CHAPITRE PREMIER. 1521-1524.

Séjour de Luther au château de Wartbourg.—Il revient à Wittemberg sans l'autorisation de l'Électeur.—Ses écrits contre le roi d'Angleterre, et contre les princes en général.

Pendant qu'à Worms on s'indigne, on s'irrite d'avoir laissé échapper l'audacieux, il n'est plus temps, il plane invisible sur ses ennemis du haut du château de Wartbourg. Bel et bien clos dans son donjon, il peut à son aise reprendre sa flûte, chanter ses psaumes allemands, traduire sa Bible, foudroyer le diable et le pape.

«Le bruit se répand, écrit Luther, que des amis envoyés de Franconie m'ont fait prisonnier.»—Et ailleurs: «On a pensé, à ce que je soupçonne, que Luther avait été tué ou condamné à un éternel silence, afin que la chose publique retombât sous la tyrannie sophistique, dont on me sait si mauvais gré d'avoir commencé la ruine.» Luther eut soin cependant de laisser voir qu'il existait encore. Il écrit à Spalatin: «Je voudrais que la lettre que je t'envoie se perdît par quelque adroite négligence de toi ou des tiens, pour qu'elle tombât entre les mains de nos ennemis.... Tu feras copier l'évangile que je t'envoie; il ne faut pas qu'on reconnaisse ma main.»—«J'avais résolu dans mon désert de dédier à mon hôte un livre sur les Traditions des hommes, car il me demandait que je l'instruisisse sur cette matière; mais j'ai craint de révéler par là le lieu de ma captivité.»—«Je n'ai obtenu qu'avec peine de t'envoyer cette lettre, tant on a peur qu'ils ne viennent à découvrir en quel lieu je suis...» (Juin 1521.)

«Les prêtres et les moines, qui ont fait leurs folies pendant que j'étais libre, ont tellement peur depuis que je suis captif, qu'ils commencent à adoucir les extravagances qu'ils ont débitées contre moi. Ils ne peuvent plus soutenir l'effort de la foule qui grossit, et ne savent par où s'échapper. Voyez-vous le bras du Puissant de Jacob, tout ce qu'il fait pendant que nous nous taisons, que nous patientons, que nous prions! Ne se vérifie-t-elle pas cette parole de Moïse: Vos tacebitis, et Dominus pugnabit pro vobis? Un de ceux de Rome a écrit à une huppe[5] de Mayence: «Luther est perdu comme nous le voulions; mais le peuple est tellement soulevé, que je crains bien que nous ayons peine à sauver nos vies, si nous n'allons à sa recherche, chandelles allumées, et que nous ne le fassions revenir.»

Luther date ses lettres: De la région de l'air, de la région des oiseaux; ou bien: Du milieu des oiseaux qui chantent doucement sur le branchage et louent Dieu jour et nuit de toutes leurs forces; ou encore: De la montagne, de l'île de Pathmos.

C'est de là qu'il répand dans des lettres tristes et éloquentes les pensées qui viennent remplir sa solitude (ex eremo meâ). «Que fais-tu maintenant mon Philippe, dit-il à Mélanchton? est-ce que tu ne pries point pour moi?...... Quant à moi, assis tout le jour, je me mets devant les yeux la figure de l'Église, et je vois cette parole du psaume LXXXVIII: «Numquid vanè constituisti omnes filios hominum? Dieu! quel horrible spectre de la colère de Dieu, que ce règne abominable de l'Antichrist de Rome! Je prends en haine la dureté de mon cœur, qui ne se résout pas en torrens de larmes pour pleurer les fils de mon peuple égorgé. Il ne s'en trouve pas un qui se lève et qui tienne pour Dieu, ou qui fasse de soi un rempart à la maison d'Israël, dans ce jour suprême de la colère. O règne du pape, digne de la lie des siècles! Dieu aie pitié de nous!» (12 mai.)

«Quand je considère ces temps horribles de colère, je ne demande rien que de trouver dans mes yeux des fleuves de larmes pour pleurer la désolation des âmes, que produit ce royaume de péché et de perdition. Le monstre siége à Rome, au milieu de l'Église, et il se proclame Dieu; les pontifes l'adulent, les sophistes l'encensent, et il n'est rien que ne fassent pour lui les hypocrites. Cependant l'enfer épanouit son cœur, et ouvre sa gueule immense: Satan se joue dans la perdition des âmes. Moi, je suis assis tout le jour, à boire et à ne rien faire. Je lis la Bible en grec et en hébreu. J'écrirai quelque chose en allemand sur la liberté de la confession auriculaire. Je continuerai aussi le psautier et les commentaires (postillas), dès que j'aurai reçu de Wittemberg ce dont j'ai besoin; entre autres choses le Magnificat que j'ai commencé.» (24 mai.) Cette solitude mélancolique était pour Luther pleine de tentations et de troubles. Il écrit à Mélanchton: «Ta lettre m'a déplu à double titre; d'abord parce que je vois que tu portes ta croix avec impatience, que tu cèdes trop aux affections, que tu es tendre selon ta coutume; ensuite, parce que tu m'élèves trop haut, et que tu tombes dans une grande erreur en m'attribuant tant de choses, comme si je prenais tant de souci de la cause de Dieu. Cette haute opinion que tu as de moi me confond et me déchire, quand je me vois insensible et endurci, assis dans l'oisiveté, ô douleur! rarement en prières, ne poussant pas un gémissement pour l'Église de Dieu. Que dis-je! ma chair indomptée me brûle d'un feu dévorant. En somme, moi qui devais être consumé par l'esprit, je me consume par la chair, la luxure, la paresse, l'oisiveté, la somnolence; est-ce donc parce que vous ne priez plus pour moi, que Dieu s'est détourné de moi? C'est à toi de prendre ma place, toi mieux doué de Dieu, et qui lui es plus agréable.

»Voilà déjà huit jours que je n'écris pas, que je ne prie pas, que je n'étudie pas, soit tentations de la chair, soit autres ennuis qui me tourmentent. Si les choses ne vont pas mieux, j'entrerai publiquement à Erfurth: tu m'y verras ou je t'y verrai; car je consulterai les médecins ou les chirurgiens.» Il était malade alors, et souffrait cruellement; il décrit son mal dans des termes trop naïfs, et on peut dire trop grossiers, pour que nous puissions les traduire. Mais ses souffrances spirituelles étaient plus vives encore et plus profondes. (13 juillet.)

«Lorsque je partis de Worms, en 1521, que je fus pris près d'Eisenach, et que j'habitai mon pathmos, le château de Wartbourg, j'étais loin du monde dans une chambre, et personne ne pouvait venir à moi que deux jeunes garçons nobles qui m'apportaient à manger et à boire deux fois le jour. Ils m'avaient acheté un sac de noisettes que j'avais mis dans une caisse. Le soir, lorsque je fus passé dans l'autre chambre, que j'eus éteint la lumière, et que je me fus couché, il me sembla que les noisettes se mettaient en mouvement, se heurtaient bien fort l'une contre l'autre, et venaient cliqueter contre mon lit. Je ne m'en inquiétai point. Plus tard, je me réveillai; il se faisait sur l'escalier un grand bruit comme si l'on eût jeté du haut en bas une centaine de tonneaux. Je savais bien cependant que l'escalier était fermé avec des chaînes et une porte de fer, de sorte que personne ne pouvait monter. Je me levai pour voir ce que c'était, et je dis: Est-ce toi?... Eh bien! soit... Et je me recommandai au Seigneur Christ dont il est écrit, Omnia subjecisti pedibus ejus, comme dit le VIIIe psaume, et je me remis au lit.—Alors vint à Eisenach la femme de Jean de Berblibs. Elle avait soupçonné que j'étais au château, et elle aurait voulu me voir; mais la chose était impossible. Ils me mirent alors dans une autre partie du château, et placèrent la dame de Berblibs dans la chambre que j'occupais, et elle entendit la nuit tant de vacarme, qu'elle crut qu'il y avait mille diables[r32]

Luther trouvait peu de livres à Wartbourg. Il se mit avec ardeur à l'étude du grec et de l'hébreu[a34]; il s'occupa de répondre au livre de Latomus, si prolixe, dit-il, et si mal écrit. Il traduisit en allemand l'apologie de Mélanchton contre les théologiens de Paris, en y ajoutant un commentaire (tuam in asinos parisienses apologiam cum illorum insaniâ statui vernaculè dare adjectis annotationibus.) (13 juillet.) Il déployait alors une activité extraordinaire, et du haut de sa montagne inondait l'Allemagne d'écrits: «J'ai publié un petit livre contre celui de Catharinus sur l'Antichrist, un traité en allemand sur la confession, le psaume LXVII expliqué en allemand, le cantique de Marie expliqué en allemand, le psaume XXXVII de même, et une consolation à l'église de Wittemberg.

»J'ai sous presse un commentaire en allemand des épîtres et évangiles de l'année; j'ai également terminé une réprimande publique au cardinal de Mayence sur l'idole des indulgences qu'il vient de relever à Halle, et une explication de l'évangile des dix lépreux; le tout en allemand[a35]. Je suis né pour mes Allemands, et je veux les servir. J'avais commencé en chaire, à Wittemberg, une amplification populaire sur les deux Testamens, et j'étais parvenu, dans la Genèse, au XXXIIe chapitre, et dans l'Évangile, à saint Jean-Baptiste. Je me suis arrêté là.» (1er novembre.)

«Je suis dans le tremblement, et ma conscience me trouble, parce qu'à Worms, cédant à ton conseil et à celui de tes amis, j'ai laissé faiblir l'esprit en moi, au lieu de montrer un Élie à ces idoles. Ils en entendraient bien d'autres, si je me trouvais encore une fois devant eux[a36].» (9 septembre.)

L'affaire de l'archevêque de Mayence, à laquelle il est fait allusion dans la lettre que nous venons de citer, mérite que nous y insistions. Il est curieux de voir l'énergie qu'y déploie Luther, et comme il y traite en maître les puissances, le cardinal archevêque, et l'Électeur lui-même. Spalatin lui avait écrit pour l'engager à supprimer sa réprimande publique à l'archevêque. Luther lui répond: «Je ne sais si jamais lettre m'a été plus désagréable que ta dernière; non-seulement j'ai différé ma réponse, mais j'avais résolu de n'en pas faire. D'abord je ne supporterai pas ce que tu me dis, que le Prince ne souffrira point qu'on écrive contre le Mayençais, et qu'on trouble la paix publique: je vous anéantirais plutôt (perdam) toi et l'archevêque et toute créature. Tu dis fort bien qu'il ne faut pas troubler la paix publique; et tu souffriras qu'on trouble la paix éternelle de Dieu par ces œuvres impies et sacriléges de perdition? Non pas, Spalatin, non pas, Prince; je résisterai de toutes mes forces pour les brebis du Christ à ce loup dévorant, comme j'ai résisté aux autres. Je t'envoie donc un livre contre lui, qui était déjà prêt quand ta lettre est venue: elle ne m'y a pas fait changer un mot. Je devais toutefois le soumettre à l'examen de Philippe (Mélanchton); c'était à lui d'y changer ce qu'il eût jugé à propos. Garde-toi de ne pas le transmettre à Philippe, ou de chercher à dissuader; la chose est décidée, on ne t'écoutera point.» (11 novembre.) Quelques jours après, il écrit à l'évêque lui-même:

«... Cette première et fidèle exhortation que j'avais faite à votre Grâce électorale, ne m'ayant valu de sa part que raillerie et ingratitude, je lui ai écrit une seconde fois, lui offrant d'accepter ses instructions et ses conseils. Quelle a été la réponse de votre Grâce? dure, malhonnête, indigne d'un évêque et d'un chrétien.

»Or, quoique mes deux lettres n'aient servi à rien, je ne me laisse point rebuter, et, conformément à l'Évangile, je vais faire parvenir à votre Grâce un troisième avertissement. Vous venez de rétablir à Halle l'idole qui fait perdre aux bons et simples chrétiens leur argent et leur âme, et vous avez publiquement reconnu par là que tout ce qu'avait fait Tetzel, il l'avait fait de concert avec l'archevêque de Mayence...

»Ce même Dieu vit encore, n'en doutez pas; il sait encore l'art de résister à un cardinal de Mayence, celui-ci eût-il quatre empereurs de son côté. C'est son plaisir de briser les cèdres, et d'abaisser les Pharaons superbes et endurcis. Je prie votre Grâce de ne point tenter ce Dieu.

»Penseriez-vous que Luther fût mort? Ne le croyez pas. Il est sous la protection de ce Dieu qui déjà a humilié le pape, et tout prêt à commencer avec l'archevêque de Mayence un jeu dont peu de gens se douteront....[r33] Donné en mon désert, le dimanche, après Sainte-Catherine (25 novembre 1521). Votre bienveillant et soumis, Martin Luther.»

Le cardinal répondit humblement, et de sa propre main:

«Cher docteur, j'ai reçu votre lettre datée du dimanche d'après la Sainte-Catherine, et je l'ai lue avec toute bienveillance et amitié. Cependant je m'étonne de son contenu, car on a remédié depuis long-temps à la chose qui vous a fait écrire.

»Je me conduirai dorénavant, Dieu aidant, de telle sorte qu'il convient à un prince pieux, chrétien et ecclésiastique. Je reconnais que j'ai besoin de la grâce de Dieu, et que je suis un pauvre homme, pécheur et faillible, qui pèche et se trompe tous les jours. Je sais qu'il n'est rien de bon en moi sans la grâce de Dieu, et que je ne suis par moi-même qu'un vil fumier.

»Voilà ce que je voulais répondre à votre bienveillante exhortation, car je suis aussi disposé qu'il est possible à vous faire toute sorte de grâce et de bien. Je souffre volontiers une réprimande fraternelle et chrétienne, et j'espère que le Dieu miséricordieux m'accordera sa grâce et sa force, pour vivre selon sa volonté en ceci comme dans les autres choses[r34]. Donné à Halle, le jour de Saint-Thomas (21 décembre 1521). Albertus manu propriâ

Le prédicateur et conseiller de l'archevêque, Fabricius Capiton, dans une réponse à la lettre de Luther, avait blâmé son âpreté, et dit qu'il fallait garder des ménagemens avec les puissans, les excuser, quelquefois même fermer les yeux sur leurs actes, etc... Luther réplique: ... «Vous demandez de la douceur et des ménagemens; je vous entends. Mais y a-t-il quelque communauté entre le chrétien et l'hypocrite? La foi chrétienne est une foi publique et sincère; elle voit les choses, elle les proclame telles qu'elles sont... Mon opinion est qu'on doit démasquer tout, ne rien ménager, n'excuser rien, ne fermer les yeux sur rien, de sorte que la vérité reste pure et à découvert, et comme placée sur un champ libre... Jérémie, 48: Maudit soit celui qui est tiède dans l'œuvre du Seigneur! Autre chose est, mon cher Fabricius, de louer le vice ou l'amoindrir, autre chose de le guérir avec bonté et douceur. Avant tout, il faut déclarer hautement ce qui est juste et injuste, et ensuite, quand l'auditeur s'est pénétré de notre enseignement, il faut l'accueillir et l'aider malgré les imperfections dans lesquelles il pourra encore retomber. Ne repoussez pas celui qui est faible dans la foi, dit saint Paul... J'espère qu'on ne pourra me reprocher d'avoir, pour ma part, manqué de charité et de patience envers les faibles... Si votre cardinal avait écrit sa lettre dans la sincérité de son cœur, ô mon Dieu, avec quelle joie, quelle humilité je tomberais à ses pieds! comme je m'estimerais indigne d'en baiser la poussière! car moi-même suis-je autre chose que poussière et ordure? Qu'il accepte la parole de Dieu, et nous serons à lui comme des serviteurs fidèles et soumis... A l'égard de ceux qui persécutent et condamnent cette parole, la charité suprême consiste précisément à résister à leurs fureurs sacriléges de toutes manières.

»Croyez-vous trouver en Luther un homme qui consente à fermer les yeux, pourvu qu'on l'amuse par quelques cajoleries?..... Cher Fabricius, je devrais vous répondre plus durement que je ne fais..... mon amour est prêt à mourir pour vous; mais qui touche à la foi, touche à la prunelle de notre œil. Raillez ou honorez l'amour comme vous le voudrez; mais la foi, la parole, vous devez l'adorer et la regarder comme le saint des saints: c'est ce que nous exigeons de vous. Attendez tout de notre amour, mais craignez, redoutez notre foi.....

»Je ne réponds point au cardinal même, ne sachant comment lui écrire, sans approuver ou reprendre sa sincérité ou son hypocrisie. C'est par vous qu'il saura la pensée de Luther.....[r35] De mon désert, le jour de Saint-Antoine (17 janvier 1522).»

Citons encore la préface qu'il mit en tête de son explication de l'évangile des Lépreux, et qu'il adressa à plusieurs de ses amis:

«Pauvre frère que je suis! voilà que j'ai encore allumé un grand feu; j'ai de nouveau mordu un bon trou dans la poche des papistes; j'ai attaqué la confession! Que vais-je devenir désormais? Où trouveront-ils assez de soufre, de bitume, de fer et de bois, pour mettre en cendres cet hérétique empoisonné? Il faudra pour le moins enlever les fenêtres des églises, de peur que l'espace ne manque aux prédications des saints prêtres sur l'Évangile, id est, à leurs injures et à leurs vociférations furibondes contre Luther. Quelle autre chose prêcheraient-ils au pauvre peuple? Il faut que chacun prêche ce qu'il peut et ce qu'il sait.

«... Tuez, tuez, s'écrient-ils, tuez cet hérésiarque qui veut renverser tout l'état ecclésiastique, qui veut soulever la chrétienté entière!» J'espère que, si j'en suis digne, ils en viendront là, et qu'ils combleront en moi la mesure de leurs pères. Mais il n'est pas encore temps, mon heure n'est pas venue; il faut qu'auparavant je rende encore plus furieuse cette race de vipères, et que je mérite loyalement de mourir par eux....»[r36]

Du fond de sa retraite, ne pouvant plus se jeter dans la mêlée, il exhorte Mélanchton:

«Lors même que je périrais, rien ne serait perdu pour l'Évangile, car tu m'y surpasses aujourd'hui; tu es l'Élysée qui succède à Élie, enveloppé d'un double esprit.

»Ne vous laissez pas abattre, mais chantez la nuit le cantique du Seigneur que je vous ai donné: je le chanterai aussi, moi, n'ayant de souci que pour la parole. Que celui qui ignore, ignore: que celui qui périt, périsse, pourvu qu'ils ne puissent pas se plaindre que notre office leur ait manqué.» (26 mai 1521.)

On le pressait alors de donner la solution d'une question qu'il avait soulevée, et dont la décision ne pouvait sortir des controverses théologiques, la question des vœux monastiques; les moines demandaient de toutes parts à sortir, et Mélanchton n'osait rien prendre sur lui. Luther lui-même n'aborde ce sujet qu'avec hésitation.

«Vous ne m'avez pas encore convaincu qu'on doive penser de même du vœu des prêtres et de celui des moines. Ce qui me touche beaucoup, c'est que l'ordre sacerdotal, institué de Dieu, est libre, mais non pas celui des moines, qui ont choisi leur état, et se sont offerts à Dieu de leur plein gré. Je déciderais pourtant volontiers que ceux qui n'ont pas atteint l'âge du mariage, ou qui y sont encore, et qui sont entrés dans ces coupe-gorges, en peuvent sortir sans scrupule; mais je n'ose me prononcer pour ceux qui sont déjà vieux, et qui ont vécu long-temps dans cet état.

»Du reste, comme Paul donne, au sujet des prêtres, une décision très large, en disant que ce sont les démons qui leur ont interdit le mariage, et que la voix de Paul est la voix de la majesté divine, je ne doute point qu'il ne faille la confesser hautement; ainsi, lors même qu'au temps de leur profession, ils se seraient liés par cette prohibition du diable, maintenant qu'ils savent à quoi ils se sont liés, ils peuvent se délier en toute confiance. (1er août.) Pour moi, j'ai souvent annulé sans scrupule des vœux faits avant l'âge de vingt ans, et je les annulerais encore, parce qu'il n'est personne qui ne voie qu'il n'y a eu là ni délibération ni connaissance. Mais j'ai fait cela pour ceux qui n'avaient pas encore changé d'état ni d'habit; quant à ceux qui auraient déjà exercé dans les monastères les fonctions du sacrifice, je n'ai rien osé encore. Je ne sais de quel nuage m'offusquent et me tourmentent cette vanité et cette opinion humaine.» (6 août 1521.)

Quelquefois il se rassure, et parle nettement:

«Quant aux vœux des religieux et des prêtres, nous avons fait, Philippe et moi, une vigoureuse conspiration pour les détruire et les mettre à néant.... Ce malheureux célibat des jeunes gens et des jeunes filles me révèle tous les jours tant de monstruosités, que rien ne sonne plus mal à mes oreilles que le nom de nonne, de moine, de prêtre: et le mariage me semble un paradis, même avec la dernière pauvreté.» (1er novembre.)

Préface de Luther à son livre De Votis monasticis, écrite sous forme de lettre à son père. (21 nov. 1521.) «.... Ce n'est pas volontairement que je me suis fait moine. Dans la terreur d'une apparition soudaine, entouré de la mort et me croyant appelé par le ciel, je fis un vœu irréfléchi et forcé. Quand je te dis cela dans notre entrevue, tu me répondis: «Dieu veuille que ce ne soit pas un prestige et un fantôme diabolique!» Cette parole, comme si Dieu l'eût prononcée par ta bouche, me pénétra bientôt profondément; mais je fermai mon cœur, tant que je pus, contre toi et ta parole. De même, lorsque ensuite je te reprochai ton ressentiment, tu me fis une réponse qui me frappa comme aucune parole ne m'a frappé, et elle est toujours restée au fond de mon cœur. Tu me dis: «N'as-tu pas entendu aussi qu'on doit obéir à ses parens?» Mais j'étais endurci dans ma dévotion, et j'écoutais ce que tu disais comme ne venant que d'un homme. Cependant, dans le fond de mon âme, je n'ai jamais pu mépriser ces paroles....»

—«Il me souvient que lorsque j'eus prononcé mes vœux, le père de ma chair, d'abord très irrité, s'écria, lorsqu'il fut apaisé: Plaise au ciel que ce ne soit pas un tour de Satan! Parole qui a jeté dans mon cœur de si profondes racines, que je n'ai jamais rien entendu de sa bouche dont j'aie gardé une plus ferme mémoire. Il me semble que Dieu a parlé par sa bouche.» (9 septembre.) Il recommande à Wenceslas Link qu'on laisse aux moines la liberté de sortir des couvens sans jamais contraindre personne. «Je suis sûr que tu ne feras, que tu ne laisseras rien faire de contraire à l'Évangile, lors même qu'il faudrait perdre tous les monastères. Je n'aime point cette sortie turbulente dont j'ai ouï parler... Mais je ne vois pas qu'il soit bon et convenable de les rappeler, quoiqu'ils n'aient pas bien et convenablement agi. Il faudrait qu'à l'exemple de Cyrus dans Hérodote, tu donnasses la liberté à ceux qui veulent sortir, mais sans mettre personne dehors, ni retenir personne par force...»

Il avait montré la même tolérance lorsque ceux d'Erfurth s'étaient portés à des actes de violence envers les prêtres catholiques.—Carlostad, à Wittemberg, eut bientôt rempli et dépassé les instructions de Luther.

«Bon Dieu! s'écrie celui-ci dans une lettre à Spalatin, nos gens de Wittemberg marieront-ils jusqu'aux moines! Quant à moi, ils ne me feront pas prendre femme.—Prends bien garde de ne pas prendre femme, afin de ne pas tomber dans la tribulation de la chair.» (6 août.)

Cette hésitation et ces ménagemens montrent assez que Luther suivait plus qu'il ne devançait le mouvement qui entraînait tous les esprits hors des routes anciennes.

«Origène, écrit-il à Spalatin, avait un enseignement à part pour les femmes; pourquoi Mélanchton n'essaierait-il pas quelque chose de pareil? Il le peut et le doit, car le peuple a faim et soif.»

«Je désirerais fort que Mélanchton prêchât aussi quelque part en public, dans la ville, aux jours de fêtes, dans l'après-dînée, pour tenir lieu de la boisson et du jeu: on s'habituerait ainsi à ramener la liberté, et à la façonner sur le modèle de l'Église antique.

»Car si nous avons rompu avec toutes les lois humaines, et secoué le joug, nous arrêterons-nous à ce que Mélanchton n'est pas oint et rasé, à ce qu'il est marié? Il est véritablement prêtre, et il remplit les fonctions du prêtre, à moins que l'office du prêtre ne soit pas l'enseignement de la parole. Autrement le Christ non plus ne sera pas prêtre, puisqu'il enseigne tantôt dans les synagogues, tantôt sur la barque, tantôt sur le rivage, tantôt sur la montagne. Tout rôle en tout lieu, à toute heure, il l'a rempli sans cesser d'être lui-même.

»Il faudrait que Mélanchton lût au peuple l'Évangile en allemand, comme il a commencé à le lire en latin, afin de devenir ainsi peu-à-peu un évêque allemand, comme il est devenu évêque latin.» (9 septembre.)

Cependant l'Empereur étant occupé de la guerre contre le roi de France, l'Électeur se rassura et il fit donner à Luther un peu plus de liberté. «Je suis allé deux jours à la chasse pour voir un peu ce plaisir γλυκύπικρον (doux-amer) des héros: nous prîmes deux lièvres et quelques pauvres misérables perdreaux; digne occupation d'oisifs. Je théologisais pourtant au milieu des filets et des chiens; autant ce spectacle m'a causé de plaisir, autant ç'a été pour moi un mystère de pitié et de douleur. Qu'est-ce que cela nous représente, sinon le diable avec ses docteurs impies pour chiens, c'est-à-dire les évêques et les théologiens qui chassent ces innocentes bestioles. Je sentais profondément ce triste mystère sur les animaux simples et fidèles.

»En voici un autre plus atroce. Nous avions sauvé un petit lièvre vivant, je l'avais enveloppé dans la manche de ma robe; pendant que j'étais éloigné un instant, les chiens trouvèrent le pauvre lièvre, et, à travers la robe, lui cassèrent la jambe droite, et l'étranglèrent. Ainsi sévissent le pape et Satan pour perdre même les âmes sauvées.

»Enfin, j'en ai assez de la chasse; j'aimerais mieux, je pense, celle où l'on perce de traits et de flèches ours, loups, sangliers, renards, et toute la gent des docteurs impies... Je t'écris cette plaisanterie, afin que tu saches que vous autres courtisans, mangeurs de bêtes, vous serez bêtes à votre tour dans le paradis, où saura bien vous prendre et vous encager, Christ, le grand chasseur. C'est vous qui êtes en jeu, tandis que vous vous jouez à la chasse.» (15 août.)—Du reste, Luther ne se déplaisait pas à Wartbourg; il y avait trouvé un accueil libéral, où il reconnaissait la main de l'Électeur. «Le maître de ce lieu me traite beaucoup mieux que je ne le mérite.» (10 juin.) «Je ne voudrais être à charge à personne. Mais je suis persuadé que je vis ici aux dépens de notre prince; autrement je n'y resterais pas une heure. On sait que s'il faut dépenser l'argent de quelqu'un, c'est celui des princes.» (15 août.)

A la fin du mois de novembre 1521, le désir de revoir et d'encourager ses disciples, lui fit faire une courte excursion à Wittemberg; mais il eut soin que l'Électeur n'en sût rien. «Je lui cache, dit-il à Spalatin, et mon voyage et mon retour. Pour quel motif? c'est ce que tu comprends assez.»

Le motif, c'était le caractère alarmant que prenait la Réforme entre les mains de Carlostad, des théologiens démagogues, des briseurs d'images, anabaptistes et autres, qui commençaient à se produire[a37]. «Nous avons vu le prince de ces prophètes, Claus-Stork, qui marche avec l'air et le costume de ces soldats que nous appelons lanzknecht; il y en avait encore un autre en longue robe, et le docteur Gérard de Cologne. Ce Stork me semble porté par un esprit de légèreté, qui ne lui permet pas de faire grand cas de ses propres opinions. Mais Satan se joue dans ces hommes.» (4 septembre 1522.)

Luther n'attachait pas encore à ce mouvement une grande importance. «Je ne sors pas de ma retraite, écrit-il; je ne bouge pas pour ces prophètes, car ils ne m'émeuvent guère.» (17 janvier 1522.) Il chargea Mélanchton de les éprouver, et c'est alors qu'il lui adressa cette belle lettre (13 janvier 1522): «Si tu veux éprouver leur inspiration, demande s'ils ont ressenti ces angoisses spirituelles et ces naissances divines, ces morts et ces enfers... Si tu n'entends que choses douces et paisibles et dévotes (comme ils disent), quand même ils se diraient ravis au troisième ciel, tu n'approuveras rien de cela. Il y manque le signe du Fils de l'homme, le βάσανος (pierre de touche), l'unique épreuve des chrétiens, la règle qui discerne les esprits. Veux-tu savoir le lieu, le temps et la manière des entretiens divins? écoute: Il a brisé comme le lion tous mes os, etc. J'ai été repoussé de ta face et de tes regards, etc. Mon âme a été remplie de maux, et ma vie a approché de l'enfer. La majesté divine ne parle pas comme ils le prétendent, immédiatement, et de manière que l'homme la voie; non, L'homme ne me verra point, et il vivra. C'est pourquoi elle parle par la bouche des hommes, parce que nous ne pouvons tous supporter sa parole. La Vierge même s'est troublée à la vue de l'ange. Écoutez aussi la plainte de Daniel et de Jérémie: Prenez-moi dans votre jugement, et ne me soyez pas un sujet d'épouvante

(17 janvier 1522.) «Aie soin que notre prince ne teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.

»C'est par la parole seule qu'il faut combattre, par la parole qu'il faut vaincre, par la parole qu'il faut détruire ce qu'ils ont élevé par la force et la violence.

»... Je ne condamne que par la parole; que celui qui croit, croie et suive; que celui qui ne croit pas, ne croie pas, et qu'on le laisse aller. Il ne faut contraindre aucune personne à la foi ni aux choses de la foi; il faut l'y traîner par la parole. Je condamne les images, mais par la parole, non pour qu'on les brûle, mais pour qu'on n'y mette pas sa confiance.»

Mais il se passait à Wittemberg même des choses qui ne pouvaient permettre à Luther de rester plus long-temps dans son donjon. Il partit sans demander l'agrément de l'Électeur.

On trouve, dans un des historiens de la Réforme, un curieux récit de ce voyage.

«Jean Kessler, jeune théologien de Saint-Gall, se rendant avec un ami à Wittemberg pour y achever ses études, rencontra le soir, dans une auberge située à la porte d'Iéna, Luther habillé en cavalier. Ils ne le connurent point. Le cavalier avait devant lui un petit livre, qui était, comme ils le virent plus tard, le psautier en hébreu. Ils les salua poliment, et les invita à s'asseoir à sa table. Dans la conversation, il leur demanda aussi ce que l'on pensait de Luther en Suisse. Kessler lui répondit que les uns ne savaient comment le célébrer, et remerciaient Dieu de l'avoir envoyé sur la terre pour y relever la vérité, tandis que d'autres, et notamment les prêtres, le condamnaient comme un hérétique qu'on ne pouvait épargner. D'après quelques mots que l'hôtelier dit aux jeunes voyageurs, ils le prirent pour Ulrich de Hutten. Deux marchands arrivèrent; l'un d'eux tira de sa poche et mit à côté de lui un livre de Luther nouvellement imprimé, et qui n'était pas encore relié. Il demanda si les autres l'avaient déjà vu. Luther parla du peu de bonne volonté pour les choses sérieuses, qui se manifestait dans les princes assemblés alors à la diète de Nuremberg. Il exprima aussi l'espoir «que la vérité évangélique porterait plus de fruits dans ceux qui viendraient et qui n'auraient pas encore été empoisonnés par l'erreur papale.» L'un des marchands dit: «Je ne suis pas savant en ces questions; mais, à mon sens, Luther doit être ou un ange du ciel, ou un démon de l'enfer; aussi, je vais employer les derniers dix florins que je me suis ménagés à aller à confesse chez lui.» Cette conversation eut lieu pendant le souper. Luther s'était arrangé d'avance avec l'hôtelier pour payer l'écot de toute la table. Au moment de se retirer, Luther donna la main aux deux Suisses (les marchands étaient allés à leurs affaires), les priant de saluer de sa part, quand ils seraient arrivés à Wittemberg, le docteur Jérôme Schurff, leur compatriote. Ils lui demandèrent comment ils le devaient nommer auprès de celui-ci. «Dites-lui seulement, leur répond-il, que celui qui doit venir le salue; il ne manquera pas de comprendre ces paroles.»

»Les marchands, quand ils apprirent, en revenant dans la chambre, que c'était à Luther qu'ils avaient parlé, furent inconsolables de ne pas l'avoir su plus tôt, de ne pas lui avoir montré plus de respect, et d'avoir dit en sa présence des choses peu sensées. Le lendemain, ils se levèrent exprès de grand matin, pour le trouver encore avant son départ, et lui faire leurs très humbles excuses. Luther ne convint qu'implicitement que c'était lui[r37]

Comme il était en chemin pour se rendre à Wittemberg, il écrivit à l'Électeur qui lui avait défendu de quitter la Wartbourg: «..... Ce n'est pas des hommes que je tiens l'Évangile, mais du ciel, de notre Seigneur Jésus-Christ, et j'aurais bien pu, comme je veux faire dorénavant, m'appeler son serviteur, et prendre le titre d'évangéliste. Si j'ai demandé à être interrogé, ce n'était pas que je doutasse de la bonté de ma cause, mais uniquement par déférence et humilité. Or, comme je vois que cet excès d'humilité ne fait qu'abaisser l'Évangile, et que le diable, si je cède un pouce de terrain, veut occuper toute la place, ma conscience me force d'agir autrement. C'est assez que, pour plaire à votre Grâce électorale, j'aie passé une année dans la retraite. Le diable sait bien que ce n'était pas crainte; il a vu mon cœur quand je suis entré dans Worms. La ville eût-elle été pleine de diables, je m'y serais jeté avec joie.

»Or, le duc Georges ne peut pas même passer pour un diable; et votre Grâce électorale se dira elle-même si ce ne serait pas outrager indignement le Père de toute miséricorde, qui nous commande d'avoir confiance en lui, que de craindre la colère de ce duc. Si Dieu m'appelait à Leipsick, sa capitale, comme il m'appelle à Wittemberg, j'y entrerais quand même (pardonnez-moi cette folie), quand même il pleuvrait des ducs Georges neuf jours durant, et chacun d'eux neuf fois plus furieux. Il prend donc Jésus-Christ pour un homme de paille. Le Seigneur peut bien tolérer cela quelque temps, mais non pas toujours. Je ne cacherai pas non plus à votre Grâce électorale, que j'ai plus d'une fois prié et pleuré pour que Dieu voulût éclairer le duc; je le ferai encore une fois avec ardeur, mais ce sera la dernière. Je supplie aussi votre Grâce de prier elle-même et de faire prier, pour que nous détournions de lui, s'il plaît à Dieu, le terrible jugement qui, chaque jour, hélas! le menace de plus près.

»J'écris ceci pour vous faire savoir que je vais à Wittemberg sous une protection plus haute que celle de l'Électeur; aussi n'ai-je pas l'intention de demander appui à votre Grâce. Je crois même que je la protégerai plus que je ne serai protégé par elle: si je savais qu'elle dût me protéger, je ne viendrais pas. L'épée ne peut rien en ceci; il faut que Dieu agisse, sans que les hommes s'en mêlent. Celui qui a le plus de foi, protégera le plus efficacement; et comme je sens que votre Grâce est encore très faible dans la foi, je ne puis nullement voir en elle celui qui doit me protéger et me sauver.

»Votre Grâce électorale me demande ce qu'elle doit faire en ces circonstances, estimant avoir fait peu jusqu'ici. Je réponds, en toute soumission, que votre Grâce n'a fait que trop, et qu'elle ne devrait rien faire. Dieu ne veut pas de toutes ces inquiétudes, de tout ce mouvement, quand il s'agit de sa cause; il veut qu'on s'en remette à lui seul. Si vôtre Grâce a cette foi, elle trouvera paix et sécurité; sinon, moi du moins, je croirai; et je serai obligé de laisser à votre Grâce les tourmens par lesquels Dieu punit les incrédules. Puis donc que je ne veux pas suivre les exhortations de votre Grâce, elle sera justifiée devant Dieu, si je suis pris ou tué. Devant les hommes, je désire qu'elle agisse comme il suit: qu'elle obéisse à l'autorité en bon électeur, qu'elle laisse régner la Majesté impériale en ses états conformément aux réglemens de l'Empire, et qu'elle se garde d'opposer quelque résistance à la puissance qui voudra me prendre ou me tuer; car personne ne doit briser la puissance ni lui résister, hormis celui qui l'a instituée; autrement, c'est révolte, c'est contre Dieu. J'espère seulement qu'ils auront assez de sens pour reconnaître que votre Grâce électorale est de trop haut lieu pour se faire elle-même mon geôlier. Si elle laisse les portes ouvertes, et qu'elle fasse observer le sauf-conduit, au cas où ils viendront me prendre, elle aura satisfait à l'obéissance. Si, au contraire, ils sont assez déraisonnables pour ordonner à votre Grâce de mettre elle-même la main sur moi, je ferai en sorte qu'elle n'éprouve pour moi nul préjudice de corps, de biens, ni d'âme.

»Je m'expliquerai plus au long une autre fois, s'il en est besoin. J'ai dépêché le présent écrit, de peur que votre Grâce ne fût affligée de la nouvelle de mon arrivée; car, pour être chrétien, je dois consoler tout le monde et n'être préjudiciable à personne.

»Si votre Grâce croyait, elle verrait la magnificence de Dieu; mais comme elle ne croit pas encore, elle n'a encore rien vu. Aimons et glorifions Dieu dans l'éternité. Amen. Écrit à Borna, à côté de mon guide, le mercredi des Cendres 1522. (5 mars.) De votre Grâce électorale le très soumis serviteur. Martin Luther.»

(7 mars). L'Électeur avait fait prier Luther de lui exposer les motifs de son retour à Wittemberg dans une lettre qui pût être montrée à l'Empereur. Dans cette lettre, Luther donne trois motifs: l'église de Wittemberg l'a instamment prié de revenir; deuxièmement, le désordre s'est mis dans son troupeau[a38]; enfin il a voulu empêcher, autant qu'il serait en lui, l'insurrection qu'il regarde comme imminente.

«... Le second motif de mon retour, dit-il, c'est qu'à Wittemberg, pendant mon absence, Satan a pénétré dans ma bergerie, et y a fait des ravages que je ne puis réparer que par ma présence et par ma parole vivante; une lettre n'y aurait rien fait. Ma conscience ne me permettait plus de tarder; je devais négliger non-seulement la grâce ou disgrâce de votre Altesse, mais la colère du monde entier. C'est mon troupeau, le troupeau que Dieu m'a confié, ce sont mes enfans en Jésus-Christ: je n'ai pu hésiter un moment. Je dois souffrir la mort pour eux, et je le ferais volontiers avec la grâce de Dieu, comme Jésus-Christ le demande (saint Jean, X, 12). S'il eût suffi de ma plume pour remédier à ce mal, pourquoi serais-je venu? Pourquoi, si ma présence n'y était pas nécessaire, ne me résoudrais-je à quitter Wittemberg pour toujours?...»

Luther à son ami Hartmuth de Kronberg, au mois de mars (peu après son retour à Wittemberg): «.... Satan, qui toujours se mêle parmi les enfans de Dieu, comme dit Job (I, 6), vient de nous faire (et à moi en particulier), un mal cruel à Wittemberg. Tous mes ennemis, quelque près qu'ils fussent souvent de moi, ne m'ont jamais porté un coup comme celui que j'ai reçu des miens. Je suis obligé d'avouer que cette fumée me fait bien mal aux yeux et au cœur. «C'est par là, s'est dit Satan, que je veux abattre le courage de Luther, et vaincre cet esprit si roide. Cette fois, il ne s'en tirera pas.»

»... Peut-être Dieu me veut-il punir par ce coup, d'avoir, à Worms, comprimé mon esprit, et parlé avec trop peu de véhémence devant les tyrans. Les païens, il est vrai, m'ont depuis accusé d'orgueil. Ils ne savent pas ce que c'est que la foi.

»Je cédais aux instances de mes bons amis qui ne voulaient point que je parusse trop sauvage; mais je me suis souvent repenti de cette déférence et de cette humilité.

»... Moi-même je ne connais point Luther, et ne veux point le connaître[a39]. Ce que je prêche ne vient pas de lui, mais de Jésus-Christ. Que le diable emporte Luther, s'il peut, je ne m'en soucie pas, pourvu qu'il laisse Jésus-Christ régner dans les cœurs...»

Vers le milieu de la même année, Luther éclata avec la plus grande violence contre les princes. Un grand nombre de princes et d'évêques (entre autres le duc Georges), venaient de prohiber la traduction qu'il donnait alors de la Bible; on en rendait le prix à ceux qui l'avaient achetée. Luther accepte audacieusement le combat: «Nous avons eu les prémices de la victoire et triomphé de la tyrannie papale qui avait pesé sur les rois et les princes; combien ne sera-t-il pas plus facile de venir à bout des princes eux-mêmes?... J'ai grand'peur que s'ils continuent d'écouter cette sotte cervelle du duc Georges, il n'y ait des troubles qui mènent à leur perte, dans toute l'Allemagne, les princes et les magistrats, et qui enveloppent en même temps le clergé tout entier; c'est ainsi que je vois les choses. Le peuple s'agite de tous côtés, et il a les yeux ouverts; il ne veut plus, il ne peut plus se laisser opprimer. C'est le Seigneur qui mène tout cela et qui ferme les yeux des princes sur ces symptômes menaçans; c'est lui qui consommera tout par leur aveuglement et leur violence; il me semble voir l'Allemagne nager dans le sang.

»Qu'ils sachent bien que le glaive de la guerre civile est suspendu sur leurs têtes. Ils font tout pour perdre Luther, et Luther fait tout pour les sauver. Ce n'est pas pour Luther, mais pour eux qu'approche la perdition; ils l'avancent eux-mêmes, au lieu de s'en garder. Je crois que l'esprit parle ici en moi. Que si le décret de la colère est arrêté dans le ciel, et que la prière ni la sagesse n'y puissent rien, nous obtiendrons que notre Josias s'endorme dans la paix, et que le monde soit laissé à lui-même dans sa Babylone.—Quoique exposé à toute heure à la mort, au milieu de mes ennemis, sans aucun secours humain, je n'ai cependant jamais rien tant méprisé en ma vie que ces stupides menaces du prince Georges et de ses pareils. L'esprit, n'en doute pas, se rendra maître du duc Georges et de ses égaux en sottise. Je t'écris tout ceci à jeun et de grand matin, le cœur rempli d'une pieuse confiance. Mon Christ vit et règne, et moi je vivrai et règnerai.» (19 mars.)

Au milieu de l'année parut le livre qu'Henri VIII avait fait faire par son chapelain Edward Lee, et dans lequel il se portait pour champion de l'Église.

«Il y a bien dans ce livre une ignorance royale, mais il y a aussi une virulence et une fausseté qui n'appartiennent qu'à Lee.» (22 juillet.)—La réponse de Luther parut l'année suivante[r38], sa violence surpassa tout ce que ses écrits contre le pape avaient pu faire attendre. Jamais avant cette époque un homme privé n'avait adressé à un roi des paroles si méprisantes et si audacieuses[a40].

«Moi, aux paroles des pères, des hommes, des anges, des démons, j'oppose, non pas l'antique usage ni la multitude des hommes, mais la seule parole de l'éternelle Majesté, l'Évangile qu'eux-mêmes sont forcés de reconnaître. Là, je me tiens, je m'assieds, je m'arrête; là est ma gloire, mon triomphe; de là, j'insulte aux papes, aux thomistes, aux henricistes, aux sophistes et à toutes les portes de l'enfer. Je m'inquiète peu des paroles des hommes quelle qu'ait été leur sainteté; pas davantage de la tradition, de la coutume trompeuse. La parole de Dieu est au-dessus de tout. Si j'ai pour moi la divine Majesté, que m'importe le reste, quand même mille Augustins, mille Cypriens, mille églises de Henri, se lèveraient contre moi? Dieu ne peut errer ni tromper; Augustin et Cyprien, comme tous les élus, peuvent errer et ont erré.

»La messe vaincue, nous avons, je crois, vaincu la papauté. La messe était comme la roche, où la papauté se fondait, avec ses monastères, ses épiscopats, ses colléges, ses autels, ses ministres et ses doctrines; enfin avec tout son ventre. Tout cela croulera avec l'abomination de leur messe sacrilége.

»Pour la cause de Christ, j'ai foulé aux pieds l'idole de l'abomination romaine, qui s'était mise à la place de Dieu et s'était établie maîtresse des rois et du monde. Quel est donc cet Henri, ce nouveau thomiste, ce disciple du monstre, pour que je respecte ses blasphèmes et sa violence? Il est le défenseur de l'Église, oui, de son Église à lui, qu'il porte si haut, de cette prostituée qui vit dans la pourpre, ivre de débauches, de cette mère de fornications. Moi, mon chef est Christ, je frapperai du même coup cette Église et son défenseur qui ne font qu'un; je les briserai...

»J'en suis sûr, mes doctrines viennent du ciel. Je les ai fait triompher contre celui qui, dans son petit ongle, a plus de force et d'astuce que tous les papes, tous les rois, tous les docteurs... Mes dogmes resteront, et le pape tombera, malgré toutes les portes de l'enfer, toutes les puissances de l'air, de la terre et de la mer. Ils m'ont provoqué à la guerre, eh bien! ils l'auront la guerre. Ils ont méprisé la paix que je leur offrais, ils n'auront plus la paix. Dieu verra qui des deux le premier en aura assez, du pape ou de Luther. Trois fois j'ai paru devant eux. Je suis entré dans Worms, sachant bien que César devait violer à mon égard la foi publique. Luther, ce fugitif, ce trembleur, est venu se jeter sous les dents de Behemoth... Mais eux, ces terribles géans, dans ces trois années, s'en est-il présenté un seul à Wittemberg? Et cependant ils y seraient venus en toute sûreté sous la garantie de l'Empereur. Les lâches, ils osent espérer encore le triomphe! Ils pensaient se relever, par ma fuite, de leur honteuse ignominie. On la connaît aujourd'hui par tout le monde; on sait qu'ils n'ont point eu le courage de se hasarder en face du seul Luther[r39] [a41].» (1523.)

Il fut plus violent encore dans le traité qu'il publia en allemand, sur la Puissance séculière. «Les princes sont du monde, et le monde est ennemi de Dieu[a42]; aussi vivent-ils selon le monde et contre la loi de Dieu. Ne vous étonnez donc pas de leurs furieuses violences contre l'Évangile, car ils ne peuvent manquer à leur propre nature. Vous devez savoir que depuis le commencement du monde, c'est chose bien rare qu'un prince prudent, plus rare encore un prince probe et honnête. Ce sont communément de grands sots, ou de maudits vauriens (maximè fatui, pessimi nebulones super terram). Aussi, faut-il toujours attendre d'eux le pis, presque jamais le bien, surtout lorsqu'il s'agit du salut des âmes. Ils servent à Dieu de licteurs et de bourreaux, quand il veut punir les méchans. Notre Dieu est un puissant roi, il lui faut de nobles, d'illustres, de riches bourreaux et licteurs comme ceux-ci; il veut qu'ils aient en abondance des richesses, des honneurs, qu'ils soient redoutés de tous. Il plaît à sa divine volonté que nous appelions ses bourreaux de clémens seigneurs, que nous nous prosternions à leurs pieds, que nous soyons leurs très humbles sujets. Mais ces bourreaux ne poussent point eux-mêmes l'artifice jusqu'à vouloir devenir de bons pasteurs. Qu'un prince soit prudent, probe, chrétien, c'est là un grand miracle, un précieux signe de la faveur divine; car d'ordinaire, il en arrive comme pour les juifs dont Dieu disait: «Je leur donnerai un roi dans ma colère, je l'ôterai dans mon indignation. Dabo tibi regem in furore meo, et auferam in indignatione meâ [r40] .»

»Les voilà, nos princes chrétiens qui protégent la foi et dévorent le Turc.... Bons compagnons! fiez-vous-y. Ils vont faire quelque chose dans leur belle sagesse: ils vont se casser le cou, et pousser les nations dans les désastres et les misères... Pour moi, j'ouvrirai les yeux aux aveugles pour qu'ils comprennent ces quatre mots du psaume CVI: Effundit contemptum super principes. Je vous le jure par Dieu même, si vous attendez qu'on vienne vous crier en face ces quatre mots, vous êtes perdus, quand même chacun de vous serait aussi puissant que le Turc; et alors il ne vous servira de rien de vous enfler et de grincer des dents... Il y a déjà bien peu de princes qui ne soient traités de sots et de fripons; c'est qu'ils se montrent tels, et que le peuple commence à comprendre... Bons maîtres et seigneurs, gouvernez avec modération et justice, car vos peuples ne supporteront pas long-temps votre tyrannie; ils ne le peuvent ni ne le veulent. Ce monde n'est plus le monde d'autrefois, où vous alliez à la chasse des hommes, comme à celle des bêtes fauves[r41]

Observation de Luther, sur deux mandemens sévères de l'Empereur contre lui. «... J'exhorte tout bon chrétien à prier avec nous pour ces princes aveugles, que Dieu nous a sans doute envoyés dans sa colère, et à ne pas les suivre contre les Turcs. Le Turc est dix fois plus habile et plus religieux que nos princes. Comment pourraient-ils réussir contre lui, ces fous qui tentent et blasphèment Dieu d'une manière si horrible? Cette pauvre et misérable créature, qui n'est pas un instant sûre de sa vie, notre Empereur, ne se glorifie-t-il pas impudemment d'être le vrai et souverain défenseur de la foi chrétienne?

»L'Écriture sainte dit que la foi chrétienne est un rocher contre lequel échoueront et le diable et la mort, et toute puissance; que c'est une force divine; et cette force divine se ferait protéger par un enfant de la mort que la moindre chose jettera bas? O Dieu! que le monde est insensé! Voilà le roi d'Angleterre qui s'intitule à son tour, défenseur de la foi! Les Hongrois mêmes se vantent d'être les protecteurs de Dieu, et ils chantent dans leurs litanies: Ut nos defensores tuos exaudire digneris... Pourquoi n'y a-t-il pas aussi des princes pour protéger Jésus-Christ, et d'autres pour défendre le Saint-Esprit? Alors, je pense, la sainte Trinité et la foi seraient enfin convenablement gardées!...» (1523.)

De telles hardiesses effrayaient l'Électeur. Luther avait peine à le rassurer. «Je me souviens, mon cher Spalatin, de ce que j'ai écrit de Born à l'Électeur, et plût à Dieu que vous eussiez foi, avertis par les signes si évidens de la main de Dieu. Ne voilà-t-il pas deux ans que je vis encore contre toute attente. L'Électeur non-seulement est à l'abri, mais depuis un an il voit la fureur des princes apaisée? Il n'est pas difficile au Christ de protéger le Christ dans cette mienne cause, où l'Électeur est entré par le seul conseil de Dieu. Si je savais un moyen de le tirer de cette cause sans honte pour l'Évangile, je n'y plaindrais pas même ma vie. Moi, j'avais bien compté qu'avant un an, on me traînerait au dernier supplice; c'était là mon expédient pour sa délivrance. Maintenant, puisque nous ne sommes pas capables de comprendre et de pénétrer son dessein, nous serons toujours parfaitement en sûreté, en disant: Que ta volonté soit faite![a43] Et je ne doute pas que le prince ne soit à l'abri de toute attaque, tant qu'il ne donnera pas un assentiment et une approbation publique à notre cause. Pourquoi est-il forcé de partager notre opprobre? Dieu le sait, quoiqu'il soit bien certain qu'il n'y a là pour lui ni dommage, ni péril, et, au contraire, un grand avantage pour son salut.» (12 octobre 1523.)

Ce qui faisait la sécurité de Luther, c'est qu'un bouleversement général semblait imminent. La tourbe populaire grondait. La petite noblesse, plus impatiente, prenait le devant. Les riches principautés ecclésiastiques étaient là comme une proie, dont le pillage semblait devoir commencer la guerre civile. Les catholiques eux-mêmes réclamaient par les moyens légaux, contre les abus que Luther avait signalés dans l'Église. En mars 1523, la diète de Nuremberg suspendit l'exécution de l'édit impérial contre Luther, et dressa contre le clergé les centum gravamina [r42]. Déjà le plus ardent des nobles du Rhin, Franz de Sickingen, avait ouvert la lutte des petits seigneurs contre les princes, en attaquant le Palatin. «Voilà, dit Luther, une chose très fâcheuse. Des présages certains nous annoncent un bouleversement des états. Je ne doute pas que l'Allemagne ne soit menacée, ou de la plus cruelle guerre ou de son dernier jour.» (16 janvier 1523.)

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