CHAPITRE PREMIER.

Conversations de Luther.—La famille[a39], la femme[a40], les enfans. La nature.

Arrêtons-nous dans cette triste histoire des dernières années de la vie publique. Réfugions-nous, comme Luther, dans la vie privée; asseyons-nous à sa table, à côté de sa femme, au milieu de ses enfans et de ses amis; écoutons les paroles graves du pieux et tendre père de famille[a41].

«Celui qui insulte les prédicateurs et les femmes ne réussira pas bien[r14]. C'est des femmes que viennent les enfans par quoi se maintient le gouvernement de la famille et de l'état. Qui les méprise, méprise Dieu et les hommes.

»Le droit saxon est trop dur, lorsqu'il donne seulement à la veuve un siége et une quenouille[r15]. Par le premier mot, il faut entendre la maison; par le second, l'entretien, la subsistance. On paie bien un valet. Que dis-je? on donne plus à un mendiant.

»Il n'y a point de doute que les femmes en mal d'enfant, qui meurent dans la foi, sont sauvées, parce qu'elles meurent dans la charge et la fonction pour laquelle Dieu les a créées[r16].

»C'est l'usage dans les Pays-Bas, que chaque nouveau et jeune prêtre se choisisse une petite fille qu'il tient pour sa fiancée, et cela, pour honorer le saint état du mariage.»

On disait à Luther[r17]: Si un prédicateur chrétien doit souffrir la prison et la persécution pour l'amour de la parole, ne doit-il pas, à plus forte raison, se passer du mariage? Il répondit à cela: «Il est plus facile de supporter la prison que de brûler: je l'ai éprouvé moi-même. Plus je macérais mon corps, plus je tâchais de le dompter, et plus je brûlais. Quand on aurait le don de rester chaste dans le célibat, on doit encore se marier pour faire dépit au pape... Si j'étais mort à l'improviste, j'aurais voulu pour honorer le mariage, faire venir à mon lit de mort une pieuse fille que j'aurais prise comme épouse, et à laquelle j'aurais donné deux gobelets d'argent pour don de noces et présent de lendemain (morgengabe).»

Lettre à un ami qui lui demande conseil pour se marier[r18]: «Si tu brûles, il faut prendre femme... Tu voudrais bien en avoir une, belle, pieuse et riche. Très bien, mon cher; on t'en donnera une en peinture, avec des joues roses et des jambes blanches. Ce sont aussi les plus pieuses; mais elles ne valent rien pour la cuisine ni pour le lit... Se lever de bonne heure et se marier jeune, personne ne s'en repentira.

»Il n'est guère plus possible de se passer de femme que de boire ou de manger[r19]. Conçu, nourri, porté dans le corps des femmes, notre chair est à elles dans sa plus grande partie, et il nous est impossible de nous en séparer tout-à-fait.

»Si j'avais voulu faire l'amour, il y a treize ans, j'aurais pris Ave Schonfeldin, qui est aujourd'hui au docteur Basilius, le médecin de Prusse. Je n'aimais pas alors ma Catherine; je la soupçonnais d'être fière et hautaine; mais il a plu ainsi à Dieu; il a voulu que j'eusse pitié d'elle, et cela m'a fort bien tourné; Dieu soit loué!

»La plus grande grâce de Dieu est d'avoir un bon et pieux époux, avec qui vous viviez en paix, à qui vous puissiez confier tout ce que vous avez, même votre corps et votre vie, et avec qui vous ayez de petits enfans[r20]. Catherine, tu as un homme pieux qui t'aime, tu es une impératrice. Grâce soit rendue à Dieu!»

Quelqu'un excusait ceux qui courent après les filles, le docteur Luther répondit: «Qu'ils sachent que c'est mépriser le sexe féminin. Ils abusent des femmes qui n'ont pas été créées pour cela. C'est une grande chose qu'une jeune fille puisse toujours être aimée; le diable le permet rarement... Elle disait bien, mon hôtesse d'Eisenach, quand j'y étais aux écoles: Il n'est sur terre chose plus douce que d'être aimé d'une femme

«Au jour de la Saint-Martin, anniversaire de la naissance du docteur Martin Luther, maître Ambrosius Brend vint lui demander sa nièce...[r21] Un jour qu'il les surprit dans un entretien secret, il se mit à rire, et dit: «Je ne m'étonne pas qu'un fiancé ait tant à dire à sa fiancée; pourraient-ils se lasser jamais? Mais on ne doit point les gêner; ils ont privilége par dessus Droit et Coutume.»—En la lui accordant, il dit ces paroles: «Monsieur et cher ami, je vous présente cette jeune fille telle que Dieu me l'a donnée dans sa bonté. Je la remets entre vos mains; Dieu vous bénisse, de sorte que votre union soit sainte et heureuse!»

Le docteur Martin Luther était à la noce de la fille de Jean Luffte[r22]. Après le souper, il conduisit la mariée au lit, et dit à l'époux, que d'après le commun usage il devait être le maître dans la maison... quand la femme n'y était pas; et pour signe, il ôta un soulier à l'époux et le mit sur le ciel du lit, afin qu'il prît ainsi la domination et le gouvernement.

«Fais comme moi, cher compagnon, quand je voulus prendre ma Catherine, je priai notre Seigneur, mais je priai sérieusement. Fais-en autant, tu n'as pas encore sérieusement prié.»

En 1541, Luther fut un jour extrêmement gai et enjoué à table[r23]. «Ne vous scandalisez pas de me voir de si bonne humeur, dit-il à ses amis, j'ai reçu aujourd'hui beaucoup de mauvaises nouvelles et je viens de lire une lettre très violente contre moi. Nos affaires vont bien, puisque le diable tempête si fort.»

Il riait du bavardage de sa femme, et lui demandait si, avant de prêcher si bien, elle avait dit un Pater. Si elle l'eût fait, Dieu lui aurait sans doute défendu de prêcher.

«Si je devais encore faire l'amour, je voudrais me tailler dans la pierre une femme obéissante; sans cela je désespère d'en trouver.

»La première année du mariage, on a d'étranges pensées[r24]. Si on est à table, on se dit: Auparavant tu étais seul; aujourd'hui tu es à deux (Selbander). Au lit, si l'on s'éveille, on voit une autre tête à côté de soi. Dans la première année, ma Catherine se tenait assise à côté de moi quand j'étudiais, et comme elle ne savait que dire, elle me demandait: «Seigneur docteur, en Prusse, le maître-d'hôtel n'est-il pas frère du margrave?»

»Il ne faut pas mettre d'intervalle entre les fiançailles et les noces... Les amis mettent des obstacles, comme il m'est arrivé avec maître Philippe et pour le mariage d'Eisleben (Agricola). Tous mes meilleurs amis criaient: Point celle-là, mais une autre.»

Lucas Cranach l'aîné avait fait le portrait de la femme de Luther[r25]. Lorsque le tableau fut suspendu à la muraille et que le docteur le vit: «Je veux, dit-il, faire peindre aussi un homme, envoyer à Mantoue les deux portraits pour le concile, et demander aux saints pères s'ils n'aimeraient pas mieux l'état du mariage, que le célibat des ecclésiastiques.»

«... Un signe certain que Dieu est ennemi de la papauté, c'est qu'il lui a refusé cette bénédiction du fruit corporel (la génération des enfans...).

»Quand Ève fut amenée devant Adam, il devint plein du Saint-Esprit et lui donna le plus beau, le plus glorieux des noms; il l'appela Eva, c'est-à-dire la mère de tous les vivans; il ne l'appela point sa femme, mais la mère, la mère de tous les vivans. C'est là la gloire et l'ornement le plus précieux de la femme: elle est Fons omnium viventium, la source de toute vie humaine. Cette parole est brève, mais ni Démosthènes ni Cicéron n'aurait pu dire ainsi. C'est le Saint-Esprit lui-même qui parle ici par notre premier père, et comme il a fait un si noble éloge du mariage, il est juste que nous couvrions et cachions ce qu'il y a de fragile dans la femme[a42]. Jésus-Christ, le fils de Dieu, n'a pas non plus méprisé le mariage; il est lui-même né d'une femme, ce qui est un grand éloge du mariage.»

«On trouve l'image du mariage dans toutes les créatures, non-seulement dans les animaux de la terre, de l'air et des eaux, mais encore dans les arbres et les pierres[r26]. Tout le monde sait qu'il est des arbres, tels que le pommier et le poirier, qui sont comme mari et femme, qui se demandent réciproquement, et qui prospèrent mieux quand ils sont plantés ensemble. Parmi les pierres on remarque la même chose, surtout dans les pierres précieuses, le corail, l'émeraude et autres. Le ciel est aussi le mari de la terre. Il la vivifie par la chaleur du soleil, la pluie et le vent, et lui fait ainsi porter toutes sortes de plantes et de fruits.»

Les petits enfans du docteur se tenaient debout devant la table[r27], en regardant avec bien de l'attention les pêches qui étaient servies; le docteur se mit à dire: «Qui veut voir l'image d'une âme qui jouit dans l'espérance, la trouvera bien ici. Ah! si nous pouvions attendre avec autant de joie la vie à venir!»

On amena au docteur sa petite fille Magdalena[r28], pour qu'elle chantât à son cousin le chant qui commence ainsi: Le pape invoque l'Empereur et les rois, etc. Mais elle ne le voulut point, quoique sa mère l'en priât fort. Le docteur dit à ce sujet: «Rien de bien par force. Sans la grâce, il ne résulte rien de bon des œuvres de la loi.»

«Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous avec tremblement [r29] . Il n'y a pas là, pour moi, de contradiction. C'est ce que mon petit Jean fait à l'égard de son père. Mais je ne puis en faire autant à l'égard de Dieu. Si je suis à ma table, et que j'écrive ou que je fasse autre chose, Jean me chante une petite chanson; s'il chante trop haut et que je l'avertisse, il continue, mais en lui-même et avec quelque crainte. Dieu veut aussi que nous soyons toujours gais, mais d'une gaîté mêlée de crainte et de réserve.»

Au premier jour de l'an[r30], un petit enfant du docteur pleurait et criait, au point que personne ne pouvait le calmer: le docteur avec sa femme en fut triste et chagriné une grande heure, ensuite il dit: «Tels sont les désagrémens et les charges du mariage... C'est pour cela qu'aucun des Pères n'a rien écrit de remarquablement bon à ce sujet. Jérôme a parlé assez salement, je dirais presque anti-chrétiennement, du mariage, etc. Au contraire saint Augustin...»

Après qu'il eut joué avec sa petite Magdalena[r31], sa femme lui donna le plus jeune de ses enfans, et il dit: «Je voudrais être mort à l'âge de cet enfant; j'aurais bien renoncé à tout l'honneur que j'ai et que je puis obtenir encore en ce monde.» Et comme l'enfant l'eut sali, il dit: «Oh! combien notre Seigneur doit en souffrir de nous plus qu'une mère de son enfant!»

Il disait à son petit enfant[r32]: «Tu es l'innocent petit fou de notre Seigneur, sous la grâce et non sous la loi. Tu es sans crainte, sans inquiétude; tout ce que tu fais est bien fait.»

«Les enfans sont les plus heureux[r33]. Nous autres vieux fous nous nous tourmentons et nous affligeons par nos éternelles disputes sur la parole. «Est-ce vrai? Est-ce possible? Comment est-ce possible?» nous demandons-nous sans cesse... Les enfans, dans la simplicité et la pureté de leur foi, ont la certitude et ne doutent en rien de ce qui fait leur salut... Pour être sauvés, nous devons, à leur exemple, nous en remettre à la simple parole. Mais le diable, pour nous empêcher, nous jette sans cesse quelque chose en travers. C'est pourquoi le mieux c'est de mourir sans différer et de nous en aller vite sous terre.»

Une autre fois que son petit enfant Martin prenait le sein de sa mère, le docteur dit[r34]: «Cet enfant, et tout ce qui m'appartient, est haï du pape et du duc George, haï de leurs partisans, haï des diables. Cependant tous ces ennemis n'inquiètent guère le cher enfant, il ne s'inquiète pas de ce que tant et de si puissans seigneurs lui en veulent, il suce gaîment la mamelle, regarde autour de lui en riant tout haut, et les laisse gronder tant qu'ils veulent.»

Comme maître Spalatin et maître Lenhart Beier, pasteur de Zwickaw, étaient chez le docteur Martin Luther[r35], il jouait bonnement avec son petit enfant Martin, qui babillait et caressait tendrement sa poupée. Le docteur dit: «Telles étaient nos pensées dans le Paradis, simples et naïves; innocentes, sans méchanceté ni hypocrisie; nous eussions été véritablement comme cet enfant quand il parle de Dieu et qu'il en est si sûr.»

«Quels ont dû être les sentimens d'Abraham, lorsqu'il a consenti à sacrifier et égorger son fils unique[r36]? Il n'en aura rien dit à Sara. La chose lui eût trop coûté. Vraiment, je disputerais avec Dieu, s'il m'imposait et m'ordonnait une telle chose.» Alors la femme du docteur prit la parole et dit: «Je ne puis croire que Dieu demande à personne qu'il égorge son enfant.»

«Ah, combien mon cœur soupirait après les miens, lorsque j'étais malade à la mort dans mon séjour à Smalkalde. Je croyais que je ne reverrais plus ma femme ni mes petits enfans[a43]; que cette séparation me faisait de mal!... Il n'est personne assez dégagé de la chair pour ne pas sentir ce penchant de la nature. C'est une grande chose que le lien et la société qui unissent l'homme et la femme!»

Il est touchant de voir comme tout ramenait Luther à des réflexions pieuses sur la bonté de Dieu, sur l'état de l'homme avant sa chute, sur la vie à venir[r37]. Ainsi une belle branche chargée de cerises que le docteur Jonas met sur table, la joie de sa femme qui sert des poissons du petit étang de leur jardin, la simple vue d'une rose, etc. Le 9 avril 1539, le docteur se trouvait dans son jardin et regardait attentivement les arbres tout brillans de fleurs et de verdure[r38]. Il dit avec admiration: «Gloire à Dieu qui de la créature morte fait ainsi sortir la vie au printemps. Voyez ces rameaux, comme ils sont forts et gracieux; ils sont déjà tout gros de fruits. Voilà une belle image de la résurrection des hommes. L'hiver est la mort et l'été la résurrection. Alors tout revit, tout est verdoyant.»

«Philippe et moi, nous sommes accablés d'affaires et d'embarras. Moi qui suis vieux et emeritus, j'aimerais mieux maintenant prendre un plaisir de vieillard dans les jardins, à contempler les merveilles de Dieu dans les arbres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, etc.; c'est ce plaisir et ce loisir qui me reviendraient, si mes péchés ne m'avaient mérité d'en être privé par ces affaires importunes et souvent inutiles.» (8 avril 1538.)

Le 18 avril 1539, sur le soir, il y eut un orage très fort, suivi d'une pluie bienfaisante qui rendit la verdure à la terre et aux arbres[r39]. Le docteur Martin dit en regardant le ciel: «Voilà un beau temps! Tu nous l'accordes, ô mon Dieu! à nous qui sommes si ingrats, si pleins de méchanceté et d'avarice. Tu es un Dieu de bonté. Ce n'est pas là une œuvre de Satan; non, c'est un tonnerre bienfaisant qui ébranle la terre et l'ouvre pour lui faire porter des fruits et répandre un parfum semblable à celui que répand la prière du chrétien pieux.»

Un autre jour, sur la route de Leipzig, le docteur voyant la plaine couverte de blés superbes, se mit à prier avec ferveur; il disait: «O Dieu de bonté, tu nous donnes une année heureuse! Ce n'est pas à cause de notre piété; c'est pour glorifier ton saint nom. Fais, ô mon Dieu, que nous nous amendions et que nous croissions dans ta parole! Tout en toi est miracle. Ta voix fait sortir de la terre, et même du sable aride, ces plantes et ces épis si beaux qui réjouissent la vue. O mon père, donne à tous tes enfans leur pain quotidien!»

«Supportons les difficultés qui accompagnent nos fonctions, avec égalité d'âme, et attendons secours du Christ[r40]. Considère, dans ces violettes et ces pensées que tu foules en te promenant sur la lisière de nos jardins, un emblème de notre condition. Nous consolons le peuple (?) lorsque nous remplissons l'Église; il y a là la robe de pourpre, la couleur des afflictions, mais au fond la fleur d'or rappelle la foi qui ne se flétrit pas.»

Un soir le docteur Martin Luther voyait un petit oiseau perché sur un arbre et s'y posant pour passer la nuit[r41]; il dit: «Ce petit oiseau a choisi son abri et va dormir bien paisiblement; il ne s'inquiète pas, il ne songe point au gîte du lendemain; il se tient bien tranquille sur sa petite branche, et laisse Dieu songer pour lui.»

Vers le soir, vinrent deux oiseaux qui faisaient un nid dans le jardin du docteur[r42]. Ils étaient souvent effrayés dans leur vol par ceux qui passaient. Il se mit à dire: «Ah! cher petit oiseau, ne fuis point, je te souhaite du bien de tout mon cœur; si tu pouvais seulement me croire! C'est ainsi que nous refusons de nous confier en Dieu, qui bien loin de vouloir notre perte, a donné pour nous son propre fils.»[a44]

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