IV

Le peuple, au dix-huitième siècle, n’espère rien du patronage, qui le soutint en d’autres temps, ni du clergé ni de la noblesse. Ils ne feront rien pour lui. C’est au roi qu’il croit encore, il reporte au petit Louis XV sa foi et son besoin d’aimer. Celui-ci, reste unique d’une si grande famille, sauvé comme le petit Joas, il est sauvé apparemment pour qu’il sauve lui-même les autres. On pleure à le voir, cet enfant !… Que de mauvaises années se passent ! On attend, on espère toujours ; cette minorité, cette longue tutelle de vingt ou trente ans finira.

Quand on apprit à Paris que Louis XV, parti pour l’armée, était resté malade à Metz, c’était la nuit. « On se lève, on court en tumulte, sans savoir où l’on va ; les églises s’ouvrent en pleine nuit… On s’assemblait dans les carrefours, on s’abordait, on s’interrogeait sans se connaître. Il y eut plusieurs églises où le prêtre qui prononçait la prière pour la santé du roi interrompit le chant par ses pleurs, et le peuple lui répondit par ses sanglots et par ses cris… Le courrier qui apporta la nouvelle de sa convalescence fut embrassé et presque étouffé ; on baisait son cheval, on le menait en triomphe… Toutes les rues retentissaient d’un cri de joie. Le roi est guéri ! »

Ceci en 1744. Louis XV est nommé le Bien-Aimé.

Dix ans passent. Le même peuple croit que le Bien-Aimé prend des bains de sang humain, que, pour rajeunir son sang épuisé, il se plonge dans le sang des enfants. Un jour que la police, selon son habitude atroce, enlevait des hommes, des enfants errant dans les rues, des petites filles (surtout les jolies), les mères poussent des cris affreux, le peuple s’assemble, une émeute éclate. Dès ce moment, le roi ne vint jamais à Paris. Il ne le traversait guère que pour aller de Versailles à Compiègne. Il fit faire à la hâte une route qui évitait Paris, dispensait le roi de voir son peuple. Cette route s’appelle encore le chemin de la Révolte.

Ces dix années sont la crise même du siècle (1744-1754). Le roi, ce dieu, cette idole, devient un objet d’horreur. Le dogme de l’incarnation royale périt sans retour.

Et à la place s’élève la royauté de l’esprit. Montesquieu, Buffon, Voltaire, publient dans ce court intervalle leurs grandes œuvres ; Rousseau commence la sienne.

L’unité reposait jusque-là sur l’idée d’incarnation, religieuse ou politique. Il fallait un dieu humain, un dieu de chair, pour unir l’Église ou l’État. L’humanité, faible encore, plaçait son union dans un signe, un signe visible, vivant, un homme, un individu. — Désormais l’unité, plus pure, dispensée de cette condition matérielle, sera dans l’union des cœurs, la communauté de l’esprit, le profond mariage de sentiments et d’idées qui se fait de tous avec tous.

Ces grands docteurs de la nouvelle Église, dissidents encore dans les choses secondaires, s’accordent admirablement en deux choses essentielles, qui font le génie du siècle et celui de l’avenir :

1o L’esprit est libre chez eux des formes de l’incarnation ; ils le dégagent de ce vêtement de chair qu’il a porté si longtemps ;

2o L’esprit pour eux n’est pas seulement lumière, il est chaleur, il est amour, l’ardent amour du genre humain. L’amour en soi, et non soumis à tel dogme, à telle condition de politique religieuse. La charité du Moyen-âge, esclave de la théologie, a trop aisément suivi son impérieuse maîtresse ; trop docile, en vérité, conciliante, jusqu’à admettre tout ce qu’admettrait la haine. Qu’est-ce que la charité qui fait la Saint-Barthélemy, allume les bûchers, organise l’Inquisition ?

En écartant de la religion le caractère charnel, repoussant l’incarnation religieuse, ce siècle, d’abord timide dans son audace, reste longtemps charnel en politique ; il voudrait pouvoir respecter l’incarnation royale, employer le roi, ce dieu-homme, au bonheur des hommes. C’est la chimère des philosophes et des économistes, des Voltaire et des Turgot, de faire la Révolution par le roi.

Rien de plus curieux que de voir l’idole disputée par les deux partis. Les philosophes tirent à droite, les prêtres à gauche. Qui l’emportera ? Les femmes. Ce dieu est un dieu de chair.

Celle qui le retient vingt années, née Poisson, dame de Pompadour, voudrait d’abord, contre la cour, se faire un appui du public. Les philosophes sont mandés ; Voltaire fait l’histoire du roi, des poèmes, des drames pour le roi ; d’Argenson devient ministre ; le contrôleur général, Machault, demande un état des biens ecclésiastiques… Ce coup réveille le clergé. Contre une femme, les Jésuites ne s’amusent pas à discourir ; ils opposent une femme, et triomphent… Quelle ? La propre fille du roi… Ici il faudrait Suétone. Ces choses ne s’étaient guère vues, depuis les douze Césars.

Voltaire fut chassé, et d’Argenson, et plus tard Machault. La Pompadour plia, communia, se mit aux pieds de la reine. Cependant elle préparait une infâme et triste machine, par où elle reprit le roi, et le garda jusqu’à sa mort : un sérail, qu’on recrutait par des enfants achetées.

Là, s’éteignit Louis XV. Le dieu de chair abdiqua tout souvenir de l’esprit.

Fuyant Paris, fuyant son peuple, toujours isolé à Versailles, il y trouve trop d’hommes encore, trop de jour. Il lui faut l’ombre, les bois, la chasse, le secret de Trianon ou son couvent du Parc-aux-Cerfs. Chose étrange, inexplicable, que ces amours, ces ombres du moins, ces images de l’amour, ne puissent amollir son cœur ! Il achète les filles du peuple ; par elles il vit avec le peuple, il en reçoit les caresses enfantines, en prend le langage. Et il reste l’ennemi du peuple, dur, égoïste, sans entrailles ; de roi il se fait trafiquant de blé, spéculateur en famine…

Dans cette âme, si bien morte, une chose restait vivante : la peur de mourir. Sans cesse il parlait de mort, de convoi, de funérailles. Il pressentait souvent celles de la monarchie. Qu’elle vécût autant que lui, il n’en voulait pas davantage.

Dans une année de disette (elles n’étaient pas rares alors), il chassait, à son ordinaire, dans la forêt de Sénart. Il rencontre un paysan qui portait une bière, et demande : « Où portez-vous cela ? — À tel lieu. — Pour un homme ou une femme ! — Un homme. — De quoi est-il mort ? — De faim. »

Share on Twitter Share on Facebook