II

J’approfondirai tout à l’heure l’idée dont vivait la France, le gouvernement de la grâce et de la monarchie paternelle. Cet examen sera fort avancé peut-être, si j’établis d’abord par preuves authentiques les résultats où ce système avait abouti à la longue ; l’arbre se juge sur les fruits.

D’abord on ne peut contester qu’il n’ait assuré à ce peuple la gloire d’une prodigieuse et incroyable patience. Lisez les voyageurs étrangers des deux derniers siècles, vous les voyez stupéfaits, en traversant nos campagnes, de leur misérable apparence, de la tristesse, du désert, de l’horreur, de la pauvreté des sombres chaumières nues et vides, du maigre peuple en haillons. Ils apprennent là ce que l’homme peut endurer sans mourir, ce que personne, ni Anglais, ni Hollandais, ni Allemand, n’aurait supporté.

Ce qui les étonne encore plus, c’est la résignation de ce peuple, son respect pour ses maîtres, laïques, ecclésiastiques, son attachement idolâtrique pour ses rois… Qu’il garde, parmi de telles souffrances, tant de patience et de douceur, de bonté, de docilité, si peu de rancune pour l’oppression, c’est là un étrange mystère. Il s’explique peut-être en partie par l’espèce de philosophie insouciante, la facilité trop légère avec laquelle le Français accueille le mauvais temps ; le beau viendra tôt ou tard ; la pluie aujourd’hui, demain le soleil… Il n’en veut pas à la pluie.

La sobriété française aussi, cette qualité éminemment militaire, aidait à la résignation. Nos soldats, en ce genre, comme en tout autre, ont montré la limite de la force humaine. Leurs jeûnes, dans les marches pénibles, dans les travaux excessifs, auraient effrayé les fainéants solitaires de la Thébaïde, les Antoine et les Pacôme.

Il faut apprendre du maréchal de Villars comment vivaient les armées de Louis XIV : « Plusieurs fois, nous avons cru que le pain manquerait absolument, et puis, par des efforts, on en a fait arriver pour un demi-jour. On gagne le lendemain en jeûnant. Quand M. d’Artagnan a marché, il a fallu que les brigades qui ne marchaient pas jeûnassent… C’est un miracle que nos subsistances, et une merveille que la vertu et la fermeté de nos soldats… Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, me disent-ils, quand je parcours les rangs, après qu’ils n’ont plus que le quart et que la demi-ration. Je les encourage, je leur fais des promesses ; ils se contentent de plier les épaules et me regardent d’un air de résignation qui m’attendrit…« Monsieur le maréchal a raison, disent-ils, il faut savoir souffrir quelquefois. »

Patience ! vertu ! résignation ! Peut-on n’être pas touché, en retrouvant ces traces de la bonté de nos pères ?

Qui me donnera de pouvoir faire l’histoire de leurs longues souffrances, de leur douceur, de leur modération ? Elle fit longtemps l’étonnement, parfois la risée de l’Europe : grand amusement pour les Anglais de voir ce soldat maigre et presque nu, gai pourtant, aimable et bon pour ses officiers, faisant sans murmure des marches immenses, et, s’il ne trouve rien le soir, soupant de chansons.

Si la patience mérite le ciel, ce peuple, aux deux derniers siècles, a vraiment dépassé tous les mérites des saints. Mais comment en faire la légende ?… Les traces en sont fort éparses. La misère est un fait général, la patience à la supporter une vertu chez nous si commune que les historiens les remarquent rarement. L’histoire manque d’ailleurs au dix-huitième siècle ; la France, après le cruel effort des guerres de Louis XIV, souffre trop pour se raconter. Plus de Mémoires ; personne n’a le courage d’écrire sa vie individuelle ; la vanité même se tait, n’ayant que de la honte à dire. Jusqu’au mouvement philosophique, ce pays est silencieux, comme le palais désert de Louis XIV, survivant à sa famille, comme la chambre du mourant qui gouverne, le vieux cardinal Fleury.

L’histoire de cette misère est d’autant moins aisée à faire que les époques n’en sont pas, comme ailleurs, marquées par des révoltes. Elles n’ont été plus rares chez aucun peuple… Celui-ci aimait ses maîtres ; il n’a pas eu de révolte, rien qu’une Révolution.

C’est de ses maîtres mêmes, rois, princes, ministres, prélats, magistrats, intendants, que nous allons apprendre les extrémités où il était parvenu. Ce sont eux qui vont caractériser le régime sous lequel on tenait le peuple.

Le chœur lugubre où ils semblent venir tous l’un après l’autre raconter la mort de la France s’ouvre par Colbert en 1681 : « On ne peut plus aller », dit-il, et il meurt. — On va pourtant, car on chasse un demi-million d’hommes industrieux vers 1685, et l’on en tue encore plus dans une guerre de trente années. Mais combien, grand Dieu ! il en meurt davantage de misère !

Dès 1698, le résultat est visible. Les intendants eux-mêmes, qui font le mal, le révèlent, le déplorent. Dans les mémoires qu’on leur demande pour le jeune duc de Bourgogne, ils déclarent que tel pays a perdu le quart de ses habitants, tel le tiers, tel la moitié. Et la population ne se répare pas ; le paysan est si misérable que ses enfants sont tous faibles, malades, ils ne peuvent vivre.

Suivons bien le cours des années. Cette époque déplorable de 1698 devient un objet de regret. Alors, nous dit un magistrat, Boisguillebert, alors « il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’hui (1707), tout a pris fin, faute de matière… » Mot lugubre, et il ajoute un mot menaçant, on se croirait déjà en 1789 : « Le procès va rouler maintenant entre ceux qui payent et ceux qui n’ont de fonction que recevoir. »

Le précepteur du petit-fils de Louis XIV, l’archevêque de Cambrai, n’est pas moins révolutionnaire que le petit juge normand : « Les peuples ne vivent plus en hommes, il n’est plus permis de compter sur leur patience. La vieille machine achèvera de se briser au premier choc… On n’oserait envisager le bout de ses forces, auquel on touche ; tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours… »

Louis XIV meurt enfin, on remercie Dieu. Voici heureusement le Régent, ce bon duc d’Orléans, qui, si Fénelon vivait, le prendrait pour conseiller ; il imprime le Télémaque ; la France sera une Salente. Plus de guerre. Nous sommes maintenant les amis de l’Angleterre ; nous lui livrons notre commerce, notre honneur, jusqu’à nos secrets d’État. Qui croirait qu’en pleine paix, pour sept années seulement, ce prince aimable trouve moyen d’ajouter aux deux milliards et demi de dette que laisse Louis XIV sept cent cinquante millions de plus ? — Le tout, payé net… en papier.

« Si j’étais sujet, disait-il, je me révolterais à coup sûr. » Et comme on lui disait qu’en effet une émeute allait avoir lieu, il dit : « Le peuple a raison, il est bien bon de tant souffrir ! »

Fleury est aussi économe que le Régent fut prodigue. La France se refait-elle ? J’en doute, quand je vois qu’en 1739, on présente à Louis XV le pain que mangeait le peuple, du pain de fougère. L’évêque de Chartres lui dit que, dans son diocèse, les hommes broutaient avec les moutons. Ce qui peut-être est plus fort, c’est que M. d’Argenson (un ministre), parlant des souffrances du temps, lui oppose le bon temps. Devinez lequel ? Celui du Régent et de Monsieur le Duc, le temps où la France, éreintée par Louis XIV et n’étant plus qu’une plaie, y applique pour remède la banqueroute de trois milliards.

Tout le monde voit venir la crise. Fénelon le dit dès 1709 : « La vieille machine se brisera au premier choc. » Elle ne se brise pas encore. La maîtresse de Louis XV, Mme de Châteauroux, vers 1743 : « Il y aura un grand bouleversement, je le vois, si l’on n’y apporte remède. » — Oui Madame, tout le monde le voit, et le roi, et celle qui vous succède, Mme de Pompadour, et les économistes, et les philosophes, et les étrangers, tout le monde. Tous admirent la longanimité de ce peuple ; c’est Job entre les nations. Ô douceur, ô patience… Walpole en rit, moi j’en pleure. Il aime encore, ce peuple infortuné ! Il croit encore, il s’obstine à espérer. Il attend toujours un sauveur ; et quel ? Son dieu-homme, son roi.

Risible, touchante idolâtrie… Ce roi, ce dieu, que fera-t-il ? Il n’a ni la volonté forte, ni le pouvoir peut-être, de guérir le mal profond, invétéré, universel, qui ronge cette société, qui l’altère et qui l’affame, qui a bu ses veines et séché ses os.

Ce mal c’est que, du plus haut au plus bas, elle est organisée pour produire de moins en moins et payer de plus en plus. Elle ira toujours grandissant, donnant, après le sang, la moelle, et il n’y aura pas de fin, jusqu’à ce qu’ayant atteint le dernier souffle vital, au point de le perdre, les convulsions de l’agonie la relèvent, remettent sur ses jambes ce corps faible et pâle… Faible ?… redevenu peut-être fort par la fureur !

Creusons, s’il vous plaît, ce mot : produisant de moins en moins. Il est exact à la lettre.

Dès Louis XIV, les Aides pèsent déjà tellement qu’à Mantes, à Étampes, et ailleurs, on arrache toutes les vignes.

Le paysan n’ayant point de meubles à saisir, le fisc n’a nul objet de saisie que le bétail ; il extermine peu à peu. Plus d’engrais. La culture des céréales, étendue au dix-septième siècle par d’immenses défrichements, se restreint au dix-huitième. La terre ne peut plus réparer ses forces génératrices, elle jeûne, elle s’épuise ; comme le bétail a fini, la terre semble finir elle-même.

Non seulement la terre produit moins, mais on cultive moins de terre. Elle ne vaut plus la peine, dans bien des lieux, d’être cultivée. Les grands propriétaires, las de faire aux métayers des avances qui ne rentrent plus, négligent la terre qui voudrait de coûteux amendements. Le pays cultivé se resserre, le désert s’étend. On parle d’agriculture, on écrit sur l’agriculture, on fait des livres, des essais coûteux, des cultures paradoxales. Et la culture, sans secours, sans bestiaux, devient sauvage. Les hommes s’attellent à la charrue, et les femmes, et les enfants. Ils cultiveraient avec les ongles, si nos anciennes lois ne défendaient au moins le soc, le pauvre et dernier outil qui ouvre le sein de la terre. Comment s’étonner que les récoltes maigrissent, avec ce maigre laboureur, que la terre pâtisse et refuse ? L’année ne nourrit plus l’année. À mesure qu’on avance vers 1789, la nature accorde moins. Comme la bête trop fatiguée qui ne veut plus avancer, qui aime mieux se coucher et mourir, elle attend et ne produit plus. La liberté n’est pas seulement la vie de l’homme, c’est celle de la nature.

Share on Twitter Share on Facebook