V

Cet homme mort, c’est la vieille France ; cette bière, c’est le cercueil de l’ancienne monarchie. Mettons-y bien pour toujours les songes dont nous fûmes bercés, la royauté paternelle, le gouvernement de la Grâce, la clémence du monarque et la charité du prêtre, la confiance filiale, l’abandon aux dieux d’ici-bas.

La fiction de ce vieux monde, la légende trompeuse qu’il eut toujours à la bouche, c’était de mettre l’Amour à la place de la Loi.

S’il peut renaître, ce monde presque anéanti au nom de l’amour, meurtri par la charité, navré par la Grâce, il renaîtra par la Loi, la Justice et l’équité.

Blasphème ! ils avaient opposé la Grâce à la Loi, l’Amour à la Justice… Comme si la grâce injuste pouvait être encore la grâce, comme si ces choses que notre faiblesse divise n’étaient pas deux aspects du même, la droite et la gauche de Dieu.

Ils ont fait de la Justice une chose négative, qui défend, prohibe, exclut, un poteau pour arrêter, un couteau pour égorger… Ils ne savent pas que la Justice c’est l’œil de la Providence. L’amour, aveugle chez nous, clairvoyant en Dieu, voit par la Justice. Regard vital et fécond. Une force prolifique est dans la Justice de Dieu. Toutes les fois qu’elle touche la terre, celle-ci est heureuse, elle enfante. Le soleil et la rosée n’y suffisent, il faut la Justice. Qu’elle vienne, et les moissons viennent… Des moissons d’hommes et de peuples vont sourdre, germer, fleurir au soleil de l’équité.

Un jour de justice, un seul, qu’on appelle la Révolution, a produit dix millions d’hommes.

Mais qu’elle paraît loin encore au milieu du dix-huitième siècle, reculée et impossible !… Car avec quoi la ferai-je ? Tout finit autour de moi. Pour bâtir, il faudrait des pierres, de la chaux et du ciment, et j’ai les mains vides. Les deux sauveurs de ce peuple, le prêtre et le roi, l’ont perdu, au point qu’on ne sait plus où prendre de quoi le faire revenir. Plus de vie féodale ni de vie municipale ; perdue dans la royauté. Plus de vie religieuse ; éteinte avec le clergé. Hélas ! pas même de légendes locales, de traditions nationales, plus de ces heureux préjugés qui font la vie du peuple enfant. Ils ont tout détruit chez lui, jusqu’à ses erreurs. Le voilà dénué et vide, table rase ; l’avenir écrira ce qu’il pourra.

Esprit pur, dernier habitant de ce monde détruit, héritier universel de toutes ces puissances éteintes, comment vas-tu nous ramener à la seule qui fasse vivre ? Comment nous rendras-tu la Justice et l’idée du Droit ?

Tu ne vois rien ici qu’obstacles, vieilles ruines qu’il faut ruiner encore, mettre en poudre, et passer outre. Rien n’est debout, rien n’est vivant. Quoi que tu fasses, au moins, tu auras la consolation de n’avoir tué que des morts.

Le procédé de l’esprit pur est celui même de Dieu, l’art de Dieu est son art. Sa construction est trop profondément harmonique au dedans pour le paraître au dehors. Ne cherchez pas ici les droites et les angles, les lignes rigides de vos bâtiments de pierre et de marbre. Dans un organisme vivant, l’harmonie, bien autrement forte, est surtout au fond des organes.

D’abord que ce monde nouveau ait la vie matérielle ; donnons-lui pour commencement, pour première assise, la colossale Histoire naturelle ; mettons l’ordre dans la nature ; pour elle l’ordre c’est la Justice.

Mais l’ordre est impossible encore. De la nature qui bouillonne et s’anime, comme au réveil de l’Etna, flamboie un volcan immense. Toute science et tout art en éclatent… Une masse reste, l’éruption faite, mêlée de scories et d’or, masse énorme : l’Encyclopédie.

Voilà deux âges du jeune monde, deux jours de la création. L’ordre manque et l’unité manque. Créons l’homme, l’unité du monde, et qu’avec lui l’ordre vienne, et celle que nous attendons, cette désirée lumière de la Justice divine.

L’homme apparaît sous trois figures : Montesquieu, Voltaire et Rousseau. Trois interprètes du Juste.

Notons la Loi, cherchons la Loi ; peut-être la trouverons-nous cachée en quelque coin du globe. Peut-être est-il un climat favorable à la Justice, une terre meilleure qui d’elle-même porte le fruit de l’équité. Le voyageur, le chercheur, qui va la demandant par toute la terre, c’est le calme et grand Montesquieu. Mais la Justice fuit devant lui ; elle reste mobile et relative ; la Loi, pour lui, c’est un rapport, loi abstraite et non vivante. Elle ne guérira pas la vie.

Montesquieu peut s’y résigner, non Voltaire. Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les douleurs des hommes, qui ressent, poursuit toute iniquité. Tout ce que le fanatisme et la tyrannie ont jamais fait de mal au monde, c’est à Voltaire qu’ils l’ont fait. Martyr, victime universelle, c’est lui qu’on égorgea à la Saint-Barthélemy, lui qu’on enterra aux mines du Nouveau-Monde, lui qu’on brûla à Séville, lui que le parlement de Toulouse roua avec Calas… Il pleure, il rit dans les souffrances, rire terrible, auquel s’écroulent les bastilles des tyrans, les temples des Pharisiens.

Et s’écroulent en même temps toutes les petites barrières où s’enfermait chaque église, se disant universelle et voulant faire périr les autres. Elles tombent devant Voltaire, pour faire place à l’église humaine, à la catholique église qui les recevra, les contiendra toutes dans la Justice et dans la Paix.

Voltaire est le témoin du Droit, son apôtre et son martyr. — Il a tranché la vieille question posée dès l’origine du monde : y a-t-il religion sans Justice, sans Humanité ?

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