I

Dès 1300, je vois le grand poète gibelin qui, contre le pape, affermit, élève au niveau du soleil le colosse de César. L’unité, c’est le salut ; un monarque, un seul pour la terre. Puis, suivant à l’aveugle sa logique austère, inflexible, il établit que plus ce monarque est grand, plus il est tout, plus il est dieu, et moins on doit craindre qu’il abuse jamais de rien. S’il a tout, il ne désire point ; encore moins, peut-il envier, haïr… Il est parfait, il est parfaitement, souverainement juste ; il gouverne précisément comme la justice de Dieu.

Voilà la base de toutes les théories qu’on a depuis entassées pour appuyer ce principe : l’unité, et le résultat supposé de l’unité : la paix… Et depuis nous n’avons eu presque jamais que des guerres.

Il faut creuser plus bas que Dante, découvrir et regarder dans la terre la profonde assise populaire où fut bâti le colosse.

L’homme a besoin de justice. Captif dans l’enceinte d’un dogme qui porte tout entier sur la grâce arbitraire de Dieu, il crut sauver la Justice dans une religion politique, se créa d’un homme un dieu de justice, espérant que ce dieu visible lui garderait la lumière d’équité qu’on avait obscurcie dans l’autre.

J’entends ce mot sortir des entrailles de l’ancienne France, mot tendre, d’accent profond : « Mon Roi ! »

Il n’y a pas là de flatterie. Louis XIV jeune fut véritablement aimé de deux personnes, du peuple et de La Vallière.

C’est, dans ce temps, la foi de tous. Le prêtre même semble retirer son Dieu de l’autel, pour faire place au nouveau dieu. Les Jésuites effacent Jésus de la porte de leur maison pour y mettre Louis-le-Grand. Je lis aux voûtes de la chapelle de Versailles : Intrabit templun suum dominator. Le mot n’avait pas deux sens ; la cour ne connaissait qu’un dieu.

L’évêque de Meaux craint que Louis XIV n’ait pas assez foi en lui-même, il l’encourage : « Ô rois, exercez hardiment votre puissance, elle est divine… Vous êtes des dieux ! »

Dogme étonnant ! et pourtant le peuple ne demandait qu’à le croire. Il souffrait tant des tyrannies locales que des points les plus éloignés il appelait le dieu de là-bas, le dieu de la monarchie. Nul mal ne lui est imputé. Si ses gens en font, c’est qu’il est trop haut ou trop loin… « Si le roi savait !… »

C’est ici un trait singulier de la France. Ce peuple n’a compris longtemps la politique que comme dévouement et amour.

Amour robuste, obstiné, aveugle, qui fait un mérite à son dieu de toutes ses imperfections. Ce qu’il y voit d’humain, loin de s’en choquer, il l’en remercie. Il croit qu’il en sera plus près de lui, moins fier, moins dur, plus sensible. Il sait gré à Henri IV d’aimer Gabrielle.

Cet amour de la royauté, au début de Louis XIV et de Colbert, fut idolâtrie. L’effort du roi pour faire justice égale à tous, diminuer l’odieuse inégalité de l’impôt, lui donna le cœur du peuple. Colbert biffa quarante mille prétendus nobles, les mit à la taille. Il força les bourgeois notables de rendre compte enfin des finances des villes qu’ils exploitaient à leur profit. Les nobles des provinces, qui, à la faveur du désordre, se faisaient barons féodaux, reçurent les visites formidables des envoyés du Parlement. La justice royale fut bénie pour sa rigueur. Le roi apparut terrible, dans ses Grands-Jours, comme le Jugement dernier, entre le peuple et la noblesse, le peuple à la droite, se serrant contre son juge, plein d’amour, de confiance…

« Tremblez, tyrans, ne voyez-vous pas que nous avons Dieu avec nous ? » C’est exactement le discours de ce simple peuple, qui croit avoir le roi pour lui. Il s’imagine voir déjà en lui l’ange de la Révolution, il lui tend les bras, l’invoque, plein de tendresse et d’espoir. Rien de plus touchant à lire, entre autres faits de ce genre, que le récit des Grands-Jours d’Auvergne, le naïf espoir du peuple, le tremblement de la noblesse. Un paysan, parlant à un seigneur, ne s’était pas découvert ; le noble jette le chapeau par terre : « Si vous ne le ramassez, dit le paysan, les Grands-Jours vont venir, le roi vous fera couper la tête… » Le noble eut peur et ramassa.

Grande, sublime position de la royauté !… Pourquoi faut-il qu’elle en soit descendue, que le juge de tous soit devenu le juge de quelques-uns, que ce dieu de la justice, comme celui des théologiens, ait aussi voulu avoir des élus ?

Tant de confiance et d’amour !… Tout cela trompé. Ce roi tant aimé fut dur pour le peuple. Cherchez partout, dans les livres, les tableaux, voyez-le dans ses portraits ; pas un mouvement, pas un regard ne révèle un cœur touché. L’amour d’un peuple, cette chose si grande, si rare, ce vrai miracle, n’a réussi qu’à faire de son idole un miracle d’égoïsme.

Il a pris l’adoration au mot, s’est cru un dieu. Mais ce mot dieu, il n’y a rien compris. Être dieu, c’est vivre pour tous… Lui, de plus en plus, il se fait le roi de la cour ; ceux qu’il voit, ce petit nombre, cette bande de mendiants dorés qui l’assiègent, c’est son peuple. Divinité étrange, il a rétréci, étouffé un monde dans un homme, au lieu d’étendre et d’agrandir cet homme à la mesure d’un monde. Tout son monde aujourd’hui, c’est Versailles ; là même, cherchez bien ; si vous trouvez un lieu petit, obscur, un sombre cabinet, une tombe déjà ! c’est ce qu’il lui faut ; assez pour un individu.

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