1529-1532
Les Turcs. Danger de l'Allemagne.—Augsbourg, Smalkalde. Danger du protestantisme.
Luther fut tiré de son abattement et ramené à la vie active par les dangers qui menaçaient la Réforme et l'Allemagne. Lorsque ce fléau de Dieu, qu'il attendait avec résignation comme le signe du Jugement, fondit en effet sur l'Allemagne, lorsque les Turcs[a1] vinrent camper devant Vienne, Luther se ravisa, appela le peuple aux armes, et fit un livre contre les Turcs, qu'il dédia au landgrave de Hesse. Le 9 octobre 1528 il écrivit à ce prince, pour lui exposer les motifs qui l'avaient décidé à composer ce livre. «Je ne puis me taire, dit-il; il est malheureusement parmi nous des prédicateurs qui font croire au peuple qu'on ne doit point s'occuper de la guerre des Turcs; il y en a même d'assez extravagans pour prétendre, qu'en toutes circonstances, il est défendu aux chrétiens d'avoir recours aux armes temporelles. D'autres encore, qui regardant le peuple allemand comme un peuple de brutes incorrigibles, vont jusqu'à désirer qu'il tombe au pouvoir des Turcs. Ces folies, ces horribles malices, sont imputées à Luther et à l'Évangile, comme, il y a trois ans, la révolte des paysans, et en général tout le mal qui arrive dans le monde. Il est donc urgent que j'écrive à ce sujet, tant pour confondre les calomniateurs, que pour éclairer les consciences innocentes sur ce qu'il faut faire contre le Turc...»
«Nous avons appris hier que le Turc est parti de Vienne pour la Hongrie, par un grand miracle de Dieu. Car après avoir livré inutilement le vingtième assaut, il a ouvert la brèche par une mine en trois endroits. Mais rien n'a pu ramener son armée à l'attaque, Dieu l'avait frappée de terreur; ils aimaient mieux se laisser égorger par leurs chefs que de tenter ce dernier assaut. On croit qu'il s'est retiré ainsi de peur des bombardes et de notre future armée; d'autres en jugent autrement. Dieu a manifestement combattu pour nous cette année. Le Turc a perdu vingt-six mille hommes, et il a péri trois mille des nôtres dans les sorties. J'ai voulu te communiquer ces nouvelles, afin que nous rendions grâces et que nous priions ensemble. Car le Turc, devenu notre voisin, ne nous laissera pas éternellement la paix.» (27 octobre 1529.)
L'Allemagne était sauvée, mais le protestantisme allemand n'en était que plus en péril. L'irritation des deux partis avait été portée au comble par un événement antérieur à l'invasion de Soliman. Si l'on en croit le biographe catholique de Luther, Cochlæus, que nous avons déjà cité, le chancelier du duc George, Otto Pack, supposa une ligue des princes catholiques contre l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse[r1]; il apposa à ce prétendu projet le sceau du duc George, puis livra ces fausses lettres au Landgrave qui, se croyant menacé, leva une armée et s'unit étroitement à l'Électeur[a2].
Les catholiques et surtout le duc George[a3] se défendirent vivement d'avoir jamais songé à menacer l'indépendance religieuse des princes luthériens; ils rejetèrent tout sur le chancelier qui n'avait fait peut-être que divulguer les secrets desseins de son maître. «Le docteur Pack[a4], captif volontaire du Landgrave, à ce que je pense, est jusqu'à présent accusé d'avoir formé cette alliance des princes. Il prétend se tirer d'affaire à son honneur, et fasse Dieu que cette trame retombe sur la tête du rustre qui en est, je crois, l'auteur, sur celle de notre grand adversaire, tu sais de qui je parle (le duc George de Saxe).» (14 juillet 1528.)
«Cette ligue des princes impies, qu'ils nient cependant, tu vois quels troubles elle a excités; pour moi, je prends la froide excuse du duc George pour un aveu[r2]. Dieu confondra ce fou enragé, ce Moab qui dresse sa superbe au-dessus de ses forces. Nous prierons contre ces homicides; assez d'indulgence. S'ils ourdissent encore quelque projet, nous invoquerons Dieu, puis nous appellerons les princes pour qu'ils soient perdus sans miséricorde.»
Bien que tous les princes eussent déclaré ces lettres fausses, les évêques de Mayence, Bamberg, etc., furent tenus de payer cent mille écus d'or, comme indemnité des armemens qu'avaient faits les princes luthériens. Ceux-ci ne demandaient pas mieux que de commencer la guerre. Ils se comptaient et sentaient leurs forces. Le grand-maître de l'ordre Teutonique avait sécularisé la Prusse[a5], les ducs de Mecklembourg et de Brunswick, encouragés par ce grand événement, avaient appelé des prédicateurs luthériens (1525). La Réforme dominait dans le nord de l'Allemagne. En Suisse et sur le Rhin, les Zwingliens, chaque jour plus nombreux, cherchaient à se rapprocher de Luther. Enfin au sud et à l'est, les Turcs, maîtres de Bude et de la Hongrie, menaçaient toujours l'Autriche et tenaient en échec l'Empereur. A son défaut le duc George de Saxe, et les puissans évêques du nord, s'étaient constitués les adversaires de la Réforme. Une violente polémique s'était engagée depuis long-temps entre ce prince et Luther. Le duc écrivait à celui-ci[r3]: «Tu crains que nous n'ayons commerce avec les hypocrites, la présente te fera voir ce qui en est. Si nous dissimulons dans cette lettre, tu pourras dire de nous tout ce que tu voudras; sinon, il faudra chercher les hypocrites là où l'on t'appelle un prophète, un Daniel, l'apôtre de l'Allemagne, l'évangéliste... Tu t'imagines peut-être que tu es envoyé de Dieu vers nous, comme ces prophètes à qui Dieu donna mission de convertir les princes et les puissans. Moïse fut envoyé à Pharaon, Samuel à Saül, Nathan à David, Isaïe à Ezéchias, saint Jean-Baptiste à Hérode, nous le savons. Mais parmi tous ces prophètes nous ne trouvons pas un seul apostat. Ils ont tous été gens constans dans leur doctrine, hommes sincères et pieux, sans orgueil, sans avarice, amis de la chasteté...
»Nous ne faisons pas non plus grand cas de tes prières ni de celles des tiens; nous savons que Dieu hait l'assemblée de tes apostats... Dieu a puni par nous Münzer de sa perversité; il pourra bien en faire autant de Luther, et nous ne refuserons pas d'être encore en ceci, son indigne instrument...
»Non, reviens plutôt, Luther, ne te laisse pas mener plus long-temps par l'esprit qui séduisit l'apostat Sergius: l'Église chrétienne ne ferme pas son sein au pécheur repentant... Si c'est l'orgueil qui t'a perdu, regarde ce fier manichéen, saint Augustin, ton maître, dont tu as juré d'observer la règle: reviens comme lui, reviens à ta fidélité et à tes sermens, sois comme lui une lumière de la Chrétienté... Voilà les conseils que nous avons à te donner pour le nouvel an. Si tu t'y conformes, tu en seras éternellement récompensé de Dieu et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour obtenir ta grâce de l'Empereur.» (28 décembre 1525.)
Mémoire de Luther contre le duc George[a6] qui avait intercepté une de ses lettres, 1529[r4]... «Quant aux belles dénominations que le duc George me donne, misérable, scélérat, parjure et sans honneur, je n'ai qu'à l'en remercier; ce sont là les émeraudes, les rubis et les diamans dont les princes doivent m'orner en retour de l'honneur et de la puissance que l'autorité temporelle tire de la restauration de l'Évangile...»
«... Ne dirait-on pas que le duc George ne connaît pas de supérieur? Moi, hobereau des hobereaux, dit-il, je suis seul maître et prince, je suis au-dessus de tous les princes de l'Allemagne, au-dessus de l'Empire, de ses lois et de ses usages. C'est moi que l'on doit craindre, à moi seul que l'on doit obéir; ma volonté doit faire loi en dépit de quiconque pensera et parlera autrement.—Amis, où s'arrêtera la superbe de ce Moab[a7]? Il ne lui reste plus qu'à escalader le ciel, à espionner, punir les lettres et les pensées jusque dans le sanctuaire de Dieu même. Voilà notre petit prince, et avec cela il veut être glorifié, respecté, adoré! à la bonne heure, grand merci!»
En 1529, l'année même du traité de Cambrai et du siége de Vienne par Soliman, l'Empereur avait convoqué une diète à Spire[a8]. (15 mars.) On y décida que les états de l'Empire devaient continuer d'obéir au décret lancé contre Luther en 1524, et que toute innovation demeurerait interdite jusqu'à la convocation d'un concile général. C'est alors que le parti de la Réforme éclata[a9]. L'électeur de Saxe, le margrave de Brandebourg, le landgrave de Hesse, les ducs de Lunebourg, le prince d'Anhalt, et avec eux les députés de quatorze villes impériales, firent contre le décret de la diète une protestation solennelle, le déclarant injuste et impie. Ils en gardèrent le nom de protestans.
Le landgrave de Hesse sentait la nécessité de réunir toutes les sectes dissidentes pour en former un parti redoutable aux catholiques de l'Allemagne; il essaya de réconcilier Luther avec les sacramentaires[a10]. Luther prévoyait bien l'inutilité de cette tentative.
«Le landgrave de Hesse nous a convoqués à Marbourg pour la Saint-Michel, afin de tenter un accord entre nous et les sacramentaires... Je n'en attendais rien de bon; tout est plein d'embûches, je le vois bien. Je crains que la victoire ne leur reste, comme au siècle d'Arius. On a toujours vu de pareilles assemblées être plus nuisibles qu'utiles... Ce jeune homme de Hesse est inquiet et plein de pensées qui fermentent. Le Seigneur nous a sauvés, dans ces deux dernières années, de deux grands incendies qui auraient embrasé toute l'Allemagne.» (2 août 1529.)
«Nous avons reçu du landgrave une magnifique et splendide hospitalité. Il y avait là Œcolampade, Zwingli, Bucer, etc. Tous demandaient la paix avec une humilité extraordinaire. La conférence a duré deux jours; j'ai répondu à Œcolampade et à Zwingli en leur opposant ce passage: Hoc est corpus meum; j'ai réfuté toutes leurs objections. En somme, ce sont des gens ignorans et incapables de soutenir une discussion.» (12 octobre 1529.)
«Je me réjouis, mon cher Amsdorf, de te voir te réjouir de notre synode de Marbourg; la chose est petite en apparence, mais au fond très importante. Les prières des gens pieux ont fait que nous les voyons confondus, morfondus, humiliés.»
«Toute l'argumentation de Zwingli se réduisait à ceci: que le corps ne peut être sans lieu ni dimension. Œcolampade soutenait que les Pères appelaient le pain un signe, que ce n'était donc pas le corps même... Ils nous suppliaient de leur donner le nom de frères. Zwingli le demandait au Landgrave en pleurant. Il n'y a aucun lieu sur la terre, disait-il, où j'aimerais mieux passer ma vie qu'à Wittemberg... Nous ne leur avons pas accordé ce nom de frères, mais seulement ce que la charité nous oblige à donner même à nos ennemis... Ils se sont en tout point conduits avec une incroyable humilité et douceur. C'était, comme il est visible aujourd'hui, pour nous amener à une feinte concorde, pour nous faire les partisans, les patrons de leurs erreurs... O rusé Satan! mais Christ qui nous a sauvés est plus habile que toi. Je ne m'étonne plus maintenant de leurs impudens mensonges. Je vois qu'ils ne peuvent faire autrement, et je me glorifie de leur chute.» (1er juin 1530.)
Cette guerre théologique de l'Allemagne remplit les intermèdes de la grande guerre européenne que Charles-Quint soutenait contre François Ier et contre les Turcs. Mais dans les crises les plus violentes de celle-ci, l'autre se ralentit à peine. C'est un imposant spectacle que celui de l'Allemagne absorbée dans la pensée religieuse, et près d'oublier la ruine prochaine dont semblaient la menacer les plus formidables ennemis. Pendant que les Turcs franchissaient toutes les anciennes barrières et que Soliman répandait ses Tartares au-delà de Vienne, l'Allemagne disputait sur la transsubstantiation et sur le libre arbitre. Ses guerriers les plus illustres siégeaient dans les diètes et interrogeaient les docteurs. Tel était le flegme intrépide de cette grande nation, telle sa confiance dans sa force et dans sa masse.
La guerre des Turcs et celle des Français, la prise de Rome et la défense de Vienne, occupaient tellement Charles-Quint et Ferdinand, que les protestans avaient obtenu la tolérance jusqu'au prochain concile. Mais en 1530, Charles-Quint, voyant la France abattue, l'Italie asservie, Soliman repoussé, entreprit de juger le grand procès de la Réforme. Les deux partis comparurent à Augsbourg. Les sectateurs de Luther, désignés par le nom général de protestans, voulurent se distinguer de tous les autres ennemis de Rome, dont les excès auraient calomnié leur cause, des zwingliens républicains de la Suisse, odieux aux princes et à la noblesse, des anabaptistes surtout, proscrits comme ennemis de l'ordre et de la société. Luther, sur qui pesait encore la sentence prononcée à Worms, qui le déclarait hérétique, ne put s'y rendre; il fut remplacé par le savant et pacifique Mélanchton, esprit doux et timide comme Érasme, dont il restait l'ami malgré Luther.
L'Électeur amena du moins celui-ci le plus près possible d'Augsbourg, dans la forteresse de Cobourg.[a11] [a12] De là Luther pouvait entretenir avec les ministres protestans, une active et facile correspondance. Le 22 avril il écrit à Mélanchton: «Je suis enfin arrivé à mon Sinaï, cher Philippe, mais de ce Sinaï je ferai une Sion, et j'y élèverai trois tabernacles, l'un au psalmiste, l'autre aux prophètes, l'autre enfin à Ésope (dont il traduisait alors les fables). Rien ne manque pour que ma solitude soit complète. J'ai une vaste maison, qui domine le château, et les clés de toutes les chambres. A peine y a-t-il trente personnes dans toute la forteresse, encore douze sont des veilleurs de nuit, et deux autres des sentinelles toujours postées sur les tours.» (22 avril.)
A Spalatin (9 mai): «Vous allez à Augsbourg, sans avoir pris les auspices, et ne sachant quand ils vous permettront de commencer. Moi, je suis déjà au milieu des comices, en présence de magnanimes souverains, devant des rois, des ducs, des grands, des nobles, qui confèrent avec gravité sur les affaires de l'état, et d'une voix infatigable remplissent l'air de leurs décrets et de leurs prédications. Ils ne siégent point enfermés dans ces antres et ces royales cavernes que vous appelez des palais, mais sous le soleil; ils ont le ciel pour tente, pour tapis riche et varié, la verdure des arbres sous lesquels ils sont en liberté, pour enceinte, la terre jusqu'à ses dernières limites. Ce luxe stupide de l'or et de la soie leur fait horreur; tous, ils ont mêmes couleurs, même visage. Ils sont tous également noirs, tous font la même musique, et dans ce chant sur une seule note, l'on n'entend que l'agréable dissonnance de la voix des jeunes se mêlant à celle des vieux. Nulle part je n'ai vu ni entendu parler de leur Empereur; ils méprisent souverainement ce quadrupède qui sert à nos chevaliers; ils ont quelque chose de meilleur, avec quoi ils peuvent se moquer de la furie des canons. Autant que j'ai pu comprendre leurs décrets, grâce à un interprète, ils ont décidé, à l'unanimité, de faire la guerre, pendant toute cette année, à l'orge, au blé et à la farine, enfin à ce qu'il y a de mieux parmi les fruits et les graines. Et il est à craindre qu'ils ne soient presque partout vainqueurs, car c'est une race de guerriers adroits et rusés, également habiles à butiner par force ou surprise. Moi, oisif spectateur, j'ai assisté avec grande satisfaction à leurs comices. L'espoir où je suis des victoires que leur courage leur donnera sur le blé et l'orge, ou sur tout autre ennemi, m'a rendu le fidèle et sincère ami de ces patres patriæ, de ces sauveurs de la république. Et si par des vœux je puis les servir, je demande au ciel que délivrés de l'odieux nom de corbeaux, etc. Tout cela n'est qu'une plaisanterie, mais une plaisanterie sérieuse et nécessaire pour repousser les pensées qui m'accablent, si toutefois elle les repousse.» (9 mai.)
«Les nobles seigneurs qui forment nos comices courent ou plutôt naviguent à travers les airs[a13]. Le matin, de bonne heure, ils s'en vont en guerre, armés de leurs becs invincibles, et tandis qu'ils pillent, ravagent et dévorent, je suis délivré pour quelque temps de leurs éternels chants de victoire. Le soir, ils reviennent triomphans; la fatigue ferme leurs yeux, mais leur sommeil est doux et léger comme celui d'un vainqueur. Il y a quelques jours j'ai pénétré dans leur palais pour voir la pompe de leur empire. Les malheureux eurent grand'peur; ils s'imaginaient que je venais détruire leur industrie. Ce fut un bruit, une frayeur, des visages consternés!!! Quand je vis que moi seul je faisais trembler tant d'Achilles et d'Hectors, je battis des mains, je jetai mon chapeau en l'air, pensant que j'étais bien assez vengé si je pouvais me moquer d'eux. Tout ceci n'est point un simple jeu, c'est une allégorie, un présage de ce qui arrivera. Ainsi devant la parole de Dieu l'on verra trembler toutes ces harpies qui sont maintenant à Augsbourg, criant et romanisant.» (19 juin.)
Mélanchton transformé à Augsbourg en chef de parti, ayant à batailler chaque jour avec les légats, les princes, l'Empereur, se trouvait fort mal de cette vie active qu'on lui avait imposée. Plusieurs fois il fit part de ses peines à Luther, qui, pour toute consolation, le tançait rudement[a14]:
«Vous me parlez de vos travaux, de vos périls, de vos larmes, et moi, suis-je donc assis sur des roses? est-ce que je ne porte pas une part de votre fardeau? Ah! plût au ciel que ma cause fût telle qu'elle permît les larmes!» (29 juin 1530.)
«Dieu récompense selon ses œuvres le tyran de Salzbourg qui te fait tant de mal! Il méritait de toi une autre réponse, telle que je la lui aurais faite peut-être, telle qu'il n'en a jamais entendu de semblable. Il faudra qu'ils entendent, je le crains, cette parole de Jules César: Ils l'ont voulu...
»Tout ce que j'écris est inutile, parce que tu veux, selon ta philosophie, gouverner toutes ces choses avec ta raison, c'est-à-dire déraisonner avec la raison. Va, continue de te tuer à cette chose, sans voir que ta main ni ton esprit ne peuvent la saisir, qu'elle ne veut pas de tes soins.» (30 juin 1530.)
«Dieu a mis cette cause dans un certain lieu que ne connaissait point ta rhétorique ni ta philosophie. Ce lieu, on l'appelle la foi; là toutes choses sont inaccessibles à la vue; quiconque veut les rendre visibles, apparentes et compréhensibles, celui-là ne gagne pour prix de son travail que des peines et des larmes, comme tu en as gagné. Dieu a dit qu'il habitait dans les nues, qu'il était assis dans les ténèbres. Si Moïse avait cherché un moyen d'éviter l'armée de Pharaon, Israël serait peut-être encore en Égypte... Si nous n'avons pas la foi, pourquoi ne pas chercher consolation dans la foi d'autrui; car il y en a nécessairement qui croient, si nous ne croyons pas? Ou bien, faut-il dire que le Christ nous a abandonnés, avant la consommation des siècles? S'il n'est pas avec nous, où est-il en ce monde, je vous le demande? Si nous ne sommes point l'Église ou une partie de l'Église, où est l'Église? Est-ce Ferdinand, le duc de Bavière, le pape, le Turc et leurs semblables? Si nous n'avons la parole de Dieu, qui donc l'aura? Toi, tu ne comprends point toutes ces choses; car Satan te travaille et te rend faible. Puisse le Christ te guérir! c'est ma sincère et continuelle prière.» (29 juin.)
«Ma santé est faible... Mais je méprise cet ange de Satan qui vient souffleter ma chair. Si je ne puis lire ni écrire, au moins je puis penser et prier, et même me quereller avec le diable; ensuite dormir, paresser, jouer et chanter. Quant à toi, mon cher Philippe, ne te macère point pour cette affaire qui n'est point en ta main, mais en celle d'Un plus puissant à qui personne ne pourra l'enlever.» (31 juillet.)
Mélanchton croyait qu'il était possible de rapprocher les deux partis; Luther comprit de bonne heure qu'ils étaient irréconciliables. Dans le commencement de la Réforme, il avait souvent réclamé les conférences et les disputes publiques; il lui fallait alors tout tenter, avant d'abandonner l'espérance de conserver l'unité chrétienne; mais sur la fin de sa vie, dès le temps même de la diète d'Augsbourg, il se prononçait contre tous ces combats de parole, où le vaincu ne veut jamais avouer sa défaite.
(26 août 1530.) «Je suis contre toute tentative faite pour accorder les deux doctrines; car c'est chose impossible, à moins que le pape ne veuille abolir sa papauté. C'est assez pour nous d'avoir rendu raison de notre croyance et de demander la paix. Pourquoi espérer de les convertir à la vérité?»
A Spalatin. (26 août 1530.) «J'apprends que vous avez entrepris une œuvre admirable, de mettre d'accord Luther et le pape. Mais le pape ne le veut pas, et Luther s'y refuse; prenez garde d'y perdre votre temps et vos peines. Si vous en venez à bout, pour suivre votre exemple, je vous promets de réconcilier Christ et Bélial.»
Dans une lettre du 21 juillet il écrivait à Mélanchton: «Vous verrez si j'étais un vrai prophète quand je répétais sans cesse qu'il n'y avait point d'accord possible entre les deux doctrines, et que ce serait assez pour nous d'obtenir la paix publique.»
Ces prophéties ne furent pas écoutées; les conférences eurent lieu, et l'on demanda aux protestans une profession de foi. Mélanchton la rédigea, en prenant l'avis de Luther sur les points les plus importans.
A Mélanchton. «J'ai reçu votre apologie, et je m'étonne que vous me demandiez ce qu'il faut céder aux papistes. Pour ce qui est du prince, et de ce qu'il faut lui accorder si quelque danger le menace, c'est une autre question. Quant à moi, il a été fait dans cette apologie plus de concessions qu'il n'était convenable; et s'ils les rejettent, je ne vois pas que je puisse aller plus loin, à moins que leurs raisons et leurs livres ne me paraissent meilleurs qu'ils ne m'ont semblé jusqu'à cette heure. J'emploie les jours et les nuits à cette affaire, réfléchissant, interprétant, discutant, parcourant toute l'Écriture; chaque jour augmente ma certitude et me confirme dans ma doctrine.»
(20 septembre 1530.) «Nos adversaires ne nous cèdent pas un poil; et nous, il ne faut pas seulement que nous leur cédions le canon, les messes, la communion sous une espèce, la juridiction accoutumée; mais encore il faudrait avouer que leurs doctrines, leurs persécutions, tout ce qu'ils ont fait ou pensé, a été juste et légitime, et que c'est à tort que nous les avons accusés. C'est-à-dire qu'ils veulent que notre propre témoignage les justifie et nous condamne. Ce n'est pas là simplement nous rétracter, mais nous maudire trois fois nous-mêmes.»
«... Je n'aime pas que dans cette cause vous vous appuyiez de mes opinions. Je ne veux être ni paraître votre chef; quand même l'on interpréterait cela à bien, je ne veux pas de ce nom. Si ce n'est point votre propre cause, je ne veux pas qu'on dise que c'est la mienne, et que je vous l'ai imposée. Je la défendrai moi-même, s'il n'y a que moi qui la soutienne.»
Deux jours avant, il avait écrit à Mélanchton: «Si j'apprends que les choses vont mal de votre côté, j'aurai peine à m'empêcher d'aller voir cette formidable rangée des dents de Satan.» Et quelque temps après: «J'aurais voulu être la victime sacrifiée par ce dernier concile, comme Jean Huss a été à Constance celle du dernier jour de la fortune papale.»[a15] (21 juillet 1530.)
La profession de foi des protestans fut présentée à la diète[a16] et «lue par ordre de César devant tout l'Empire, c'est-à-dire devant tous les princes et les états de l'Empire. C'est une grande joie pour moi d'avoir vécu jusqu'à cette heure, que je voie Christ prêché par ses confesseurs devant une telle assemblée, et dans une si belle confession.» (6 juillet.)
Cette confession était signée de cinq électeurs, trente princes ecclésiastiques, vingt-trois princes séculiers, vingt-deux abbés, trente-deux comtes et barons, trente-neuf villes libres et impériales. «Le prince électeur de Saxe, le margrave George de Brandebourg, Jean Frédéric-le-Jeune, landgrave de Hesse; Ernest et François, ducs de Lunebourg; le prince Wolfgang de Anhalt; les villes de Nuremberg et de Reutlingen, ont signé la confession..... Beaucoup d'évêques inclinent à la paix, sans s'inquiéter des sophismes d'Eck et de Faber. L'archevêque de Mayence est très porté pour la paix[a17]; de même le duc Henri de Brunswick, qui a invité familièrement Mélanchton à dîner, l'assurant qu'il ne pouvait nier les articles touchant les deux espèces, le mariage des prêtres, et l'inutilité d'établir des différences entre les choses qui servent à la nourriture. Les nôtres avouent que personne ne s'est montré plus conciliant dans toutes les conférences que l'Empereur. Il a reçu notre prince non-seulement avec bonté, mais avec respect.» (6 juillet.)
L'évêque d'Augsbourg, le confesseur même de Charles-Quint, étaient favorablement disposés pour les luthériens. L'Espagnol disait à Mélanchton qu'il s'étonnait qu'en Allemagne on contestât la doctrine de Luther sur la foi[r5], que lui il avait toujours pensé de même sur ce point (relation de Spalatin sur la diète d'Augsbourg).
Quoi qu'en dise ici Luther des douces dispositions de Charles-Quint, il termina les discussions en sommant les réformés de renoncer à leurs erreurs sous peine d'être mis au ban de l'Empire. Il sembla même prêt à employer la violence et fit un instant fermer les portes d'Augsbourg.
«Si l'Empereur veut faire un édit, qu'il le fasse; après Worms aussi il en fit un[a18]. Écoutons l'Empereur puisqu'il est l'Empereur, rien de plus. Que nous importe ce rustre qui veut se poser comme Empereur (il parle du duc George)?» (15 juillet 1530.)
«Notre cause se défendra mieux de la violence et des menaces, que de ces ruses sataniques que j'ai craintes, surtout jusqu'à ce jour... Qu'ils nous rendent Léonard[a19], Keiser et tant d'autres, qu'ils ont si injustement fait mourir[a20]. Qu'ils nous rendent tant d'âmes perdues par leur doctrine impie; qu'ils rendent toutes ces richesses qu'ils ont prises avec leurs trompeuses indulgences et leurs fraudes de toute espèce. Qu'ils rendent à Dieu sa gloire violée par tant de blasphèmes; qu'ils rétablissent dans les personnes et dans les mœurs, la pureté ecclésiastique, si honteusement souillée. Que dirais-je encore? Alors nous aussi nous pourrons parler de possessorio.» (13 juillet.)
«L'Empereur va ordonner simplement que toutes choses soient rétablies en leur état, que le règne du pape recommence, ce qui excitera, je le crains, de grands troubles pour la ruine des prêtres et des clercs. Les villes les plus puissantes, Nuremberg, Ulm, Augsbourg, Francfort, Strasbourg et douze autres, rejettent ouvertement le décret impérial, et font cause commune avec nos princes. Tu as entendu parler de l'inondation de Rome, de celle de Flandre et de Brabant. Ce sont des signes envoyés de Dieu, mais les impies ne peuvent les comprendre. Tu sais encore la vision des moines de Spire. Brentius m'écrit qu'à Bade on a vu dans les airs une armée nombreuse, et sur le flanc de cette armée un soldat qui brandissait une lance d'un air triomphant, et qui passa la montagne voisine et le Rhin.» (5 décembre.)
La diète fut à peine dissoute, que les princes protestans se rassemblèrent à Smalkalde et y conclurent une ligue défensive, par laquelle ils devaient former un même corps (31 décembre). Ils protestèrent contre l'élection de Ferdinand au titre de roi des Romains. On se prépara à combattre[a21]; les contingens furent fixés: on s'adressa aux rois de France, d'Angleterre et de Danemark. Luther fut accusé d'avoir poussé les protestans à prendre cette attitude hostile[a22].
«Je n'ai point conseillé, comme on l'a dit, la résistance à l'Empereur[a23]. Voici mon avis comme théologien[a24]: Si les juristes montrent par leurs lois que cela est permis, moi je leur permettrai de suivre leurs lois. Si l'Empereur a établi dans ses lois, qu'en pareil cas on peut lui résister, qu'il souffre de la loi que lui-même a faite... Le prince est une personne politique; s'il agit comme prince, il n'agit pas comme chrétien, car le chrétien n'est ni prince, ni homme, ni femme, ni aucune personne de ce monde. Si donc il est permis au prince, comme prince, de résister à César, qu'il le fasse selon son jugement et sa conscience. Quant au chrétien, rien ne lui est permis; il est mort au monde.» (15 janvier 1531.)
En 1531, Luther écrit un mémoire contre un petit livre anonyme imprimé à Dresde, dans lequel on reprochait aux protestans de s'armer en secret et de vouloir surprendre les catholiques, pendant que ceux-ci ne songeaient, disait-on, qu'à la paix et à la concorde[r6].
«... On cache soigneusement d'où ce livre vient, personne ne doit le savoir. Eh bien! je le veux donc ignorer aussi. Je veux avoir le rhume pour cette fois et ne pas sentir le maladroit pédant. Cependant j'essaierai toujours mon savoir-faire et je frapperai hardiment sur le sac: si les coups tombent sur l'âne qui s'y trouve, ce ne sera pas ma faute; ce n'est pas à lui, c'est au sac, que j'en voulais.
»Qu'il soit vrai ou non que les luthériens se préparent et se rassemblent, cela ne me regarde pas, ce n'est pas moi qui le leur ai ordonné ni conseillé; je ne sais pas ce qu'ils font ou ce qu'ils ne font pas; mais puisque les papistes annoncent par ce livre qu'ils croient à ces armemens, j'accueille ce bruit avec plaisir et je me réjouis de leurs illusions et de leurs alarmes; j'augmenterais même volontiers ces illusions, si je le pouvais, rien que pour les faire mourir de peur. Si Caïn tue Abel, si Anne et Caïphe persécutent Jésus, il est juste qu'ils en soient punis. Qu'ils vivent dans les transes, qu'ils tremblent au bruit d'une feuille, qu'ils voient partout le fantôme de l'insurrection et de la mort, rien de plus équitable.
»... N'est-il pas vrai, imposteurs, que lorsqu'à Augsbourg les nôtres présentèrent leur confession de foi, un papiste a dit: Ils nous donnent là un livre écrit avec de l'encre; je voudrais, moi, qu'on leur répondît avec du sang?
»N'est-il pas vrai que l'électeur de Brandebourg et le duc George de Saxe, ont promis à l'Empereur de fournir cinq mille chevaux contre les luthériens?
»N'est-il pas vrai qu'un grand nombre de prêtres et de seigneurs ont parié qu'avant la Saint-Michel, c'en serait fait de tous les luthériens?
»N'est-il pas vrai que l'électeur de Brandebourg a déclaré publiquement que l'Empereur et tout l'Empire s'emploieraient corps et biens pour arriver à ce but?...
»Croyez-vous que l'on ne connaisse pas votre édit? que l'on ignore que par cet édit toutes les épées de l'Empire sont aiguisées et dégainées, toutes les arquebuses chargées, toute la cavalerie lancée, pour fondre sur l'électeur de Saxe et son parti, pour tout mettre à feu et à sang, tout remplir de pleurs et de désolation? voilà votre édit, voilà vos entreprises meurtrières scellées de votre sceau et de vos armes, et vous voulez que l'on appelle cela de la paix, vous osez accuser les luthériens de troubler le bon accord? O impudence, ô hypocrisie sans bornes!... Mais je vous entends: vous voudriez que les nôtres ne s'apprêtassent point à la guerre dont leurs ennemis mortels les menacent depuis si long-temps, mais qu'ils se laissassent égorger sans crier ni se défendre, comme des brebis à l'abattoir. Grand merci, mes bonnes gens! Moi, prédicateur, je dois endurer cela, je le sais bien, et ceux à qui cette grâce est donnée doivent l'endurer également. Mais que tous les autres en feront de même, je ne puis le garantir aux tyrans. Si je donnais publiquement ce conseil aux nôtres, les tyrans s'en prévaudraient, et je ne veux point leur ôter la peur qu'ils ont de notre résistance. Ont-ils envie de gagner leurs éperons en nous massacrant? qu'ils les gagnent donc avec péril comme il convient à de braves chevaliers. Égorgeurs de leur métier, qu'ils s'attendent du moins à être reçus comme des égorgeurs...
».... Que l'on m'accuse, ou non, d'être trop violent, je ne m'en soucie plus[a25]. Je veux que ce soit ma gloire et mon honneur désormais, que l'on dise de moi comme je tempête et sévis contre les papistes. Voilà plus de dix ans que je m'humilie et que je donne de bonnes paroles. A quoi tant de supplications ont-elles servi? A empirer le mal. Ces rustres n'en sont que plus fiers.—Eh bien! puisqu'ils sont incorrigibles, puisqu'il n'y a plus espoir d'ébranler leurs infernales résolutions par la bonté, je romps avec eux, je les poursuivrai de mes imprécations, sans fin ni repos, jusqu'à ma tombe[a26]. Ils n'auront plus jamais une bonne parole de moi; je veux qu'on les enterre au bruit de mes foudres et de mes éclairs.
»Je ne puis plus prier sans maudire. Si je dis, Que ton nom soit sanctifié, il faut que j'ajoute: Maudit soit le nom des papistes et de tous ceux qui te blasphèment! Si je dis, Que ton royaume arrive, je dois ajouter: Maudits soient la papauté et tous les royaumes qui sont opposés au tien! Si je dis, Que ta volonté soit faite, je dis encore: Maudits soient et périssent les desseins des papistes et de tous ceux qui te combattent!... Ainsi je prie ardemment tous les jours, et avec moi tous les vrais fidèles de Jésus-Christ... Cependant je garde encore à tout le monde un cœur bon et aimant, et mes plus grands ennemis eux-mêmes le savent bien.
»Souvent la nuit, quand je ne puis dormir, je cherche dans mon lit, avec douleur et anxiété, comment on pourrait encore déterminer les papistes à la pénitence avant le jugement terrible qui les menace. Mais il semble que cela ne doit pas être. Ils repoussent toute pénitence et demandent à grands cris notre sang. L'évêque de Saltzbourg a dit à maître Philippe, à la diète d'Augsbourg: «Pourquoi disputer si long-temps? Nous savons bien que vous avez raison.» Et un autre jour: «Vous ne voulez pas céder, nous non plus, il faut donc qu'un parti extermine l'autre. Vous êtes le petit et nous le grand: nous verrons qui aura le dessus.» Jamais je n'aurais cru qu'on pût dire de telles paroles.»