CHAPITRE PREMIER.

Mort du père de Luther, de sa fille, etc.

«Il n'est pas d'alliance ni de société plus belle, plus douce et plus heureuse, qu'un bon mariage[r86]. C'est une joie de voir deux époux vivre unis et en paix. Mais aussi, rien n'est plus amer et plus douloureux que quand ce lien se déchire. Après cela vient la mort des enfans. Cette dernière douleur je la connais, hélas!»

—«Je suis triste en t'écrivant, car j'ai reçu la nouvelle de la mort de mon père, ce vieux Luther, si bon et si aimé. Et bien que par moi il ait eu un si facile et si pieux passage en Christ, et que, délivré des monstres d'ici-bas, il repose dans la paix éternelle, cependant mes entrailles se sont émues, car c'est par lui que Dieu m'a fait naître et m'a élevé.»—Dans une lettre du même jour à Mélanchton: «... Je succède à son nom; voici maintenant que je suis pour ma famille le vieux Luther. C'est mon tour, c'est mon droit de le suivre par la mort dans ce royaume que Christ nous a promis à nous tous qui, à cause de lui, sommes les plus misérables des hommes, et l'opprobre du monde... Je me réjouis cependant qu'il ait vécu dans ce temps, et qu'il ait pu voir la lumière de la vérité. Dieu soit béni dans tous ses actes, dans tous ses desseins!» (5 juin 1530.)

«La nouvelle étant venue de Freyberg que maître Hausman était mort, nous la cachâmes au docteur Luther, et lui dîmes d'abord qu'il était malade, puis qu'il était au lit, puis qu'il s'était bien doucement endormi dans le Christ[r87]. Le docteur se mit à pleurer bien fort, et dit: «Voici des temps bien périlleux; Dieu balaie son aire et sa grange. Je le prie de ne pas laisser vivre long-temps après ma mort ma femme et mes enfans.» Il resta assis tout le jour; il pleurait et s'affligeait. Il était avec le docteur Jonas, maître Philippe (Mélanchton), maître Joachim Camerarius, et Gaspard de Keckeritz, et, au milieu d'eux, il était assis, tout affligé et en larmes.» (1538.)

«Lorsqu'il perdit sa fille Magdalena, âgée de quatorze ans, la femme du docteur pleurait et se lamentait. Il lui dit: «Chère Catherine, songe pourtant où elle est allée. Elle a certes fait un heureux voyage. La chair saigne, sans doute, c'est sa nature; mais l'esprit vit et se trouve selon ses souhaits. Les enfans ne disputent point; comme on leur dit, ils croient. Chez les enfans tout est simple. Ils meurent sans chagrin ni angoisses, sans disputes, sans tentations de la mort, sans douleur corporelle, tout comme s'ils s'endormaient.»

»Comme sa fille était fort malade, il disait: «Je l'aime bien! Mais, ô mon Dieu! si c'est ta volonté de la prendre d'ici, je veux la savoir sans regret auprès de toi.» Et comme elle était au lit, il lui disait: «Ma chère petite fille, ma petite Madeleine, tu resterais volontiers ici auprès de ton père, et tu irais pourtant volontiers aussi à ton autre père.» Elle répondit: «Oui, mon cher père, comme Dieu voudra.» «Chère petite fille! ajouta-t-il, l'esprit veut, mais la chair est faible.» Il se promena en long et en large et dit: «Oui, je l'ai aimée bien fort. Si la chair est si forte, que sera-ce donc de l'esprit.»

»Il disait entre autres choses: «Dieu n'a pas donné depuis mille ans à aucun évêque d'aussi grands dons qu'à moi; car on doit se glorifier des dons de Dieu. Eh! bien, je suis en colère contre moi-même de ce que je ne puis m'en réjouir de cœur, ni rendre grâce; je chante bien de temps en temps à notre Seigneur un petit cantique, et le remercie un peu.

»Eh bien! que nous vivions ou que nous mourions, Domini sumus au génitif ou au nominatif. Allons, seigneur docteur, tenez ferme.»

»La nuit qui précéda la mort de Magdalena, la femme du docteur avait eu un songe; il lui semblait voir deux beaux jeunes garçons bien parés, qui voulaient prendre sa fille et la mener à la noce[r88]. Lorsque Philippe Mélanchton vint le matin dans le cloître, et demanda à la dame: «Que faites-vous de votre fille?» elle lui raconta son rêve. Il en fut bien effrayé, et dit aux autres: «Les jeunes garçons sont les saints anges qui vont venir pour mener la vierge à la véritable noce du royaume céleste.» Et en effet le même jour elle mourut.

»Lorsque la petite Magdalena était à l'agonie et allait mourir, le père tomba à genoux devant son lit, pleura amèrement, et pria Dieu qu'il voulût bien la sauver. Elle expira et s'endormit dans les bras de son père. La mère était bien dans la même chambre, mais plus loin du lit, à cause de son affliction. Le docteur répétait souvent: «Que la volonté de Dieu soit faite! ma fille a encore un père dans le ciel.» Alors maître Philippe se mit à dire: «L'amour des parens est une image de la divinité imprimée au cœur des hommes. Dieu n'aime pas moins le genre humain que les parens leurs enfans.» Lorsqu'on la mit dans la bière, le père dit: «Pauvre chère petite Madeleine, te voilà bien maintenant?» Il la regarda ainsi étendue, et dit: «O cher enfant, tu ressusciteras, tu brilleras comme une étoile! Oui, comme le soleil!... Je suis joyeux en esprit, mais dans la chair je suis bien triste. C'est une chose merveilleuse de savoir qu'elle est certainement en paix, qu'elle est bien, et cependant d'être si triste.»

»Et lorsque le peuple vint pour aider à emporter le corps, et que, selon le commun usage, ils lui disaient qu'ils prenaient part à son malheur, il leur dit: «Ne vous chagrinez pas, j'ai envoyé une sainte au ciel. Oh! puissions-nous avoir une telle mort! Une telle mort, je l'accepterais sur l'heure!»—Lorsque l'on chanta: Seigneur, qu'il ne vous souvienne pas de nos anciens péchés! il ajouta: «Non-seulement des anciens, mais de ceux d'aujourd'hui. Car nous sommes avides, usuriers, etc.; le scandale de la messe existe encore dans le monde!»

»Au retour, il disait entre autres choses: «On doit s'inquiéter du sort de ses enfans, et surtout des pauvres filles. Je ne plains pas les garçons; un garçon vit partout pourvu qu'il sache travailler. Mais le pauvre petit peuple des filles doit chercher sa vie un bâton à la main. Un garçon peut aller aux écoles, et devenir un habile garçon (ein feiner man). Une petite fille ne peut en faire autant. Elle tourne facilement au scandale et devient grosse. Aussi je donne bien volontiers celle-ci à notre Seigneur.»

A Jonas. «La renommée t'aura, je pense, informé de la renaissance de ma fille Madeleine au royaume du Christ; et bien que moi et ma femme nous dussions ne songer qu'à rendre de joyeuses actions de grâces pour un si heureux passage et une fin si désirable, par où elle a échappé à la puissance de la chair, du monde, du Turc et du Diable, cependant la force τῆς στοργῆς est si grande que je ne puis le supporter sans sanglots, sans gémissement, disons mieux, sans une véritable mort du cœur. Dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes, pendant sa vie et sur son lit de mort; mon obéissante et respectueuse fille! La mort même du Christ (et que sont toutes les morts en comparaison?) ne peut me l'arracher de la pensée, comme elle le devrait.... Elle était, comme tu sais, douce de caractère, aimable et pleine de tendresse.» (23 septembre 1542.)

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