CHAPITRE II. 1534-1536.

Anabaptistes de Munster[a27].

Pendant que les deux grandes ligues des princes sont en présence, et semblent se défier, un tiers s'élève entre deux, pour l'effroi commun des deux partis. Cette fois, c'est encore le peuple, comme dans la guerre des paysans, mais un peuple organisé, maître d'une riche cité. La jacquerie du Nord, plus systématique que celle du Midi, produit l'idéal de la démagogie allemande du seizième siècle, une royauté biblique, un David populaire, un messie artisan. Le mystique compagnonnage allemand intronise un tailleur.

L'entreprise du tailleur fut hardie, mais non absurde. L'anabaptisme avait de grandes forces. Il n'éclata que dans Munster; mais il était répandu dans la Westphalie, dans le Brabant, la Gueldre, la Hollande, la Frise, et tout le littoral de la Baltique jusqu'en Livonie.

Les Anabaptistes formulèrent la malédiction que les paysans vaincus avaient jetée sur Luther. Ils détestèrent en lui l'ami de la noblesse, le soutien de l'autorité civile, le remora de la Réforme. «Quatre prophètes, deux vrais et deux faux; les vrais sont David et Jean de Leyde; les faux, le pape et Luther, mais Luther est pire que le pape.»

Comment l'Évangile a d'abord pris naissance à Munster, et comment il y a fini après la destruction des anabaptistes [r7] . Histoire véritable et bien digne d'être lue et conservée dans la mémoire (car l'esprit des anabaptistes de Munster vit encore), décrite par Henricus Dorpius de cette ville. Nous nous contenterons de donner un extrait de ce prolixe récit:

La réforme commença à Munster en 1532, par Rothmann, prédicateur luthérien ou zwinglien. Elle y eut un si grand succès, que l'évêque cédant à l'intercession du landgrave de Hesse, accorda aux évangéliques six de ses églises. Plus tard, un garçon tailleur, Jean de Leyde, y apporta la doctrine des anabaptistes, et la propagea dans quelques familles. Il fut aidé dans son œuvre par un prédicateur nommé Hermann Stapraeda, de Moersa, anabaptiste comme lui. Bientôt leurs assemblées secrètes devinrent si nombreuses, que les catholiques et les réformés en furent également alarmés, et chassèrent les anabaptistes de la ville. Mais ceux-ci revinrent plus hardis; ils intimidèrent le conseil, et l'obligèrent de fixer un jour où il y aurait discussion publique dans la maison commune, sur le baptême des enfans. Dans cette discussion, le pasteur Rothmann passa du côté des anabaptistes, et devint lui-même un de leurs chefs... Un jour, un autre de leurs prédicateurs se met à courir dans les rues, en criant: «Faites pénitence, faites pénitence, amendez-vous, faites-vous baptiser, ou Dieu va vous punir!» Soit crainte, soit zèle religieux, beaucoup de gens qui entendirent ces cris, se hâtèrent de demander le baptême. Alors les anabaptistes remplissent le marché en criant: «Sus aux païens qui ne veulent pas du baptême!» Ils s'emparent des canons, des munitions, de la maison de ville, et maltraitent les catholiques et les luthériens qu'ils rencontrent. Ceux-ci se forment en nombre et attaquent les anabaptistes à leur tour. Après divers combats sans résultat, les deux partis éprouvèrent le besoin de se rapprocher, et convinrent que chacun serait libre de professer sa croyance. Mais les anabaptistes n'observèrent point ce traité; ils écrivirent sous main à tous ceux de leur secte qui étaient dans les villes voisines pour les faire venir à Munster. «Quittez ce que vous avez, écrivaient-ils; maisons, femmes, enfans, laissez tout pour venir à nous. Tout ce que vous aurez abandonné, vous sera rendu au décuple...» Quand les riches s'aperçurent que la ville se remplissait d'étrangers, ils en sortirent comme ils purent, n'y laissant de leur parti que les gens du bas peuple. (carême de l'année 1534.)

Les anabaptistes, enhardis par leur départ et par les renforts qui leur étaient arrivés, déposèrent aussitôt le conseil de ville qui était luthérien, et en composèrent un d'hommes de leur parti.

Quelques jours plus tard, ils pillèrent les églises et les couvens, et coururent la ville en tumulte, armés de hallebardes, d'arquebuses et de bâtons, criant comme des furieux: «Faites pénitence, faites pénitence!» et après: «Hors la ville, impies! hors la ville, ou l'on vous assomme!» Ainsi ils chassèrent sans pitié tout ce qui n'était pas des leurs. Ni vieillard ni femme enceinte, ne fut excepté. Un grand nombre de ces pauvres fugitifs tombèrent entre les mains de l'évêque, qui se préparait à assiéger la ville. Sans avoir égard à ce qu'ils n'étaient point du parti des anabaptistes, il les fit emprisonner; beaucoup d'entre eux furent même cruellement mis à mort.

Les anabaptistes étant maîtres de la ville, leur prophète suprême, Jean de Matthiesen, ordonna que tout le monde mît son avoir en commun, sans rien céler, sous peine de la vie. Le peuple eut peur et obéit. Les biens des fugitifs furent saisis de même. Ce prophète décida encore que l'on ne garderait aucun autre livre que la Bible et le Nouveau Testament. Tous les autres qu'on put trouver furent brûlés dans la cour de la cathédrale. Ainsi le voulait le Père du ciel, disait le prophète. On en brûla au moins pour vingt mille florins.

Un maréchal ferrant ayant parlé injurieusement des prophètes, toute la commune est assemblée sur le marché, et Jean Matthiesen le tue d'un coup de feu. Peu après, ce prophète court tout seul hors la ville, une hallebarde à la main, criant que le Père lui a ordonné de repousser les ennemis. Il avait à peine passé la porte qu'il fut tué.

Jean de Leyde lui succéda comme prophète suprême, et il épousa sa veuve. Il releva le courage du peuple abattu par la mort de son prédécesseur. A la Pentecôte, l'évêque fit donner l'assaut, mais il fut repoussé avec grande perte. Jean de Leyde nomma douze fidèles (parmi lesquels se trouvaient trois nobles) pour être les anciens dans Israël... Il déclara aussi que Dieu lui avait révélé des doctrines nouvelles sur le mariage; il discuta avec les prédicateurs, qui, enfin, se rangèrent à son avis et prêchèrent trois jours de suite sur la pluralité des femmes. Un assez grand nombre d'habitans se déclarèrent contre la nouvelle doctrine, et firent même prisonniers les prédicateurs avec l'un des prophètes; mais bientôt ils furent obligés de les relâcher, et quarante-neuf d'entre eux périrent.

A la Saint-Jean de l'année 1534, un nouveau prophète, auparavant orfèvre à Warendorff, assembla le peuple, et lui annonça qu'il avait eu une révélation d'après laquelle Jean de Leyde devait régner sur toute la terre, et occuper le trône de David jusqu'au temps où Dieu le Père viendrait lui redemander le gouvernement... Les douze anciens furent déposés et Jean de Leyde proclamé roi.

Plus les anabaptistes prenaient de femmes, plus l'esprit de libertinage augmentait parmi eux; ils commirent d'horribles excès sur des jeunes filles de dix, douze et quatorze ans. Ces violences barbares, et les maux du siége irritèrent une partie du peuple. Plusieurs soupçonnaient Jean de Leyde d'imposture et songeaient à le livrer à l'évêque. Le roi redoubla de vigilance et nomma douze ducs chargés de maintenir la ville dans la soumission (jour des Rois 1535). Il promit à ces douze chefs qu'ils régneraient à la place de tous les princes de la terre, et il leur distribua d'avance des électorats et des principautés. Le «noble landgrave de Hesse» est seul excepté de la proscription; ils espèrent, disent-ils, qu'il deviendra leur frère... Le roi désigna le jour de Pâques comme l'époque où la ville serait délivrée.

... L'une des reines ayant dit à ses compagnes qu'elle ne croyait pas conforme à la volonté de Dieu qu'on laissât ainsi le pauvre peuple mourir de misère et de faim, le roi la conduisit au marché avec ses autres femmes, lui ordonna de s'agenouiller au milieu de ses compagnes prosternées comme elle, et lui trancha la tête. Les autres reines chantèrent: Gloire à Dieu au haut des cieux! et tout le peuple se mit à danser autour. Cependant il n'avait plus à manger que du pain et du sel! Vers la fin du siége, la famine fut si grande que l'on y distribuait régulièrement la chair des morts; on n'exceptait que ceux qui avaient eu des maladies contagieuses. A la Saint-Jean de l'année 1535, l'évêque apprit d'un transfuge, le moyen d'attaquer la ville avec avantage. Elle fut prise le jour même de la Saint-Jean, et, après une résistance opiniâtre, les anabaptistes furent massacrés. Le roi, ainsi que son vicaire et son lieutenant, fut emmené entre deux chevaux, une chaîne double au cou, la tête et les pieds nus... L'évêque l'interpella durement sur l'horrible désastre dont il était cause; il lui répondit: «François de Waldeck (c'était son nom), si les choses avaient été à mon gré, ils seraient tous morts de faim, avant que je t'eusse livré la ville.»

Nous trouvons beaucoup d'autres détails intéressans dans une pièce insérée au second volume des œuvres allemandes de Luther (édition de Witt.) sous le titre suivant: Nouvelle sur les anabaptistes de Munster [r8].

«... Huit jours après que l'assaut a été repoussé par les anabaptistes, le roi a commencé son règne en s'entourant d'une cour complète, à l'égal d'un prince séculier. Il a institué des maîtres de cérémonies, des maréchaux, des huissiers, des maîtres de cuisine, des fourriers, des chanceliers, des orateurs (redner), des serviteurs pour la table, des échansons, etc.

»Une de ses femmes a été élevée au rang de reine, et elle a également sa cour à elle. C'est une belle et noble femme de Hollande, mariée auparavant à un autre prophète qui a été tué devant Munster et de qui elle est encore enceinte.

»Le roi a en outre trente et un chevaux couverts de draps d'or. Il s'est fait faire des habits précieux en or et en argent avec les ornemens de l'église. Son écuyer est paré comme lui de vêtemens superbes pris de ces ornemens, et il porte en outre des bagues d'or; de même la reine avec ses vierges et ses femmes.

»Lorsque le roi, dans sa majesté, traverse la ville à cheval, des pages l'accompagnent: l'un porte à son côté droit la couronne et la Bible, l'autre une épée nue. L'un d'eux est le fils de l'évêque de Munster. Il est prisonnier et il sert le roi dans sa chambre.

»Le roi a de même dans sa triple couronne surmontée d'une chaîne d'or et de pierreries, la figure du monde percée d'une épée d'or et d'une épée d'argent. Au milieu du pommeau des deux épées se trouve une petite croix sur laquelle est écrit: Un roi de la justice sur le monde. La reine porte les mêmes ornemens.

»En cet appareil le roi se rend trois fois par semaine au marché, où il monte sur un siége élevé qu'on a fait exprès. Le lieutenant du roi, nommé Knipperdolling, se tient une marche plus bas, puis viennent les conseillers. Celui qui a affaire au roi s'incline deux fois, se laisse tomber à terre à la troisième, et expose ensuite ce qu'il a à dire.

»Un mardi ils ont célébré la sainte Cène dans la cour du dôme; ils étaient à table au nombre de près de quatre mille deux cents. Trois plats furent servis: à savoir du bouilli, du jambon et du rôti; le roi et ses femmes et tous leurs domestiques servirent les convives.

»Après le repas, le roi et la reine prirent du gâteau de froment, le rompirent et en donnèrent aux autres, disant: «Prenez, mangez et annoncez la mort du Seigneur.» De même ils prirent une cruche de vin, disant: «Prenez, buvez-en tous et annoncez la mort du Seigneur.»

»Les convives rompirent de même des gâteaux, et se les présentèrent les uns aux autres en prononçant ces paroles: «Frère et sœur, prends et mange. De même que Jésus-Christ s'est dévoué pour moi, de même je veux me dévouer pour toi; et de même que dans ce gâteau les grains de froment sont joints, et que les raisins ont été unis pour former ce vin, de même nous aussi nous sommes unis.» Ils s'exhortaient en même temps à ne rien dire de frivole, ni qui fût contraire à la loi du Seigneur. Ensuite ils remercièrent Dieu, d'abord par des prières, et puis par des cantiques, surtout par le cantique: Gloire à Dieu au haut des cieux! Le roi et ses femmes, avec leurs serviteurs, se mirent à table également, ainsi que ceux qui revenaient de la garde.

»Quand tout fut fini, le roi demanda à l'assemblée s'ils étaient tous disposés à faire et à souffrir la volonté du Père. Ils répondirent tous: Oui. Puis le prophète Jean de Warendorff se leva, et dit: «Que Dieu lui avait ordonné d'envoyer quelques-uns d'entre eux pour annoncer les miracles dont ils avaient été témoins.» Le même prophète ajouta que, selon l'ordre de Dieu, ceux qu'il nommerait devaient se rendre dans quatre villes de l'Empire, et y prêcher... On donna à chacun un fenin d'or de la valeur de neuf florins avec de la monnaie ordinaire pour le voyage, et ils partirent le soir même.

»La veille de Saint-Gall, ils parurent dans les villes désignées, faisant grand bruit, et criant: «Convertissez-vous et faites pénitence, car la miséricorde du Père est à sa fin. La cognée frappe déjà la racine de l'arbre. Que votre ville accepte la paix, ou elle va périr.» Arrivés devant le conseil des quatre villes, ils étendirent leurs manteaux par terre, et y jetèrent les susdites pièces d'or, en disant: «Nous sommes envoyés par le Père pour vous annoncer la paix. Si vous l'acceptez, mettez tout votre bien en commun; si vous ne voulez pas faire cela, nous protesterons devant Dieu avec cette pièce d'or, et nous prouverons par elle que vous avez rejeté la paix qu'il vous envoyait. Il est arrivé maintenant, le temps annoncé par tous les prophètes, ce temps où Dieu ne voudra plus souffrir sur la terre que la justice; et quand le roi aura fait régner la justice sur toute la face de la terre, alors Jésus-Christ remettra le gouvernement entre les mains du Père.»

»Alors ils furent mis en prison et questionnés sur leur croyance, leur vie, etc... (Suit l'interrogatoire.) ... Ils disaient qu'il y avait quatre prophètes, deux vrais, et deux faux; que les vrais, c'étaient David et Jean de Leyde, et les faux, le pape et Luther. «Luther, disaient-ils, est pire encore que le pape.» Ils tiennent aussi pour damnés tous les autres anabaptistes, quelque part qu'ils se trouvent.

»... Dans Munster, disaient-ils, les hommes ont communément cinq, six, sept ou huit femmes, selon leur bon plaisir[1]. Mais chacun est obligé d'habiter d'abord avec l'une d'entre elles, jusqu'à ce qu'elle soit enceinte. Ensuite, il peut faire comme il lui plaît. Toutes les jeunes filles qui ont passé douze ans doivent se marier...

»... Ils détruisent les églises et toutes maisons consacrées à Dieu...

»... Ils attendent à Munster des gens de Groningue et d'autres contrées de la Hollande. Eux venus, le roi se lèvera avec toutes ses forces, et subjuguera la terre entière.

»Ils tiennent aussi qu'il est impossible de bien comprendre l'Écriture sans que des prophètes l'aient expliquée. Quand on discute avec eux et qu'ils en viennent à ne pouvoir justifier leur entreprise par l'Écriture, ils disent que le Père ne leur donne pas de s'expliquer là-dessus. D'autres répondent: Le prophète l'a dit par l'ordre de Dieu.

»Il ne s'en trouva aucun qui voulût se rétracter, ni qui acceptât sa grâce à ce prix. Ils chantaient et remerciaient Dieu qui les avait jugés dignes de souffrir pour son nom.»

Les anabaptistes sommés par le landgrave de Hesse de se justifier relativement au roi qu'ils s'étaient donné, lui répondirent (janvier 1535)[r9]: «Que les temps de la restitution annoncés par les livres saints étaient arrivés, que l'Évangile leur avait ouvert la prison de Babylone, et qu'il fallait à présent rendre aux Babyloniens selon leurs œuvres; qu'une lecture attentive des prophètes, de l'Apocalypse, etc., montrerait évidemment au Landgrave si c'était d'eux-mêmes qu'ils avaient institué un roi, ou bien par l'ordre de Dieu, etc.»

Suit la convention qui fut arrêtée l'an 1533, entre l'évêque de Munster et cette ville par l'entremise des conseillers du Landgrave: ... Les anabaptistes envoyèrent au landgrave de Hesse leur livre De restitutione. Il le lut avec indignation et ordonna à ses théologiens d'y répondre et d'opposer particulièrement aux anabaptistes neuf articles qu'il désigna. Dans ces articles il leur reproche entre autres choses: 1o de faire consister la justice non pas dans la foi seule, mais dans la foi et les œuvres ensemble; 2o d'accuser injustement Luther de n'avoir jamais enseigné les bonnes œuvres; 3o de défendre le libre arbitre.

Dans le livre De restitutione, les anabaptistes divisaient toute l'histoire du monde en trois parties principales. «Le premier monde, disent-ils, celui qui exista jusqu'à Noé, fut submergé par les eaux. Le second, celui dans lequel nous-mêmes nous vivons encore, sera fondu et purifié par le feu. Le troisième sera un nouveau ciel et une nouvelle terre, habités par la justice. C'est ce que Dieu a désigné par l'arche sainte dans laquelle il y avait le vestibule, le sanctuaire et le saint des saints... La venue du troisième monde sera précédée d'une restitution et d'un châtiment universels. Les méchans seront tués, le règne de la justice préparé, les ennemis du Christ jetés à bas, et toutes choses restituées. C'est ce temps qui commence maintenant.»

Entretien ou discussion qu'Antoine Corvinus et Jean Kymeus ont eue à Béverger avec Jean de Leyde, le roi de Munster [r10] .—«Quand le roi entra dans notre chambre avec l'escorte qui l'avait tiré de sa prison, nous le saluâmes d'une manière amicale et l'invitâmes à s'asseoir près du feu. Nous lui demandâmes comment il se portait et s'il souffrait dans sa prison. Il répondit qu'il souffrait du froid et se sentait mal au cœur, mais qu'il devait tout endurer avec patience, puisque Dieu avait ainsi disposé de lui. Peu-à-peu, toujours en lui parlant amicalement, car on ne pouvait rien obtenir de lui d'une autre manière, nous arrivâmes à parler de son royaume et de sa doctrine, de la manière qu'il suit:

Premier point de l'interrogatoire.—Les ministres. «Cher Jean, nous entendons dire de votre gouvernement des choses extraordinaires et horribles. Si elles sont telles qu'on le dit, et malheureusement cela n'est que trop vrai, nous ne pouvons concevoir comment il vous est possible de justifier une semblable entreprise par la sainte Écriture...»

Le roi. «Ce que nous avons fait et enseigné, nous l'avons fait et enseigné avec bon droit, et nous pouvons justifier toute notre entreprise, nos actions et notre doctrine devant Dieu et à qui il appartient.»

Les ministres lui objectent que dans l'Écriture il n'était question que d'un règne spirituel de Jésus-Christ: «Mon royaume n'est pas de ce monde,» a-t-il dit lui-même.

Le roi. «J'entends très bien ce que vous dites du royaume spirituel de Jésus-Christ et je n'attaque nullement les passages que vous citez. Mais vous devez savoir distinguer le royaume spirituel de Jésus-Christ, lequel se rapporte aux temps de la souffrance, et duquel après tout ni vous ni Luther vous n'avez une juste idée, et l'autre royaume, celui qui, après la résurrection, sera établi dans ce monde pendant mille ans. Tous les versets qui traitent du royaume spirituel de Jésus-Christ ont rapport au temps de la souffrance, mais ceux qui se trouvent dans les prophètes et dans l'Apocalypse et qui traitent du royaume temporel, doivent être rapportés au temps de la gloire et de la puissance que Jésus-Christ aura dans le monde avec les siens.

»Notre royaume de Munster a été une image de ce royaume temporel du Christ; vous savez que Dieu annonce et désigne beaucoup de choses par des figures. Nous avions cru que notre royaume durerait jusqu'à la venue du Seigneur, mais nous voyons à présent qu'en ce point notre entendement a failli et que nos prophètes ne l'ont pas bien compris eux-mêmes. Dieu nous en a, dans la prison, ouvert et révélé la véritable intelligence...

»Je n'ignore pas que vous rapportez communément au royaume spirituel du Christ ces passages et d'autres semblables, qui pourtant doivent, sans aucun doute, être entendus du royaume temporel. Mais qu'est-ce que ces interprétations spirituelles, et à quoi servent-elles, si rien ne doit se réaliser un jour?... Dieu a créé le monde principalement pour se complaire dans les hommes auxquels il a donné un reflet de sa force et de sa puissance.»

Les ministres «... Et comment vous justifierez-vous quand Dieu vous dira au jugement dernier: Qui t'a fait roi? Qui t'a ordonné de répandre dans le monde de si effroyables erreurs, au grand détriment de ma parole?»

Le roi. «Je répondrai: Les prophètes de Munster me l'ont ordonné comme étant votre volonté divine, en preuve de quoi ils m'ont donné en gage leur corps et leur âme.»

Les ministres lui demandent ce qu'il en est des révélations divines qu'il aurait eues, dit-on, au sujet de son élévation à la royauté.

Le roi. «Je n'ai pas eu de révélation à ce sujet, seulement il m'est venu des pensées, comme s'il devait y avoir un roi à Munster, et que moi je dusse être ce roi. Ces pensées m'ébranlèrent et m'affligèrent profondément. Je priais Dieu de vouloir bien prendre en considération mon inhabileté, et de ne point me charger d'un tel fardeau. Au cas où il ne voudrait pas m'épargner cette peine, je le priais de me faire désigner par des prophètes dignes de foi et en possession de sa parole. Je m'en tins là et n'en dis rien à personne. Mais quinze jours après un prophète se leva au milieu de la commune et s'écria que Dieu lui avait signifié que Jean de Leyde devait être roi. Il annonça la même chose au conseil, qui aussitôt se conforma à ce qu'il disait, se démit de son pouvoir et me proclama roi avec toute la commune. Il me remit aussi le glaive de la justice. C'est ainsi que je suis devenu roi.»

Deuxième article.—Le roi. «... Nous ne nous sommes opposés à l'autorité que parce qu'elle voulait nous interdire notre baptême et la parole de Dieu. Nous avons résisté à la violence. Vous prétendez que nous avons agi injustement en cela, mais saint Pierre ne dit-il pas qu'on doit obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes?... Vous ne réprouveriez pas tout ce que nous avons fait, si vous saviez comment les choses se sont passées...»

Les ministres. «Parez et justifiez vos actes, comme vous voudrez, vous n'en serez pas moins éternellement des rebelles, coupables du crime de lèse-majesté. Le chrétien doit souffrir et ne point résister au méchant. Quand même tout le conseil se fût rangé de votre parti (ce qui n'a pas eu lieu), vous auriez dû supporter la violence plutôt que de commencer un schisme, une sédition, une tyrannie pareils, contrairement à la parole de Dieu, à la majesté de l'Empereur, à la dignité royale, à celle de l'électorat et des princes et états de l'Empire.»

Le roi. «Nous savons ce que nous avons fait: Que Dieu soit notre juge.»

Les ministres. «Nous aussi, nous savons sur quoi est fondé ce que nous disons. Que Dieu soit notre juge aussi.»

Troisième article.—Le roi. «... Nous avons été assiégés et détruits à cause de la parole divine; c'est pour elle que nous avons souffert la faim et tous les maux, que nous avons perdu les nôtres, et que nous sommes tombés dans une si lamentable calamité! Ceux d'entre nous qui sont encore en vie, mourront sans résistance et sans plainte, comme l'agneau qu'on immole...»

Cinquième article.—Le roi dit qu'il a long-temps été de l'avis de Zwingli, mais qu'il est revenu à croire en la transsubstantiation. Seulement il n'accorde pas à ses interlocuteurs que celle-ci s'opère aussi dans celui qui n'a pas la foi.

Sixième article.—Les ministres. «... Que voulez-vous donc faire de Jésus-Christ, s'il n'a pas reçu chair et sang de sa mère Marie? Voulez-vous qu'il soit un fantôme, un spectre? Il serait besoin que notre Urbanus Regius fît imprimer un second livre pour vous faire comprendre votre langue natale[2], sans cela vos têtes d'ânes résisteront toujours à l'instruction.»

Le roi. «Si vous saviez quelle consolation infinie est renfermée dans cette connaissance que Jésus-Christ, Dieu et fils du Dieu vivant, s'est fait homme et a versé son sang, non pas celui de Marie, pour racheter nos péchés (lui qui est pur de toute faute), vous ne parleriez pas comme vous faites et vous ne trouveriez pas notre opinion si mauvaise.»

Septième article sur la polygamie.—Le roi oppose aux ministres l'exemple des patriarches. Les ministres se retranchent derrière l'usage généralement établi dans les temps modernes, et déclarent que le mariage est res politica. Le roi dit qu'il vaut mieux avoir beaucoup d'épouses, que beaucoup de prostituées, et termine cet entretien, comme le second, par ces mots: «Que Dieu soit notre juge.»

Quoique rédigé par les prédicateurs, l'effet de cette discussion ne leur est pas favorable. On ne peut s'empêcher d'admirer la fermeté, le bon sens, et la modeste simplicité du roi de Munster, qui ressort encore par la dureté pédantesque de ses interlocuteurs.

Corvinus et Kymeus au lecteur chrétien:—«Nous avons représenté notre entretien avec le roi à-peu-près mot pour mot, sans passer un seul de ses argumens; seulement nous les avons mis en notre langage et posés plus convenablement qu'il ne le faisait... Environ huit jours après, il envoya vers nous pour nous prier de venir encore une fois traiter avec lui... Nous discutâmes de nouveau pendant deux jours; il se trouva plus docile que la première fois, mais nous n'avons vu en cela que le désir de sauver sa vie. Il déclara de son propre mouvement que si on le prenait en grâce, il voulait avec le secours de Melchior Hoffmann et de ses reines, exhorter tous les anabaptistes, qui sont très nombreux, selon lui, dans la Hollande, le Brabant, l'Angleterre et la Frise, à se taire désormais, à obéir, et même à faire baptiser leurs enfans, jusqu'à ce que l'autorité s'arrangeât avec eux sur les affaires de religion.» ... Suit la nouvelle confession de foi de Jean de Leyde, par laquelle il modifie quelques points de la première. En exhortant les anabaptistes à l'obéissance, il n'entend qu'une obéissance extérieure. Il ne cède point sur le fond des doctrines, et veut qu'on laisse les consciences libres. Quant à l'eucharistie, il déclare que tous ses confrères sont zwingliens sur ce point, et que lui-même il l'avait toujours été, mais que dans sa prison Dieu lui a fait connaître ses erreurs. Cette confession est signée en hollandais: Moi, Jean de Leyde, signé de ma propre main.

Le 19 janvier 1536, Jean de Leyde, ainsi que Knipperdolling et Krechting, son vicaire et son lieutenant, furent tirés de leurs cachots[r11]. Le lendemain, l'évêque leur envoya son chapelain pour conférer avec chacun d'eux séparément, sur leurs croyances et sur les actes qu'ils avaient commis. Le roi témoigna du repentir et se rétracta, mais les deux autres persistèrent et ne s'avouèrent coupables en rien... Le 22 au matin, toutes les portes de Munster furent fermées; on ne laissa plus entrer ni sortir, et vers les huit heures, le roi, dépouillé jusqu'à la ceinture, fut conduit sur un échafaud dressé dans le marché. Deux cents fantassins et trois cents cavaliers se tenaient auprès. L'affluence du peuple était extrême. Il fut attaché à un poteau, et deux bourreaux le déchirèrent tour-à-tour avec des tenailles ardentes. Enfin l'un d'eux lui plongea un couteau dans la poitrine, et termina ainsi l'exécution qui durait depuis une heure.

«Aux trois premiers coups de tenailles le roi ne laissa entendre aucun cri, mais après il s'écria sans cesse, les yeux tournés au ciel: O mon Père, ayez pitié de moi! et il pria Dieu avec ardeur, pour la rémission de ses péchés. Quand il se sentit défaillir, il dit: O mon Père, je remets mon esprit entre tes mains! et il expira.»

«Le cadavre fut jeté sur une claie et traîné devant la tour de Saint-Lambert, où étaient préparés trois paniers de fer. Arrivé là, on l'attacha avec des chaînes dans l'un de ces paniers, et les paysans le hissèrent au haut de la tour, où il fut suspendu à un crochet.»—Le supplice de Knipperdolling et de Krechting fut le même que celui du roi. Ils persistèrent jusqu'à la fin dans tout ce qu'ils avaient dit. «Pendant l'exécution ils n'invoquèrent que le Père, sans faire mention du Christ, comme c'était l'usage de leur secte. Ni l'un ni l'autre, ne dit rien de remarquable: peut-être leur silence était-il la suite des tourmens qu'ils avaient endurés dans la prison, car ils semblaient déjà plus morts que vifs. Leurs corps furent mis dans les deux autres paniers de fer, et hissés par les paysans, l'un à la droite, l'autre à la gauche du roi, mais plus bas de la hauteur d'un homme. Alors on rouvrit les portes de la ville, et il y entra une grande foule de gens venus trop tard pour voir l'exécution[a28]

Préface de Luther aux Nouvelles, sur les affaires de Munster [r12] . «Ah! que dois-je, et comment dois-je écrire contre ou sur ces pauvres gens de Munster! N'est-il pas visible que le diable y règne en personne, ou plutôt qu'il y a là toute une bande de diables?

»Reconnaissons pourtant ici la grâce et la miséricorde infinies de Dieu. Après que l'Allemagne, par tant de blasphèmes, par le sang de tant d'innocens, a mérité une si rude férule, le père de toute miséricorde ne permet pas encore au diable de frapper son vrai coup, il nous avertit d'abord paternellement par ce jeu grossier que Satan fait à Munster. La puissance de Dieu contraint l'esprit aux cent ruses à s'y prendre d'abord avec gaucherie et maladresse, afin de nous laisser le temps d'échapper par la pénitence, aux coups mieux calculés qu'il nous réservait.

»En effet, l'esprit qui veut tromper le monde ne doit pas commencer par prendre des femmes, par étendre la main vers les honneurs et le glaive royal, ou bien par égorger les gens; ceci est trop grossier. Chacun s'aperçoit que cet esprit ne veut autre chose que s'élever lui-même et opprimer les autres. Ce qu'il faut pour tromper, c'est de mettre un habit gris, de prendre un air triste et piteux, de pencher la tête, de refuser l'argent, de ne pas manger de viande; de fuir les femmes à l'égal du poison, de repousser comme damnable tout pouvoir temporel, de rejeter le glaive; puis de se baisser tout doucement vers la couronne, le glaive et les clés, pour les ramasser et s'en saisir furtivement. Voilà qui pourrait réussir, voilà qui tromperait même les sages, les hommes tournés au spirituel. Ce serait là un beau diable, à plumes plus belles que plumes de paon et de faisan.

»Mais saisir la couronne si impudemment, prendre non-seulement une femme, mais autant de femmes que dit le caprice et le plaisir. Ah! c'est le fait d'un diablotin écolier, d'un diable à l'A B C; ou bien c'est le véritable Satan, le Satan docte et habile, mais garrotté par la main de Dieu de chaînes si puissantes qu'il n'a pu agir plus adroitement. C'est pour nous menacer tous et nous exhorter à craindre ses châtimens, avant qu'il ne laisse le champ libre à un diable savant qui nous attaquerait, non plus avec l'A B C, mais avec le véritable texte, le texte difficile. S'il fait de telles choses comme diablotin à l'école, que ne pourrait-il faire comme diable raisonnable, sage, savant, légiste, théologien?

»... Lorsque Dieu est en colère et qu'il nous prive de sa parole, nulle tromperie du diable n'est trop grossière. Les commencemens de Mahomet aussi furent grossiers; cependant, Dieu n'y mettant obstacle, il en est sorti un empire damnable et infâme, comme tout le monde sait. Si Dieu ne nous eût pas été en aide contre Münzer, il se fût élevé par lui un empire turc, comme celui de Mahomet. En somme: nulle étincelle n'est si petite, que Dieu y laissant souffler le diable, il n'en puisse sortir un feu qui dévore le monde, et que personne n'éteigne. La meilleure arme contre le diable c'est le glaive de l'esprit, la parole de Dieu; le diable est un esprit et il se moque des cuirasses, des chevaux et des cavaliers.

»Mais nos seigneurs évêques et princes, ne veulent pas souffrir que l'on prêche l'Évangile, et que, par la parole divine, l'on arrache les âmes au diable; ils pensent qu'il suffit d'égorger. De cette manière ils prennent au diable les corps, ils lui laissent les âmes; ils réussiront comme les Juifs, qui croyaient exterminer Christ en le crucifiant.....

»..... Ceux de Munster, entre autres blasphèmes, parlent de la naissance de Jésus-Christ, comme s'il ne venait pas (c'est leur langage) de la semence de Marie et que cependant il fût de la semence de David. Mais ils ne s'expliquent pas clairement. Le diable garde la bouillie ardente dans la bouche et ne fait que grommeler: mum, mum, voulant probablement dire pis. Toutefois ce que l'on comprend, c'est que, d'après eux, la semence ou la chair de Marie ne pourrait pas nous racheter. Eh bien! diable, grommèle et crache tant que tu voudras, le seul petit mot: , renverse tout cela. Dans toutes les langues, sur toute la terre, on appelle l'enfant de chair et de sang qui sort des entrailles de la femme, et non autre chose. Or l'Écriture dit partout que Jésus-Christ est de sa mère Marie, qu'il est son fils premier né: ainsi Isaïe, Gabriel, et ailleurs: «Tu seras enceinte en ton corps,» etc. Mon cher, être enceinte ne signifie pas: être un tuyau par lequel il coule de l'eau (selon les blasphèmes de Manichée); mais cela veut dire qu'un enfant est pris de la chair et du sang de sa mère, qu'il est nourri en elle, qu'il y prend croissance, qu'il est à la fin mis au monde.

»L'autre proposition de ces gens, celle par laquelle ils condamnent le baptême des enfans et en font une chose païenne, est de même assez grossière. Ils regardent comme mauvais tout ce que les impies ont et donnent. Pourquoi donc alors ne tiennent-ils pas pour mauvais l'or, l'argent et les autres biens qu'ils ont pris aux impies dans Munster. Ils devraient faire de l'or et de l'argent tout neuf.....

»Leur méchant royaume est si visiblement un royaume de grossière imposture et de révolte qu'il n'est pas besoin d'en parler. J'en ai déjà trop dit: Je m'arrête.»[a29]

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