CHAPITRE II.

Commencemens de l'Église luthérienne.—Essais d'organisation, etc.[a44]

Les temps qui suivent le retour de Luther à Wittemberg, forment la période de sa vie, la plus active, la plus laborieuse. Il lui fallait continuer la Réforme, entrer chaque jour plus avant dans la voie qu'il avait ouverte, renverser de nouveaux obstacles, et cependant de temps à autre s'arrêter dans cette œuvre de destruction pour réédifier et rebâtir tellement quellement. Sa vie n'a plus alors l'unité qu'elle présentait à Worms et au château de Wartbourg. Descendu de sa poétique solitude, plongé dans les plus mesquines réalités, jeté en proie au monde, c'est à lui que s'adressèrent tous les ennemis de Rome. Tous affluent chez lui et assiégent sa porte, princes, docteurs ou bourgeois. Il faut qu'il réponde aux Bohémiens, aux Italiens, aux Suisses, à toute l'Europe. Les fugitifs arrivent de tous côtés. De ceux-ci les plus embarrassans, sans contredit, ce sont les religieuses échappées de leurs couvens, repoussées de leurs familles, et qui viennent chercher un asile auprès de Luther. Cet homme de trente-six ans est obligé de recevoir ces femmes et ces filles, de leur servir de père. Pauvre moine, dans sa situation nécessiteuse (voyez le chapitre IV), il arrache à peine quelques secours pour elles au parcimonieux Électeur qui le laisse lui-même mourir de faim. Tomber dans ces misères après le triomphe de Worms, c'était de quoi calmer l'exaltation du réformateur.

Les réponses qu'il donne à cette foule qui vient le consulter[a45], sont empreintes d'une libéralité d'esprit, dont nous le verrons quelquefois s'écarter plus tard, lorsque devenu chef d'une église établie, il éprouvera lui-même le besoin d'arrêter le mouvement qu'il avait imprimé à la pensée religieuse.

D'abord c'est le pasteur de Zwickau, Hansmann, qui interpelle Luther pour fixer les limites de la liberté évangélique. Il répond: «Nous donnons liberté entière sur l'une et l'autre espèce; mais à ceux qui s'en approchent dignement et avec crainte. Laissons tout le reste selon le rite accoutumé, et que chacun suive son propre esprit, que chacun écoute sa conscience pour répondre à l'Évangile.» Ensuite viennent les frères Moraves, les Vaudois de la Moravie. (26 mars 1522): «Le sacrement lui-même, leur écrit Luther, n'est pas tellement nécessaire, qu'il rende superflues la foi et la charité. C'est une folie que de s'escrimer pour ces misères, en négligeant les choses précieuses et salutaires. Là où se trouvent la foi et la charité, il ne peut y avoir de péché, ni parce qu'on adore, ni parce qu'on n'adore pas. Au contraire, là, où il n'y a pas charité et foi, il ne peut y avoir qu'éternel péché. Si ces ergoteurs ne veulent pas dire concomitance, qu'ils disent autrement et cessent de disputer, puisqu'on s'accorde sur le fond. La foi, la charité n'adore pas (il s'agit du culte des saints), parce qu'elle sait qu'il n'est pas commandé d'adorer, et qu'on ne pèche pas pour ne point adorer. Ainsi elle passe en liberté au milieu de ces gens, et les accorde tous en laissant chacun abonder dans son propre sens. Elle défend de disputer et de se condamner les uns les autres; car elle hait les sectes et les schismes. Je résoudrais la question de l'adoration de Dieu dans les saints, en disant que c'est une chose libre et indifférente.» Il s'exprime sur ce dernier sujet avec une hauteur singulière.

«Le monde entier m'interroge tellement (ce que j'admire) sur le culte des saints, que je suis forcé de mettre au jour mon jugement. Je voudrais qu'on laissât dormir cette question, pour ce seul motif, qu'elle n'est pas nécessaire.» (29 mai 1522.) «Quant à l'exposition des reliques, je crois qu'on les a déjà montrées et remontrées par toute la terre. Pour le purgatoire, je pense que c'est chose fort incertaine. Il est vraisemblable qu'à l'exception d'un petit nombre, tous les morts dorment insensibles. Je ne crois pas que le purgatoire soit un lieu déterminé, comme l'imaginent les sophistes. A les en croire, tous ceux qui ne sont ni dans le ciel ni dans l'enfer sont dans le purgatoire. Qui oserait l'assurer? les âmes des morts peuvent dormir entre le ciel, la terre, l'enfer, le purgatoire et toutes choses, comme il arrive aux vivans, dans un profond sommeil... Je pense que c'est cette peine qu'on appelle l'avant-goût de l'enfer, et dont le Christ, Moïse, Abraham, David, Jacob, Job, Ézéchias et beaucoup d'autres ont tant souffert. Comme elle est semblable à l'enfer, et cependant temporaire, qu'elle ait lieu dans le corps ou hors du corps, c'est pour moi le purgatoire.» (13 janvier 1522.)

La confession perd, entre les mains de Luther, le caractère que lui avait donné l'Église. Ce n'est plus ce redoutable tribunal qui ouvre et ferme le ciel. Le prêtre ne fait plus que mettre sa sagesse et son expérience au service du pénitent; de sacrement qu'elle était, la confession devient, pour le prêtre, un ministère de consolation et de bon conseil.

«Dans la confession, il n'est point nécessaire que l'on raconte tous ses péchés[r43]; mais les gens peuvent dire ce qu'ils veulent; nous ne les lapidons point pour cela; s'ils avouent du fond du cœur qu'ils sont de pauvres pécheurs, nous nous en contentons.

»Si un meurtrier disait devant les tribunaux que je l'ai absous, je dirais: je ne sais point s'il est absous; ce n'est pas moi qui confesse et absous, c'est le Christ[r44]. A Venise, une femme avait tué, et jeté à l'eau, un jeune compagnon qui avait couché avec elle. Un moine lui donna l'absolution et la dénonça. La femme s'excusa en montrant l'absolution du moine. Le sénat décida que le moine serait brûlé et la femme bannie de la ville. C'était un jugement bien sage. Mais si je donnais un billet, signé de ma main, à une conscience effrayée, et que le juge eût ce billet, je pourrais justement le réclamer, comme j'ai fait avec le duc Georges. Car celui qui a en main les lettres des autres, sans un bon titre, celui-là est un voleur.»

Quant à la messe, il la traite dès 1519 comme une chose indifférente pour ses formes extérieures[a46]. Il écrivait alors à Spalatin: «Tu me demandes un modèle de commémorations pour la messe. Je te supplie de ne pas te tourmenter de ces minuties; prie pour ceux pour lesquels Dieu t'inspirera, et aie la conscience libre sur ce sujet. Ce n'est pas une chose si importante, qu'il faille enchaîner encore par des décrets et des traditions l'esprit de liberté: il suffit, et au-delà, de la masse déjà excessive des traditions régnantes.» Vers la fin de sa vie, en 1542, il disait encore au même Spalatin (10 novembre): «Fais, pour l'élévation du sacrement, ce qu'il te plaira de faire. Je ne veux pas que dans les choses indifférentes, on impose aucune chaîne. C'est ainsi que j'écris, que j'écrivis, que j'écrirai toujours, à tous ceux qui me fatiguent de cette question.»

Il comprenait pourtant la nécessité d'un culte extérieur: «Bien que les cérémonies ne soient pas nécessaires au salut, cependant elles font impression sur les esprits grossiers. Je parle principalement des cérémonies de la messe, que vous pouvez conserver, comme nous avons fait ici, à Wittemberg.» (11 janvier 1531.) «Je ne condamne aucune cérémonie, si ce n'est celles qui sont contraires à l'Évangile. Nous avons conservé le baptistère et le baptême, bien que nous l'administrions en nous servant de la langue vulgaire. Je permets les images dans le temple; la messe est célébrée avec les rites et les costumes accoutumés; seulement on y chante quelques hymnes en langue vulgaire, et les paroles de la consécration sont en allemand. Enfin je n'aurais point aboli la messe latine, pour y substituer la messe en langue vulgaire, si je n'y avais été forcé.» (14 mars 1528.)

«Tu vas organiser l'église de Kœnigsberg; je t'en prie, au nom du Christ, change le moins de choses possible. Il y a près de là des villes épiscopales, il ne faut pas que les cérémonies de la nouvelle Église diffèrent beaucoup des anciens rites. Si la messe en latin n'est pas abolie, ne l'abolis pas; seulement mêles-y quelques chants en allemand. Si elle est abolie, conserve l'ordre et les costumes anciens.» (16 juillet 1528.)

Le changement le plus grave que Luther fit subir à la messe, fut de la traduire en langue vulgaire. «La messe sera dite en allemand pour les laïques, mais l'office de chaque jour se fera en latin, en y joignant toutefois quelques hymnes allemands.» (28 octobre 1525.)

«Je suis bien aise de voir qu'en Allemagne la messe soit à présent célébrée en allemand[r45]. Mais que Carlostad fasse de cela une nécessité, voilà qui est encore de trop. C'est un esprit incorrigible. Toujours, toujours des lois, des nécessités, des péchés! Il ne saurait faire autrement... Je dirai volontiers la messe en allemand, et je m'en occupe aussi; mais je voudrais qu'elle eût un véritable air allemand. Traduire simplement le texte latin, en conservant le ton et le chant usités, cela peut aller à la rigueur, mais ne sonne pas bien et ne me satisfait pas. Il faut que tout ensemble, texte et notes, accent et gestes, viennent de notre langue et de notre voix natales; autrement ce ne sera qu'imitation et singerie...»

«Je désire, plutôt que je ne promets, de vous donner une messe en allemand; car je ne me sens pas capable de ce travail, où il faut à la fois la musique et l'esprit.» (12 novembre 1524.)

«Je te renvoie la messe; je tolèrerai qu'on la chante ainsi, mais il ne me plaît pas qu'on garde la musique latine sur les paroles allemandes. Je voudrais qu'on adoptât le chant allemand.» (26 mars 1525.)

«Je suis d'avis qu'il serait bon, à l'exemple des prophètes et des anciens pères de l'Église, de faire des psaumes en allemand pour le peuple. Nous cherchons des poètes de tous côtés; mais puisqu'il t'a été donné beaucoup de faconde et d'éloquence dans la langue allemande, et que tu as cultivé ces dons, je te prie de m'aider dans mon travail, et d'essayer de traduire quelque psaume sur le modèle de ce que j'ai déjà fait. Je voudrais exclure les mots nouveaux et les termes de cour: il faudrait, pour être compris du peuple, le langage le plus simple et le plus ordinaire, quoique, cependant, pur et juste; il faudrait que la phrase fût claire et le plus près du texte qu'il sera possible.» (1524.)

Ce n'était pas chose facile que d'organiser la nouvelle Église. L'ancienne hiérarchie était brisée. Le principe de la Réforme étant de ramener toute chose au texte de l'Évangile, pour être conséquent, il fallait rendre à l'Église la forme démocratique qu'elle avait aux premiers siècles. Luther y semblait d'abord disposé.

De ministris Ecclesiæ instituendis, adressé aux Bohémiens[a47]. «Voilà une belle invention des papistes, que le prêtre est revêtu d'un caractère indélébile, et qu'aucune faute ne peut le lui faire perdre...[a48] Le prêtre doit être choisi, élu par les suffrages du peuple, et ensuite confirmé par l'évêque (c'est-à-dire qu'après l'élection, le premier, le plus vénérable d'entre les électeurs impose les mains à l'élu). Est-ce que Christ, le premier prêtre du nouveau Testament, a eu besoin de la tonsure et de toutes ces momeries de l'ordination épiscopale. Est-ce que ses apôtres, ses disciples en ont eu besoin?... Tous les chrétiens sont prêtres, tous peuvent enseigner la parole de Dieu, administrer le baptême, consacrer le pain et le vin, car Christ a dit: Faites cela en mémoire de moi. Nous tous qui sommes chrétiens, nous avons le pouvoir des clés. Christ a dit aux apôtres qui représentaient auprès de lui l'humanité tout entière: Je vous le dis en vérité, ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans le ciel. Mais lier et délier n'est autre chose que prêcher et appliquer l'Évangile. Délier, c'est annoncer que Dieu a remis les fautes du pécheur. Lier, c'est ôter l'Évangile et annoncer que les péchés sont retenus.

»Les noms que doivent porter les prêtres sont ceux de ministres, diacres, évêques (surveillans), dispensateurs. Si le ministre cesse d'être fidèle, il doit être déposé; ses frères peuvent l'excommunier et mettre quelqu'autre ministre à sa place. Le premier office dans l'Église est celui de la prédication. Jésus-Christ et Paul prêchaient, mais ne baptisaient point[r46].» (1523.)

Il ne voulait point, nous l'avons déjà vu, qu'on astreignît toutes les églises à une règle uniforme. «Ce n'est point mon avis qu'on doive imposer à toute l'Allemagne nos réglemens de Wittemberg.» Et encore: «Il ne me paraît point sûr de réunir les nôtres en concile, pour établir l'unité des cérémonies; c'est une chose de mauvais exemple, à quelque bonne intention qu'on l'entreprenne, ainsi que le prouvent tous les conciles de l'Église, depuis le commencement. Ainsi dans le concile des apôtres on a traité des œuvres et des traditions plus que de la foi; dans ceux qui ont suivi, on n'a jamais parlé de la foi, mais toujours d'opinions et de questions, en sorte que le nom de concile m'est aussi suspect et aussi odieux que le nom de libre arbitre. Si une église ne veut pas imiter l'autre en ces choses extérieures, qu'est-il besoin de se contraindre par des décrets de conciles, qui se changent bientôt en lois et en filets pour les âmes?» (12 novembre 1524.)

Cependant il sentit que cette liberté pouvait aller trop loin, et faire tomber la Réforme dans une foule d'abus. «J'ai lu ton ordination, mon cher Hausmann, mais je pense qu'il ne faut pas la publier. J'en suis depuis long-temps à me repentir de ce que j'ai fait; depuis qu'à mon exemple tous ont proposé leurs réformes, la variété et la multitude des cérémonies a cru à l'infini, si bien qu'avant peu nous aurons surpassé l'océan des cérémonies papales.» (21 mars 1534.)

Pour mettre quelque unité dans les cérémonies de la nouvelle Église, on institua des visites annuelles, qui se firent dans toute la Saxe[a49]. Les visiteurs devaient s'informer de la vie et des doctrines des pasteurs, redresser la foi de ceux qui erraient, et dépouiller du sacerdoce ceux dont les mœurs n'étaient point exemplaires. Ces visiteurs étaient nommés par l'Électeur, d'après les avis de Luther qui, résidant toujours à Wittemberg, formait, avec Jonas, Mélanchton, et quelques autres théologiens, une sorte de comité central pour la direction de toutes les affaires ecclésiastiques[r47].

«Ceux de Winsheim ont demandé à notre illustre prince de te permettre de venir gouverner leur église; d'après notre délibération, il a rejeté cette demande. Il t'accorde de retourner dans ta patrie, si nous te jugeons digne de ce ministère.» (novembre 1531.) Signé Luther, Jonas, Mélanchton.

On trouve dans les lettres de Luther un grand nombre de consultations de ce genre, signées de lui et de plusieurs autres théologiens protestans.

Bien que Luther n'eût aucun titre qui le plaçât au-dessus des autres pasteurs, il exerçait cependant une sorte de suprématie et de contrôle[a50]. «Voici, écrit-il à Amsdorf, de nouvelles plaintes sur toi et Frezhans, parce que vous avez excommunié un barbier; je ne veux point décider encore entre vous, mais réponds, je t'en supplie, pourquoi cette excommunication?»[a51] (juillet 1532.)

«Nous ne pouvons que refuser la communion; tenter de donner à l'excommunication religieuse tous les effets de l'excommunication politique, ce serait nous rendre ridicules en essayant de faire ce qui n'est plus de ce siècle, et ce qui est au-dessus de nos forces... Le magistrat civil doit rester en dehors de toutes ces choses.» (26 juin 1533.) Cependant l'excommunication lui semblait parfois une arme bonne à employer. Un bourgeois de Wittemberg avait acheté une maison trente florins, et, après quelques réparations, il voulut la vendre quatre cents[r48]. «S'il le fait, dit Luther, je l'excommunie. Nous devrions relever l'excommunication.»—Comme on parlait de rétablir les consistoires, le jurisconsulte Christian Bruck dit à Luther[r49]: «Les nobles et les bourgeois craignent que vous ne commenciez par les paysans pour en venir ensuite à eux.—Juriste, répondit Luther, tenez-vous-en à votre droit et à ce qui touche l'ordre extérieur.»—En 1538, apprenant qu'un homme de Wittemberg méprisait Dieu, sa parole et ses serviteurs, il le fait menacer par deux chapelains.—Plus tard, il défend d'admettre au sacrement un noble qui était usurier.

Une des choses qui tourmentèrent le plus le réformateur, fut l'abolition des vœux monastiques[a52]. Dès le milieu de 1522, il publia une exhortation aux quatre ordres mendians. Les Augustins au mois de mars, les Chartreux au mois d'août se déclarèrent hautement pour lui.

«Aux lieutenans de la Majesté impériale à Nuremberg:... Dieu ne peut demander des vœux, qui sont au-dessus de la nature humaine... Chers seigneurs, laissez-vous fléchir. Vous ne savez pas quelles horribles et infâmes malices le diable exerce dans les couvens. Ne vous en rendez pas complices, n'en chargez pas votre conscience. Si mes ennemis les plus acharnés savaient ce que j'apprends chaque jour de tous les pays, ah! ils m'aideraient demain à renverser les couvens. Vous me forcez à crier plus haut que je ne voudrais. Cédez, je vous en supplie, avant que les scandales n'éclatent trop honteusement.» (Août 1523.)

«Le décret général des Chartreux sur la liberté qu'auront les moines de sortir et de quitter l'habit, me plaît fort, et je le publierai. L'exemple d'un ordre si considérable aidera nos affaires et appuiera nos décisions.» (20 août 1522.)—Cependant il voulait que les choses se fissent sans bruit ni scandale. Il écrit à Jean Lange: «Ta sortie du monastère n'a pas, je pense, été sans motif, mais j'aurais mieux aimé que tu te misses au-dessus de tous les motifs; non que je condamne la liberté de sortir, mais je voudrais voir enlever à nos adversaires toute occasion de calomnie.»

Il avait beau recommander qu'on évitât toute violence; la Réforme lui échappait en s'étendant chaque jour au dehors. A Erfurth, en 1521, on avait forcé les maisons de plusieurs prêtres, et il s'en était plaint; on alla encore plus loin, en 1522, dans les Pays-Bas. «Tu sais, je pense, ce qui s'est passé à Anvers, et comment les femmes ont délivré par force Henri de Zutphen. Les frères sont chassés du couvent, les uns prisonniers en divers endroits, les autres relâchés après avoir renié le Christ; d'autres encore ont persisté; ceux qui sont fils de la cité ont été jetés dans la maison des Béghards; tout le mobilier du couvent est vendu, et l'église fermée ainsi que le couvent; on va la démolir. Le saint Sacrement a été transporté en pompe dans l'église de la sainte Vierge, comme si on le tirait d'un lieu hérétique; des bourgeois, des femmes, ont été torturés et punis. Henri lui-même revient à nous par Brême; il s'y est arrêté et y enseigne la parole, à la prière du peuple, sur l'ordre du conseil, en dépit de l'évêque. Le peuple est animé d'un désir et d'une ardeur admirables; enfin, quelques personnes ont établi près de nous un colporteur, qui leur porte des livres de Wittemberg. Henri lui-même voulait avoir de toi des lettres d'obédience; mais nous ne pouvions t'atteindre si promptement. Nous en avons donc donné en ton nom, sous le sceau de notre prieur.» (19 décembre 1522.)

Tous les Augustins de Wittemberg avaient l'un après l'autre abandonné le couvent, le prieur en résigna la propriété entre les mains de l'Électeur, et Luther jeta le froc. Le 9 octobre 1524, il parut en public avec une robe semblable à celle que les prédicateurs portent encore aujourd'hui en Allemagne; c'était l'Électeur qui lui en avait donné le drap.

Son exemple encouragea moines et religieuses à rentrer dans le siècle. Ces femmes, jetées tout-à-coup hors du cloître et fort embarrassées dans un monde qu'elles ne connaissaient pas, accouraient près de celui dont la parole leur avait fait quitter la solitude du monastère.

«J'ai reçu hier neuf religieuses sortant de captivité, du monastère de Nimpschen, et parmi elles Staupitza et deux autres de la famille de Zeschau[a53].» (8 avril 1523.)

«J'ai grand'pitié d'elles, et surtout des autres qui meurent en foule de cette maudite et incestueuse chasteté[a54]. Ce sexe si faible, est uni au mâle par la nature, par Dieu même; si on l'en sépare, il périt. O tyrans, ô parens cruels d'Allemagne!... Tu demandes ce que je ferai à leur égard? D'abord je signifierai aux parens qu'ils les recueillent; sinon, j'aurai soin qu'on les reçoive ailleurs. Voici leurs noms: Magdeleine Staupitz, Elsa de Canitz, Ave Grossin, Ave Schonfeld et sa sœur Marguerite Schonfeld, Laneta de Golis, Marguerite Zeschau et Catherine de Bora. Elles se sont évadées d'une manière étonnante... Mendie-moi auprès de tes riches courtisans quelque argent, dont je puisse les nourrir pendant une huitaine ou une quinzaine de jours, jusqu'à ce que je les rende à leurs parens ou à ceux qui m'ont donné promesse.» (10 avril 1523.)

«Mon maître Spalatin, je m'étonne que vous m'ayez renvoyé cette femme, puisque vous connaissez bien ma main, et que vous ne donnez d'autre raison, sinon que la lettre n'était pas signée... Prie l'Électeur qu'il donne quelques dix florins et une robe neuve ou vieille ou autre chose, enfin qu'il donne pour ces pauvres vierges malgré elles.» (22 avril 1523.)

Le 10 avril 1522, Luther écrit à Léonard Koppe, bourgeois considérable de Torgau, qui avait aidé neuf religieuses à se retirer de leur couvent. Il l'approuve et l'exhorte à ne pas se laisser effrayer par les cris qui s'élèveront contre lui. «Vous avez fait une bonne œuvre, et plût à Dieu que nous pussions délivrer de même tant d'autres consciences qui sont encore prisonnières... La parole de Dieu est maintenant dans le monde et non dans les couvens...»

Le 18 juin 1523, il écrit une lettre de consolation à trois demoiselles que le duc Henri, fils du duc Georges, avait chassées de sa cour pour avoir lu les livres de Luther. «Bénissez ceux qui vous outragent, etc... Vous n'êtes malheureusement que trop vengées de leur injustice. Il faut avoir pitié de ces furieux, de ces insensés qui ne voient pas qu'ils perdent misérablement leur âme en pensant vous faire du mal...»

«Voici bien du nouveau, que tu sais déjà, sans doute, c'est que la duchesse de Montsberg s'est échappée par grand miracle du couvent de Freyberg; elle est dans ma maison avec deux jeunes filles, l'une Marguerite Volckmarin, fille d'un bourgeois de Leipsick, l'autre, Dorothée, fille d'un bourgeois de Freyberg.» (20 octobre 1528.)

«Cette malheureuse Élisabeth de Reinsberg, chassée de l'école des filles d'Altenbourg et n'ayant plus de quoi vivre, s'est adressée à moi après s'être plainte au Prince, qui l'a renvoyée à ceux qui sont chargés du séquestre; elle m'a prié de t'écrire pour que tu l'appuies près d'eux, etc.» (Mars 1533.)

«Cette jeune fille d'Altenbourg, dont le vieux père et la mère ont été pris dans leur maison, s'est adressée à moi pour me supplier de lui donner secours et conseil. Ce que je ferai dans cette affaire, Dieu le sait.» (14 juillet 1533.)

Quelques mots de Luther donnent lieu de croire, que ces femmes qui affluaient autour de lui, abusèrent souvent de sa facilité, que plusieurs même prétendaient faussement s'être échappées du cloître.—«Que de religieuses n'ai-je pas soutenues à grands frais! Que de fois n'ai-je pas été trompé par de prétendues nonnes, de vraies coureuses, quelle que fût leur noblesse (generosas meretrices).» (1535, 24 août.)

Ces tristes méprises modifièrent de bonne heure les idées de Luther, sur l'opportunité de la suppression des couvens. Dans une préface adressée à la commune de Leisnick (1523), il conseille de ne pas les supprimer violemment[r50]; mais de les laisser s'éteindre en n'y recevant plus de novices. «Comme il ne faut contraindre personne dans les choses de la foi, continue-t-il, on ne doit pas expulser ni maltraiter ceux qui voudront rester dans les couvens, soit à cause de leur grand âge, soit par amour de l'oisiveté et de la bonne chère, soit par motif de conscience. Il faut les laisser jusqu'à leur fin comme ils ont été auparavant, car l'Évangile nous enseigne de faire du bien, même aux indignes; et il faut considérer ici que ces personnes sont entrées dans leur état, aveuglées par l'erreur commune, et qu'elles n'ont point appris de métier qui puisse les nourrir... Les biens de ces couvens doivent être employés comme il suit: d'abord, je viens de le dire, à l'entretien des religieux qui y restent. Ensuite il faut donner une certaine somme à ceux qui en sortent (quand même ils n'auraient rien apporté), pour qu'ils puissent commencer un autre état; car ils quittent leur asile pour toujours, et ils auraient pu, pendant qu'ils étaient au couvent, apprendre quelque chose. Quant à ceux qui avaient apporté du bien, il est juste qu'on leur en restitue la plus grande partie, sinon le tout. Ce qui reste sera mis en caisse commune pour en être prêté et donné aux pauvres du pays. On remplira ainsi la volonté des fondateurs; car, quoiqu'ils se soient laissés séduire à donner leur bien aux couvens, leur intention a pourtant été de le consacrer à l'honneur et au culte de Dieu. Or, il n'est pas de plus beau culte que la charité chrétienne qui vient au secours de l'indigent, comme Jésus-Christ l'attestera lui-même au jugement dernier (saint Mathieu, XXV)... Cependant, si parmi les héritiers des fondateurs il s'en trouvait qui fussent dans le besoin, il serait équitable et conforme à la charité de leur délivrer une partie de la fondation, même le tout, s'il était nécessaire, la volonté de leurs pères n'ayant pu être, ou du moins n'ayant pas dû être, d'ôter le pain à leurs enfans et héritiers pour le donner à des étrangers... Vous m'objecterez que je fais le trou trop large, et que de cette manière il restera peu de chose à la caisse commune; chacun, dites-vous, viendra prétendre qu'il lui faut tant et tant, etc. Mais j'ai déjà dit que ce doit être une œuvre d'équité et de charité. Que chacun examine, en sa conscience, combien il lui faudra pour ses besoins et combien il pourra laisser à la caisse, qu'ensuite la commune pèse les circonstances à son tour, et tout ira bien. Quand même la cupidité de quelques particuliers trouverait son profit à cet accommodement, cela vaudrait toujours mieux que les pillages et les désordres qu'on a vus en Bohême...»

«Je ne voudrais pas conseiller à des vieillards de quitter le monastère, d'abord parce que, rendus au monde, ils deviendraient peut-être à charge aux autres, et trouveraient difficilement, dans ce refroidissement de la charité, les soins dont ils sont dignes. Dans l'intérieur du monastère, ils ne seront à charge à personne, ni obligés de recourir à la sollicitude des étrangers; ils pourront faire beaucoup pour le salut de leur prochain, ce qui, dans le monde, leur serait difficile, je dis même impossible.» Luther finit par encourager un moine à rester dans son monastère. «J'y ai moi-même vécu quelques années; j'y aurais vécu plus long-temps, et j'y serais encore aujourd'hui, si mes frères et l'état du monastère me l'avaient permis.» (28 février 1528.)

Quelques nonnes des Pays-Bas écrivirent au docteur Martin Luther, et se recommandèrent à ses prières[r51]. C'étaient de pieuses vierges craignant Dieu, qui se nourrissaient du travail de leurs mains, et vivaient dans l'union. Le docteur en eut grande compassion, et il dit: «On doit laisser de pauvres nonnes comme celles-ci vivre toujours à leur manière. Il en est de même des feldkloster, qui ont été fondés par les princes pour ceux de la noblesse. Mais les ordres mendians... C'est des cloîtres comme ceux dont je parlais tout-à-l'heure, que l'on peut tirer des gens habiles pour les charges de l'Église, pour le gouvernement civil et pour l'économie.»

Cette époque de la vie de Luther (1521-1528) fut prodigieusement affairée et misérablement laborieuse[a55]. Il n'était plus soutenu, comme dans la précédente, par la chaleur de la lutte et l'intérêt du péril. A Spalatin. «Je t'en conjure, délivre-moi; je suis tellement écrasé des affaires des autres, que la vie m'en devient à charge...—Martin Luther, courtisan hors de la cour, et bien malgré lui. (Aulicus extrà aulam, et invitus.) (1523.) Je suis très occupé, visiteur, lecteur, prédicateur, auteur, auditeur, acteur, coureur, lutteur, et que sais-je?» (29 octobre 1528.)

La réforme des paroisses à poursuivre, l'uniformité des cérémonies à établir, la rédaction du grand Catéchisme, les réponses aux nouveaux pasteurs, les lettres à l'Électeur dont il fallait obtenir l'agrément pour chaque innovation; c'était bien du travail et bien de l'ennui. Cependant les adversaires de Luther ne le laissaient pas reposer. Érasme publiait contre lui son formidable livre De libero arbitrio, auquel Luther ne se décida à répondre qu'en 1525. La Réforme elle-même semblait se tourner contre le réformateur. Son ancien ami Carlostad avait couru dans la voie où marchait Luther[a56]. C'était même pour l'arrêter dans ses rapides et violentes innovations, que Luther avait quitté précipitamment le château de Wartbourg. Il ne s'agissait plus seulement de l'autorité religieuse; l'autorité civile elle-même allait être mise en question. Derrière Carlostad, on entrevoyait Münzer[a57]; derrière les sacramentaires et les iconoclastes, apparaissait dans le lointain la révolte des paysans, une jacquerie, une guerre servile plus raisonnée, plus niveleuse et non moins sanglante que celles de l'antiquité.

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