CHAPITRE II.

La Bible.—Les Pères.—Les Scolastiques.—Le Pape.—Les Conciles.

Le docteur Martin Luther avait écrit avec de la craie, sur le mur qui se trouvait derrière son poêle, les paroles suivantes (Luc, XVI): «Qui est fidèle dans la plus petite chose, sera fidèle dans la plus grande. Qui est infidèle dans le petit sera infidèle dans le grand.»

«Le petit enfant Jésus (il le montrait peint sur la muraille), dort encore dans les bras de Marie, sa mère[r43]. Il se réveillera un jour et nous demandera compte de ce que nous avons fait.»

Luther se faisant un jour couper les cheveux et faire la barbe en présence du docteur Jonas, dit à celui-ci: «Le péché originel est en nous comme la barbe. On la coupe aujourd'hui, nous avons le visage frais, et demain elle repousse et ne cesse de pousser jusqu'à ce que nous soyons sous terre. De même le péché originel ne peut être extirpé en nous; il remue tant que nous vivons. Néanmoins nous devons lui résister de toutes nos forces et le couper sans relâche.»

«La nature humaine est si corrompue qu'elle n'éprouve pas même le désir des choses célestes. Elle est comme l'enfant nouveau-né à qui l'on aurait beau promettre tous les trésors et tous les plaisirs de la terre: il n'en a nul souci et ne connaît que le sein de sa mère. De même, quand l'Évangile nous parle de la vie éternelle que Jésus-Christ nous a promise, nous sommes sourds à ses paroles divines, nous nous engourdissons dans la chair, et nous n'avons que des pensées frivoles et périssables. La nature humaine n'a pas l'intelligence, pas même le sentiment, de ce mal mortel qui l'accable.»

«Dans les choses divines, le Père est la grammaire, car il donne les mots, il est la source d'où coulent les bonnes, pures et belles paroles que l'on peut prononcer[r44]. Le Fils est la dialectique: il donne la disposition, la manière de placer les choses dans un bel ordre, de sorte qu'elles suivent et résultent les unes des autres. Le Saint-Esprit est la rhétorique: Il sait bien exposer, pousser les choses et les étendre, donner la vie et la force, de manière à faire impression et saisir les cœurs.

»La Trinité se retrouve dans toute la création. Dans le soleil, il y a la substance, l'éclat et la chaleur; dans les fleuves, la substance, le cours et la puissance. De même dans les arts. Dans l'astronomie, le mouvement, la lumière et l'influence; dans la musique, les trois notes re, mi, fa, etc. Les scolastiques ont négligé ces signes importans, pour s'attacher à des niaiseries.

»Le décalogue est la doctrina doctrinarum [a45], le symbole l'historia historiarum, le pater historia historiarum, le pater oratio orationum, les sacremens ceremoniæ ceremoniarum [r45]

On demandait au docteur Martin Luther si pendant la domination du pape, les gens qui n'ont pas connu cette doctrine de l'Évangile que nous avons aujourd'hui, grâce à Dieu, avaient pu être sauvés[r46]. Il répondit: «Je n'en sais rien; à moins que je ne pense que le baptême a pu produire cet effet. J'ai vu beaucoup de moines auxquels on a présenté la croix de Christ à leur lit de mort, comme c'était alors l'usage. Ils peuvent avoir été sauvés par leur foi en ses mérites et ses souffrances.

»Cicéron est bien supérieur à Aristote dans sa morale[r47]. Cicéron était un homme sage et laborieux qui a beaucoup fait et beaucoup souffert. J'espère que notre Seigneur sera clément pour lui et pour ceux qui lui ressemblent, quoiqu'il ne nous appartienne pas d'en parler avec certitude. Que Dieu ne puisse faire des exceptions et établir une distinction entre les païens, c'est ce qu'on ne pourrait dire. Il y aura un nouveau ciel et une nouvelle terre bien plus larges et plus vastes que ceux d'aujourd'hui[a46]

On demandait à Luther si l'offensé devait aller jusqu'à demander pardon à l'offenseur[r48]. Il répondit: «Non, Jésus-Christ ne l'a pas fait lui-même, il ne l'a pas commandé. Il suffit qu'on pardonne les offenses dans son cœur, qu'on les pardonne, publiquement, s'il y a lieu, et qu'on prie pour celui qui les a commises. J'étais moi-même allé une fois demander pardon à deux personnes qui m'avaient offensé, M. E. et D. H. S. (maître Eisleben [Agricola] et le docteur Jérôme Schurf?); mais par hasard ni l'un ni l'autre ne fut chez lui, et depuis je n'y suis pas retourné. Je remercie Dieu maintenant qu'il ne m'ait point permis de faire comme je voulais.»

Le docteur Martin Luther soupirait un jour en pensant aux perturbateurs et aux sectaires qui méprisaient la parole de Dieu[r49]. «Ah! disait-il, si j'étais un grand poète, je voudrais écrire un chant, un poème magnifique sur l'utilité et l'efficacité de la parole divine. Sans elle..... Pendant plusieurs années je lisais la Bible deux fois par an; c'est un grand et puissant arbre dont chaque parole est un rameau, je les ai secoués tous, tant j'étais curieux de savoir ce que chaque branche portait, ce qu'elle pouvait donner, et j'en faisais tomber chaque fois une couple de poires ou de pommes.

»Autrefois sous la papauté, on faisait des pélerinages[a47] pour visiter les saints[r50] [a48]. On allait à Rome, à Jérusalem, à Saint-Jacques de Compostelle, pour l'expiation de ses péchés. Aujourd'hui nous pouvons faire des pélerinages chrétiens dans la foi. Quand nous lisons avec soin les prophètes[a49], les psaumes et les évangiles, nous allons, non pas par la ville sainte, mais par nos pensées et nos cœurs, jusqu'à Dieu. C'est là visiter la véritable terre promise et le paradis de la vie éternelle.»

«Que sont les saints en comparaison du Christ[r51]? rien de plus que les petites gouttes de la rosée des nuits sur la tête de l'Époux et dans les boucles de sa chevelure.»

Luther n'aimait pas qu'on insistât sur les miracles. Il regardait ce genre de preuves comme secondaire. «Les preuves convaincantes sont dans la parole de Dieu. Nos adversaires lisent la Bible traduite beaucoup plus que les nôtres. Je crois que le duc George l'a lue avec plus de soin que tous ceux de la noblesse qui tiennent pour nous. Il dit à quelqu'un: «Pourvu que le moine achève de traduire la Bible, il peut partir ensuite quand il voudra.»

Le docteur Luther disait que Mélanchton l'avait forcé de traduire le Nouveau Testament.

«Que nos adversaires s'emportent et fassent rage[r52]. Dieu n'a pas opposé un mur de pierre aux vagues de la mer, ni une montagne d'acier. Il a suffi d'un rivage, d'une digue de sable.

»J'ai beaucoup lu la Bible dans ma jeunesse pendant que j'étais moine. Mais cela ne servait à rien, je faisais simplement du Christ un Moïse. Maintenant nous l'avons retrouvé, ce cher Christ. Rendons grâce et tenons-nous-y ferme, et souffrons pour lui ce que nous devons souffrir.

»Pourquoi enseigne-t-on et observe-t-on les dix commandemens[r53]? C'est que les lois naturelles ne se trouvent nulle part si bien rangées et décrites que dans Moïse. Je voudrais même qu'on lui fît d'autres emprunts dans les choses temporelles, telles que les lois sur la lettre de divorce, le jubilé, l'année d'affranchissement, les dîmes, etc. Le monde en serait mieux gouverné... C'est ainsi que les Romains ont pris leurs Douze Tables chez les Grecs... Quant au sabbat ou dimanche, ce n'est pas une nécessité de l'observer, et si nous l'observons, nous devons le faire, non pas à cause du commandement de Moïse, mais parce que la nature aussi nous enseigne à nous donner de temps en temps un jour de repos, afin qu'hommes et animaux reprennent des forces, et que l'on aille entendre le sermon et la parole de Dieu.»

«Puisque, dans ce siècle, on commence à restituer toutes choses, comme si déjà c'était le jour de la restauration universelle, il m'est venu dans l'esprit d'essayer si on ne pourrait pas aussi restituer Moïse et rappeler les rivières à leur source. J'ai eu soin d'abord de traiter toutes choses le plus simplement du monde, et de ne pas me laisser entraîner aux explications mystiques, comme on les appelle... Je ne vois pas d'autre raison pour que Dieu ait voulu former le peuple juif par ces cérémonies, sinon qu'il a vu le penchant du peuple à se laisser prendre à ces choses extérieures. Afin que ce ne fussent pas des fantômes vides et de purs simulacres, il a ajouté sa parole pour y mettre du poids et de la substance, de sorte qu'elles devinssent choses sérieuses et graves.

»J'ai ajouté à chaque chapitre de courtes allégories, non que j'en tienne beaucoup de compte, mais afin de prévenir la manie de plusieurs à traiter l'allégorie. Ainsi, dans Jérôme, Origène et autres anciens écrivains, nous voyons une malheureuse et stérile habitude d'imaginer des allégories qui ramènent tout à la morale et aux œuvres, tandis qu'il faudrait tout ramener à la parole et à la foi.» (avril 1525.)

«Le Pater noster est ma prière[r54]; c'est celle que je dis, et j'y mêle en même temps quelque chose des Psaumes pour que les faux docteurs soient confondus et couverts de honte[a50]. Le Pater n'a aucune prière qui lui soit comparable; je l'aime mieux qu'aucun psaume[3]

«J'avoue franchement que j'ignore si je possède ou non le sens légitime des psaumes, bien que je ne doute pas de la vérité de celui que je donne.—L'un se trompe en quelques endroits, l'autre en plusieurs; je vois des choses que n'a pas vues saint Augustin; et d'autres, je le sais, verront bien des choses que je ne vois pas.

»Qui oserait prétendre que personne ait complètement entendu un seul psaume? Notre vie est un commencement et un progrès, et non une consommation; celui-là est le meilleur, qui approche le plus de l'esprit. Il y a des degrés dans la vie et l'action, pourquoi n'y en aurait-il pas dans l'intelligence? L'Apôtre dit que nous nous transformons de lumière en lumière.»

Du Nouveau Testament. «L'Évangile de saint Jean est le vrai et pur Évangile, l'Évangile principal, parce qu'il renferme le plus de paroles de Jésus-Christ[r55]. De même, les épîtres de saint Paul et de saint Pierre sont bien au-dessus des évangiles de saint Mathieu, de saint Marc et de saint Luc. En somme, l'évangile de saint Jean et sa première épître, les épîtres de saint Paul, notamment celles aux Romains, aux Galates, aux Éphésiens, et la première de saint Pierre, voilà les livres qui te montrent Jésus-Christ, et qui t'enseignent tout ce qu'il t'est nécessaire et utile de savoir, quand même tu ne verrais jamais d'autre livre.»

Il ne regardait comme apostoliques ni l'épître aux Hébreux, ni celle de saint Jacques. Il s'exprime de la manière suivante sur celle de saint Jude: «Personne ne peut nier que cette épître ne soit un extrait ou une copie de la seconde épître de saint Pierre; les mots sont presque les mêmes. Jude y parle des apôtres comme leur disciple, et comme après leur mort. Il cite des versets et des événemens qu'on ne trouve nulle part dans l'Écriture.»

L'opinion de Luther sur l'Apocalypse est remarquable: «Que chacun, dit-il, juge de ce livre d'après ses lumières et son sens particulier. Je ne prétends imposer à personne mon opinion: je dis tout simplement ce que j'en pense. Je ne le regarde ni comme apostolique, ni comme prophétique...» Et ailleurs: «Beaucoup de Pères ont rejeté ce livre, et chacun peut en penser ce que son esprit lui inspirera. Pour moi, je ne puis me faire à cet ouvrage. Une seule raison suffirait pour m'en détourner: c'est que Jésus-Christ n'y est adoré ni enseigné tel que nous le connaissons.»

Des Pères [a51]. «On peut lire Jérôme pour l'étude de l'histoire: quant à la foi et à la bonne vraie religion et doctrine, il n'y en a pas un mot dans ses écrits. J'ai déjà proscrit Origène. Chrysostôme n'a point d'autorité chez moi. Basile n'est qu'un moine; je n'en donnerais pas un cheveu. L'apologie de Philippe Mélanchton est au-dessus des écrits de tous les docteurs de l'Église, sans excepter Augustin. Hilaire et Théophylacte sont bons. Ambroise aussi; il marche bien sur l'article le plus essentiel, le pardon des péchés[r56].

»Bernard est au-dessus de tous les docteurs dans ses prédications; mais, quand il dispute, il devient un tout autre homme; alors il accorde trop à la loi et au libre arbitre.

»Bonaventure est le meilleur des théologiens scolastiques.

»Parmi les Pères, Augustin a sans contredit la première place, Ambroise la seconde, Bernard la troisième. Tertullien est un vrai Carlostad. Cyrille a les meilleures sentences. Cyprien le martyr est un faible théologien. Théophylacte est le meilleur interprète de saint Paul.»

(Pour prouver que l'antiquité n'ajoute pas à l'autorité): «Nous voyons combien saint Paul se plaint avec douleur des Corinthiens et des Galates. Parmi les apôtres mêmes, le Christ trouva un traître dans Judas.

»Les livres que les Pères ont écrits sur la Bible n'ont jamais rien de concluant; ils laissent le lecteur suspendu entre le ciel et la terre. Lisez Chrysostôme, le meilleur rhéteur et parleur de tous.»

Il remarque que les Pères ne disaient rien de la justification par la grâce pendant leur vie, mais y croyaient à leur mort. Cela était plus prudent pour ne point encourager le mysticisme, ni décourager les bonnes œuvres.

«Les chers Pères ont mieux vécu qu'écrit.»

Il fait l'éloge de l'histoire de saint Épiphane et des poésies de Prudence.

«Augustin et Hilaire, entre tous, ont écrit avec le plus de clarté et de vérité; les autres doivent être lus cum judicio.

»Ambroise a été mêlé aux affaires du monde, comme nous le sommes aujourd'hui. Nous sommes obligés de nous occuper au consistoire d'affaires de mariage plus que de la parole de Dieu...

»On a nommé Bonaventure le séraphique, Thomas l'angélique, Scot le subtil; Martin Luther sera nommé l'archi-hérétique.»

Saint Augustin était peint dans un livre avec un capuchon de moine. Luther dit, en voyant cette image[r57]: «Ils font tort au saint homme, car il a mené une vie commune, comme tout autre homme du pays; il se servait de cuillers et de tasses d'argent; il n'a pas mené une vie à part comme les moines.

»Macaire, Antoine, Benoît, ont fait un grand et remarquable tort à l'Église avec leur moinerie; et je crois que dans le ciel ils seront placés bien plus bas qu'un citoyen, père de famille, pieux et craignant Dieu.

»Saint Augustin me plaît plus que tous les autres. Il a enseigné une pure doctrine, et soumis ses livres, avec l'humilité chrétienne, à la sainte Écriture... Augustin est favorable au mariage; il parle bien des évêques qui étaient les pasteurs d'alors, mais le temps et les disputes des Pélagiens l'ont aigri et lui ont fait mal... S'il eût vu le scandale de la papauté, il ne l'eût certes pas souffert.

»Saint Augustin est le premier père de l'Église qui ait traité du péché originel.»

Après avoir parlé de saint Augustin, Luther ajoute: «Mais depuis que j'ai compris Paul par la grâce de Dieu, je n'ai pu estimer aucun docteur; ils sont devenus tout-à-fait petits à mes yeux.

»Je ne connais aucun des Pères dont je sois si ennemi que de saint Jérôme. Il n'écrit que sur le jeûne, les alimens, la virginité, etc. Il n'enseigne rien sur la foi, etc. Le docteur Staupitz avait coutume de dire: Je voudrais bien savoir comment Jérôme a pu être sauvé?»

«Les nominaux sont dans les hautes écoles une secte à laquelle j'ai aussi appartenu[r58]. Ils tiennent contre les thomistes, scotistes et albertistes. Ils s'appellent eux-mêmes occamistes. C'est la secte la plus nouvelle de toutes, et aujourd'hui la plus puissante, nommément à Paris.»

Luther fait cas du Maître des sentences de Pierre Lombard; mais il trouve qu'en général les scolastiques donnaient trop peu à la grâce, trop au libre arbitre[a52].

«Gerson seul, entre tous les docteurs, a fait mention des tentations spirituelles. Tous les autres, Grégoire de Nazianze, Augustin, Scot, Thomas, Richard, Occam, n'ont senti que les tentations corporelles. Le seul Gerson a écrit sur le découragement. L'Église, à mesure qu'elle est plus ancienne, doit éprouver de telles tentations spirituelles. Nous sommes dans cet âge de l'église.

»Guillaume de Paris a aussi éprouvé quelque chose de ces tentations spirituelles. Mais les scolastiques ne sont jamais parvenus à la connaissance du catéchisme. Le seul Gerson sert à rassurer et relever les consciences... Il a sauvé beaucoup de pauvres âmes du désespoir, en amoindrissant et exténuant la loi, de manière toutefois que la loi subsistât.—Mais Christ ne perce point le tonneau, il le défonce. Il dit: «Tu ne dois point te confier dans la loi ni te reposer sur elle, mais sur moi, sur le Christ. Si tu n'es pas bon, je le suis.»

«Le docteur Staupitz nous parlait un jour d'André Zacharias qui, à ce qu'on prétend, a vaincu Jean Huss dans la dispute[r59]. Il nous racontait que le docteur Proles, de Gotha, voyant dans un couvent Zacharias peint avec une rose à son bonnet, dit à ce sujet: Dieu me garde de porter une telle rose, car il a vaincu Jean Huss injustement, et au moyen d'une bible falsifiée. Il y a dans le XXXIVe chapitre d'Ézéchiel: C'est moi qui vais visiter et punir mes pasteurs; mais on y avait ajouté ces mots: et non point le peuple; ceux du concile lui montrèrent ce texte dans sa propre bible falsifiée comme les autres, et conclurent ainsi: Tu vois que tu ne dois point punir le pape, que Dieu s'en charge lui-même. Ainsi le saint homme a été condamné et brûlé.

»Maître Jean Agricola lisait un écrit de Jean Huss, plein d'esprit, de résignation et de ferveur, où l'on voyait comme dans sa prison il souffrait le martyre des douleurs de la pierre, et se voyait rebuté par l'empereur Sigismond. Le docteur Luther admirait tant d'esprit et de courage... C'est bien injustement, disait-il, que nous sommes appelés hérétiques, Jean Huss et moi...

»Jean Huss est mort, non comme un anabaptiste, mais comme un chrétien[r60]. On voit en lui la faiblesse chrétienne; mais en même temps s'éveille dans son âme la force de Dieu qui le relève. Le combat de la chair et de l'esprit, dans le Christ et dans Huss, est doux et aimable à voir... Constance est aujourd'hui une pauvre misérable ville. Je crois que Dieu l'a punie... Jean Huss a été brûlé; et moi aussi, je pense que je serai tué, s'il plaît à Dieu. Il a arraché quelques épines de la vigne du Christ, en attaquant seulement les scandales de la papauté. Mais moi, docteur Martin Luther, je suis venu dans un champ déjà noir et bien labouré, j'ai attaqué la doctrine du pape, et l'ai terrassé.

»Jean Huss était la semence qui doit mourir et être enfoncée dans la terre, pour sortir ensuite, et croître avec force[r61]

Luther improvisa un jour à table le vers suivant:

Pestis eram vivens, moriens ero mors tua, Papa.

«La tête de l'Anti-Christ, c'est à la fois le pape et le Turc[r62]. Le pape en est l'esprit, le Turc la chair.

»C'est ma pauvre et infirme condition (pour ne point parler de la justice de ma cause) qui a fait le malheur du pape[r63]. «Si j'ai défendu ma doctrine contre tant de rois et d'empereurs, se disait-il, comment craindrais-je un simple moine?» S'il m'avait estimé un ennemi dangereux, il aurait pu m'étouffer dès l'origine.

»J'avoue que j'ai souvent été trop violent, mais jamais à l'égard de la papauté. Il devrait y avoir contre celle-ci une langue à part dont tous les mots fussent des coups de foudre.

»Les papistes sont confondus et vaincus par les témoignages de l'Écriture[r64]. Dieu merci, je connais leur erreur sous toutes ses faces, de l'alpha à l'oméga. Cependant aujourd'hui même qu'ils avouent que l'Écriture est contre eux, la splendeur et la majesté du pape m'éblouissent quelquefois et c'est avec tremblement que je l'attaque...

»Le pape se dit: «Céderais-je à un moine qui veut me dépouiller de ma couronne et de ma majesté? Bien fou qui céderait[r65].» Je donnerais mes deux mains pour croire en Jésus-Christ aussi fermement, aussi sûrement, que le pape croit que Jésus-Christ n'est rien.

»D'autres ont attaqué les mœurs des papes, comme Érasme et Jean Huss[r66]. Mais moi, j'ai renversé les deux piliers sur lesquels reposait la papauté: les vœux et les messes particulières.»

Des Conciles.—«Les conciles ne doivent point ordonner de la foi, mais de la discipline[r67]

Le docteur Martin Luther levait un jour les yeux vers le ciel; il soupira, et dit: «Ah! un concile général, libre, et vraiment chrétien! Dieu saura bien le faire; la chose est sienne; il connaît et il a dans sa main tous les conseils les plus secrets.»

»Lorsque Pierre-Paul Vergerius, légat du pape, vint à Wittemberg, l'an 1533, et que je montai au château où il était, il nous cita, et nous somma d'aller au concile. J'irai, lui dis-je, et j'ajoutai: Vous autres papistes, vous travaillez inutilement. Si vous tenez un concile, vous n'y traitez point des sacremens, de la justification par la foi, des bonnes œuvres, mais seulement de babioles et d'enfantillage, comme de fixer la longueur des habits, ou la largeur des ceintures des prêtres, ou la dimension de la tonsure, etc. Il se détourna de moi, appuya sa tête sur sa main, et dit à son compagnon: «Celui-ci touche vraiment le fond des choses, etc.»

On demandait quand le pape convoquerait le concile. «Il me semble, dit le docteur Martin Luther, qu'il n'en sera rien avant le jugement dernier. C'est alors que notre Seigneur Dieu tiendra lui-même un concile.»

Luther conseillait de ne point refuser d'aller au concile, mais d'exiger qu'il fût libre; «si on le refuse, il n'y a pas de meilleure excuse pour nous.»

Des biens ecclésiastiques [a53] . Luther voudrait qu'ils fussent appliqués à l'entretien des écoles et des pauvres théologiens[r68]. Il déplore la spoliation des églises. Il prédit que les princes vont bientôt se disputer les dépouilles des églises. «Le pape prodigue maintenant les biens ecclésiastiques aux princes catholiques pour se faire des amis et des alliés.

»Ce ne sont point tant nos princes de la confession d'Augsbourg qui pillent les biens ecclésiastiques, c'est plutôt Ferdinand, l'Empereur, et l'archevêque de Mayence. Ferdinand a rançonné tous les monastères. Les Bavarois sont les plus grands voleurs des biens ecclésiastiques; ils ont de riches abbayes. Mon gracieux seigneur et le Landgrave n'ont que de pauvres monastères d'ordres mendians. On voulait à la diète, mettre les monastères à la disposition de l'Empereur, qui y aurait établi ses gouvernemens militaires. Je donnai le conseil suivant: Il faut auparavant réunir tous les monastères en un même lieu. Qui voudrait souffrir dans sa terre les gens de l'Empereur? Tout cela a été poussé par l'archevêque de Mayence.»

Dans la réponse à la lettre où le roi de Danemarck lui demandait ses conseils, Luther désapprouve l'article de la réunion des biens ecclésiastiques à la couronne. «Voyez, dit-il, au contraire notre prince Jean Frédéric, comme il applique les biens de l'Église à l'entretien des pasteurs et des professeurs.»

«Le proverbe a raison: Biens de prêtres ne profitent pas (pfaffengut raffengut)[r69]. Burchard Hund, conseiller de l'électeur de Saxe, Jean, avait coutume de dire: Nous autres de la noblesse, nous avons réuni les biens des cloîtres à nos biens nobles, et les biens des cloîtres ont dévoré les biens nobles, de sorte que nous n'avons plus ni les uns ni les autres.» Luther ajoute la fable du renard qui venge ses petits en brûlant l'arbre et les petits de l'aigle.

Un ancien précepteur du fils de Ferdinand, roi des Romains, nommé Severus, contait à Luther l'histoire du chien qui défendait la viande et qui pourtant, quand les autres la lui arrachaient, en prenait sa part. C'est ce que fait maintenant l'Empereur, dit Luther, pour les biens ecclésiastiques (Utrecht et Liége).

Des cardinaux et des évêques [a54] . «En Italie, en France, en Angleterre, en Espagne, les évêques sont ordinairement les conseillers des rois; c'est qu'ils sont pauvres[r70]. Mais en Allemagne où ils sont riches, puissans, et où ils ont une grande considération, les évêques gouvernent en leur propre nom.

»Je veux mettre tous mes soins pour que les canonicats et les petits évêchés subsistent, de sorte qu'on puisse avec ce revenu établir des prédicateurs et des pasteurs dans les villes. Les grands évêchés seront sécularisés.»

Le jour de l'Ascension le docteur Martin Luther dîna avec l'électeur de Saxe, et l'on résolut que les évêques conserveraient leur autorité, à condition qu'ils abjureraient le pape. «Nos gens les examineront, et les ordonneront, par l'imposition des mains. C'est ainsi que je suis évêque à présent.»

Dans les disputes d'Heidelberg, on demandait d'où venaient les moines[r71]. Réponse: «Dieu ayant fait le prêtre, le diable voulut l'imiter; mais il fit la tonsure trop grande, de là les moines.

»La moinerie ne se rétablira point aussi long-temps que l'article de la justification restera pur[r72].

»Autrefois les moines étaient en si grande considération que le pape les redoutait plus que les rois et les évêques. Car ils avaient le commun peuple dans leurs mains. Les moines étaient les meilleurs oiseleurs du pape[a55]. Le roi d'Angleterre a beau ne plus reconnaître le pape pour le chef suprême de la chrétienté. Il ne fait rien que tourmenter le corps, en fortifiant l'âme de la papauté.» (Henri VIII n'avait pas encore supprimé les monastères.)

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