien de son paysan ruiné. L’écorcheur même, qui ne trouvait pas grand’chose, et qui, après avoir couru tout un jour, couchait dans les bois sans souper, en venait à songer qu’après tout il serait mieux de faire une fin, de se reposer et d’engraisser à la solde du roi dans quelque honnête garnison.

p207 Dunois comprit tout cela ; il calcula aussi que le premier qui laisserait les autres aurait un bon traité. Il vint, fut bien reçu, et se félicita du parti qu’il avait pris quand il vit le roi plus fort qu’il ne croyait, fort de quatre mille huit cents cavaliers et de deux mille archers, sans avoir été obligé de dégarnir les Marches de Normandie.

Plus d’un pensa comme Dunois. Maint écorcheur du Midi vint gagner l’argent du roi en combattant les écorcheurs du Nord. Charles VII poussa le duc de Bourbon vers le Bourbonnais, s’assurant des villes et châteaux, ne permettant pas qu’on pillât. Il assembla les États d’Auvergne et fit déclarer hautement que les rebelles n’en voulaient au roi que parce qu’il protégeait les pauvres gens contre les pillards. Les princes, abandonnés et n’obtenant nul appui du duc de Bourgogne, vinrent faire leur soumission ; Alençon d’abord, puis le duc de Bourbon et le dauphin. Pour La Trémouille et deux autres, le roi ne voulait pas les recevoir ; le dauphin hésita s’il accepterait un pardon qui ne couvrait pas ses amis. Il dit au roi : « Monseigneur, il faut donc que je m’en retourne, car ainsi leur ai promis. » Le roi répondit froidement : « Louis, les portes vous sont ouvertes, et si elles ne vous sont assez grandes, je vous en ferai abattre seize ou vingt toises de mur . »

p208 Cette guerre, si bien conduite, ne fut pas moins sagement terminée. On ôta au duc de Bourbon ce qu’il avait au centre (Corbeil, Vincennes, etc.), et l’on éloigna le dauphin ; on lui donna un établissement sur la frontière, le Dauphiné ; c’était l’isoler, lui faire sa part ; on ne pouvait en être quitte qu’en lui donnant, par avance d’hoirie, une petite royauté .

Cette Praguerie de France (on la baptisa ainsi du nom de la grande Praguerie de Bohème) n’en eut pas moins, quoique finie si vite, de tristes résultats. La réforme militaire fut ajournée. Les Anglais enhardis prirent Harfleur et le gardèrent. Ils lâchèrent le duc d’Orléans, à la prière du duc de Bourgogne . L’ancien ennemi de sa maison s’employant ainsi pour le tirer de prison, le roi ne put décemment se dispenser de garantir aussi la rançon et d’aider à la délivrance du dangereux prisonnier. Il descendit tout droit chez le duc de Bourgogne, qui lui passa au col la chaîne de la Toison-d’Or et lui fit épouser une de ses parentes. Contre qui se faisait une si étroite union de deux ennemis, sinon contre le roi ? Il se tint pour averti.

D’abord, il obtint des États un dixième à lever sur tous les ecclésiastiques du royaume. Il rappela Tannegui Duchâtel, l’ennemi capital de la maison de Bourgogne. Puis, portant toutes ses forces vers le Nord, il vint le long de la frontière faire justice des p209 capitaines bourguignons, lorrains et autres qui désolaient le pays. Parmi ceux qui firent leur soumission se trouvait un homme de trouble, le plus hardi des pillards, hardi par sa naissance, hardi parce qu’il était l’agent commun des ducs de Bourbon et de Bourgogne : c’était le bâtard de Bourbon. Il ne fut pas quitte si aisément qu’il croyait. Le roi le livra, tout Bourbon qu’il était, au prévôt qui lui fit son procès comme à tout autre voleur ; bien et dûment jugé, il fut mis dans un sac et jeté à la rivière. Le chroniqueur bourguignon avoue lui-même que cet exemple fut d’un excellent effet  ; les capitaines soi-disant royaux qui couraient les champs, eurent sérieusement peur et crurent qu’il était temps de s’amender.

Autre leçon non moins instructive. Le jeune comte de Saint-Pol, se fiant à la protection du duc de Bourgogne, osa enlever sur la route des canons du roi ; le roi lui enleva deux de ses meilleures forteresses. Saint-Pol accourut et demanda grâce, mais il n’obtint rien qu’en se soumettant au Parlement pour l’affaire litigieuse de la succession de Ligny. La duchesse de Bourgogne, qui vint en personne présenter au roi une longue liste de griefs, fut reçue poliment, poliment renvoyée, sans avoir rien obtenu.

Cependant les Anglais, toujours si près de Paris, si puissamment établis sur la basse Seine, l’avaient remontée, saisi Pontoise. Celui qui avait surpris ce grand et dangereux poste, lord Clifford, le gardait lui-même ; l’acharnement et l’opiniâtreté des Clifford p210 ne se sont que trop fait connaître dans les guerres des Roses. Outre les Anglais, il y avait dans Pontoise nombre de transfuges qui savaient bien qu’il n’y aurait pas de quartier pour eux. Ce n’était pas chose facile de reprendre une telle place ; mais comment laisser ainsi les Anglais à la porte de Paris ?

Des deux côtés on fit preuve d’une inébranlable volonté. Le siège de Pontoise fut comme un siège de Troie. Le duc d’York, régent de France, qui devait plus tard faire tuer Clifford dans la guerre civile, vint à son secours. Il amena une armée de Normandie, ravitailla la place, offrit la bataille (juin) ; Talbot était avec lui. Les Anglais croyaient toujours avoir affaire au roi Jean ; mais les sages et froids conseillers de Charles VII se souciaient fort peu du point d’honneur chevaleresque. La guerre était déjà pour eux une affaire de simple tactique. Le roi laissa donc passer les Anglais, s’écarta, revint. Talbot revint à son tour, et fit entrer encore des vivres (juillet). Le duc d’York ramena de nouveau son armée, et n’obtint pas encore la bataille. On le laissa, tant qu’il voudrait, courir l’Ile-de-France ruinée et se ruiner lui-même dans ces vaines évolutions. Le roi ne lâchait pas prise ; il avait fortifié près de la ville une formidable bastille que les Anglais ne purent attaquer. Quand ils se furent épuisés, harassés pour ravitailler quatre fois Pontoise, Charles VII reprit sérieusement le siège ; Jean Bureau battit la ville en brèche avec une activité admirable  ; p211 deux assauts meurtriers, cinq heures durant, furent livrés ; d’abord une église qui faisait redoute fut emportée, puis la place elle-même (16 sept. 1441). Ainsi des gens qui n’osaient combattre les Anglais en plaine les forçaient dans un assaut.

La reprise de Pontoise était une délivrance pour Paris et pour tout le pays d’alentour ; la culture pouvait dès lors recommencer ; les subsistances étaient assurées. Les Parisiens n’en surent nul gré au roi. Ils ne sentaient que leur misère présente, le poids des taxes ; elles atteignaient les confréries même, les églises, qui se plaignaient fort.

La bonne volonté ne manquait pas aux princes pour profiter de ces mécontentements. Le duc de Bourgogne, sans paraître lui-même, les rassembla chez lui à Nevers (mars 1442). Le duc d’Orléans dont il faisait ce qu’il voulait, depuis qu’il l’avait délivré, présidait pour lui l’assemblée, les ducs de Bourbon et d’Alençon, les comtes d’Angoulême, d’Étampes, de Vendôme et, de Dunois. Le roi envoya bonnement son chancelier à ce conciliabule qui se tenait contre lui, lui faisant dire qu’il les écouterait volontiers.

Leurs demandes et doléances laissaient voir très bien le fond de leur pensée. La Praguerie ayant échoué, parce que les villes étaient restées fidèles au roi, il s’agissait cette fois de les tourner contre lui, de faire en sorte que le peuple s’en prît au roi seul de tout ce qu’il souffrait. Les princes donc, dans leur amour du bien public et du bon peuple de France, remontraient au roi la nécessité de faire la paix ; et p212 c’étaient eux justement qui avaient reculé la paix, en nous faisant perdre Harfleur. Ils demandaient la répression des brigands ; mais les brigands n’étaient que trop souvent leurs hommes, comme on vient de le voir par le bâtard de Bourbon. Pour réprimer les brigands, il fallait des troupes, et des tailles, des aides, pour payer les troupes ; or les princes demandaient en même temps la suppression des aides et des tailles. Après ces demandes hypocrites, il y en avait de sincères, chacun réclamant pour soi telle charge, telle pension.

La réponse du roi, qu’on eut soin de rendre publique, fut d’autant plus accablante qu’elle était plus douce et plus modérée . Il répond, spécialement sur l’article des impôts : que les aides ont été consenties par les seigneurs chez qui elles étaient levées ; quant aux tailles, le roi les a « fait savoir » aux trois États, quoique, dans des affaires si urgentes, lorsque les ennemis occupent une partie du royaume et détruisent le reste, il ait bien droit de lever les tailles de son autorité royale. Pour cela, ajoute-t-il, il n’est besoin d’assembler les États ; ce n’est que charge pour le pauvre peuple qui paye les dépenses de ceux qui y viennent ; plusieurs notables personnes ont requis qu’on cessât ces convocations. — Une autre raison que le roi s’abstint de dire, c’est qu’il eût été souvent difficile d’obtenir des États, où les grands dominaient, un argent qui devait servir à faire la guerre aux grands mêmes.

p213 La Praguerie cette fois s’en tint aux doléances, aux cahiers. Le roi, les laissant perdre le temps à leur assemblée de Nevers, faisait alors un grand et utile voyage à travers tout le royaume, de la Picardie à la Gascogne, mettant partout la paix sur la route, notamment dans les Marches, en Poitou, Saintonge et Limousin. Affermi dans le Nord par la prise de Pontoise, il allait tenir tête aux Anglais dans le Midi. Le comte d’Albret, pressé par eux, avait promis de se rendre, si le roi ne venait le 23 juin tenir sa journée et les attendre sur la lande de Tartas. La condition leur plut. Ils ne croyaient pas qu’il pût venir à temps, encore moins qu’il offrît bataille. Au jour dit, ils virent sur la lande le roi de France et son armée (21 juin 1442).

Cent vingt bannières, cent vingt comtes, barons, seigneurs, se trouvèrent sur cette lande autour de Charles VII. Tous ces Gascons qui s’étaient crus loin du roi, dans un autre monde, commençaient à sentir qu’il était partout. Ils venaient rendre hommage, faire service féodal, et le roi leur rendait justice.

Il en fit une grande et solennelle, l’année suivante (mars 1443). Entre les deux tyrans des Pyrénées, Armagnac et Foix, le petit comté de Comminges était cruellement tiraillé. L’héritière de Comminges avait épousé d’abord, de gré ou de force, un Armagnac, puis le comte de Foix. Celui-ci, qui ne voulait que son bien, se fit faire par elle donation, et il la jeta dans une tour. Il l’y tenait encore vingt ans après, sous prétexte de jalousie ; elle était, disait-il, trop galante. La pauvre femme avait quatre-vingts ans. Les États du Comminges implorèrent p214 Charles VII, qui reçut gracieusement leur requête, fit peur au comte de Foix, délivra la vieille comtesse, partagea entre les deux époux l’usufruit du Comminges et s’en adjugea la propriété. Celte justice hardie donna beaucoup à penser à tous ces seigneurs, jusque-là si indépendants.

Ce ne fut pas tout. Le roi, pour rester toujours parmi eux, comme juge, leur donna un parlement royal qui résiderait à Toulouse. Cette royauté judiciaire du Midi n’avait rien à voir avec le Parlement de Paris ; elle jugeait selon le droit du pays, le droit écrit ; elle ne dépendait de personne, se recrutant elle-même. En attendant que ce grand corps pût rétablir l’ordre et la justice dans le Languedoc, Charles VII autorisa les pauvres gens à se faire justice eux-mêmes, à courir sus aux brigands, aux soldats vagabonds .

Il ne pouvait s’éloigner longtemps du Nord. Dieppe, qui avait été repris par un heureux coup d’audace, risquait d’être encore perdu. Un capitaine français, sans le secours du roi, s’était avisé d’escalader les murs à la marée base, les bourgeois aidant, et il avait pris les Anglais au lit. Dieppe, fortifié à la hâte des trois tours qu’on voit encore, était devenu le port de tous les corsaires de terre qui faisaient la course dans la haute Normandie. Ces braves tenaient en échec toutes les petites places anglaises qui, à la fin ; tombaient l’une après l’autre. Qui n’a pas Dieppe n’a rien sur la côte ; les Anglais, qui tenaient encore Arques, ne désespérèrent p215 pas de reprendre l’importante petite ville. Ils envoyèrent là, comme partout où il fallait de la vigueur, leur vieux lord Talbot. Il prit poste au-dessus du Pollet sur la falaise ; il y établit une bonne bastille, une tour avec force canons et bombardes, pour répondre au fort et écraser la ville qui est entre. Une grande flotte, une armée allait venir d’Angleterre ; on l’attendait de moment en moment ; il fallait la prévenir. Le dauphin obtint d’être envoyé avec Dunois ; beaucoup de gentilshommes picards et normands voulurent être de la partie. Le soir de son arrivée, il fit les premières approches. Il ne prit pas même le temps de mettre en batterie l’artillerie qu’il avait amenée ; il fit des ponts de bois pour franchir les fossés de la bastille, et tenta tout d’abord l’escalade. Au second assaut, pendant que la ville en alarme faisait une procession à la Vierge et que les cloches étaient en branle, la bastille fut emportée.

La grande flotte apparut enfin majestueusement, à temps pour être témoin des fêtes de la délivrance. Il en resta pour Dieppe les folles farces des mitouries de la mi-août, qu’on faisait dans les églises. Le dauphin eut aussi sa fête (déjà à la Louis XI), la pendaison d’une soixantaine de vieux Bourguignons pris dans la bastille, et le lendemain encore, il passa les Anglais en revue pour bien reconnaître ceux qui lui avaient chanté pouille du haut des murs et les faire accrocher aux pommiers du voisinage .

p216 Tout le résultat qu’eut la grande et coûteuse expédition anglaise, ce fut pour le commandant, le lord duc de Somerset, l’honneur d’une promenade chevaleresque de Normandie en Anjou. Ayant réuni tout ce qu’il y avait de forces disponibles, il s’en alla sans obstacle, sans mauvaise rencontre (sauf une affaire de nuit où il tua trente hommes), assiéger la petite place de Pouancé ; mais, n’ayant pas été plus heureux à prendre Pouancé qu’à reprendre Dieppe, il revint à Rouen se reposer de ses travaux et prendre ses quartiers d’hiver .

Cet hiver, pendant que Somerset jouissait de ce victorieux repos, le dauphin Louis traversait brusquement tout le royaume pour ruiner et détruire le meilleur ami des Anglais. Le comte d’Armagnac, mécontent de l’arrangement du Comminges, où on ne lui faisait point part, avait essayé de prendre le tout ; il défendit à ses sujets de rien payer désormais au roi Charles, et leva sa bannière d’Armagnac contre la bannière de France . Il comptait sur les Anglais, sur le duc de Glocester, qui voulait en effet marier Henri VI avec une fille du comte. La chose se serait peut-être arrangée pour le printemps ; l’hiver même il n’y eut plus d’Armagnac ; la fille et le père, tout fut pris. Le dauphin ; qui était un âpre chasseur, se chargea encore de cette chasse au loup. Il part en janvier, franchit les neiges, les fleuves grossis, et trouve la proie au gîte, tout ce qu’il y avait p217 d’Armagnac enfermé dans une place. La place était forte ; il fallait les tirer de là. Le dauphin parla doucement, comme parent, et fit si bien que son beau cousin (il l’appelait ainsi) vint se livrer avec les siens, croyant en être quitte pour cette parole, que dès lors il était au roi de France. Le dauphin le prit au mot, emmena tous ces Armagnac et les mit sous bonne garde. Ils ne furent lâchés que deux ans après, lorsque Henri VI était marie dans la maison de France, et que l’Angleterre, occupée de ses discordes, ne pouvait ranimer les nôtres .

Glocester et le parti de la guerre avaient bien pu encourager Armagnac, mais non le défendre. Ils avaient assez de peine à se défendre eux-mêmes en Angleterre contre les évêques, contre les partisans de la paix, Winchester et Suffolk, qui avaient pris le dessus. Ceux-ci, après la vaine et ruineuse expédition de Somerset, furent décidément les maîtres, et, quoiqu’il en coûtât à l’orgueil anglais, ils négocièrent une trêve, un mariage qui rapprochât, sinon les deux peuples, au moins les deux rois.

Mais il y avait un troisième peuple bien embarrassant pendant la trêve, le peuple des gens de guerre. Que faire de cette tourbe d’hommes de toutes nations qui étaient depuis si longtemps en possession de désoler le pays ? Ni les Anglais ni les Français ne pouvaient espérer de contenir les leurs. Ce qu’on pouvait, c’était de les décider à aller voler ailleurs, à quitter la France ruinée pour visiter la bonne Allemagne, pour faire un p218 pèlerinage au concile de Bâle, aux saintes et riches villes du Rhin, aux grasses principautés ecclésiastiques.

Le roi, justement alors, recevait deux propositions, deux demandes de secours, l’une de l’empereur contre les Suisses, l’autre de René, duc de Lorraine, contre les villes d’Empire. Le roi fut également favorable et promit généreusement des secours pour et contre les Allemands.

Les Allemagnes, comme on disait très bien, tout grandes, grosses, populeuses qu’elles étaient, semblaient pouvoir être envahies avec avantage. Le Saint-Empire était tombé par pièces ; chaque pièce se divisait. Les Lorrains, les Suisses, par exemple, étaient en guerre, et avec les autres Allemands, et avec eux-mêmes.

Les deux demandes qu’on faisait au roi étaient au fond moins opposées qu’il ne semblait ; des deux côtés, il s’agissait de défendre la noblesse contre les villes et communes. Ces communes, après avoir admirablement conquis leur liberté, en usaient souvent assez mal. Metz et autres villes de Lorraine, affranchies de leurs évêques et devenues de riches républiques marchandes, soldaient les meilleurs hommes d’épée, les plus braves aventuriers du pays , et se trouvaient souvent compromises par eux avec les seigneurs et même avec le duc. Ceux de Metz, ayant ainsi querelle avec un gentilhomme de la duchesse Isabelle, s’en prirent à elle-même. Ils l’attendirent, entre Nancy et Pont-à-Mousson p219 où elle allait en pèlerinage, se jetèrent sur ses bagages, ouvrirent tout, pillèrent tout, joyaux et nippes de femme, contre toute chevalerie.

Cette violence particulière n’était qu’un accident d’une grande querelle qui durait toujours en Lorraine. Metz et les autres villes libres étaient-elles françaises ou allemandes ? Quelle était la vraie et légitime frontière de l’Empire ?

Cette question des droits de l’Empire était débattue plus violemment encore du côté de la Suisse. Les cantons comptaient s’être définitivement séparés de l’Allemagne, et néanmoins Zurich venait de s’allier de nouveau à l’empereur, duc d’Autriche ; elle soutenait que la Confédération suisse était toujours un membre de l’Empire. Les autres Cantons tenaient Zurich assiégée, et, selon toute apparence, allaient la détruire. C’était une guerre sans quartier. Les montagnards, déjà maîtres de Greiffensee, en avaient fait passer la garnison par la main du bourreau. On assurait qu’après un combat ils avaient bu le sang de leurs ennemis et mangé leur cœur .

Toute cette rude histoire a été obscurcie en bien des points par les deux grands historiens qui l’ont écrite, au seizième et au dix-huitième siècle. L’honnête Tschudi, dans sa partialité naïve, a recueilli religieusement les menteries patriotiques qui circulaient de son temps sur l’âge d’or des Suisses ; toutefois, il n’a pas caché ce que leur héroïsme avait de barbare. Puis p220 est venu le bon et éloquent Jean de Muller, grand moraliste, grand citoyen, tout occupé de ranimer le sentiment national : dans ce louable but il choisit, il arrange ; s’il ne nie point la barbarie, il la couvre, tant qu’il peut, des fleurs de sa rhétorique. J’en suis fâché ; une telle histoire pouvait se passer d’ornements : âpre, rude, sauvage, elle n’en était pas moins grande. Que penser d’un homme qui se chargerait de parer les Alpes ?

Et il y a en Suisse quelque chose de plus grand que les Alpes, de plus haut que la Iungfrau, de plus majestueux que la majesté sombre du lac de Lucerne... Entrez dans Lucerne même, pénétrez clans ses noires archives ; ouvrez leurs grilles de fer, leurs portes de fer, leurs coffres de fer, et touchez (mais doucement) ce vieux lambeau de soie tachée... C’est la plus ancienne relique de la liberté en ce monde ; la tache est le sang de Gundoldingen, la soie c’est le drapeau où il s’enveloppa pour mourir à la bataille de Sempach.

Nous reviendrons sur tout cela, lorsque nous aurons à montrer la Suisse en lutte avec Charles-le-Téméraire. Qu’il nous suffise ici de dire qu’en cette histoire il faut distinguer les époques.

Au quatorzième siècle, les Suisses s’affranchirent par trois ou quatre petites batailles d’éternelle mémoire. Ils firent connaître, au même temps que les Anglais, ce que pouvait le fantassin ; toutefois avec cette différence, les Anglais de loin comme archers, les Suisses de près avec la lance ou la hallebarde ; de près, car cette lance, ils la tenaient par le p221 milieu  , c’est-à-dire d’une main sûre : c’est le secret de leurs victoires.

Depuis ces belles batailles, ce fut pour eux une ferme foi que le Suisse en corps de canton, poussant devant lui la hallebarde, se lançant les eux fermés, comme le taureau cornes basses, était plus fort que le cheval, et ne pouvait manquer de jeter bas le cavalier bardé de fer. Ils avaient raison de le croire ; mais dans leur orgueil stupide ils attribuaient volontiers ces grands effets d’ensemble à la force individuelle. Ils faisaient là-dessus des contes que tout le monde répétait. Les Suisses, à les entendre, avaient tant de vie et de sang que, mortellement blessés, ils combattaient longtemps encore. Ils buvaient comme ils combattaient ; en cela, ils étaient de même invincibles. Dans maintes guerres d’Italie, on avait sur leur passage pris soin d’empoisonner les vins ; peine perdue, tout passait, vin et poison, les Suisses ne s’en portaient que mieux .

Ce brutal orgueil de la force eut son résultat naturel ; ils se gâtèrent de très bonne heure. Il ne faut pas tout croire, à beaucoup près, dans ce qu’on se plaît à dire de la pureté de ces temps. À la fin du quinzième siècle, le saint homme Nicolas de Flue pleurait dans son ermitage sur la corruption de la Suisse. Au milieu du même siècle, nous voyons leurs soldats mener avec eux des bandes de femmes et de filles . Tout au moins leurs armées traînaient beaucoup de bagages, d’embarras, p222 de superfluités ; en 1420, une armée suisse de cinq mille hommes, entreprenant de passer les Alpes par un passage alors difficile, ne s’en faisait pas moins suivre de quinze cents mulets, pesamment chargés .

L’avidité des Suisses était l’effroi de leurs voisins. Il n’y avait guère d’année où ils ne descendissent pour chercher quelque querelle. Tout dévots qu’ils étaient (aux saints de la montagne, à Notre-Dame-des-Ermites ), ils n’en respectaient pas davantage le bien du prochain. Allemands ennemis de l’Allemagne, ayant brisé le droit de l’Empire sans en avoir d’autres, leur droit c’était la hallebarde, pointue, crochue, qui perçait et ramenait...

De force ou d’amitié, avec ou sans prétexte, sous ombre d’héritage, d’alliance, de combourgeoisie, ils prenaient toujours. Ils ne voulaient rien connaître aux écritures, aux traités, bonnes et simples gens qui ne savaient lire... Un de leurs moyens ordinaires pour dépouiller les seigneurs voisins, c’était de protéger leurs vassaux, c’est-à-dire d’en faire les leurs  ; ils appelaient cela affranchir ; les prétendus affranchis regrettaient souvent le maître héréditaire, sous cette rude et mobile seigneurie de paysans .

Les Magnifiques Seigneurs, vachers de la montagne ou bourgeois de la plaine, se disputaient leurs sujets. Les bourgeois abusaient volontiers de ce que les montagnards, p223 si souvent affamés dans leurs neiges, étaient obligés de venir acheter du blé aux marchés d’en bas. Souvent ils refusaient d’en vendre, dussent les autres crever de faim. « Hommes d’Uznach, disait un bourgmestre, vous êtes à nous, vous, votre pays, votre avoir, jusqu’à vos entrailles » ; leur reprochant durement le pain que Zurich leur vendait.

Dans la guerre contre les autres Cantons , Zurich avait l’alliance de l’empereur, mais non l’appui de l’Empire. Les Allemagnes ne se mettaient pas aisément en mouvement. Consultées par l’empereur, elles répondirent froidement que se mêler de ces affaires entre villes suisses, c’était « mettre la main entre la porte et les gonds  ».

Quelques nobles allemands se jetèrent dans la ville pour la défendre ; néanmoins les autres Cantons l’attaquaient avec tant d’acharnement qu’elle ne pouvait guère résister. L’empereur s’adressa au roi de France, dont son cousin Sigismond allait épouser la fille ; le margrave de Bade invoqua l’appui de la reine, sa parente ; la noblesse de Souabe envoya près de Charles VII le plus violent ennemi des Suisses, Burckard Monck, pour lui représenter que la chose était dangereuse, qu’elle pouvait gagner de proche en proche, que toute noblesse était en danger. Le roi, le dauphin déjà en route, reçurent je ne sais combien d’ambassades coup sur coup, à Tours, à Langres, à Joinville, à Montbéliard, à Altkirk . La chose pressait en effet. Zurich p224 était assiégée depuis deux mois ; on pouvait apprendre d’un moment à l’autre qu’elle était prise, saccagée, passée au fil de l’épée.

L’armée était en mouvement ; mais ce n’était pas une opération facile que de mener si loin, en toute sagesse et modestie, ce grand troupeau de voleurs. Il y avait quatorze mille Français, huit mille Anglais, des Écossais, toutes sortes de gens. Chaque nation marchait à part sous ses chefs. Le dauphin avait le titre de commandant général. Sur le passage de ces bandes, les Bourguignons fort inquiets étaient sur pied, en armes, et tout prêts à tomber dessus. Elles arrivèrent pourtant sans grand désordre en Alsace.

Bâle avait beaucoup à craindre. Avant-garde des Cantons, elle savait que le pape avait offert de l’argent au dauphin pour que, chemin faisant, il le débarrassât du concile. Les bourgeois, les Pères, fort effrayés, avertirent les Suisses en toute hâte, énumérant les troupes de toute nation qui approchaient le la ville, et répétant les terribles histoires que l’on contait partout sur les brigands armagnacs. Les Suisses, tout acharnés qu’ils étaient au siège, résolurent, sans le quitter, d’envoyer quelques milliers d’hommes , pour voir ce qu’étaient ces gens-là.

La grande armée tournait le Jura et venait, corps par corps, à la file, vers la petite rivière (la Birse). Déjà un corps avait passé ; les Suisses se ruèrent dessus ; ce choc de deux ou trois mille lances à p225 pied étonna fort des gens qui, dans leurs guerres anglaises, n’avaient jamais rencontré le fantassin que comme archer. Ils reculèrent en désordre, et repassèrent l’eau, laissant leurs bagages ; l’armée ainsi avertie, on détacha des troupes du côté de la ville, afin que les bourgeois ne pussent aider les Suisses ni ceux-ci se jeter dans Bâle.

Les deux mille ignoraient si bien à quelles forces ils avaient affaire, qu’ils voulurent pousser en avant. On leur avait défendu en partant d’aller plus loin que la Birse ; ils n’en tinrent compte ; ces bandes étaient menées démocratiquement, les capitaines par les soldats. Un messager leur vint de Bâle, qui les avertit du grand nombre de leurs ennemis, les conjurant au nom de leur salut de ne point passer la rivière. Mais telle était leur ivresse et leur brutalité féroce, qu’ils tuèrent le messager .

Ils passèrent, furent écrasés ; les gens d’armes en poussèrent cinq cents dans une prairie, d’où ils ne sortirent jamais. Mille environ, croyant gagner Bâle, se trouvèrent heureux de rencontrer une tour, un cimetière, où les haies, les vignes, une vieille muraille arrêtaient la cavalerie. Ils tinrent là en désespérés ; ils n’avaient pas plus de quartier à espérer qu’ils n’en avaient fait à Greiffensee ; Burckard Monck, leur ennemi, était là pour solder ce compte. Les gens d’armes, laissant leurs chevaux, forcèrent la muraille, mirent le feu à la tour. Les Suisses furent tués jusqu’au p226 dernier. Un historien français leur rend ce témoignage : « Les nobles hommes qui avoient esté en plusieurs journées contre les Anglois et autres, m’ont dit qu’ils n’avoient vu ni trouvé aucune gens de si grande défense, ni si outrageux et téméraires pour abandonner leur vie . »

C’était une défaite honorable, une leçon toutefois, la seconde qu’eussent reçue les Suisses ; la première leur avait été donnée par le Piémontais Carmagnola. Il faut voir aussi avec quels efforts, quelles adresses maladroites, quel flot de phrases et de rhétorique leurs historiens ont tâché de couvrir la réalité du fait ; ils diminuent le nombre des Suisses, augmentent celui de leurs ennemis ; ils tachent de faire entendre que toute l’armée des Armagnacs fut engagée ; ils peignent l’admiration du dauphin (qui n’y était pas  et qui de sa nature n’admirait pas aisément) ; enfin, pour que rien ne manque au merveilleux, ils ajoutent ce petit conte. Le Souabe Burckard Monck se promenait sur le champ de bataille, riant aux éclats à la vue de ses cadavres, et il se mit à dire : « Nous nageons dans les roses. » Mais, parmi tous ces gens quasi-morts, en voilà un qui ressuscite et qui, d’une pierre roidement lancée, frappe Burckard à la tête ; il en meurt trois jours après .

Le dauphin, ajoutent-ils, fut si effrayé de la valeur p227 des Suisses, qu’il se retira à la hâte et ne leur demanda plus que leur amitié. Et justement le contraire est exact et parfaitement prouvé. Ce sont les Suisses qui brusquement se retirèrent, laissèrent Zurich  et rentrèrent dans les montagnes. Le dauphin voulut bien traiter avec Bâle et le concile ; le parti que les Suisses avaient dans Bâle et qui était tout prêt à faire main basse sur les nobles, n’osa remuer ; les troupes se répandirent sans obstacle dans la Suisse, entre le Jura et l’Aar ; enfin, après avoir bien vu qu’il n’y avait pas grand’chose à prendre chez leurs ennemis, elles retombèrent sur leurs amis, et se mirent à piller l’Alsace et la Souabe.

Les Allemands jetèrent les hauts cris. Mais les autres répondaient qu’on leur avait promis des vivres, une solde, et qu’ils n’avaient rien reçu . Enfin le duc de Bourgogne, craignant de voir les Français s’habituer en Suisse et en Alsace, se porta pour médiateur. Le dauphin, qui se plaignait d’avoir sauvé des ingrats, fit volontiers la paix avec les Suisses. Il p228 sentit, en homme avisé, tout ce qu’on pouvait faire avec ces braves, qui se vendaient aisément, qui n’avaient peur de rien et frappaient sans raisonner. Il les encouragea à venir en France. Il se montra leur ami contre la noblesse qu’il était venu secourir, déclarant que si les nobles de Bâle ne voulaient pas s’arranger, il se joindrait à la ville pour leur faire la guerre. Il aimait tant cette ville de Bâle qu’il aurait voulu qu’elle se fit française. De leur côté, les Suisses, qui ne demandaient qu’à gagner, lui offrirent amicalement de lui louer quelques mille hommes.

Le retour du dauphin et le bruit de l’échec des Suisses avancèrent fort les affaires de Lorraine. Les villes qui se couvraient du nom de l’Empire comprirent que, si l’empereur et la noblesse allemande avaient appelé les Français au fond des pays allemands pour sauver Zurich, ils ne viendraient pas se battre contre les Français sur les Marches de France. Toul et Verdun reconnurent le roi comme protecteur .

Metz seul résistait. Cette grande, et orgueilleuse ville avait d’autres villes dans sa dépendance, et autour d’elle vingt-quatre ou trente forts. Cependant, dès le commencement, Épinal avait saisi l’occasion de s’affranchir et s’était jetée dans les bras du roi . Ses forts s’étant rendus ensuite, les Messins se décidèrent à négocier ; ils représentèrent au roi « qu’ils n’étoient point de son royaume ni de sa seigneurie ; mais que dans ses guerres avec le duc de Bourgogne p229 et autres, ils avoient toujours reçu et conforté ses gens. » Alors, par ordre du roi, maître Jean Rabateau, président du Parlement, proposa à l’encontre plusieurs raisons, savoir : Que le Roy prouveroit suffisamment, si besoin étoit, tant par chartes que chroniques et histoires, qu’ils étoient et avoient été de tout temps passé sujets du Roy et du royaume ; que le Roy étoit bien averti qu’ils étoient coutumiers de faire et trouver telles cauteles et cavillations, et comment, quand l’empereur d’Allemagne étoit venu à grande puissance et intention de les contraindre d’obéir à lui, pour leur défense ils se disoient lors être dépendans du royaume de France et tenans de la couronne ; semblablement, quand aucuns roys des prédécesseurs du Roy de France étoient venus pour les faire obéir à eux, ils se disoient être de l’Empire et sujets de l’Empereur .

Le grand procès des limites de la France et de l’Empire ne pouvait se régler ainsi incidemment et pendant une trêve de la guerre d’Angleterre. La chose resta indécise. Le roi se contenta de faire financer cette riche ville de Metz.

Au reste, il avait fait tout ce qu’il pouvait désirer, occupé ses troupes, relevé à bon marché la réputation des armes françaises. Les capitaines, jusque-là dispersés et à peine dépendants du roi, avaient suivi son drapeau. Le moment était venu d’accomplir la grande réforme militaire que la Praguerie avait fait ajourner.

p230 L’opération était délicate ; elle fut habilement conduite  ; le roi chargea les seigneurs qui lui étaient le plus dévoués de sonder les principaux capitaines et de leur offrir le commandement des quinze compagnies de gendarmerie régulière. Ces compagnies, chacune de cent lances (600 hommes), furent réparties entre les villes ; mais on eut soin de les diviser de sorte que dans chaque ville (même dans les plus grandes, Troyes, Châlons, Reims), il n’y avait que vingt ou trente lances. La ville payait sa petite escouade et la surveillait ; partout les bourgeois étaient les plus forts et pouvaient mettre les soldats à la raison. Les gens de guerre qui ne furent pas admis dans les compagnies, se trouvèrent tout à coup isolés, sans force ; ils se dispersèrent. « Les Marches et pays du royaume devinrent plus sûrs et mieux en paix, dès les deux mois qui suivirent, qu’ils n’avaient été trente ans auparavant . »

Il y avait trop de gens qui gagnaient au désordre pour que cette réforme se fit sans obstacle. Elle en rencontra, de timides, il est vrai, dans le conseil même du roi. Les objections ne manquèrent pas : les gens de guerre allaient se soulever, le roi n’était pas assez riche pour de telles dépenses, etc.

La réforme financière, qui seule rendait l’autre possible, fut due, selon toute apparence, à Jacques Cœur. p231 Dans la belle et sage ordonnance de 1443 qui règle la comptabilité , on croit reconnaître, comme dans celles de Colbert, la main d’un homme formé aux affaires par la pratique du commerce et qui applique en grand au royaume la sage et simple économie d’une maison de banque.

L’argent donne la force. En 1447, le roi prend la police dans sa main ; il attribue au prévôt de Paris la juridiction sur tous les vagabonds et malfaiteurs du royaume  . Cette haute justice prévôtale était le seul moyen d’atteindre les brigands, de les soustraire à leurs nobles protecteurs, à la connivence, à la faiblesse des juridictions locales.

On trouva ce remède dur, on se plaignit fort ; mais l’ordre et la paix revinrent, les routes furent enfin praticables. « Les marchands commencèrent de divers lieux à travers de pays à autres et faire leur négoce... Pareillement les laboureurs et autres gens du plat pays s’efforçoient à labourer et réédifier leurs maisons, à essarter leurs terres, vignes et jardinages. Plusieurs villes et pays furent remis sus et repeuplez. Après avoir été si longtemps en tribulation et affliction, il leur sembloit que Dieu les eût enfin pourvus de sa grâce et miséricorde . »

p232 Cette renaissance de la France fut signalée par une chose grande et nouvelle, la création d’une infanterie nationale.

L’institution militaire sortit d’une institution financière. En 1445, le roi avait ordonné que les élus chargés de répartir la taille seraient appointés par lui , que ces élus ne seraient plus les juges seigneuriaux, les serviteurs des seigneurs, mais les agents royaux, les agents du pouvoir central, dépendant de lui seul, par conséquent plus libres des influences locales, plus impartiaux. En 1448, ces élus reçoivent ordre d’élire un homme par paroisse, lequel sera franc et exempt de la taille, s’armera à ses frais et s’exercera les dimanches et fêtes à tirer de l’arc. Le franc-archer recevra une solde, seulement en temps de guerre.

Les élus devaient, selon l’ordonnance, choisir de préférence dans la paroisse « un bon compagnon qui auroit fait la guerre  ». Néanmoins on s’égaya fort sur la nouvelle milice, on prétendait que rien n’était moins guerrier ; on en fit des satires, il en est resté le Franc-Archer de Bagnolet .

Plus d’un en riait, qui au fond n’avait pas envie de rire. La noblesse entrevoyait combien l’innovation était grave. Ces essais plus ou moins heureux, p233 francs-archers de Charles VII, légions de François Ier, devaient amener le temps où la force, la gloire du pays seraient aux roturiers. L’archer de Bagnolet n’en était pas moins l’aïeul du terrible soldat de Rocroi, d’Austerlitz.

Au reste, les francs-archers semblent avoir été plus guerriers que la satire ne veut le faire croire. Ils aidèrent fort utilement l’armée qui reconquit la Normandie et la Guyenne.

Eussent-ils été inutiles, une telle institution eût toujours témoigné une grande chose, savoir, que le roi n’avait rien à craindre de ses sujets, qu’ils étaient bien à lui, les petits surtout, bourgeois et bonnes gens des villages. Le treizième siècle avait été celui de la paix du roi ; il avait fallu alors qu’il défendît la guerre aux communes, comme aux seigneurs, qu’il leur ôtât à tous les armes dont ils se servaient mal. Mais maintenant la guerre sera la guerre du roi. Il arme lui-même ses sujets ; le roi se fie au peuple, la France à la France.

Elle a trouvé son unité, au moment où l’Angleterre perd la sienne. Nous allons voir tout à l’heure (1453) le Parlement anglais voter une armée, mais on n’osera la lever ; ce serait convoquer la discorde de toutes les provinces, amener des soldats à la guerre civile, les mettre aux prises ; ils commenceraient par se battre entre eux.

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