Mariage de Luther[a77]. Pauvreté. Découragement. Abandon. Maladie. Croyance à la fin du monde.
L'âme la plus ferme aurait eu peine à résister à tant de secousses; celle de Luther faiblit visiblement après la crise de l'année 1525. Son rôle avait changé, et de la manière la plus triste. L'opposition d'Érasme signalait l'éloignement des gens de lettres qui, d'abord, avaient servi si puissamment la cause de Luther. Il avait laissé sans réponse sérieuse le livre De libero arbitrio. Le grand novateur, le chef du peuple contre Rome, s'était vu dépassé par le peuple, maudit du peuple, dans la guerre des paysans. Il ne faut pas s'étonner du découragement qui s'empara de lui à cette époque. Dans cet affaiblissement de l'esprit, la chair redevint forte; il se maria. Les deux ou trois ans qui suivent, sont une sorte d'éclipse pour Luther; nous le voyons généralement préoccupé de soins matériels, qui ne peuvent remplir le vide qu'il éprouve[a78]. Enfin il succombe; une grande crise physique marque la fin de cette période d'atonie[a79]. Il est réveillé de sa léthargie par le danger de l'Allemagne envahie par Soliman (1529), et menacée par Charles-Quint dans sa liberté et sa foi à la diète d'Augsbourg (1530).
«Puisque Dieu a créé la femme telle qu'elle doit nécessairement être auprès de l'homme, n'en demandons pas davantage, Dieu est de notre côté. Honorons donc le mariage comme chose honorable et divine[a80].
»Ce genre de vie est le premier qui ait plu à Dieu, c'est celui qu'il a perpétuellement maintenu, c'est le dernier qu'il glorifiera sur tout autre. Où étaient les royaumes et les empires, lorsque Adam et les patriarches vivaient dans le mariage?—De quel autre genre de vie dérive l'empire sur toutes choses? Quoique par la malice des hommes les magistrats aient été obligés de l'usurper en grande partie, et que le mariage soit devenu un empire de guerre, tandis que le mariage, dans sa pureté et sa simplicité, est l'empire de la paix.» (17 janvier 1525.)
«Tu m'écris, mon cher Spalatin, que tu veux abandonner la cour et ton office... Mon avis est que tu restes, à moins que tu ne partes pour te marier... Pour moi, je suis dans la main de Dieu, comme une créature dont il peut changer et rechanger le cœur, qu'il peut tuer ou vivifier, à tout instant et à toute heure. Cependant dans l'état où a toujours été et où est encore mon cœur, je ne prendrai point de femme, non que je ne sente ma chair et mon sexe, je ne suis ni de bois ni de pierre, mais mon esprit n'est pas tourné au mariage, lorsque j'attends chaque jour la mort et le supplice des hérétiques.» (30 novembre 1524.)
«Ne t'étonne pas que je ne me marie point, qui sic famosus sum amator. Il faut plutôt s'étonner que moi, qui écris tant sur le mariage, et qui suis sans cesse mêlé aux femmes, je ne sois pas devenu femme depuis long-temps, sans parler de ce que je n'en aie épousé aucune. Cependant, si tu veux te régler sur mon exemple, en voici un bien puissant. J'ai eu jusqu'à trois épouses en même temps, et je les ai aimées si fort que j'en ai perdu deux qui vont prendre d'autres époux. Pour la troisième, je la retiens à peine de la main gauche, et elle va s'échapper.» (16 avril 1525.)
A Amsdorf. «J'espère vivre encore quelque temps, et je n'ai point voulu refuser de donner à mon père l'espoir d'une postérité[a81]. Je veux d'ailleurs faire moi-même ce que j'ai enseigné, puisque tant d'autres se sont montrés pusillanimes pour pratiquer ce qui est si clairement dit dans l'Évangile. C'est la volonté de Dieu que je suis; je n'ai point pour ma femme un amour brûlant, désordonné, mais seulement de l'affection.» (21 juin 1525.)
Celle qu'il épousa était une jeune fille noble, échappée du couvent, âgée de vingt-quatre ans et remarquablement belle; elle se nommait Catherine de Bora; il paraît qu'elle avait aimé d'abord Jérôme Baumgartner, jeune savant de Nuremberg. Luther écrivait à celui-ci, le 12 octobre 1524: «Si tu veux obtenir ta Catherine de Bora, hâte-toi, avant qu'on ne la donne à un autre, qui l'a sous la main. Cependant elle n'a pas encore triomphé de son amour pour toi. Moi, je me réjouirais fort de vous voir unis.»
Il écrit à Stiefel, un an après le mariage (12 août 1526). «Catherine, ma chère côte, te salue; elle se porte fort bien, grâce à Dieu; douce pour moi, obéissante et facile en toutes choses, au-delà de mon espérance. Je ne voudrais pas changer ma pauvreté pour les richesses de Crésus.»
Luther, en effet, était très pauvre alors. Préoccupé des soins de son ménage et de la famille dont il devait bientôt se trouver chargé, il cherchait à se faire un métier; il travaillait de ses mains: «Si le monde ne veut plus nous nourrir pour la parole, apprenons à vivre de nos mains.» Il eût choisi sans doute, s'il avait pu choisir, quelqu'un de ces arts qu'il aimait, l'art d'Albert Durer et de son ami Lucas Cranach, ou la musique, qu'il appelait la première science après la théologie; mais il n'avait point de maître. Il se fit tourneur. «Puisque parmi nous autres barbares il n'y a point d'art ni d'esprit cultivé, moi et Wolfgang, mon serviteur, nous nous sommes mis à tourner.» Il chargea Wenceslas Link de lui acheter des instrumens à Nuremberg. Il se mit aussi à jardiner et à bâtir: «J'ai planté un jardin, écrit-il à Spalatin, j'ai construit une fontaine, et à l'un comme à l'autre j'ai assez bien réussi. Viens et tu seras couronné de lis et de roses.» (décembre 1525). Au mois d'avril 1527, un abbé de Nuremberg lui fit présent d'une horloge: «Il faut, lui répondit-il, que je me fasse disciple des mathématiciens pour comprendre tout ce mécanisme; car je n'ai jamais rien vu de pareil.» Et un mois après: «J'ai reçu les instrumens pour tourner, et le cadran avec le cylindre et l'horloge de bois. Mais tu as oublié de me dire combien il me restait à payer. J'ai pour le moment assez d'outils, à moins que tu n'en aies de nouvelle espèce qui puissent tourner d'eux-mêmes pendant que mon serviteur ronfle ou lève le nez en l'air. Je suis déjà maître passé en horlogerie. Cela m'est précieux pour marquer l'heure à mes ivrognes de Saxons, qui font plus attention à leurs verres qu'à l'heure, et ne s'inquiètent pas beaucoup si le soleil, l'horloge ou celui qui la règle, se trompent.» (19 mai 1527.) «Mes melons ainsi que mes courges et mes citrouilles croissent à vue d'œil. Tu vois que j'ai su bien faire venir les graines que vous m'avez envoyées.» (5 juillet).
Le jardinage n'était pas une grande ressource. Luther se trouvait dans une situation affligeante et bizarre. Cet homme qui régentait les rois, se voyait, pour les besoins de la subsistance journalière, dans la dépendance de l'Électeur. La nouvelle église ne s'était affranchie de la papauté qu'en s'assujétissant à l'autorité civile; elle se voyait, dès sa naissance, négligée, affamée par celle-ci.
En 1523, Luther avait écrit à Spalatin qu'il voulait résigner son revenu de couvent entre les mains de l'Électeur. «... Puisque nous ne lisons plus, ni ne braillons, ni ne messons, ni ne faisons aucune chose de ce qu'a institué la fondation, nous ne pouvons plus vivre de cet argent; on a droit de le réclamer.» (novembre 1523.)
«Staupitz ne paie encore rien de nos revenus... Tous les jours les dettes nous enveloppent davantage, et je ne sais s'il faut demander encore à l'Électeur, ou laisser aller les choses, et que ce qui périsse, périsse, jusqu'à ce qu'enfin la misère me force de quitter Wittemberg, et de faire satisfaction aux gens du pape et de l'Empereur[a82].» (novembre 1523.) «Sommes-nous ici pour payer à tout le monde, et que personne ne nous paie? Cela est vraiment étrange.» (1er février 1524.) «Je suis de jour en jour plus accablé de dettes. Il me faudra chercher l'aumône de quelque autre manière.» (24 avril 1524.) «Cette vie ne peut durer. Comment ces lenteurs du prince n'exciteraient-elles pas de justes soupçons! Pour moi, j'aurais depuis long-temps abandonné le couvent pour me loger ailleurs, en vivant de mon travail (quoiqu'ici je ne vive pas sans travail non plus), si je n'avais craint un scandale pour l'Évangile et même pour le prince.» (fin de décembre 1524.)
«Tu me demandes huit florins, mais où les prendrai-je? Comme tu le sais, il faut que je vive avec la plus stricte économie, et mon imprudence m'a fait contracter cette année une dette de plus de cent florins que je dois à l'un et à l'autre. J'ai été obligé de laisser trois gobelets pour gage de cinquante florins. Il est vrai que mon Seigneur, qui avait ainsi puni mon imprudence, m'a enfin libéré... Ajoute que Lucas et Christian ne veulent plus m'accepter pour répondant, ayant éprouvé que de cette manière ils perdent tout, ou épuisent jusqu'au fond de ma bourse.» (2 février 1527.)
«Dis à Nicolas Endrissus qu'il me demande quelques exemplaires de mes ouvrages. Quoique je sois très pauvre, cependant je me suis réservé certains droits avec mes imprimeurs; je ne leur demande rien pour tout mon travail, si ce n'est de pouvoir prendre parfois un exemplaire de mes livres[a83]. Ce n'est pas trop, je pense, puisque d'autres écrivains, même des traducteurs, reçoivent un ducat par cahier.» (5 juillet 1527.)
«Qu'est-il arrivé, mon cher Spalatin, pour que tu m'écrives avec tant de menaces et d'un ton si impérieux? Jonas n'a-t-il pas assez essuyé tes mépris et ceux de ton prince, pour que vous vous acharniez encore sur cet homme excellent? Je connais le caractère du prince, je sais comme il traite légèrement les hommes?... C'est donc ainsi que nous honorons l'Évangile, en refusant à ses ministres une petite prébende pour vivre... N'est-ce pas une iniquité et une odieuse perfidie que de lui ordonner de partir, et toutefois de faire en sorte qu'on n'ait pas l'air de lui en avoir donné l'ordre? Et vous croyez que le Christ ne s'aperçoit pas de cette ruse?... Je ne pense pas cependant que nous ayons été pour le prince une cause de dommage... Il en est venu dans sa bourse passablement des biens de ce monde, et il en vient chaque jour davantage.—Dieu saura bien nous repaître, si vous nous refusez l'aumône et quelque maudite monnaie.—... Cher Spalatin, traite-nous, je te prie, nous les pauvres et les exilés de Christ, avec plus de douceur, ou explique-toi nettement, afin que nous sachions où nous allons, que nous ne soyons plus forcés de nous perdre nous-mêmes en suivant un ordre à double sens, qui, tout en nous contraignant de partir, ne nous permet pas de nommer ceux qui nous y forcent.» (27 novembre 1524.)
«Nous avons reçu avec plaisir, mon cher Gérard Lampadarius, et la lettre et le drap, que tu nous as envoyés avec tant de candeur d'âme et de bienveillance de cœur... Nous nous servons constamment, et chaque nuit, de tes lampes, ma Catherine et moi, et nous nous plaignons ensemble de ne t'avoir pas fait de cadeau et de n'avoir rien à t'envoyer qui entretînt auprès de toi notre souvenir. J'ai grande honte de ne t'avoir pas même fait un présent de papier, lorsque cela m'était facile... Je ne laisserai pas de t'envoyer au moins quelque liasse de livres. Je t'aurais dès maintenant envoyé un Isaïe allemand qui vient de naître, mais on m'a arraché tous les exemplaires, et je n'en ai plus un seul.» (14 octobre 1528.)
A Martin Gorlitz, qui lui avait fait un présent de bière. «Ta Cérès de Torgau a été heureusement et glorieusement consommée. On l'avait réservée pour moi et pour les visiteurs, qui ne pouvaient se lasser de la vanter par-dessus tout ce qu'ils avaient jamais goûté. Et moi, en vrai rustre, je ne t'en ai pas remercié encore, toi et ton Émilia. Je suis un οἰκοδεσπότης si négligent de mes affaires, que j'avais oublié, et que j'ignorais entièrement, que je l'eusse dans ma cave; c'est mon serviteur qui me l'a rappelé. Salue pour moi tous nos frères, et surtout ton Émilia et son fils, la biche gracieuse et le jeune faon. Que le Seigneur te bénisse et te fasse multiplier à milliers, selon l'esprit comme selon la chair.» (15 janvier 1529.)
Luther écrit à Amsdorf qu'il va donner l'hospitalité à une nouvelle mariée. «Si ma Catherine accouchait en même temps, et que tout cela vînt à coïncider, tu en deviendrais plus pauvre. Ceins-toi donc, non pas du fer et du glaive, mais d'or et d'argent et d'un bon sac, à tout événement, car je ne te lâcherai pas sans un présent.» (29 mars 1529.)
A Jonas. «J'en étais à la dixième ligne de ta lettre quand on vint m'annoncer que ma Ketha m'avait donné une fille. Gloria et laus Patri in cœlis. Mon petit Jean est sauvé, la femme d'Augustin va bien; enfin Marguerite Mochinn a échappé à la mort contre toute attente. En compensation, nous avons perdu cinq porcs... Puisse la peste se contenter de cette contribution. Ego sum, qui sum hactenùs, scilicet ut apostolus, quasi mortuus, et ecce vivo.»
La peste régnait alors à Wittemberg. La femme de Luther était enceinte, son fils malade des dents; deux femmes, Hanna et Marguerite Mochinn, avaient été atteintes de la peste. Il écrit à Amsdorf: «Ma maison est devenue un hôpital.» (1er novembre 1527.)
«La femme de Georges, le chapelain, est morte d'une fausse couche et de la peste. Tout le monde était frappé de terreur. J'ai recueilli le curé avec sa famille.» (4 novembre 1527.) «Ton petit Jean ne te salue pas, parce qu'il est malade, mais il te demande tes prières. Voici douze jours qu'il n'a rien mangé. C'est une chose admirable combien cet enfant a la volonté d'être gai et alègre comme de coutume, mais l'excès de sa faiblesse ne le lui permet pas. On a ouvert hier l'apostème de Marguerite Mochinn; elle commence à se rétablir; je l'ai renfermée dans notre chambre d'hiver, et nous, nous nous tenons dans la grande salle de devant, Hänschen dans ma chambre à poêle, et la femme d'Augustin dans la sienne: nous commençons à espérer la fin de la peste. Adieu, embrasse ta fille et sa mère, et souvenez-vous de nous dans vos prières.» (10 novembre 1527.)
«Mon pauvre fils était mort, mais il est ressuscité; depuis douze jours il ne mangeait plus. Le Seigneur a augmenté ma famille d'une petite fille. Nous nous portons tous bien, à l'exception de Luther lui-même qui, sain de corps, isolé du monde entier, souffre à l'intérieur, des atteintes du diable et de tous ses anges. J'écris pour la seconde et la dernière fois contre les sacramentaires et leurs vaines paroles, etc.» (31 décembre 1527.)
«Ma petite fille Élisabeth est morte; je m'étonne comme elle m'a laissé le cœur malade, un cœur de femme, tant je suis ému. Je n'aurais jamais cru que l'âme d'un père fût si tendre pour son enfant.» (5 août 1528.) «Je pourrais t'apprendre ce que c'est qu'être père, præsertim sexûs, qui ultra filiorum casum etiam habet misericordiam valdè moventem.» (5 juin 1530.)
Vers la fin de l'année 1527, Luther lui-même fut plusieurs fois très malade de corps et d'esprit[r65]. Le 27 octobre il termine ainsi une lettre à Mélanchton. «Je n'ai pas encore lu le nouvel ouvrage d'Érasme, et que lirais-je, moi serviteur malade de Jésus-Christ, moi qui suis à peine vivant? que faire? qu'écrire? Dieu veut-il ainsi m'abîmer de tous les flots à la fois? Et ceux qui devraient avoir compassion de moi, viennent, après tant de souffrances, me donner le coup de grâce! Puisse Dieu les éclairer et les convertir! Amen.»
Deux amis intimes de Luther, les docteurs Jean Bugenhagen et Jonas nous ont laissé la note suivante sur une défaillance qui surprit Luther, vers la fin de 1527. «Le samedi de la visitation de Notre-Dame (1527), dans l'après-midi, le docteur Luther se plaignait de douleurs de tête et de bourdonnemens d'oreilles d'une violence inexprimable. Il croyait y succomber. Dans la matinée il fit appeler le docteur Bugenhagen pour se confesser à lui. Il lui parla avec effroi des tentations qu'il venait d'éprouver, le supplia de le soutenir, de prier Dieu pour lui, et il termina en disant: «Parce que j'ai quelquefois l'air gai et joyeux, beaucoup de gens se figurent que je ne marche que sur des roses; Dieu sait ce qu'il en est dans mon cœur. Je me suis souvent proposé, dans l'intérêt du monde, de prendre un extérieur plus austère et plus saint (je ne sais trop comment dire), mais Dieu ne m'a pas donné de faire comme je voulais.»
»L'après-midi du même jour, il tomba sans connaissance, devint froid, et ne donna plus signe de vie. Quand il fut rappelé à lui-même, par les secours qu'on lui prodiguait, il se mit à prier avec grande ferveur: «Tu sais, ô mon Dieu, disait-il, que j'eusse volontiers versé mon sang pour ta parole, mais tu as voulu qu'il en fût autrement. Que ta volonté soit faite! Sans doute je n'en étais pas digne. La mort serait mon bonheur; cependant, ô mon Dieu, si tu le voulais, je vivrais volontiers encore pour répandre ta sainte parole et consoler ceux des tiens qui faiblissent. Si mon heure est venue, néanmoins, que ta volonté soit faite! Tu es le maître de la vie et de la mort.
»O mon Seigneur Jésus-Christ, je te remercie de m'avoir fait la grâce de connaître ton saint nom. Tu sais que je crois en toi, au Père et au Saint-Esprit; tu es mon divin médiateur et sauveur... Tu sais, ô mon Seigneur, que Satan m'a dressé maints piéges, pour tuer mon corps par les tyrans et mon âme par ses flèches ardentes, par ses tentations infernales. Jusqu'ici tu m'as protégé miraculeusement contre toutes ses fureurs. Protége-moi encore, ô mon Seigneur fidèle, si telle est ta volonté.»
»Ensuite il se tourna vers nous deux (Bugenhagen et Jonas), et nous dit: «Le monde aime le mensonge, et il y en aura beaucoup qui diront que je me suis rétracté avant de mourir. Je vous demande donc instamment de recevoir ma profession de foi: je déclare, en conscience, avoir enseigné la vraie parole de Dieu, comme le Seigneur me l'a imposé et m'y a contraint. Oui, je le déclare, ce que j'ai prêché sur la foi, la charité, la croix, le saint sacrement, et autres articles de la doctrine chrétienne, est juste, bon et salutaire.
»Beaucoup m'accusent d'avoir été trop violent et trop dur. Je l'avoue, j'ai quelquefois été violent et dur envers mes ennemis. Cependant je n'ai jamais recherché le préjudice de qui que ce soit, bien moins encore la perdition d'aucune âme. Je m'étais proposé d'écrire sur le baptême et contre Zwingli, mais, à ce qu'il semble, Dieu en a décidé autrement.»
»Ensuite il parla des sectes qui viendront pervertir la parole de Dieu et qui n'épargneront pas, disait-il, le troupeau que le Seigneur a racheté de son sang. Il pleurait en parlant ainsi. «Jusqu'ici, disait-il encore, Dieu m'a permis de lutter avec vous contre ces esprits de désordre, et je le ferais volontiers encore; mais seuls, vous serez trop faibles contre eux tous. Jésus-Christ me rassure pourtant; car il est plus fort que Satan et toutes ses armes: il est le Seigneur de Satan.»
»Quelque temps après, quand on l'eut un peu réchauffé par des frictions et l'application de coussins bien chauds, il demanda à sa femme: «Où donc est mon petit cœur, mon bien-aimé petit Jean?» Quand l'enfant fut apporté, il sourit à son père qui se mit à dire les larmes aux yeux: «O cher pauvre petit enfant, je te recommande bien à Dieu, toi et ta bonne mère, ma chère Catherine. Vous n'avez rien. Mais Dieu aura soin de vous. Il est le père des orphelins et des veuves. Conserve-les, ô mon Dieu, instruis-les, comme tu m'as conservé et instruit jusqu'à ce jour.» Ensuite il dit quelques mots à sa femme au sujet de quelques gobelets d'argent. Tu sais, ajouta-t-il, que nous n'avons rien que cela.»
»Un sommeil profond lui rendit des forces, et le lendemain il se trouva beaucoup mieux. Il dit alors au docteur Jonas: «Je n'oublierai jamais la journée d'hier. Le Seigneur conduit l'homme dans l'enfer et l'en retire. La tempête qui fondit hier matin sur mon âme, a été bien plus terrible que celle que mon corps a essuyée vers le soir. Dieu tue et vivifie. Il est le maître de la vie et de la mort.»
»—Pendant près de trois mois, j'ai langui non de corps mais d'esprit; au point que c'est à peine si j'ai pu écrire quelques lignes. Ce sont là les persécutions de Satan.» (8 octobre 1527.)
«Je voudrais répondre aux sacramentaires; mais si mon âme ne se fortifie, je ne suis capable de rien.» (1er novembre 1527.) «Je n'ai pas encore lu Érasme ni les sacramentaires, si ce n'est environ trois cahiers de Zwingli. C'est bien fait à eux de me fouler aux pieds misérablement, afin que je puisse dire avec Jésus-Christ: Il a persécuté le faible, le pauvre, celui dont la mortification avait brisé le cœur.» Seul je porte le poids de la colère de Dieu, parce que j'ai péché envers lui; le pape et César, les princes, les évêques, le monde entier me hait et m'assaille: mais ce n'est pas assez encore, si mes frères mêmes ne viennent me tourmenter; mes péchés, la mort, Satan et ses anges, sévissent sans interruption contre moi. Et qu'est-ce qui me garderait, qui me consolerait, si Christ lui-même m'abandonnait, lui pour qui j'ai encouru leur haine? Mais il n'abandonnera pas, à la fin dernière, le malheureux pécheur, car je pense bien que je serai le dernier de tous les hommes. Oh! plaise, plaise au ciel, qu'Érasme et les sacramentaires éprouvent, un quart-d'heure seulement, les misères de mon cœur!» (10 novembre 1527.)
«Satan me fait endurer de merveilleuses tentations, mais les prières des saints ne m'abandonnent pas, quoique les blessures de mon cœur ne soient pas faciles à guérir. Ma consolation, c'est qu'il en est bien d'autres qui ont à livrer les mêmes combats. Sans doute il n'y a point de maux que mes péchés n'aient mérités. Mais ma vie, ma force, c'est que j'ai la conscience d'avoir enseigné pour le salut de beaucoup la vraie et pure parole du Christ; c'est là ce qui brûle Satan; il voudrait me voir, moi avec le Verbe, noyé et perdu. Aussi je n'ai rien à souffrir des tyrans de ce monde, tandis que d'autres sont tués, brûlés, et meurent pour le Christ; mais je n'en ai que plus à souffrir spirituellement du prince de ce monde.» (21 août 1527.)
«Quand je veux travailler, ma tête est comme remplie de tintemens, de tonnerres, et si je ne cessais à l'instant, je tomberais en syncope. Voici le troisième jour que je n'ai pu même regarder une lettre. Ma tête devient un petit chapitre, que cela continue, et elle ne sera bientôt plus qu'un paragraphe, qu'une phrase (caput meum factum est capitulum, perget vero fietque paragraphus, tandem periodus)... Le jour où tes lettres m'arrivèrent de Nuremberg, j'eus une visite de Satan; j'étais seul; Vitus et Cyriacus étaient éloignés. Cette fois il fut le plus fort, me chassa de mon lit, me força d'aller chercher des visages d'hommes.» (12 mai 1530.)
«Quoique bien portant, je suis toujours malade des persécutions de Satan; cela m'empêche d'écrire et de rien faire.—Le dernier jour, je le crois bien, n'est pas loin de nous. Adieu, ne cesse de prier pour le pauvre Luther.» (28 février 1529.)—«On peut éteindre les tentations de la chair, mais qu'il est difficile de lutter contre la tentation du blasphème et du désespoir! Nous ne comprenons point le péché, ni ne savons où est le remède.»—Après une semaine de souffrances continuelles, il écrivait: «Ayant perdu presque mon Christ, j'étais battu des flots et des tempêtes du désespoir et du blasphème.» (2 août 1527.)
Au milieu de ces troubles intérieurs, Luther, loin d'être soutenu et consolé par ses amis, les voyait les uns tièdes et timidement sceptiques; les autres, lancés dans la route du mysticisme que lui-même leur avait ouverte, et s'éloignant de lui chaque jour. Le premier qui se déclara fut Agricola, le chef des Antinomiens (ennemis de la Loi). Nous verrons au dernier livre combien cette polémique, contre un ami si cher, troubla Luther dans ses derniers jours.
«Quelqu'un m'a fait un conte à ton sujet, mon cher Agricola, et il a insisté, jusqu'à ce que je lui eusse promis de t'en écrire et de m'en assurer. Ce conte, c'est que tu commencerais à mettre en avant que l'on peut avoir la foi sans les œuvres, et que tu défendrais cette nouveauté envers et contre tous, à grand renfort de mots grecs et d'artifices de rhétorique... Je t'avertis de te défier des piéges de Satan... A quoi me suis-je jamais moins attendu qu'à la chute d'Œcolampade et de Regius? Et que n'ai-je pas à craindre maintenant pour ces hommes qui ont été mes intimes? Il n'est pas étonnant que je tremble aussi pour toi que, pour rien au monde, je ne voudrais voir séparé d'opinion.» (11 septembre 1528.)
«Pourquoi m'irriterais-je contre les papistes? Tout ce qu'ils me font est de bonne guerre. Nous sommes ennemis déclarés[r66] [a84]. Mais ceux qui me font le plus de mal, ce sont mes plus chers enfans. Fraterculi mei, aurei amiculi mei, eux qui, si Luther n'avait point écrit, ne sauraient rien de Christ et de l'Évangile, et n'auraient pas secoué la tyrannie papale; du moins, s'ils en eussent eu le pouvoir, le courage leur aurait manqué. Je croyais avoir jusqu'à présent souffert et épuisé toutes les adversités, mais mon Absalon, l'enfant de mon cœur, n'avait pas encore délaissé son père; il n'avait point versé l'ignominie sur David. Mon Judas, la terreur des disciples de Christ, le traître qui livra son maître, ne m'avait point encore vendu, et voici maintenant que tout cela a été fait.
»—Il y a maintenant contre nous une persécution clandestine, mais bien dangereuse[a85]. Notre ministère est méprisé. Nous-mêmes nous sommes haïs, persécutés, on nous laisse périr de faim[a86]. Voilà quel est aujourd'hui le sort de la parole de Dieu; lorsqu'elle vient à ceux qui en ont besoin, ils ne veulent pas la recevoir... Christ n'aurait point été crucifié s'il était sorti de Jérusalem. Mais le prophète ne veut point mourir hors de Jérusalem, et cependant ce n'est que dans sa patrie que le prophète est sans honneur. C'est ainsi qu'il en est de nous... Il arrivera bientôt que tous les grands de ce duché l'auront rendu vide de ministres de la parole; ceux-ci seront chassés par la faim, pour ne rien dire des autres injures.» (18 octobre 1531.)
«Il n'y a rien de très certain sur les apparitions dont on fait tant de bruit en Bohême; beaucoup nient le fait[a87]. Quant au gouffre qui s'est formé ici, sous mes propres yeux, le dimanche après l'Épiphanie, à huit heures du soir, c'est une chose certaine, et qui s'est vue en plusieurs endroits jusqu'à la mer. De plus, en décembre, on a vu le ciel en feu au-dessus de l'église de Breslaw, à ce que m'écrit le docteur Hess; un autre jour, ajoute-t-il, on a vu deux charpentes embrasées, et, au milieu, une tourelle de feu. C'est le dernier jour, si je ne me trompe, qu'annoncent ces signes. L'Empire tombe, les rois tombent, les prêtres tombent, et le monde entier chancelle, comme une grande maison qui va crouler, annonce sa ruine par de petites lézardes. Cela ne tardera point à moins que le Turc, ainsi qu'Ézéchiel le prophétise de Gog et de Magog, ne se perde dans sa victoire et son orgueil, avec le pape son allié.» (7 mars 1529.)
«Grâce et paix en notre Seigneur Jésus-Christ[r67]. Le monde court à sa fin, et il me vient souvent cette pensée que le jour du Jugement pourrait bien arriver avant que nous eussions achevé notre traduction de la sainte Écriture. Toutes les choses temporelles qui y sont prédites se trouvent accomplies. L'Empire romain penche vers sa ruine, le Turc est arrivé au comble de sa puissance, la splendeur papale s'éclipse, le monde craque en tous les coins comme s'il allait crouler. L'Empire, si l'on veut, s'est relevé un peu sous notre empereur Charles, mais c'est peut-être pour la dernière fois; ne serait-ce pas comme la lumière qui, au moment de s'éteindre pour toujours, jette une vive et dernière flamme?...»
«Le Turc va fondre sur nous; ce sera, je le crois bien, le réformateur envoyé par la colère de Dieu.» (15 mars.)
«J'ai chez moi un homme arrivé à Venise, qui affirme que le fils du doge est à la cour du Turc: ainsi nous combattons jusqu'à présent contre celui-ci, en attendant que le pape, les Vénitiens, les Français, se soient ouvertement et impudemment faits Turcs. Le même homme rapporte encore qu'il y avait dans l'armée du Français, à Pavie, huit cents Turcs, dont trois cents sont retournés sains et saufs dans leur pays, par ennui de la guerre. Comme tu ne m'écris pas ces monstruosités, j'ai pensé que tu les ignorais; pour moi elles m'ont été racontées et par écrit et de vive voix, avec des détails qui ne me permettent pas d'en douter. L'heure de minuit approche où l'on entendra ce cri: L'époux arrive, sortez au-devant de lui.» (6 mai 1529.)