Chapitre III Troubles de l’Angleterre. — Les Anglais chassés de France. (1442-1453)

C’est une opinion établie en Angleterre dès le quinzième siècle, adoptée par les chroniqueurs, consacrée par Shakespeare , que ce pays dut la perte de ses provinces de France et tous ses malheurs au malheur d’avoir eu une reine française, Marguerite d’Anjou. Historiens et poètes, tous voient la fatalité, le mauvais génie de l’Angleterre débarquer avec Marguerite.

Qui aurait pu le soupçonner ? Marguerite était une enfant, elle n’avait que quinze ans ; elle sortait de l’aimable maison d’Anjou, qui, plus qu’aucune autre, avait contribué rapprocher tous les princes français, à réconcilier la France avec elle-même. Cette jeune reine était la fille du plus doux des hommes, du p235 bon roi René, l’innocent peintre et poète, qui finit par vouloir se faire berger  ; elle était nièce de Louis d’Anjou, qui laissa à Naples une si chère mémoire .

Le côté maternel était moins rassurant peut-être. La maison de Lorraine, remuante et guerrière, s’il en fut, n’en devait pas moins, adoucie par le sang d’Anjou, séduire, ensorceler les peuples... La France fut « folle des Guises, car c’est trop peu dire amoureuse ». On sait quel souvenir a laissé leur nièce, Marie Stuart !... Héros de roman autant que d’histoire, ces princes de Lorraine devaient en deux siècles essayer, manquer tous les trônes .

La jeune Marguerite était née parmi les plus étranges, les plus incroyables aventures, en plein roman. Son père était prisonnier, une de ses sœurs en otage, mariée d’avance à l’ennemi de la maison d’Anjou. René reçut dans sa captivité la couronne de Naples et commença son règne en prison. Son rival, Alphonse d’Aragon, était lui-même captif à Milan. C’était une guerre entre deux prisonniers. La femme de René, Isabelle de Lorraine, sans troupes, sans argent, chassée de son duché, s’en va conquérir un royaume. Elle p236 trouve Alphonse libre et plus fort que jamais ; elle lutte trois ans, se ruine pour racheter son mari et le faire venir. Il ne vient que pour échouer .

La vaillante Lorraine n’emmena pas sa fille plus loin que Marseille ; elle la laissa sur ce bord avec son jeune frère, parmi les Provençaux qu’aimait René, qui le lui rendaient bien, et dont l’enthousiasme facile s’animait de l’intrépidité d’Isabelle et de la beauté de ses enfants. La petite Marguerite, Provençale d’adoption, eut pour éducation les périls de sa mère, les haines d’Anjou et d’Aragon ; elle fut nourrie dans ces mouvements dramatiques de guerre et d’intrigues ; elle grandit d’esprit, de passion, au souffle des factions du Midi.

« C’était, dit un chroniqueur anglais et peu ami, c’était une femme de grand esprit, de plus grand orgueil, avide de gloire, d’honneur ; elle ne manquait pas de diligence, de soin, d’application ; elle n’était pas dénuée de l’expérience des affaires. Et parmi tout cela, c’était bien une femme, il y avait en elle une pointe de caprice ; souvent, quand elle était animée et toute à une affaire, le vent changeait, la girouette tournait brusquement . »

Avec cet esprit violent et mobile, elle était très belle. La furie, le démon, comme l’appellent les Anglais, n’en avait pas moins les traits d’un ange , au dire du chroniqueur provençal. Même âgée, accablée p237 de malheurs, elle fut toujours belle et majestueuse. Le grand historien de l’époque, qui la vit à la cour de Flandre bannie et suppliante, n’en fut pas moins frappé de cette imposante figure : « La Reine, avec son maintenir, se montroit, dit-il, un des beaulx personnages du monde, représentant dame . »

Marguerite ne pouvait apparemment épouser qu’une grande infortune. Elle fut deux fois promise, et deux fois à de célèbres victimes du sort, à Charles de Nevers, dépouillé par son oncle, et à ce comte de Saint-Pol avec lequel la féodalité devait finir en Grève. Elle fut mariée plus mal encore : elle épousa l’anarchie, la guerre civile, la malédiction... A tort ou à droit, cette malédiction dure encore dans l’histoire.

Tout ce qu’elle avait de brillant, d’éminent et qui l’eut servie ailleurs, devait lui nuire en Angleterre. Si les reines françaises avaient toujours déplu, sous Jean, sous Édouard II, sous Richard II, combien davantage celle-ci, qui était plus que Française ! Le contraste des deux nations devait ressortir violemment. Ce fut comme un coup du soleil de Provence dans le monotone brouillard. « Les pâles fleurs du Nord », comme les appelle leur poète, ne purent qu’être blessées de cette vive apparition du Midi.

Avant même qu’elle ne vint, lorsque son nom n’avait pas encore été prononcé, on travaillait déjà contre elle, contre la reine qui viendrait. Tant que le roi n’était pas marié, la première dame du royaume était Éléonore p238 Cobhar, duchesse de Glocester, femme de l’oncle du roi ; l’oncle était jusque-là l’héritier présomptif du neveu. Une reine arrivant, la duchesse allait descendre à la seconde place ; qu’il survînt un enfant, Glocester n’était plus l’héritier, il ne lui restait qu’à s’en aller, à mourir de son vivant, en s’enterrant dans quelque manoir. Le seul remède, c’était que le bon roi, trop bon pour cette terre, fût envoyé tout droit au ciel ... Dès lors, Glocester régnait et lady Cobhar, qui avait déjà eu l’habileté de se faire duchesse, se faisait reine et recevait la couronne dans l’abbaye de Westminster.

La dame peu scrupuleuse eut certainement ces pensées ; on ne sait trop jusqu’où elle alla dans l’exécution. Elle était entourée des gens les plus suspects. Son directeur en ces affaires était un certain Bolingbroke, grand clerc , surtout dans les mauvaises sciences. Elle consultait aussi un chanoine de Westminster, et se servait d’une sorcière, la Margery, dont nous avons parlé.

Le but étant la mort du roi, on avait fait un roi de cire, lequel fondant, Henri fondrait aussi. Le grand magicien, Bolingbroke, siégeait pendant l’opération sur une sorte de trône, tenant en main le sceptre et l’épée de justice ; des quatre coins du siège partaient quatre épées, dirigées contre autant d’images de cuivre . Mais tout p239 cela n’avançait pas beaucoup ; la duchesse elle-même, folle de passion et de désir, s’était hasardée la nuit à entrer dans le sanctuaire de la noire abbaye... Qu’y venait-elle faire ? Voulait-elle, de ses ongles, fouiller la royauté au fond des tombes, où déjà, femme vaine, s’asseoir dans le trône sur la fameuse pierre des rois ?

L’occasion était belle pour frapper Glocester, pour perdre sa femme, infamer  sa maison. Mais d’aller dans cette forte maison, parmi tant de vassaux armés et de nobles amis, chercher jusqu’à la chambre conjugale, dans les bras de Glocester, celle qu’il avait tant aimée, son épouse qui portait son nom, c’était plus de courage qu’on n’en eût attendu du vieux Winchester et de ses évêques. Ils ne s’y seraient pas hasardés, s’ils n’eussent été soutenus, suivis de la populace qui criait à la sorcière ! Ce mot était terrible ; il suffisait de le prononcer pour que toute une ville fût comme ivre et ne se connût plus... Le peuple en ces moments devenait d’autant plus furieux qu’il avait peur lui-même ; il laissait tout pour faire la guerre au diable ; tant que le feu n’en avait pas fait raison, il croyait sentir sur lui-même la griffe invisible...

La duchesse fut saisie et examinée par le primat, ses gens pendus, brûlés. Pour elle, par une grâce cruelle, elle fut réservée. L’ambitieuse avait rêvé une entrée solennelle, une marche pompeuse dans Londres ; elle l’eut en effet. Elle fut promenée comme pénitente et p240 la torche au poing, par les rues, au milieu des dérisions féroces, la canaille, les apprentis de la Cité aboyant après... Si, comme il faut le croire, les ennemis de la victime ne lui épargnèrent pas les duretés ordinaires de la pénitence publique, elle était en chemise, tête nue, au brouillard de novembre... Elle subit l’horrible promenade par trois jours, par trois quartiers . Et ensuite, comme elle n’était pas morte, on la remit à la garde d’un lord, et on l’envoya pour pleurer toute sa vie au milieu de la mer, dans l’île lointaine de Man.

On serait tenté de croire que cette scène avait été arrangée pour pousser à bout Glocester, lui faire perdre toute, mesure, lui faire prendre les armes et rompre la paix de la Cité ; il aurait eu cette fois contre lui les gens de Londres, il eût été tué peut-être, à coup sûr perdu. Au grand étonnement de tout le monde, le duc ne bougea . Ses ennemis en furent pour leur cruelle comédie. Il laissa faire, il abandonna sa femme plutôt que sa popularité, il resta pour le peuple le bon duc. Cette patience d’un homme si fougueux, et dans une si terrible épreuve, donna fort à réfléchir ; pour se contenir ainsi lui-même, il avait selon toute apparence des desseins profonds. Par deux fois il avait essayé de se faire souverain dans les Pays-Bas , et il avait p241 échoué. Mais la chose était certainement plus facile en Angleterre ; il n’était séparé du trône que par une vie d’homme, tant que le roi n’était pas marié, n’avait pas d’enfants.

Donc, il fallait marier le roi au plus vite, le marier en France, faire la paix avec la France. L’Angleterre avait assez de la sourde et terrible guerre qui déjà grondait en elle-même.

Cette raison était bonne, et il y en avait une autre non moins forte : c’est que l’Angleterre s’épuisait à faire une guerre inutile, qu’elle n’en pouvait plus, que les dépenses croissaient d’heure en heure, que les possessions françaises coûtaient, loin de rapporter. Dans un temps bien meilleur, en 1427, on en tirait 57,000 livres sterling, et l’on y en dépensait 68,000 .

Si ces provinces rapportaient, ce n’était pas au roi. Ceci demande d’être expliqué avec quelque détail.

Le régent de France, peu secouru, toujours aux expédients, ne sachant comment faire face à mille embarras, avait inféodé aux lords tous les meilleurs fiefs ; il leur avait mis entre les mains les châteaux, les places, dans l’espoir qu’ils les défendraient avec leurs bandes de vassaux. Cela créait aux lords des intérêts très divers, souvent opposés entre eux, souvent peu d’accord avec l’intérêt du roi. Ainsi, Glocester avait des places en Guyenne et il était l’allié des Armagnacs ; mais le duc de Suffolk, mariant sa nièce dans la maison rivale de Foix, fit passer au mari les p242 fiefs de Glocester. Au nord, Talbot avait Falaise ; le duc d’York, devenu régent, prit pour lui une ville capitale, royale, la grande ville de Caen.

Le pis, c’est que ces lords, sentant toujours qu’ici ils n’étaient pas chez eux, ne faisaient rien pour les fiefs qu’ils s’étaient chargés de défendre. Ils laissaient tout tomber, murs et tours, en ruine. Ils n’y auraient pas mis un penny ; tout ce qu’ils pouvaient tirer, extorquer, ils l’envoyaient vite au manoir, home... Le home est l’idée fixe de l’Anglais en pays étranger. Tout allait donc s’enfouir dans les constructions de ces monstrueux châteaux, aujourd’hui trop grands pour des rois. Mais les Warwick, les Northumberland, les jugeaient trop petits pour la grandeur future qu’ils rêvaient à leur famille, pour l’aîné, l’héritier, quand Sa Grâce siégerait à Noël dans un banquet de quelques mille vassaux... Ils ne devinaient guère que bientôt père, aîné et puînés, vassaux, biens et fiefs, tout allait périr dans la guerre civile ; tout, sauf le paisible et vrai possesseur de ces tours, le lierre qui dès lors commençait à les vêtir, et qui a fini par envelopper l’immensité de Warwick-Castle.

Quiconque parlait de traiter avec la France, allait avoir contre lui tous ces lords ; ils trouvaient bon que le pays se ruinât pour leur conserver leurs fiefs du continent, leurs fermes, pour mieux dire : ils n’y voyaient rien autre chose. Il était tout simple qu’ils y tinssent. Ce qui était plus surprenant, c’est que la guerre avait tout autant de partisans parmi ceux qui n’avaient rien en France, chez ceux que la guerre p243 ruinait ; ces pauvres diables avaient sur le continent une richesse d’orgueil, une royauté d’imagination ; au moindre mot d’arrangement, le fellow sans chausses entrait en fureur, on voulait lui rogner son royaume de France, lui voler ce que la vieille Angleterre avait si légitimement gagné à la bataille d’Azincourt.

Les évêques régnants (Winchester, Cantorbéry, Salisbury et Chichester, dans le désir qu’ils avaient de la paix, dans leurs craintes que les dépenses de la guerre ne fissent toucher aux biens d’Église, négociaient toujours, mais n’osaient conclure. Ils n’en seraient peut-être jamais venus là, s’ils n’eussent eu avec eux dans le conseil un homme d’épée, lord Suffolk, qui les entraîna ; il fallait un homme de guerre pour amener la paix.

Suffolk n’était pas d’une famille ancienne. Les Delapole (c’était leur vrai nom) étaient de braves marchands et marins. L’aïeul fut anobli pour avoir fourni des vivres à Édouard Ier dans la guerre d’Écosse. Le grand-père, factotum du violent Richard II, le servit comme amiral, général, chancelier ; loin de faire ainsi sa fortune, il fut poursuivi par le Parlement et il alla mourir à Paris. Le père, pour relever sa maison, tourna court et se donna aux ennemis de Richard, se donna corps et âme ; il se fit tuer, lui et trois de ses fils, pour la maison de Lancastre.

Le dernier fils, celui dont nous parlons, avait fait trente-quatre ans les guerres de France avec beaucoup d’honneur. Les revers d’Orléans et de Jargeau n’avaient fait aucun tort à sa réputation de bravoure. Cette p244 dernière place étant forcée, il se défendait encore ; enfin, se voyant presque seuls il avise un jeune Français : « Es-tu chevalier ? lui dit-il. — Non. — Eh bien ! sois-le de ma main. » Ensuite il se rendit à lui.

Il revint en Angleterre, ruiné par une rançon de deux ou trois millions. Néanmoins, loin de garder rancune à la France, il conseilla la paix, s’attacha au parti de la paix ; malheureusement il portait dans ce parti la dureté, l’insolence de la guerre.

La pensée du cardinal Winchester, c’eût été de faire épouser au roi d’Angleterre une fille du roi de France ; pensée timide qu’il osa à peine exprimer dans les négociations . La fille étant impossible, on se contenta d’une nièce. Le choix tomba sur la fille d’un prince pauvre, René, qui ne pouvait porter ombrage aux Anglais. Il y avait encore cet avantage que, si l’on était obligé, pour diminuer les dépenses, d’abandonner les deux provinces non maritimes, le Maine et l’Anjou, on les rendrait à René et à son frère, non à Charles VII, ce qui serait peut-être moins blessant pour l’orgueil anglais .

Le traité de mariage et de cession était raisonnable, et néanmoins d’un extrême péril pour celui qui oserait le conclure. Suffolk, qui ne l’ignorait pas, ne se contenta point de l’autorisation du conseil, il eut la précaution de se faire pardonner d’avance par le roi p245 « les erreurs de jugement dans lesquelles il pourrait tomber ». Ce singulier pardon des fautes à commettre fut ratifié par le Parlement .

Rendre une partie pour consolider le reste, c’était faire justement ce que fit saint Louis, lorsque, malgré ses barons, il restitua aux Anglais quelques-unes des provinces que Philippe-Auguste avait confisquées sur Jean-sans-Terre.

Mais ici, il n’y avait même pas restitution définitive pour le Maine. Le roi d’Angleterre accordait, non la souveraineté, mais l’usufruit viager du Maine au frère de René. Encore pour cet usufruit les Français devaient payer aux Anglais, qui tenaient dans ce comté des fiefs de la Couronne, le revenu de dix années  ; pour une possession si précaire, ces feudataires allaient recevoir une somme ronde, en argent, plus sûre et probablement plus forte que tout ce qu’ils en auraient tiré jamais.

Suffolk, de retour, trouva contre lui une unanimité terrible. Jusque-là, on était divisé sur la question ; bien des gens voyaient que pour garder ces possessions ruineuses il faudrait aller jusqu’au fond de toutes les bourses, et ils ne savaient pas trop s’ils voulaient garder à ce prix : l’orgueil disait oui, l’avarice p246 non. Le traité de Suffolk ayant tranquillisé l’avarice, l’orgueil parla seul. Les moins disposés à financer pour la guerre se montrèrent les plus guerriers, les plus indignés. Le caractère morose et bizarre de la nation ne parut jamais mieux. L’Angleterre ne voulait rien faire ni pour garder ni pour rendre avec avantage. Elle allait tout perdre sans dédommagement ; la plus vulgaire prudence eût suffi pour le prévoir. Et le négociateur qui, pour assurer le reste, rendait une partie avec indemnité, fut haï, conspué, poursuivi jusqu’à la mort.

Tels furent les tristes auspices sous lesquels Marguerite d’Anjou débarqua en Angleterre. Elle y trouva un soulèvement universel contre Suffolk, contre la France et la reine française, une révolution toute mûre, un roi chancelant, un autre roi tout prêt. Glocester avait toujours eu pour lui le parti de la guerre, les mécontents de diverses sortes ; mais voilà que tout le monde était pour la guerre, tout le monde mécontent. Lorsqu’il marchait, selon sa coutume, avec un grand cortège de gens armés qui portaient ses couleurs, lorsque les petites gens suivaient et saluaient le bon duc, on sentait bien que la puissance était là, que cet homme si humilié allait se trouver maître à son four, qu’il devait régner, comme protecteur ou comme roi... Il en était moins loin à coup sûr que le duc d’York, qui pourtant en vint à bout plus tard.

De l’autre part, que voyait-on ? de vieux prélats, riches et timides, un octogénaire, le cardinal Winchester, p247 une reine toute jeune, un roi dont la sainteté semblait simplicité d’esprit. Les alarmes croissant, un Parlement fut convoqué, et le peuple requis de prendre les armes et de veiller à la sûreté du roi. Le Parlement fut ouvert par un sermon de l’archevêque de Cantorbéry et du chancelier, évêque de Chichester, sur la paix et le bon conseil ; le lendemain Glocester fut arrêté (11 février) ; on répandit qu’il voulait tuer le roi pour délivrer sa femme. Peu de jours après, le prisonnier mourut (23 février). Sa mort ne fut ni subite ni imprévue ; elle avait été préparée par une maladie de quelques jours . Depuis longtemps d’ailleurs il était loin d’être en bonne santé, si nous en croyons un livre écrit plusieurs années auparavant par son médecin .

Toute l’Angleterre n’en resta as moins convaincue qu’il avait péri de mort violente. On arrangeait ainsi le roman : la reine avait pour amant Suffolk (un amant de cinquante ou soixante ans pour une reine de dix-sept !), tous deux s’étaient entendus avec le cardinal ; le soir, Glocester se portait à merveille ; le matin il était mort  !... Comment avait-il été tué ? Ici p248 les récits différaient ; les uns le disaient étranglé, quoiqu’il eût été exposé et ne portât aucune marque ; les autres reproduisaient l’histoire lugubre de l’autre Glocester, oncle de Richard Il, étouffé, disait-on, entre deux matelas. D’autres, enfin, plus cruels, préféraient l’horrible tradition d’Édouard II, et le faisaient mourir empalé.

Il est rare qu’une femme de dix-sept ans ait déjà le courage atroce d’un tel crime ; il est rare qu’un vieillard de quatre-vingts ans ordonne un meurtre, au moment de paraître devant Dieu. Je crains qu’il n’ait ici erreur de date, qu’on n’ait jugé Winchester mourant par le Winchester d’un autre âge ; et que, d’autre part, on n’ait déjà vu dans une reine enfant, à peine sortie de la cour de René, cette terrible Marguerite qui, dans la suite, effarouchée de haine et de vengeance, mit une couronne de papier sur la tête sanglante d’York.

Quant à Suffolk, l’accusation était moins invraisemblable. Il avait eu le tort d’autoriser d’avance tout ce qu’on pourrait dire, en se donnant, par un arrangement odieux, un intérêt pécuniaire à la mort de Glocester. Cependant ses ennemis les plus acharnés, dans l’acte d’accusation qu’ils lancèrent contre lui de son vivant, ne font nulle mention de ce crime. On ne le lui a jamais reproché en face, mais plus tard, après sa mort, lorsqu’il n’était plus là pour se défendre.

Le crime, au reste, s’il y en eut un, ne pouvait qu’être inutile. Il restait un prétendant dans la ligne de Lancastre, le duc de Somerset ; et il en restait un p249 hors de cette ligne, et plus légitime. Les Lancastre ne descendaient que du quatrième fils d’Édouard III ; et le duc d’York descendait du troisième. Donc son titre était supérieur, et la mort de Glocester ne faisait que produire sur la scène un prétendant plus dangereux.

Winchester, selon toute apparence, était malade au moment de la mort de Glocester, car il mourut un mois après. Sa mort fut un événement grave. Il avait été cinquante ans le chef de l’Église, et alors, tout vieux qu’il était, son nom en faisait l’unité. Suffolk n’était pas évêque pour remplacer Winchester ; homme d’épée, et dans une telle crise, il ne pouvait guère suivre une politique de prêtres. Les prélats qui, pour défendre l’Établissement, avaient fait la royauté des Lancastre, qui s’en étaient servis et avaient régné avec elle, s’en éloignèrent à temps  et se résignèrent pieusement à la laisser tomber.

Pourquoi d’ailleurs l’Église aurait-elle mis au hasard un Établissement déjà fort menacé pour sauver ce qui ne servait plus, ce qui nuisait plutôt ? Suffolk commençait à prendre de l’argent, aux moines d’abord, il est vrai ; mais il allait en venir aux évêques. Si l’ami agissait ainsi, que pouvait faire de plus l’ennemi ?

Et en effet, sa détresse augmentant, le Parlement lui refusant tout, il vendit des évêchés . C’était le sûr p250 moyen de mettre contre soi non seulement l’Église, mais les lords, qui souvent pouvaient payer leurs dettes avec des bénéfices, faire évêques leurs chapelains, leurs serviteurs. Les grands étaient blessés doublement à leur endroit le plus sensible ; on leur ôtait leur influence sur l’Église, au moment où ils perdaient leurs fiefs de France. L’indemnité promise pour les terres qu’ils avaient dans le Maine se réduisit à rien ; elle fut échangée par un nouveau traité pour certaines sommes que les Marches anglaises de Normandie payaient jusque-là aux Français ; le roi d’Angleterre se chargeait d’indemniser ses sujets du Maine ; c’est dire assez qu’ils ne reçurent pas un sol.

Un pouvoir qui blessait les grands dans leur fortune, le peuple en son orgueil, et que l’Église ne soutenait plus, ne pouvait subsister. A qui sa ruine allait-elle profiter ? c’était la question.

Les deux princes les plus prés du trône étaient York et Somerset. Suffolk crut s’assurer de tous deux. Il ôta au plus dangereux, au duc d’York, l’armée principale, celle de France, et il le relégua honorablement dans le gouvernement d’Irlande. Somerset qui, après tout, était Lancastre et proche parent du roi, eut le poste de confiance, la régence de France, l’armée la plus nombreuse. Mais il n’en fut pas moins hostile. Il crut, il dit du moins qu’on l’avait envoyé en France pour le déshonorer, pour le laisser périr sans secours, lorsque les places étaient ruinées, démantelées, lorsque la Normandie l’était elle-même par l’abandon du Maine qui découvrait ses flancs.

p251 Au mois de janvier 1449, le Parlement reçut de Somerset une plainte solennelle : la trêve allait expirer, le roi de France, disait-il, pouvait attaquer avec soixante mille hommes  ; sans un prompt secours, tout était perdu. Cette plainte était le testament de l’Angleterre française, les paroles dernières... Le sage Parlement les accueille, mais uniquement pour nuire à Suffolk ; il ne vote pas un homme, pas un schelling, ce serait voter pour Suffolk ; la grande guerre maintenant est contre lui et non contre la France ; périsse Suffolk., et avec lui, s’il le faut, la Normandie, la Guyenne, l’Angleterre elle-même !

Somerset avait admirablement prophétisé le soufflet qu’il allait recevoir. La trêve fut rompue. Le Maine étant livré, un capitaine aragonais au service d’Angleterre  vint de cette province demander refuge aux villes normandes. Il trouva toute porte fermée, aucune garnison ne voulait s’affamer en partageant avec ces fugitifs. Alors il fallut bien que l’Aragonais devînt sa providence à lui-même ; il trouva sur les Marches deux petites villes, mais désertes, dépourvues ; de là, la faim pressant, il se jeta, avec sa bande, sur une bonne grosse ville bretonne, sur Fougères. Voilà la guerre recommencée .

Le roi, le duc de Bretagne, s’adressent à Somerset, lui redemandent la ville, avec indemnité . Mais quand p252 il aurait pu donner satisfaction, il n’eût osé le faire ; il avait peur de l’Angleterre encore plus que de la France. N’obtenant pas d’indemnités, les Français en prennent. Le 15 mai, ils saisissent Pont-de-l’Arche à quatre lieues de Rouen ; un mois après, Verneuil. L’armée royale, sous Dunois, entre par Évreux, les Bretons par la Basse-Normandie, les Bourguignons par la Haute. Le comte de Foix attaquait la Guyenne. Tout le monde voulait part dans cette curée.

Le roi coupa toute communication entre Caen et Rouen, reçut la soumission de Lisieux, de Mantes, de Gournay, fit paisiblement son entrée à Verneuil, à Évreux et à Louviers, où René d’Anjou le joignit. Enfin, réunissant toutes ses forces, il vint sommer Rouen de se rendre. La ville était déjà toute rendue de cœur ; sous la croix rouge, tout était français. Quoique Somerset y fût en personne avec le vieux Talbot, il désespéra de défendre cette grande population qui ne voulait pas être défendue. Il se retira dans le château, et en un moment toute la ville eut pris la croix blanche . Somerset avait avec lui sa femme et ses enfants ; nul espoir de sortir ; les bourgeois étaient comme une seconde armée pour l’assiéger ; il se décida à traiter. Pour lui, pour sa femme et ses enfants, pour sa garnison, le roi se contentait de recevoir une petite somme de 50,000 écus ; c’était une bien faible p253 rançon à cette époque ; celle de Suffolk tout seul avait été de 2,400,000 francs. Somerset payait le surplus, il est vrai, de son honneur, de sa probité ; pour ne pas se ruiner, il ruinait le roi d’Angleterre ; il s’engageait, lui régent, à livrer aux Français le fort d’Arques (ce qui leur assurait Dieppe), à leur donner toute la basse Seine, Caudebec, Lillebonne, Tancarville, l’embouchure de la Seine, Honfleur !

Mai on pouvait douter qu’il eût pouvoir pour faire de tels présents ; il ne le fit croire qu’en donnant mieux encore, il mit en gage son bras droit, lord Talbot, le seul homme qui inspirât confiance aux Anglais... Et il ne put le dégager ni remplir son traité ; Honfleur désobéit ; en sorte que Talbot resta à la suite de l’armée française, pour être témoin de la ruine des siens . Les Anglais d’Honfieur restèrent sans secours ; ils virent en face la grosse ville d’Harfleur, bien autrement forte, forcée en plein hiver par l’artillerie de Jean Bureau (déc. 1449)  ; alors, ayant encore appelé en vain Somerset à leur aide, ils finirent par se rendre aussi (18 févr. 1450).

Si l’on songe que la seule Harfleur avait seize cents hommes, une petite armée pour garnison, il ne semble p254 pas que la Normandie ait été aussi dégarnie que Somerset voulait le faire croire. Mais les troupes étaient dispersées, dans chaque ville quelques Anglais au milieu d’une population hostile. Qu’auraient-ils fait, même plus forts, contre ce grand et invincible mouvement de la France qui voulait redevenir française ?

Personne ne comprenait cela en Angleterre. La Normandie avait été désarmée à dessein, trahie, vendue. N’avait-on pas vu le père de la reine dans l’armée du roi de France ?... Tous les revers de cette campagne, la Seine perdue, Rouen rendue, l’épée de l’Angleterre, lord Talbot, mise en gage, toute cette masse de malheurs et de hontes retomba d’aplomb sur la tête de Suffolk.

Le 28 janvier 1450, la Chambre basse présente au roi une humble adresse : « Les pauvres communes du royaume sont tendrement, passionnément et de cœur portées au bien de sa personne, autant que jamais communes le furent pour leur souverain lord ... » Toutes ces tendresses pour demander du sang... Dans cette étrange pièce, les choses les plus contradictoires étaient affirmées en même temps Suffolk vendait l’Angleterre au roi de France et au père de la reine ; il tenait un château tout plein de munitions pour l’ennemi qui devait faire une descente. Et pourquoi appelait-il les Français, les parents et amis de la reine ? Pour faire roi son fils  à lui Suffolk, en renversant le p255 roi et la reine. — Cela parut logique et bien lié ; John Bull n’eut pas un doute !

Le contradictoire et l’absurde étant admis comme évidents, il n’y avait rien à répondre. Suffolk essaya néanmoins. Il énuméra les services de sa famille, tous ses parents tués pour le pays, il rappela que lui-même il avait passé trente-quatre ans à faire la guerre en France, dix-sept hivers de suite sous les armes sans revoir le foyer , puis sa fortune ruinée par sa rançon, puis douze années dans le conseil. Était-il bien probable qu’il voulût couronner tant de services, une vie si avancée, par une trahison ?

Il avait beau dire ; à chaque mot de justification survenait, comme une charge de plus, quelque mauvaise nouvelle. Il n’abordait plus de bateau qu’il n’apprît un malheur : Harfleur aujourd’hui, Honfleur demain, puis, une à une, toutes les villes de la Basse-Normandie ; puis (chose plus sensible encore), la défense de vendre les draps anglais en Hollande... Ainsi les bruits lugubres se succédaient sans intervalle ; c’était comme une cloche funèbre qui de l’autre rivage sonnait la mort de Suffolk... On peut juger de la rage du peuple par une ballade du temps où l’on mêle ironiquement son nom et ceux de ses amis aux paroles consacrées de l’office des morts.

La reine essaya d’un moyen pour sauver la victime ; p256 ce fut de faire prononcer par le roi contre Suffolk un bannissement de cinq années. Il sortit de Londres à grand’peine, à travers une meute altérée de sang ; mais ce ne fut pas pour passer en France ; il eût justifié les accusations. Il resta dans ses terres, sans doute pour attendre l’effet d’une tentative où il avait mis son dernier enjeu. Il avait fait passer trois mille hommes à Cherbourg, avec le brave Thomas Kyriel, qui devait faire tout le contraire de ce qui avait perdu Somerset, concentrer les troupes, tenter un coup. Une belle bataille eût peut-être sauvé Suffolk. Kyriel réussit d’abord ; il assiégea et prit Valognes. De là, il voulait joindre Somerset en suivant le long de la mer. Mais les Français le tenaient, le comte de Clermont en queue, Richemont en tête, pour lui barrer le passage à Formigny (15 avril 1450). Kyriel se battit vaillamment, et fut écrasé. On sut, à partir de ce jour, que les Anglais pouvaient être battus en plaine. Il n’y eut pas quatre mille morts , mais avec eux gisait l’orgueil anglais, la confiance, l’espoir ; Azincourt ne fut plus dans la mémoire des deux nations la dernière bataille.

C’était l’arrêt de Suffolk ; il le comprit et se prépara. Il écrivit à son fils une belle lettre, sans faiblesse, noble et pieuse, lui recommandant seulement de craindre Dieu, de défendre le roi, d’honorer sa mère. Puis il fit venir ce qu’il y avait de gentlemen dans le voisinage, et, en leur présence, jura sur l’hostie p257 qu’il mourrait innocent. Cela fait, il se jeta dans un petit bâtiment, à la garde de Dieu. Mais il y avait trop de gens intéressés à ce qu’il n’échappât point. York voyait en lui le champion intrépide de la maison de Lancastre ; Somerset craignait un accusateur, au retour de sa belle campagne ; l’Angleterre aurait eu à juger, entre lui et Suffolk, qui des deux avait perdu la Normandie.

Selon Monstrelet et Mathieu de Couci, qui par les Flamands pouvaient savoir très bien les affaires d’Angleterre, celles de mer surtout, ce fut un vaisseau des amis de Somerset qui le rencontra  . Ils lui firent son procès à bord ; rien ne manqua pour que la chose eût l’air d’une vengeance populaire ; le pair du royaume eut pour pairs et jurés les matelots qui l’avaient pris. Ils le déclarèrent coupable, lui accordant pour toute grâce, vu son rang, d’être décapité. Ces jurés novices ne l’étaient pas moins comme bourreaux ; ce ne fut qu’au douzième coup qu’ils parvinrent à lui détacher la tête avec une épée rouillée.

Cette mort ne finit rien. L’agitation, la fureur sombre qu’avait mise partout la défaite, étaient bonnes à exploiter. Les puissants s’en servirent ; ils savaient parfaitement, dans ce pays déjà vieux d’expérience, tout ce qu’on pouvait faire du peuple quand il était ainsi malade ; le mal anglais, l’orgueil, l’orgueil exaspéré, en faisait une bête aveugle. On pouvait, pendant p258 cet accès, le tirer à droite ou à gauche, sans qu’il devinât la main ni la corde, sans qu’il sentit qu’on le tirât.

Avant tout, un coup de terreur fut frappé sur l’Église, un coup efficace, après lequel, toute puissante qu’elle était, elle ne bougea plus, laissant les lords faire ce qui leur plairait. Il suffit pour cela qu’il y eût deux évêques tués, deux des prélats qui avaient gouverné avant Suffolk ou avec lui. Tués par qui ? On ne le sut trop. Par leurs gens, par la populace, le mob des ports ? A qui s’en prendre  ?

Cela fait, on opéra en grand. On combina un soulèvement, une levée spontanée du peuple, un de ces vagues mouvements qu’une main savante peut tourner ensuite en révolution déterminée. Les petits cultivateurs de Kent, ces masses à vues courtes, ont toujours été propres à commencer n’importe quoi ; il y a là des éléments tout particuliers d’agitation, mobilité d’esprit, vieille misère, et de plus une facilité d’entraînement fanatique qu’on ne s’attendrait guère à trouver sur la grande route du monde, entre Londres et Paris .

En tête, il fallait un meneur, un homme de paille ; non pas tout à fait un fripon, le vrai fripon ne joue pas si gros jeu. On trouva l’homme même, un Irlandais , un bâtard, qui avait fait jadis un assez mauvais coup ; puis, il avait servi en France ; il revenait léger et ne sachant que faire ; du reste, jeune encore, p259 brave, de belle taille , spirituel et passablement fol.

Cade, c’était son nom, trouva plaisant de faire le prince pour quelques jours ; il déclara s’appeler Mortimer. Cela était d’une audace incroyable, le personnage étant connu, et tout le monde sachant que Mortimer, le petit-fils d’Édouard III, était bien et dûment enterré. N’importe, il n’en ressuscita pas moins facilement ; le nouveau Mortimer réussit à merveille, il était amusant, entraînant, il jouait son rôle avec la vivacité irlandaise, bon prince, ami des braves gens, mais grand justicier... Il faisait les délices du peuple.

Avec le tact parfait qu’ont souvent les fols parlant à des fols, il fit une proclamation absolument absurde, et qui fut d’un effet excellent. Il y disait, entre autres choses, que selon le bruit public on voulait détruire tout le pays de Kent et en faire une forêt pour venger la mort de Suffolk sur les innocentes communes. Puis, venaient des protestations de dévouement au roi ; on souhaitait seulement que ce bon roi daignât s’entourer de ses vrais lords et conseillers naturels, les ducs d’York, d’Exeter, de Buckingham et de Norfolk. Cela était fort clair ; on voyait d’ailleurs parmi la canaille de Kent un héraut du duc d’Exeter et un gentilhomme du duc de Norfolk, qui suivaient le mouvement et avaient l’œil à tout.

Cade eut tout d’abord vingt mille hommes, et davantage en avançant. On envoya quelques troupes contre p260 lui : il les battit ; puis d’illustres parlementaires, l’archevêque de Cantorbéry, le duc de Buckingham : il les reçut avec aplomb, sagesse et dignité, modéré dans la discussion, mais sobre de communications, inébranlable .

Cependant les soldats du roi criaient que le duc d’York devrait bien revenir pour s’entendre avec son cousin Mortimer, et mettre à la raison la reine et ses complices. On essaya de les calmer en leur disant qu’il serait fait justice, et l’on mit à la Tour lord Say, trésorier d’Angleterre.

Le faubourg étant occupé déjà, le lord maire consulte les bourgeois : « Faut-il ouvrir la Cité ? » Un seul ose dire non, on l’emprisonne. La foule entre... Cade, avec beaucoup de présence d’esprit, coupe lui-même de son épée les cordes du pont-levis, s’assurant qu’ainsi on ne le relèvera pas. De son épée il frappe la vieille pierre de Londres, en disant gravement : « Mortimer est lord de la Cité. » Défense de piller sous peine de mort ; la défense était sérieuse, il venait de faire décapiter un de ses officiers pour désobéissance. Il se piquait fort de justice. Il tira lord Say de la Tour pour le faire mourir ; mais auparavant il le fit juger dans la rue, à Cheapside, par le lord maire et les aldermen demi-morts de peur. Il était assez adroit de s’associer ainsi, de gré ou de force, le magistrat de Londres.

Après le spectacle de ce jugement de carrefour, après l’exécution, on ne pouvait empêcher les gens de Kent p261 de se répandre par la ville. Les voilà qui courent les rues, admirent, regardent les portes closes ; ils commencent à flairer le butin ; les mains démangent, ils pillent. Le prince lui-même, tout prince et Mortimer qu’il est, ne peut tellement dominer ses vieilles habitudes des guerres de France qu’il ne vole aussi, tant soit peu, dans la maison où il a dîné.

Les respectables bourgeois de Londres, marchands, gens de boutique et autres, avaient jusque-là assez bien pris la chose, y compris les exécutions. Mais, quand ils virent que les chères boutiques, les précieux magasins, allaient être violés, alors ils s’animèrent contre ces brigands d’une vertueuse fureur. Ils prirent les armes, eux, leurs ouvriers, leurs apprentis ; une furieuse batterie eut lieu dans les rues et au pont de Londres.

Les gens de Kent, rejetés au faubourg, y passèrent la nuit, un peu étourdis de l’accueil qu’ils avaient reçu dans la Cité. Ils réfléchirent, ils se refroidirent. C’était le bon moment pour parlementer avec eux ; ils étaient découragés, crédules. Le primat et l’archevêque d’York passèrent de la Cité à Southwark dans un batelet, porteurs du sceau royal. Ils leur scellèrent des pardons, tant qu’ils en voulurent, et les braves gens s’en allèrent, chacun de son côté, sans dire adieu au capitaine Cade . Lui, intrépide, il essaya d’abord de diriger la retraite de ceux qui lui restaient ; puis, voyant qu’ils ne songeaient qu’à se battre pour le butin, il monta à cheval et s’enfuit ; mais sa tête était mise à prix, il n’alla pas loin (juillet 1450).

p262 Cette terrible farce, toute terrible qu’elle pût sembler, n’était qu’un prélude. La grossière supposition d’un Mortimer que tout le monde connaissait pour Cade avait cette utilité de donner un premier ébranlement aux esprits, de faire songer le peuple... C’était, comme dans Hamlet, une pièce dans la pièce pour aider à comprendre, une fiction pour expliquer l’histoire, un commentaire en action pour mettre à la portée des simples l’abstruse question de droit.

L’homme de paille ayant fini, le prétendant sérieux pouvait commencer. Le duc d’York accourt d’Irlande, pour travailler sur le texte que lui fournissait Somerset. Ce triste général venait de répéter à Caen son aventure de Rouen ; pour la seconde fois, il s’était fait prendre ; mais cette fois la faiblesse ressemblait encore plus à la trahison. Tel fut du moins le bruit qui courut. Le régent, comme faisaient, comme font volontiers les Anglais, traînait partout avec lui sa femme et ses enfants, dangereux et trop cher bagage qui dans plus d’une occasion peut amollir l’homme de guerre, faire de l’homme une femme. Celle de Somerset, dans les horreurs du siège, lorsque les pierres et les boulets pleuvaient, vit une pierre tomber entre elle et ses enfants ; elle courut se jeter aux genoux de son mari , le suppliant d’avoir pitié des pauvres petits... Le malheureux, dès ce moment, eut peur aussi, il voulut se rendre. Mais la ville était au duc d’York ; un capitaine y commandait pour lui et prétendait défendre à toute extrémité p263 la ville de son maître. Alors, Somerset (s’il faut en croire ses accusateurs) fit par faiblesse une chose audacieuse, coupable ; il s’entendit avec les bourgeois, les encouragea sous main à demander qu’on se rendit ; la ville fut livrée . Le capitaine échappa et s’en alla rendre compte, non pas à Londres, mais droit en Irlande, au duc d’York. Celui-ci, brusquement et sans ordre, quitte l’Irlande, traverse l’Angleterre avec une bande armée, et présente au roi une plainte humblement insolente.

Personne ne parlait encore du droit d’York, tout le monde y pensait. La reine ne pouvait se fier qu’à un seul homme, à celui qui avait droit dans la branche de Lancastre, à l’héritier présomptif du roi. Mais cet héritier était justement Somerset ; elle le fit connétable, lui mit en main l’épée du royaume au moment où il venait de rendre la sienne aux Français. Ce défenseur du roi avait assez de mal à se défendre, ayant perdu la Normandie. Il eût fallu du moins qu’il réparât ; pour réparation, on perdit la Guyenne.

Charles VII, ayant complété sa Normandie par Falaise et Cherbourg , avait envoyé, l’hiver, son armée au Midi. La milice nationale des francs-archers commençait à p264 figurer avec quelque honneur. Jean Bureau conduisait de place en place son infaillible artillerie ; peu de villes résistaient. Les petits rois de Gascogne, Albret, Foix, Armagnac, voyant le roi si fort, venaient à son secours, dans leur zèle et leur loyauté ; ils poussaient tant qu’ils pouvaient à cette saisie des dépouilles anglaises, prenaient, aidaient à prendre, dans l’espoir que le roi leur en laisserait bien quelque chose. Quatre sièges furent ainsi commencés à la fois.

Dans cette rapide conversion des Gascons, Bordeaux seule résistait ; ville capitale jusque-là, elle ne pouvait que déchoir ; les Anglais la ménageaient fort , ils l’enrichissaient ; achetaient, buvaient ses vins ; Bordeaux n’espérait pas trouver des maîtres qui en bussent davantage . Aussi les bourgeois y étaient tellement Anglais qu’ils voulurent tirer l’épée pour le roi d’Angleterre, faire une sortie ; ce fut, il est vrai, pour fuir à toutes jambes. Bureau, qui déjà avait pris Blaye, et dans Blaye le maire et le sous-maire de Bordeaux, fut nommé, avec Chabannes et autres, pour faire un arrangement. Ils se montrèrent singulièrement faciles, ne demandant ni taxe aux villes, ni rançon aux seigneurs, confirmant, amplifiant les privilèges. Ceux qui ne voulaient pas rester Français pouvaient partir ; les marchands en ce cas auraient six mois pour régler leurs affaires , les p265 seigneurs transmettraient leurs fiefs à leurs enfants. Il n’y avait pas d’exemple de guerre si douce, si clémente . Le roi voulut bien encore accorder un délai à Bordeaux ; enfin, n’étant pas secourue, elle ouvrit ses portes (23 juin) ; Bayonne s’obstina et tint deux mois de plus (21 août).

La perte de ces villes dévouées, opiniâtres dans leur fidélité et abandonnées sans secours, c’était une arme terrible pour York. Ses partisans calculaient emphatiquement qu’en perdant l’Aquitaine, l’Angleterre avait perdu trois archevêchés, trente-quatre évêchés, quinze comtés, cent deux baronnies, plus de mille capitaineries, etc., etc. Puis on rappelait la perte de la Normandie, du Maine, de l’Anjou, on annonçait celle de Calais ; le traître Somerset l’avait déjà vendue, disait-on, au duc de Bourgogne.

York se crut si fort qu’un de ses hommes, député des communes, proposa de le déclarer héritier présomptif. L’intention était claire, mais elle était avouée trop tôt ; il y avait encore de la loyauté dans le pays. Ce mot révolta les communes ; l’imprudent fut mis à la Tour.

Une tentative d’York à main armée ne fut pas plus heureuse ; il rassembla des troupes, et arrivé en face du roi, il se trouva faible ; il vit que les siens hésitaient, les licencia lui-même et se livra. Il savait bien qu’on n’oserait le faire périr, qu’il en serait quitte, et il le fut p266 en effet, pour un serment de loyauté, serment solennel, à Saint-Paul, sur l’hostie. Mais qu’importe ? dans ces guerres anglaises, nous voyons les chefs de factions jurer sans cesse, et le peuple n’en paraît pas scandalisé.

La reine, en ce moment, avait l’espoir de regagner le cœur des Anglais, de leur prouver que la Française ne les trahissait pas ; elle voulait reprendre aux Français la Guyenne. Ce pays était déjà las de ses nouveaux maîtres ; il ne voulait point se soumettre à la loi générale du royaume, selon laquelle les villes logeaient et payaient les compagnies d’ordonnance ; il trouvait fort mauvais que le roi gardât la province avec ses troupes, qu’il ne se reposât pas sur la foi gasconne . Les seigneurs aussi, qui avaient laissé leurs fiefs et qui avaient hâte de les revoir, assuraient à Londres que les Anglais n’avaient qu’à se montrer en mer, et que tout serait à eux. La reine et Somerset avaient grand besoin de ce succès, ils désiraient sincèrement réussir ; ils envoyèrent Talbot. Cet homme de quatre-vingts ans était, de cœur et de courage, le plus jeune des capitaines anglais, homme loyal surtout et dont la parole inspirerait confiance ; on lui donna pouvoir pour traiter, pardonner, aussi bien que pour combattre.

Les Bordelais mirent eux-mêmes Talbot dans leur ville, lui livrant la garnison, qui ne se doutait de rien. En plein hiver, il reprit les places d’alentour. Le roi, occupé ailleurs et comptant trop sans doute sur les p267 troubles de l’Angleterre, avait dégarni la province de troupes. Ce ne fut qu’au printemps qu’une armée vint disputer le terrain à Talbot. Les Français, suivant la direction de Bureau, voulurent d’abord se rendre maîtres de la Dordogne et assiégèrent Châtillon, à huit lieues de Bordeaux. Talbot les y trouva bien retranchés, et dans ces retranchements une formidable artillerie. Il n’en tint pas grand compte, et les Français le confirmèrent à dessein dans ce mépris. Le matin, pendant qu’il entendait sa messe, on vient lui dire que les Français s’enfuient de leurs retranchements. « Que jamais je n’entende la messe, dit le fougueux vieillard, si je ne jette ces gens-là par terre  ! » Il laisse tout, messe et chapelain, pour courir à l’ennemi ; un des siens l’avertit de l’erreur, il le frappe et va son chemin.

Cependant, derrière les retranchements, derrière les canons, le sage maître des comptes, Jean Bureau, attendait froidement ce paladin du moyen âge . Talbot arrive sur son petit cheval, signalé entre tous par un surtout de velours rouge. A la première décharge, il voit tout tomber autour de lui ; il persiste, il fait planter son étendard sur la barrière. La seconde décharge emporte l’étendard et Talbot. Les Français sortent ; ou se bat sur le corps, il est pris et repris  ; dans la confusion, p268 un soldat lui met, sans le connaître, sa dague dans la gorge. Le désastre des Anglais fut complet ; au rapport des hérauts, chargés de compter les morts, ils en laissèrent quatre mille sur la place.

La Guyenne fut reprise, moins Bordeaux, que l’on resserra en occupant tout ce qui l’environnait. Du côté même de la mer, la flotte anglaise et bordelaise ne put empêcher celle du roi de venir fermer la Gironde. A vrai dire, il n’y avait pas de flotte royale ; mais la rivale de Bordeaux, La Rochelle, avait envoyé seize vaisseaux armés  ; la Bretagne en avait prêté d’autres, auxquels s’étaient joints quinze gros navires hollandais , sans compter ceux que le roi avait pu emprunter en Castille.

Cette grande ville de Bordeaux avait pour garnison toute une armée, anglaise et gasconne ; mais le nombre même était un inconvénient pour une ville qui ne recevait plus de vivres ; d’autre part, entre ces défenseurs p269 l’intérêt était divers, le danger inégal ; la ville prise, les Anglais ne risquaient rien autre chose que d’être prisonniers de guerre ; les Gascons avaient fort à craindre d’être traités comme rebelles. Ils se méfiaient les uns des autres. Déjà les Anglais des places voisines avaient fait leur traité à part .

Les Bordelais alarmés envoyèrent au roi, ne demandant rien de plus que les biens et la vie. Mais il voulait faire un exemple ; il ne promit rien. Les députés s’en allaient assez tristes, lorsque le grand maître de l’artillerie, Jean Bureau, s’approchant du roi, lui dit : « Sire, je viens de visiter tous les alentours pour choisir les places propres aux batteries ; si tel est votre bon plaisir, je vous promets sur ma vie qu’en peu de jours j’aurai démoli la ville. »

Cependant le roi lui-même désirait un arrangement ; la fièvre était dans son camp ; il se relâcha de sa sévérité, se contenta de cent mille écus et du bannissement de vingt coupables ; tous les autres avaient leur grâce ; les Anglais s’embarquaient librement. La ville perdit ses privilèges  ; mais elle resta une capitale ; elle ne dépendit point des Parlements de Paris ni de Toulouse ; p270 le Parlement de Bordeaux ne tarda pas à être institué, et il étendit son ressort jusqu’au Limousin, jusqu’à La Rochelle.

L’Angleterre avait perdu, en France la Normandie, l’Aquitaine, tout, excepté Calais...

La Normandie, une autre elle-même, une terre anglaise d’aspect, de productions, qu’elle devait toujours voir en face pour la regretter ; — l’Aquitaine, son paradis de France, toutes les bénédictions du Midi, l’olivier, le vin, le soleil.

Il y avait presque trois siècles que l’Angleterre avait épousé l’Aquitaine avec Éléonore, plus qu’épousée, aimée, souvent préférée à elle-même. Le Prince noir se sentait chez lui à Bordeaux ; il était comme étranger à Londres.

Plus d’un prince anglais était né en France, plus d’un y était mort et avait voulu y être enseveli. Le sage régent de France, le duc de Bedford, fut ainsi enterré à Rouen. Le cœur de Richard Cœur-de-Lion resta à nos religieuses de l’abbaye de Fontevrault.

Ce n’était pas de la terre seulement que l’Angleterre avait perdue, c’étaient ses meilleurs souvenirs, deux ou trois cents ans d’efforts et de guerres, la vieille gloire et la gloire récente, Poitiers et Azincourt, le Prince noir et Henri V... Il semblait que ces morts s’étaient jusque-là survécu en leurs conquêtes, et qu’alors seulement ils venaient de mourir.

Le coup fut si douloureusement ressenti par l’Angleterre, qu’on pût croire qu’elle en oublierait ses p271 discordes, qu’au moins elle y ferait trêve. Le Parlement vota des subsides, non pour trois ans, comme c’était l’usage, mais « pour la vie du roi ». Il vota une armée presque aussi forte que celle d’Azincourt, vingt mille archers.

Le difficile était de, les lever. Il n’y avait partout dans le peuple qu’abattement, découragement, peur des guerres lointaines... une peur orgueilleuse qui se faisait mécontente, indignée ; le cœur avait baissé, non l’orgueil. Il y avait péril à éclaircir ce triste mystère... Le Parlement se rabattit de vingt mille archers à treize mille , et on n’en leva pas un.

La main de Dieu pesait sur l’Angleterre. Après avoir tant perdu au dehors, elle semblait au moment de se perdre elle-même. La guerre qu’elle ne faisait plus en France, elle l’avait dans son sein, une guerre sourde jusque-là, sans bataille, sans victoire pour personne ; il n’y avait pas même ce triste espoir que le pays retrouvât l’unité pour le triomphe d’un parti. Somerset était fini et York ne pouvait commencer. La royauté n’était pas abolie, mais elle tombait chaque jour davantage dans la solitude et le délaissement. Le roi, ayant distribué, engagé son domaine et ne recevant rien du Parlement, était le plus pauvre homme du royaume. La nuit des Rois, au banquet de famille, le roi et la reine se mirent à table, et l’on n’eut rien à leur servir .

p272 Le bon Henri prenait tout en patience. Humble au milieu de ses orgueilleux lords, vêtu comme le moindre bourgeois de Londres , ami des pauvres et charitable, tout pauvre qu’il était lui-même. Tout le temps qu’il ne passait pas au conseil, il l’employait à lire les anciennes histoires, à méditer la Sainte-Écriture. Cet âge dur le nomma un simple ; au moyen âge, c’eût été un saint. Il parut généralement au-dessous de la royauté, et quelquefois il était au-dessus ; en dédommagement de la prudence vulgaire qui lui manquait, il semble avoir été, en certains moments, éclairé d’un rayon d’en haut .

Ce fut le sort de cet homme de paix  de passer toute sa vie au milieu des discordes, d’assister à une interminable discussion sur son propre droit. On voit, par quelques sages paroles qui restent de lui, qu’il ne rassurait sa conscience que par la longue possession . Il p273 avait régné quarante ans ; son père avait régné avant lui et encore son grand-père Henri IV... Mais si le grand-père avait usurpé, pouvait-il transmettre ? Il y avait là de quoi faire songer le saint roi, dans ses longues heures de méditation et de prière... Les revers de France n’étaient-ils pas une sorte de jugement de Dieu, un signe contre la maison de Lancastre ?... Cette maison avait régné longtemps par l’Église et avec elle ; mais voilà que l’Église s’en éloignait peu à peu. Dieu retirait à lui les grands prélats qui avaient gouverné le royaume, le cardinal Winchester, le chancelier évêque de Chichester, celui enfin à qui le roi se confiait, comme à un des plus sages lords, le primat d’Angleterre, archevêque de Cantorbéry.

Les pacifiques s’en allaient ; mais les violents ne manquaient pas moins : Suffolk avait péri, Somerset était enfermé à la Tour, la reine était malade ; elle allait mettre au monde un prince, une victime pour la guerre civile . Le pauvre roi, délaissé de tous ceux qui jusque-là le soutenaient, qui voulaient pour lui, finit par s’abandonner lui-même ; son faible esprit déserta et s’en alla dès lors vers de meilleures régions .

p274 En cela, fort innocemment, il embarrassa ses ennemis. On sait que dans la subtile théorie de la loi anglaise le roi est parfait, qu’il ne peut ni mourir ni se tromper , ni oublier, ni être en démence . Il fallait donc obtenir de lui un mot contre lui, tout au moins un signe  par lequel il semblerait approuver la création d’un régent et la nomination d’un primat. Chez ce peuple formaliste, il n’y avait pas moyen de passer outre ; si le roi ne faisait entendre sa volonté, il n’y avait point de gouvernement civil ni ecclésiastique, point de magistrat ni d’évêque, point de paix du roi ni de Dieu ; il n’y avait plus d’État, l’Angleterre était morte légalement.

Une députation de douze pairs laïques et ecclésiastiques fut envoyée à Windsor. « Ils attendirent que le roi eût dîné, et ensuite l’évêque de Chester lui présenta respectueusement les premiers articles de la demande ; mais il ne répondit pas. Le prélat expliqua le reste ; mais pas un mot, pas un signe. Les lamentations, les p275 exhortations des lords n’eurent pas plus d’effet. Ils allèrent dîner et revinrent ensuite près du roi. Ils le touchèrent, le remuèrent, sans obtenir ni parole ni attention. Ils le firent conduire par deux hommes de cette salle dans une autre, le remuèrent encore et travaillèrent à le tirer de cette insensibilité léthargique. Tout fut inutile ; la personne royale pouvait encore respirer et manger, mais elle ne parlait plus, n’entendait plus, ne comprenait plus . »

Arrêtons-nous en présence de cette muette image d’expiation. Ce silence parle haut ; tout homme, toute nation l’entendra : à vrai dire, il n’y a plus de nation devant de tels spectacles, ni Français, ni Anglais, mais seulement des hommes.

Si pourtant nous voulions l’envisager au point de vue de la France, ce serait seulement pour nous demander de sang-froid, sans rancune, ce qui reste de tout ceci.

Les Anglais, nous l’avons dit, laissent peu sur le continent, si ce n’est des ruines. Ce peuple sérieux et politique, dans cette longue conquête, n’a presque rien fondé . — Et avec tout cela, ils ont rendu au pays un immense service qu’on ne peut méconnaître.

La France jusque-là vivait de la vie commune et générale du moyen âge autant et plus que de la sienne ; elle était catholique et féodale avant d’être française. p276 L’Angleterre l’a refoulée durement sur elle-même, l’a forcée de rentrer en soi. La France a cherché, a fouillé, elle est descendue au plus profond de sa vie populaire ; elle a trouvé quoi ? la France. Elle doit à son ennemi de s’être connue comme nation.

Il ne fallait pas moins pour nous calmer qu’une pensée si grave, que cette forte et virile consolation, lorsque, souvent ramenés vers la mer, nous portions sur la plage, de La Hague à Dunkerque, tout ce pesant passé... Eh bien ! déposons-le aux marches de la nouvelle Église, sur cette pierre d’oubli qu’une bonne et pieuse Anglaise a placée à Boulogne , pour relever ce qu’ont détruit ses pères. « Qui de là ne dira volontiers à cette mer, aux dunes opposées : « My curse shall be forgiveness  ! »

On voit mieux de ce point... On y voit l’Océan rouler sa vague impartiale de l’une à l’autre rive. On y distingue le mouvement alternatif de ces grandes eaux et de ces grands peuples. Le flot qui porta là-bas César et le christianisme rapporte Pélage et Colomban. Le flux pousse Guillaume, Éléonore et les Plantagenets ; le reflux ramène Édouard, Henri V. L’Angleterre imite au temps de la reine Anne ; sous Louis XVI, c’est la France. Hier, la grande rivale nous enseigna la liberté ; demain, la France reconnaissante lui apprendra l’égalité... Tel est ce majestueux balancement, cette féconde alluvion qui alterne d’un bord à l’autre... Non, cette mer n’est pas la mer stérile .

p277 Dure l’émulation, la rivalité ! sinon la guerre... Ces deux grands peuples doivent à jamais s’observer, se jalouser, s’imiter, se développer à l’envi : « Ils ne peuvent cesser de se chercher ni de se haïr. Dieu les a placés en regard, comme deux aimants prodigieux qui s’attirent par un côté et se fuient par l’autre ; car ils sont à la fois ennemis et parents . »

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