CHAPITRE II. 1517-1521.

Luther attaque les indulgences. Il brûle la bulle du pape.—Érasme, Hutten, Franz de Sickingen.—Luther comparaît à la diète de Worms.—Son enlèvement.

La papauté était loin de soupçonner son danger. Depuis le treizième siècle on disputait, on aboyait contre elle. Le monde lui paraissait définitivement endormi au bruit uniforme des criailleries de l'École. Il semblait qu'il n'y eût plus grand'chose de nouveau à dire. Tout le monde avait parlé à perdre haleine. Wicleff, Jean Huss, Jérôme de Prague, persécutés, condamnés, brûlés, n'en avaient pas moins eu le temps de dire tout ce qu'ils avaient en pensée. Les docteurs de la très catholique université de Paris, les Pierre d'Ailly, les Clémengis, le doux Gerson lui-même, avaient respectueusement souffleté la papauté. Elle durait pourtant, elle vivotait, patiente et tenace. Le quinzième siècle s'écoula ainsi. Les conciles de Constance et de Bâle eurent moins d'effet que de bruit. Les papes les laissèrent dire, firent révoquer les Pragmatiques, rétablirent tout doucement leur domination en Europe et fondèrent une grande souveraineté en Italie.

Jules II conquit pour l'Église; Léon X pour sa famille. Ce jeune pape, mondain, homme de lettres, homme de plaisir et d'affaires, comme les autres Médicis, avait les passions de son âge, et celles des vieux papes, et celles de son temps. Il voulait faire rois les Médicis. Lui-même jouait le rôle du premier roi de la chrétienté. Indépendamment de cette coûteuse diplomatie qui s'étendait à tous les états de l'Europe, il entretenait de lointaines relations scientifiques. Il s'informait du Nord même, et faisait recueillir jusqu'aux monumens de l'histoire scandinave. A Rome, il bâtissait Saint-Pierre, dont Jules II lui avait légué la construction. L'héroïque Jules II n'avait pas calculé ses ressources. Quand Michel-Ange apportait un tel plan, qui pouvait marchander? Il avait dit, comme on sait, du Panthéon: Je mettrai ce temple à trois cents pieds dans les airs. Le pauvre état romain n'était pas de force à lutter contre le génie magnifique de ces artistes, dont l'ancien Empire, maître du monde, aurait à peine été capable de réaliser les conceptions.

Léon X avait commencé son pontificat par vendre à François Ier ce qui n'était pas à lui, les droits de l'église de France. Plus tard, il avait fait pour finance trente cardinaux en une fois[a4]. C'étaient là de petites ressources. Il n'avait pas, lui, les mines du Mexique. Ses mines, c'étaient la vieille foi des peuples, leur crédule débonnaireté. Il en avait donné l'exploitation en Allemagne aux Dominicains. Ils avaient succédé aux Augustins dans la vente des indulgences. Le dominicain Tetzel, effronté saltimbanque, allait à grand bruit, grand appareil, grande dépense, débitant cette denrée dans les églises, dans les places, dans les cabarets[a5]. Il rendait le moins qu'il pouvait, et empochait l'argent; le légat du pape l'en convainquit plus tard. La foi des acheteurs diminuant, il fallait bien enfler le mérite du spécifique; il y avait long-temps qu'on en vendait; le commerce baissait. L'intrépide Tetzel avait poussé la rhétorique aux dernières limites de l'amplification. Entassant hardiment les pieuses menteries, il énumérait tous les maux dont guérissait cette panacée. Il ne se contentait pas des péchés connus, il inventait des crimes, imaginait des infamies, étranges, inouïes, auxquelles personne ne songea jamais; et quand il voyait l'auditoire frappé d'horreur, il ajoutait froidement: «Eh bien, tout cela est expié, dès que l'argent sonne dans la caisse du pape!»

Luther assure qu'alors il ne savait pas trop ce que c'était que les indulgences. Lorsqu'il en vit le prospectus fièrement décoré du nom et de la protection de l'archevêque de Mayence, que le pape avait chargé de surveiller la vente des indulgences en Allemagne, il fut saisi d'indignation[a6]. Jamais un problème de pure spéculation ne l'eût mis en contradiction avec ses supérieurs ecclésiastiques. Mais ceci était une question de bon sens, de moralité. Docteur en théologie, professeur influent à l'université de Wittemberg que l'Électeur venait de fonder, vicaire provincial des Augustins, et chargé de remplacer le vicaire général dans les visites pastorales de la Misnie et de la Thuringe, il se croyait sans doute plus responsable qu'un autre du dépôt de la foi saxonne. Sa conscience fut frappée, il risquait beaucoup en parlant; s'il se taisait, il se croyait damné.

Il commença dans la forme légale, s'adressa à son évêque, celui de Brandebourg, pour le prier de faire taire Tetzel[a7]. L'évêque répondit que c'était attaquer la puissance de l'Église, qu'il allait se faire bien des affaires, qu'il valait mieux se tenir tranquille. Alors Luther s'adressa au primat, archevêque de Mayence et de Magdebourg. Ce prélat était un prince de la maison de Brandebourg, ennemie de l'électeur de Saxe; Luther lui envoyait des propositions qu'il offrait de soutenir contre la doctrine des indulgences. Nous abrégeons sa lettre, extrêmement longue dans l'original (31 octobre 1517):

«Père vénérable en Dieu, prince très illustre, veuille votre grâce jeter un œil favorable sur moi qui ne suis que terre et cendre, et recevoir favorablement ma demande avec la douceur épiscopale. On porte par tout le pays, au nom de votre grâce et seigneurie, l'indulgence papale pour la construction de la cathédrale de Saint-Pierre de Rome. Je ne blâme pas tant les grandes clameurs des prédicateurs de l'indulgence, lesquels je n'ai point entendus, que le faux sens adopté par le pauvre, simple et grossier peuple, qui publie partout hautement les imaginations qu'il a conçues à ce sujet. Cela me fait mal et me rend malade.... Ils croient que les âmes seront tirées du purgatoire, dès qu'ils auront mis l'argent dans les coffres. Ils croient que l'indulgence est assez puissante pour sauver le plus grand pécheur, celui (tel est leur blasphème) qui aurait violé la sainte mère de notre Sauveur!... Grand Dieu! les pauvres âmes seront donc sous le sceau de votre autorité, enseignées pour la mort et non pour la vie! Vous en rendrez un compte terrible, dont la gravité va toujours croissant...

»Qu'il vous plaise, noble et vénérable père, de lire et de considérer les propositions suivantes, où l'on montre la vanité des indulgences que les prédicateurs proclament comme chose tout-à-fait certaine.»

L'archevêque ne répondit pas. Luther, qui s'en doutait, avait le même jour, 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, à midi, affiché ses propositions à l'église du château de Wittemberg, qui subsiste encore.

«Les thèses indiquées ci-dessous, seront soutenues à Wittemberg, sous la présidence du révérend Martin Luther, etc. 1517[r10]:

»Le pape ne veut ni ne peut remettre aucune peine, si ce n'est celles qu'il a imposées de son chef ou d'après les canons.

—Les canons pénitentiaux sont pour les vivans; ils ne peuvent charger d'aucune peine l'âme des morts.

—Le changement de la peine canonique en peine du purgatoire, est une ivraie, une zizanie; évidemment les évêques dormaient quand on a semé cette mauvaise herbe.

—Le pouvoir de soulager les âmes du purgatoire que le pape peut exercer par toute la chrétienté, chaque évêque, chaque curé le possède dans son diocèse, dans sa paroisse.... Qui sait si toutes les âmes en purgatoire voudraient être rachetées? on l'a dit de saint Séverin.

—Il faut enseigner aux chrétiens qu'à moins d'avoir le superflu, ils doivent garder pour leur famille le nécessaire, et ne rien dépenser pour leurs péchés.

—Il faut enseigner aux chrétiens que le pape, quand il donne des pardons, a moins besoin d'argent que de bonne prière pour lui, et que c'est là ce qu'il demande.

—Il faut enseigner aux chrétiens que si le pape connaissait les exactions des prêcheurs de pardons, il aimerait mieux que la basilique de Saint-Pierre tombât en cendres, plutôt que de la construire avec la chair, la peau et les os de ses brebis.

—Le pape doit vouloir que si les pardons, chose petite, sont célébrés avec une cloche, une cérémonie, une solennité, l'Évangile, chose si grande, soit prêché avec cent cloches, cent cérémonies, cent solennités.

—Le vrai trésor de l'Église, c'est le sacro-saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu.

—On a sujet de haïr ce trésor de l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers;

—On a sujet d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les premiers.

—Les trésors de l'Évangile sont les filets avec lesquels on pêchait les hommes de richesses;

—Les trésors des indulgences sont les filets avec lesquels on pêche les richesses des hommes.

—Dire que la croix, mise dans les armes du pape, équivaut à la croix du Christ, c'est un blasphème.

—Pourquoi le pape, dans sa très sainte charité, ne vide-t-il pas le purgatoire où tant d'âmes sont en peine? Ce serait là exercer plus dignement son pouvoir, que de délivrer des âmes à prix d'argent (cet argent porte malheur); et pourquoi encore? pour élever une église?

—Quelle est cette étrange compassion de Dieu et du pape, qui, pour de l'argent, changent l'âme d'un impie, d'un ennemi de Dieu, en une âme pieuse et agréable au Seigneur?

—Le pape, dont les trésors surpassent aujourd'hui les plus énormes trésors, ne peut-il donc, avec son argent plutôt qu'avec celui des pauvres fidèles, élever une seule église, la basilique de Saint-Pierre?

—Que remet, que donne le pape à ceux qui, par la contrition parfaite, ont droit à la rémission plénière?

—Loin de nous tous ces prophètes, qui disent au peuple de Christ: La paix, la paix; et ne donnent point la paix.

—Loin, bien loin, tous ces prophètes qui disent au peuple de Christ: La croix, la croix; et ne montrent point la croix.

—Il faut exhorter les chrétiens à suivre Christ, leur chef, à travers les peines, les supplices et l'enfer même; de sorte qu'ils soient assurés que c'est par les tribulations qu'on entre dans le ciel, et non par la sécurité et la paix, etc.»

Ces propositions, négatives et polémiques, trouvaient leur complément dans les thèses dogmatiques que Luther publia presque en même temps[r11]:

«L'homme ne peut pas naturellement vouloir que Dieu soit Dieu. Il aimerait mieux être Dieu lui-même, et que Dieu ne fût pas Dieu.

—Il est faux que l'appétit soit libre d'aller dans les deux sens; il n'est pas libre, mais captif.

—Il n'y a en la nature, par devant Dieu, rien que concupiscence.

—Il est faux que cette concupiscence puisse être réglée par la vertu de l'espérance. Car l'espérance est contraire à la charité qui cherche et désire seulement ce qui est de Dieu. L'espérance ne vient pas de nos mérites, mais de nos passions qui effacent nos mérites.

—La meilleure, l'infaillible préparation et l'unique disposition à recevoir la grâce, c'est le choix et la prédestination arrêtés par Dieu de toute éternité.

—Du côté de l'homme, rien ne précède la grâce, que la non-disposition à la grâce, ou plutôt la rébellion.

—Il est faux qu'on puisse trouver excuse dans une ignorance invincible. L'ignorance de Dieu, de soi, des bonnes œuvres, c'est la nature invincible de l'homme, etc.»

La publication de ces thèses et le sermon en langue vulgaire que Luther prononça à l'appui, furent comme un coup de tonnerre dans l'Allemagne[a8]. Cette immolation de la liberté à la grâce, de l'homme à Dieu, du fini à l'infini, fut reconnue par le peuple allemand, comme la vraie religion nationale, la foi que Gottschalk avait professée dès le temps de Charlemagne, au berceau même du christianisme allemand, la foi de Tauler, et de tous les mystiques des Pays-Bas. Le peuple se jeta avec la plus âpre avidité sur cette pâture religieuse dont on l'avait sevré depuis le quatorzième siècle. Les propositions furent imprimées à je ne sais combien de mille, dévorées, répandues, colportées. Luther fut lui-même alarmé de son succès. «Je suis fâché, dit-il, de les voir tant imprimées, tant répandues; ce n'est pas là une bonne manière d'instruire le peuple. Il me reste moi-même quelques doutes. J'aurais mieux prouvé certaines choses, j'en aurais omis d'autres, si j'avais prévu cela.»

Il semblait alors fort disposé à laisser tout, et à se soumettre. «Je veux obéir, disait-il; j'aimerais mieux obéir que faire des miracles, quand même j'aurais le don des miracles.»

Tetzel ébranla ces résolutions pacifiques, en brûlant les propositions de Luther. Les étudians de Wittemberg usèrent de représailles pour celles de Tetzel, et Luther en exprime quelque regret. Mais lui-même fit paraître ses Résolutions, à l'appui des premières propositions. «Vous verrez, écrit-il à un ami, mes Resolutiones et responsiones. Peut-être en certains passages les trouverez-vous plus libres qu'il ne faudrait; à plus forte raison, doivent-elles paraître intolérables aux flatteurs de Rome. Elles étaient déjà publiées; autrement, j'y aurais mis quelque adoucissement.»

Le bruit de cette controverse se répandit hors de l'Allemagne et parvint à Rome. On prétend que Léon X crut qu'il ne s'agissait que de jalousie de métier entre les Augustins et les Dominicains[a9], et qu'il aurait dit: «Rivalités de moines! Fra Luther est un beau génie!»[a10] De son côté, Luther protestait de son respect pour le pape même. Il écrivit en même temps deux lettres, l'une à Léon X, par laquelle il s'abandonnait à lui sans réserve, et se soumettait à sa décision. «Très saint Père, disait-il en finissant, je m'offre et me jette à vos pieds, moi et tout ce qui est en moi. Donnez la vie ou la mort; appelez, rappelez, approuvez, désapprouvez, je reconnais votre voix pour la voix du Christ qui règne et parle en vous. Si j'ai mérité la mort, je ne refuserai point de mourir; car la terre et la plénitude de la terre sont au Seigneur qui est béni dans les siècles: puisse-t-il vous sauver éternellement! Amen.» (Jour de la Trinité, 1518.)

L'autre lettre était adressée au vicaire général Staupitz, qu'il priait de l'envoyer au pape. Dans celle-ci, Luther indiquait que sa doctrine n'était autre que celle qu'il avait reçue de Staupitz lui-même. «Je me souviens, mon révérend Père, que parmi vos doux et salutaires discours, d'où mon Seigneur Jésus fait découler pour moi de si merveilleuses consolations, il y eut aussi mention du sujet de la pénitence: et qu'alors émus de pitié pour tant de consciences, que l'on torture par d'innombrables et insupportables prescriptions sur la manière de se confesser, nous reçûmes de vous, comme une voix du ciel, cette parole: Qu'il n'y a de vraie pénitence que celle qui commence par l'amour de la justice et de Dieu; et que ce qu'ils donnent pour la fin de la pénitence en doit être plutôt le principe.—Cette parole de vous resta en moi comme la flèche aiguë du chasseur. J'osai engager la lutte avec les écritures qui enseignent la pénitence; joûte pleine de charme, où les paroles saintes jaillissaient de toutes parts et voltigeaient autour de moi en saluant et applaudissant cette sentence. Autrefois il n'y avait rien de plus amer pour moi dans toute l'écriture que ce mot de pénitence, bien que je fisse mes efforts pour dissimuler devant Dieu, et exprimer un amour de commande. Aujourd'hui rien comme ce mot, ne sonne délicieusement à mon oreille. Tant les préceptes de Dieu deviennent suaves et doux, lorsqu'on apprend à les lire, non dans les livres seulement, mais dans les blessures mêmes du doux Sauveur!»

Ces deux lettres du 30 mai 1518, sont datées d'Heidelberg, où les Augustins tenaient alors un synode provincial, et où Luther s'était rendu pour soutenir ses doctrines et combattre à tout venant. Cette fameuse université à deux pas du Rhin, et par conséquent sur la route la plus fréquentée de l'Allemagne, était certainement le théâtre le plus éclatant où l'on pût présenter la nouvelle doctrine.

Rome commençait à s'émouvoir. Le maître du sacré palais, le vieux dominicain Sylvestre de Prierio, écrivit contre le moine augustin en faveur de la doctrine de saint Thomas, et s'attira une foudroyante réponse (fin d'août 1518). Luther reçut immédiatement l'ordre de comparaître à Rome dans soixante jours. L'empereur Maximilien avait inutilement demandé qu'on ne précipitât pas les choses, promettant de faire tout ce que le pape ordonnerait au sujet de Luther. Mais à Rome on n'était pas sans quelque méfiance sur le zèle de Maximilien. Il arrivait de lui certains mots qui sonnaient mal aux oreilles du pape: «Ce que fait votre moine n'est pas à mépriser, avait dit l'empereur à Pfeffinger, conseiller de l'électeur de Saxe; le jeu va commencer avec les prêtres. Prenez soin de lui, il pourrait arriver que nous en eussions besoin.» Plus d'une fois il s'était plaint amèrement des prêtres et des clercs. «Ce pape, disait-il en parlant de Léon X, s'est conduit avec moi comme un misérable. Je puis dire que je n'ai trouvé dans aucun pape ni sincérité ni bonne foi; mais j'espère bien, s'il plaît à Dieu, que celui-ci sera le dernier[r12].» Ces paroles étaient menaçantes. L'on se rappelait d'ailleurs que Maximilien, pour réconcilier définitivement l'Empire et le Saint-Siége, avait songé à se faire pape lui-même. Aussi Léon X se garda bien de lui remettre la décision de cette querelle, qui prenait chaque jour une nouvelle importance.

Luther n'avait d'espérance que dans la protection de l'Électeur. Ce prince, soit par intérêt pour sa nouvelle université[a11], soit par goût pour la personne de Luther, l'avait toujours protégé spécialement[a12]. Il avait voulu faire les frais de son doctorat. En 1517, Luther le remercie dans une lettre de lui avoir envoyé, à l'entrée de l'hiver, du drap pour lui faire une robe. Il se doutait bien aussi que l'Électeur ne lui savait pas mauvais gré d'un éclat qui faisait tort à l'archevêque de Mayence et Magdebourg, prince issu de la maison de Brandebourg, et par conséquent ennemi de celle de Saxe. Enfin, et c'était un puissant motif de se rassurer, l'Électeur avait annoncé qu'il ne connaissait de règle de foi que les propres paroles de l'Écriture. Luther le lui rappelle dans le passage suivant (27 mars 1519): «Le docteur J. Staupitz, mon véritable père en Christ, m'a rapporté que causant un jour avec votre altesse électorale sur ces prédicateurs qui, au lieu d'annoncer la pure parole de Dieu, ne prêchent au peuple que de misérables arguties ou des traditions humaines, vous lui dîtes que la sainte Écriture parle avec une telle majesté et une si complète évidence[a13], qu'elle n'a pas besoin de tous ces instrumens de disputes, et qu'elle force de dire: «Jamais homme n'a ainsi parlé; là est le doigt de Dieu; Celui-ci n'enseigne point comme les scribes et les pharisiens, mais comme ayant la toute-puissance.» Staupitz approuvant ces paroles, vous lui dîtes: «Donnez-moi donc la main, et promettez-moi, je vous prie, qu'à l'avenir vous suivrez cette nouvelle doctrine.» La continuation naturelle de ce passage se trouve dans une vie manuscrite de l'Électeur, par Spalatin. «Avec quel plaisir il écoutait les prédications, et lisait la parole de Dieu, surtout les évangélistes dont il avait sans cesse à la bouche de belles et consolantes sentences! Mais celle qu'il répétait sans cesse, c'était cette parole de Christ dans saint Jean: Sans moi vous ne pouvez rien [r13]. Il se servait de cette parole pour combattre la doctrine du libre arbitre, avant même qu'Érasme de Rotterdam eût osé soutenir dans plusieurs écrits contre la parole de Dieu cette misérable liberté. Il me disait souvent, comment pouvons-nous avoir le libre arbitre, puisque Christ lui-même a dit: Sans moi vous ne pouvez rien, Sine me nihil potestis facere

Toutefois on se tromperait si l'on croyait, d'après ceci, que Staupitz et son disciple ne furent que l'instrument de l'Électeur. La Réforme de Luther fut évidemment spontanée. Le prince, comme nous le verrons ailleurs, s'effraya plutôt de l'audace de Luther. Il aima, il embrassa la Réforme, il en profita; jamais il ne l'eût commencée.

Luther écrit le 15 février 1518 à son prudent ami, Spalatin, le chapelain, le secrétaire et le confident de l'électeur: «Voilà ces criailleurs qui vont disant, à mon grand chagrin, que tout ceci est l'ouvrage de notre très illustre Prince; à les en croire, c'est lui qui me pousserait pour faire dépit à l'archevêque de Magdebourg et de Mayence. Examinez, je vous prie, s'il est à propos d'en avertir le Prince. Je suis vraiment désolé de voir son altesse soupçonnée à cause de moi. Devenir une cause de discorde entre de si grands princes, il y a de quoi trembler et frémir.» Il tient le même langage à l'Électeur lui-même dans sa relation de la conférence d'Augsbourg (novembre).

21 mars, à J. Lange (depuis archevêque de Saltzbourg): «Notre Prince nous a pris sous sa protection, moi et Carlostad, et cela sans en avoir été prié. Il ne souffrira pas qu'ils me traînent à Rome. Ils le savent, et c'est leur chagrin.» Ceci ferait croire qu'alors Luther avait reçu de l'Électeur des assurances positives. Cependant, le 21 août 1518, dans une lettre plus confidentielle, à Spalatin, il dit: «Je ne vois pas encore comment éviter les censures dont je suis menacé, si le Prince ne vient à mon secours. Et pourtant, j'aimerais mieux toutes les censures du monde plutôt que de voir son altesse blâmée à cause de moi... Voici ce qui a paru le mieux à nos doctes et prudens amis, c'est que je demande au Prince un sauf-conduit (salvum, ut vocant, conductum per suum dominium). Il me le refusera, j'en suis sûr, et j'aurai, disent-ils, une bonne excuse pour ne pas comparaître à Rome. Veuillez donc faire en sorte d'obtenir de notre très illustre Prince un rescript portant qu'il me refuse le sauf-conduit, et m'abandonne, si je me mets en route, à mes risques et périls. En cela vous me rendrez un important service. Mais il faut que la chose se fasse promptement; le temps presse, le jour fixé approche.»

Luther eût pu s'épargner cette lettre. Le prince, sans l'en avertir, le protégeait activement. Il avait obtenu que Luther serait examiné par un légat en Allemagne, dans la ville libre d'Augsbourg; et à ce moment il était de sa personne à Augsbourg, où sans doute il s'entendait avec les magistrats pour garantir la sûreté de Luther dans cette dangereuse entrevue. C'est sans doute à cette providence invisible de Luther qu'on doit attribuer les soins inquiets de ces magistrats, pour le préserver des embûches que pouvaient lui dresser les Italiens. Pour lui, il allait droit devant lui dans son courage et sa simplicité, sans bien savoir ce que le prince ferait ou ne ferait pas, en sa faveur (2 sept.).

«Je l'ai dit, et, je le répète, je ne veux pas que dans cette affaire notre Prince, qui est innocent de tout cela, fasse la moindre chose pour défendre mes propositions... Qu'il tienne la main à ce que je ne sois exposé à aucune violence, s'il peut le faire sans compromettre ses intérêts. S'il ne le peut, j'accepte mon péril tout entier.»

Le légat, Caietano de Vio, était certainement un juge peu suspect[a14]. Il avait écrit lui-même qu'il était permis d'interpréter l'Écriture, sans suivre le torrent des Pères (contrà torrentem SS. Patrum). Ces hardiesses l'avaient rendu quelque peu suspect d'hérésie. Homme du pape dans cette affaire que le pape le chargeait d'arranger, il prit la chose en politique, n'attaqua dans la doctrine de Luther que ce qui ébranlait la domination politique et fiscale de la cour de Rome. Il s'en tint à la question pratique du trésor des indulgences, sans remonter au principe spéculatif de la grâce.

«Lorsque je fus cité à Augsbourg, j'y vins et comparus, mais avec une forte garde et sous la garantie de l'électeur de Saxe, Frédéric, qui m'avait adressé à ceux d'Augsbourg et m'avait recommandé à eux[r14]. Ils eurent grande attention à moi, et m'avertirent de ne point aller avec les Italiens, de ne faire aucune société avec eux, de ne point me fier à eux, car je ne savais pas, disaient-ils, ce que c'était qu'un Welche. Pendant trois jours entiers, je fus à Augsbourg sans sauf-conduit de l'Empereur. Dans cet intervalle, un Italien venait souvent m'inviter à aller chez le cardinal. Il insistait sans se décourager. Tu dois te rétracter, disait-il; tu n'as qu'un mot à dire: revoco. Le cardinal te recommandera au pape, et tu retourneras avec honneur après de ton prince.»

Il lui citait entre autres exemples, celui du fameux Joachim de Flores, qui, s'étant soumis, n'avait pas été hérétique, quoiqu'il eût avancé des propositions hérétiques.

«Au bout de trois jours, arriva l'évêque de Trente, qui montra au cardinal le sauf-conduit de l'Empereur. Alors j'allai le trouver en toute humilité. Je tombai d'abord à genoux, puis je m'abaissai jusqu'à terre et je restai à ses pieds. Je ne me relevai que quand il me l'eut ordonné trois fois. Cela lui plut fort, et il espéra que je prendrais une meilleure pensée.

»Lorsque je revins le lendemain et que je refusai absolument de rien rétracter, il me dit: Penses-tu que le pape s'embarrasse beaucoup de l'Allemagne? Crois-tu que les princes te défendront avec des armes et des gens de guerre? Oh! non! Où veux-tu rester?...—Sous le ciel, répondis-je.

»Plus tard le pape baissa le ton et écrivit à l'Église, même à maître Spalatin, et à Pfeffinger, afin qu'ils me fissent livrer à lui, et insistassent pour l'exécution de son décret.

»Cependant mes petits livres et mes Resolutiones allèrent, ou plutôt volèrent en peu de jours par toute l'Europe. Ainsi, l'électeur de Saxe fut confirmé et fortifié; il ne voulut point exécuter les ordres du pape et se soumit à la connaissance de l'Écriture.

»Si le cardinal eût agi à mon égard avec plus de raison et de discrétion, s'il m'eût reçu lorsque je tombai à ses pieds, les choses n'en seraient jamais venues où elles sont. Car, dans ce temps je ne voyais encore que bien peu les erreurs du pape; s'il s'était tu, je me serais tu aisément. C'était alors le style et l'usage de la cour de Rome, que le pape dît dans les affaires obscures et embrouillées: Nous rappelons la chose à nous, en vertu de notre puissance papale, annulons le tout et le mettons à néant. Alors il ne restait plus aux deux parties qu'à pleurer. Je tiens que le pape donnerait trois cardinaux pour que la chose fût encore dans le sac.»

Ajoutons quelques détails tirés d'une lettre qu'écrivit Luther à Spalatin (c'est-à-dire à l'Électeur), lorsqu'il était à Augsbourg, et pendant les conférences (14 octobre): «Voilà quatre jours que le légat confère avec moi, disons mieux, contre moi....... Il refuse de disputer en public ou même en particulier, répétant sans cesse: Rétracte-toi, reconnais ton erreur, que tu le croies ou non; le pape le veut ainsi... Enfin on a obtenu de lui que je pourrais m'expliquer par écrit, et je l'ai fait en présence du seigneur de Feilitsch, représentant de l'Électeur. Alors le légat n'a plus voulu de ce que j'avais écrit, il s'est remis à crier rétractation. Il est allé chercher je ne sais quel long discours dans les romans de saint Thomas, croyant alors m'avoir vaincu et réduit au silence. Dix fois je voulus parler, autant de fois il m'arrêtait, il tonnait, il régnait tyranniquement dans la dispute.

»Je me mis enfin à crier à mon tour: Si vous pouvez me montrer que votre décret de Clément VI dit expressément que les mérites du Christ sont le trésor des indulgences, je me rétracte.—Dieu sait alors comme ils ont tous éclaté de rire. Lui il a arraché le livre et l'a feuilleté hors d'haleine (fervens et anhelans) jusqu'à l'endroit où il est écrit, que Christ par sa Passion a acquis les trésors, etc. Je l'arrêtais sur ce mot a acquis...—Après le dîner, il fit venir le révérend père Staupitz, et par ses caresses l'engagea de m'amener à une rétractation, ajoutant que je trouverais difficilement quelqu'un qui me voulût plus de bien que lui-même.»

Les disputans suivaient une méthode différente; la conciliation était impossible. Les amis de Luther craignaient un guet-à-pens de la part des Italiens. Il quitta Augsbourg en laissant un appel au pape mieux informé, et il adressa une longue relation de la conférence à l'Électeur. Nous y apprenons que dans la discussion, il avait appuyé ses opinions relatives à l'autorité du pape, sur le concile de Bâle, sur l'université de Paris et sur Gerson. Il prie l'Électeur de ne point le livrer au pape: «Veuille votre très illustre Altesse faire ce qui est de son honneur, de sa conscience, et ne pas m'envoyer au pape. L'homme (il parle du légat) n'a certainement pas dans ses instructions, une garantie pour ma sûreté à Rome. Parler en ce sens à votre très illustre Altesse, ce serait lui dire de livrer le sang chrétien, de devenir homicide. A Rome! le pape lui-même n'y vit pas en sûreté. Ils ont là-bas assez de papier et d'encre; ils ont des notaires et des scribes sans nombre. Ils peuvent aisément écrire en quoi j'ai erré. Il en coûtera moins d'argent pour m'instruire absent par écrit, que pour me perdre présent par trahison.»

Ces craintes étaient fondées. La cour de Rome allait s'adresser directement à l'électeur de Saxe. Il lui fallait Luther à tout prix. Le légat s'était déjà plaint amèrement à Frédéric de l'audace de Luther, le suppliant de le renvoyer à Augsbourg ou de le chasser, s'il ne voulait souiller sa gloire et celle de ses ancêtres en protégeant ce misérable moine. «J'ai appris hier de Nüremberg que Charles de Miltitz est en route, qu'il a trois brefs du pape (au dire d'un témoin oculaire et digne de foi), pour me prendre au corps et me livrer au pontife. Mais j'en ai appelé au futur concile.» Il était nécessaire qu'il se hâtât de récuser le pape, car, comme le légat l'avait écrit à Frédéric, Luther était déjà condamné à Rome. Il fit cette nouvelle protestation en observant toutes les formes juridiques, déclara qu'il se soumettrait volontiers au jugement du pape bien informé; mais que le pape pouvant faillir, comme saint Pierre lui-même a failli, il en appelait au concile général, supérieur au pape, de tout ce que le pape décrèterait contre lui. Cependant il craignait quelque violence subite; on pouvait l'enlever de Wittemberg. «L'on t'a trompé, écrit-il à Spalatin, je n'ai point fait mes adieux au peuple de Wittemberg; il est vrai que j'ai parlé à peu près comme il suit: Vous le savez tous, je suis un prédicateur variable et peu fixe. Combien de fois ne vous ai-je pas quittés sans vous saluer! Si la même chose arrivait encore et que je ne dusse point revenir, prenez que je vous ai fait mes adieux d'avance.»

(2 décembre.) «On me conseille de demander au prince qu'il m'enferme, comme prisonnier, dans quelque château, et qu'il écrive au légat qu'il me tient en lieu sûr, où je serai forcé de répondre.»

«Il est hors de doute que le prince et l'université sont pour moi. L'on me rapporte une conversation tenue sur mon compte à la cour de l'évêque de Brandebourg. Quelqu'un dit: Érasme, Fabricius et autres doctes personnages le soutiennent. Le pape ne s'en soucierait guère, répondit l'évêque, si l'université de Wittemberg et l'Électeur n'étaient aussi de son côté.» Cependant Luther passa dans de vives craintes la fin de cette année 1518. Il songeait à quitter l'Allemagne. «Pour n'attirer aucun danger sur votre Altesse, voici que j'abandonne vos terres; j'irai où me conduira la miséricorde de Dieu, me confiant à tout événement dans sa divine volonté. C'est pourquoi, je salue respectueusement votre Altesse; chez quelque peuple que j'aille, je conserverai une éternelle reconnaissance de vos bienfaits.» (19 novembre.) La Saxe pouvait en effet lui paraître alors une retraite peu sûre. Le pape cherchait à gagner l'Électeur. Charles de Miltitz fut chargé de lui offrir la rose d'or, haute distinction que la cour de Rome n'accordait guère qu'à des rois, comme récompense de leur piété filiale envers l'Église. C'était pour l'Électeur une épreuve difficile. Il fallait s'expliquer nettement, et peut-être attirer sur soi un grand péril. Cette hésitation de l'Électeur paraît dans une lettre de Luther. «Le prince m'a tout-à-fait détourné de publier les Actes de la conférence d'Augsbourg, puis il me l'a permis, et on les imprime... Dans son inquiétude pour moi, il aimerait mieux que je fusse partout ailleurs. Il ma fait venir à Lichtenberg, où j'ai conféré long-temps avec Spalatin sur ce sujet. Si les censures viennent, ai-je dit, je ne resterai point. Il m'a pourtant dit de ne pas tant me hâter de partir pour la France.»

Ceci était écrit le 13 décembre. Le 20, Luther était rassuré. L'Électeur avait répondu, avec une froideur toute diplomatique, qu'il se reconnaissait pour fils très obéissant de la très sainte mère Église, qu'il professait un grand respect pour la sainteté pontificale, mais demandait qu'on fît examiner l'affaire par des juges non suspects[a15]. C'était un moyen de la faire traîner en longueur; pendant ce temps il pouvait survenir tel incident qui diminuerait, qui ajournerait le danger. C'était tout de gagner du temps. En effet, au mois de janvier 1519, l'Empereur mourut, l'interrègne commença, et Frédéric se trouva, par le choix de Maximilien, vicaire de l'Empire dans la vacance.

Le 3 mars 1519, Luther rassuré écrivit au pape une lettre altière, sous forme respectueuse. «Je ne puis supporter, très saint Père, le poids de votre courroux; mais je ne sais comment m'y soustraire. Grâce aux résistances et aux attaques de mes ennemis, mes paroles se sont répandues plus que je n'espérais, et elles ont descendu trop profondément dans les cœurs pour que je puisse les rétracter. L'Allemagne fleurit de nos jours en érudition, en raison, en génie. Si je veux honorer Rome par-devant elle, je dois me garder de rien révoquer. Ce serait souiller encore plus l'église romaine, la livrer aux accusations, au mépris des hommes.

»Ceux-là ont fait injure et déshonneur à l'église romaine en Allemagne, qui, abusant du nom de votre Sainteté, n'ont servi par leurs absurdes prédications qu'une infâme avarice, et qui ont souillé les choses saintes de l'abomination et de l'opprobre d'Égypte. Et comme si ce n'était assez de tant de maux, moi qui ai voulu combattre ces monstres, c'est moi qu'ils accusent.

»Maintenant, très saint Père, j'en atteste Dieu et les hommes, je n'ai jamais voulu, je ne veux pas davantage aujourd'hui toucher à l'église romaine ni à votre sainte autorité. Je reconnais pleinement que cette église est au-dessus de tout, qu'on ne lui peut rien préférer, de ce qui est au ciel et sur la terre, si ce n'est Jésus-Christ, notre seigneur.»

Luther avait dès-lors pris son parti. Déjà un mois ou deux auparavant il avait écrit: «Le pape n'a pas voulu souffrir un juge, et moi je n'ai pas voulu du jugement du pape. Il sera donc le texte, et moi la glose.» Ailleurs il dit à Spalatin (13 mars): «Je suis en travail pour l'épître de saint Paul aux Galates. J'ai en pensée un sermon sur la Passion; outre mes leçons ordinaires, j'enseigne le soir les petits enfans, et je leur explique l'oraison dominicale. Cependant, je retourne les décrétales pour ma nouvelle dispute, et j'y trouve Christ tellement altéré et crucifié, que je ne sais trop (je vous le dis à l'oreille) si le pape n'est pas l'Antichrist lui-même, ou l'apôtre de l'Antichrist.»

Quels que fussent les progrès de Luther dans la violence, le pape avait désormais peu de chance d'arracher à un prince puissant, à qui la plupart des électeurs déféraient l'empire, son théologien favori. Miltitz changea de ton[a16]. Il déclara que le pape voudrait bien encore se contenter d'une rétractation. Il vit familièrement Luther. Il le flatta, il lui avoua qu'il avait enlevé le monde à soi, et l'avait soustrait au pape[a17]. Il assurait que dans sa route, il avait à peine trouvé sur cinq hommes, deux ou trois partisans de la papauté. Il voulait lui persuader d'aller s'expliquer devant l'archevêque de Trèves. Il ne justifiait pas autrement qu'il fût autorisé à faire cette proposition ni par le pape, ni par l'archevêque. Le conseil était suspect. Luther savait qu'il avait été brûlé en effigie à Rome [papyraceus Martinus in campo Floræ publicè combustus, execratus, devotus]. Il répondit durement à Miltitz, et l'avertit qu'un de ses envoyés avait inspiré de tels soupçons à Wittemberg, qu'on avait failli le faire sauter dans l'Elbe. «Si, comme vous le dites, vous êtes obligé par mon refus, de venir vous-même, Dieu vous accorde un heureux voyage. Moi, je suis fort occupé; je n'ai ni le temps, ni l'argent nécessaire pour me promener ainsi. Adieu, homme excellent.» [17 mai.]

A l'arrivée de Miltitz en Allemagne, Luther avait dit qu'il se tairait, pourvu que ses adversaires se tussent aussi. Ils le dégagèrent de sa parole. Le docteur Eck le défia solennellement de venir disputer avec lui à Leipzig. Les facultés de Paris, de Louvain, de Cologne, condamnèrent ses propositions.

Pour se rendre décemment à Leipzig, Luther fut obligé de demander une robe au parcimonieux Électeur, qui, depuis deux ou trois ans, avait oublié de l'habiller. La lettre est curieuse:

«Je prie votre Grâce électorale de vouloir bien m'acheter une chape blanche et une chape noire. La blanche, je la demande humblement. Pour la noire, votre altesse me la doit; car il y a deux ou trois ans qu'elle me l'a promise, et Pfeffinger délie si difficilement les cordons de sa bourse, que j'ai été obligé de m'en procurer une moi-même. Je prie humblement votre Altesse, qui a pensé que le Psautier méritait une chape noire, de vouloir bien ne pas juger le saint Paul indigne d'une chape blanche.»

Luther était alors si complètement rassuré, que non content d'aller se défendre à Leipzig, il prit l'offensive à Wittemberg[a18]. «Il osa, dit son biographe catholique, Cochlæus, il osa, avec l'autorisation du prince qui le protégeait[a19], citer solennellement les inquisiteurs les plus habiles, ceux qui ce croiraient capables d'avaler le fer et de fendre le caillou, pour qu'ils vinssent disputer avec lui[a20]; on leur offrait le sauf-conduit du prince, qui de plus se chargeait de les héberger et de les défrayer.»

Cependant, le principal adversaire de Luther, le docteur Eck, s'était rendu à Rome pour solliciter sa condamnation. Luther était jugé d'avance. Il ne lui restait qu'à juger son juge, à condamner lui-même l'autorité par-devant le peuple. C'est ce qu'il fit dans son terrible livre de la Captivité de Babylone. Il avançait que l'Église était captive, que Jésus-Christ, constamment profané dans l'idolâtrie de la messe, méconnu dans le dogme de la transsubstantiation, se trouvait prisonnier du pape.

Il explique dans la préface, avec une audacieuse franchise, comment il s'est trouvé poussé de proche en proche par ses adversaires: «Que je le veuille ou non, je deviens chaque jour plus habile, poussé comme je suis, et tenu en haleine par tant de maîtres à la fois[r15]. J'ai écrit sur les indulgences, il y a deux ans, mais d'une façon qui me fait regretter vivement d'avoir donné mes feuilles au public. J'étais encore prodigieusement engoué à cette époque de la puissance papale; je n'osai rejeter les indulgences entièrement. Je les voyais d'ailleurs approuvées par tant de personnes; moi, j'étais seul à rouler ce rocher (hoc volvere saxum). Mais depuis, grâce à Silvestre et autres frères qui les défendirent vaillamment, j'ai compris que ce n'était rien autre chose que des impostures inventées par les flatteurs de Rome, pour faire perdre la foi aux hommes et s'emparer de leur bourse. Plaise à Dieu que je puisse porter les libraires et tous ceux qui ont lu mes écrits sur les indulgences à les brûler sans en laisser trace, en mettant à la place de tout ce que j'ai dit, cette unique proposition: Les indulgences sont des billevesées inventées par les flagorneurs de Rome.

»Après cela, Eck, Emser et leur bande vinrent m'entreprendre sur la question de la suprématie du pape. Je dois reconnaître, pour ne pas me montrer ingrat envers ces doctes personnages, que la peine qu'ils se sont donnée n'a pas été perdue pour mon avancement. Auparavant, je niais que la papauté fût de droit divin, mais j'accordais encore qu'elle était de droit humain. Après avoir entendu et lu les subtilités ultra-subtiles sur lesquelles ces pauvres gens fondent les droits de leur idole, j'ai fini par mieux comprendre, et je me suis trouvé convaincu, que le règne du pape est celui de Babylone et de Nemrod, le fort chasseur. C'est pourquoi je prie instamment les libraires et les lecteurs (pour que rien ne manque aux succès de mes bons amis), de brûler également ce que j'ai écrit jusqu'ici sur ce point, et de s'en tenir à cette proposition: Le pape est le fort chasseur, le Nemrod de l'épiscopat romain

En même temps, pour qu'on sût bien qu'il s'attaquait à la papauté plus qu'au pape, il écrivit dans les deux langues une longue lettre à Léon X, où il s'excusait de lui en vouloir personnellement. «Au milieu des monstres de ce siècle, contre lesquels je combats depuis trois ans, il faut bien qu'une fois pourtant, très honorable Père, je me souvienne de toi. Ta renommée tant célébrée des gens de lettres, ta vie irréprochable te mettrait au-dessus de toute attaque. Je ne suis pas si sot que de m'en prendre à toi, lorsqu'il n'est personne qui ne te loue. Je t'ai appelé un Daniel dans Babylone, j'ai protesté de ton innocence... Oui, cher Léon, tu me fais l'effet de Daniel dans la fosse, d'Ézéchiel parmi les scorpions. Que pourrais-tu, seul contre ces monstres? Ajoutons encore trois ou quatre cardinaux savans et vertueux. Vous seriez empoisonnés infailliblement si vous osiez entreprendre de remédier à tant de maux... C'en est fait de la cour de Rome. La colère de Dieu est venue pour elle à son terme; elle hait les conciles, elle a horreur de toute réforme. Elle remplit l'éloge de sa mère, dont il est dit: Nous avons soigné Babylone; elle n'est pas guérie; laissons Babylone. O infortuné Léon, qui siéges sur ce trône maudit! Moi je te dis la vérité parce que je te veux du bien. Si saint Bernard avait pitié de son pape Eugène, quelles seront nos plaintes, lorsque la corruption a augmenté trois cents ans de plus... Oui, tu me remercierais de ton salut éternel, si je venais à bout de briser ce cachot, cet enfer, où tu te trouves retenu.»

Lorsque la bulle de condamnation arriva en Allemagne, elle trouva tout un peuple soulevé[a21]. A Erfurth, les étudians l'arrachèrent aux libraires, la mirent en pièces, et la jetèrent à l'eau en faisant cette mauvaise pointe: «Bulle elle est, disaient-ils, comme bulle d'eau elle doit nager.» Luther écrivit à l'instant: Contre la bulle exécrable de l'Antichrist. Le 10 décembre 1520, il la brûla aux portes de la ville, et le même jour il écrivit à Spalatin, son intermédiaire ordinaire auprès de l'Électeur. «Aujourd'hui 10 décembre de l'année 1520, la neuvième heure du jour, ont été brûlés à Wittemberg, à la porte de l'Est, près la sainte croix, tous les livres du pape, le Décret, les Décrétales, l'Extravagante de Clément VI, la dernière bulle de Léon X, la Somme angélique, le Chrysoprasus d'Eck et quelques autres ouvrages d'Eck et d'Emser. Voilà des choses nouvelles!» Il dit, dans l'acte même qu'il fit dresser à ce sujet: «Si quelqu'un me demande pourquoi j'en agis ainsi, je lui répondrai que c'est une vieille coutume de brûler les mauvais livres. Les apôtres en ont brûlé pour cinq mille deniers.»

Selon la tradition, il aurait dit, en jetant dans les flammes le livre des Décrétales: «Tu as affligé le saint du Seigneur, que le feu éternel t'afflige toi-même et te consume.»

C'étaient bien là, en effet, des choses nouvelles, comme le disait Luther. Jusqu'alors la plupart des sectes et des hérésies s'étaient formées dans l'ombre, et se seraient tenues heureuses d'être ignorées; mais voici qu'un moine traite d'égal à égal avec le pape, et se constitue le juge du chef de l'Église. La chaîne de la tradition vient d'être rompue, l'unité brisée, la robe sans couture déchirée. Qu'on ne croie pas que Luther lui-même, avec toute sa violence, ait franchi sans douleur ce dernier pas. C'était d'un coup arracher de son cœur tout un passé vénérable dans lequel on avait été nourri. Il croyait, il est vrai, garder pour soi l'Écriture. Mais enfin c'était l'Écriture autrement interprétée qu'on ne faisait depuis mille ans. Ses ennemis ont dit souvent tout cela; aucun d'eux plus éloquemment que lui[a22].

«Sans doute, écrit-il à Érasme au commencement de son triste livre De servo arbitrio, sans doute, tu te sens quelque peu arrêté en présence d'une suite si nombreuse d'érudits, devant le consentement de tant de siècles où brillèrent des hommes si habiles dans les lettres sacrées, où parurent de si grands martyrs, glorifiés par de nombreux miracles. Ajoute encore les théologiens plus récens, tant d'académies, de conciles, d'évêques, de pontifes. De ce côté se trouvent l'érudition, le génie, le nombre, la grandeur, la hauteur, la force, la sainteté, les miracles; et que n'y a-t-il pas? Du mien, Wiclef et Laurent Valla (et aussi Augustin, quoique tu l'oublies), puis Luther, un pauvre homme, né d'hier, seul avec quelques amis qui n'ont ni tant d'érudition, ni tant de génie, ni le nombre, ni la grandeur, ni la sainteté, ni les miracles. A eux tous, ils ne pourraient guérir un cheval boiteux... Et alia quæ tu plurima fanda enumerare vales. Que sommes-nous, nous autres? Ce que le loup disait de Philomèle: Tu n'es qu'une voix; Vox est, prætereàque nihil...

»Je l'avoue, mon cher Érasme, c'est avec raison que tu hésites devant toutes ces choses; moi aussi, il y a dix ans, j'ai hésité... Pouvais-je croire que cette Troie, qui depuis si long-temps avait victorieusement résisté à tant d'assauts, pût tomber un jour? J'en atteste Dieu dans mon âme, j'eusse persévéré dans ma crainte, j'hésiterais encore aujourd'hui, si ma conscience, si la vérité, ne m'avaient contraint de parler. Je n'ai pas, tu le penses bien, un cœur de roche; et quand je l'aurais, battu par tant de flots et d'orages, il se serait brisé, ce cœur, lorsque toute cette autorité venait fondre sur ma tête, comme un déluge prêt à m'accabler.»

Il dit ailleurs[r16]: «... J'ai appris par la sainte Écriture que c'est chose pleine de péril et de terreur d'élever la voix dans l'église de Dieu, de parler au milieu de ceux que vous aurez pour juges, lorsqu'arrivés au dernier jour du jugement, vous vous trouverez sous le regard de Dieu, sous l'œil des anges, toute créature voyant, écoutant, et dressant l'oreille au Verbe divin. Certes, quand j'y songe, je ne désirerais rien plus que le silence, et l'éponge pour mes écrits... Avoir à rendre compte à Dieu de toute parole oiseuse, cela est dur, cela est effroyable![2]»

(27 mars 1519) «J'étais seul, et jeté dans cette affaire sans prévoyance; j'accordais au pape beaucoup d'articles essentiels; qu'étais-je, pauvre, misérable moine, pour tenir contre la majesté du pape, devant lequel les rois de la terre (que dis-je? la terre même, l'enfer et le ciel) tremblaient?... Ce que j'ai souffert la première et la seconde année; dans quel abattement, non pas feint et supposé, mais bien véritable, ou plutôt dans quel désespoir je me trouvais, ah! ils ne le savent point ces esprits confians qui, depuis, ont attaqué le pape avec tant de fierté et de présomption... Ne pouvant trouver de lumière auprès des maîtres morts ou muets (je parle des livres des théologiens et des juristes), je souhaitai de consulter le conseil vivant des églises de Dieu, afin que, s'il existait des gens pieux qu'éclairât le Saint-Esprit, ils prissent compassion de moi, et voulussent bien donner un avis bon et sûr, pour mon bien et pour celui de toute la chrétienté. Mais il était impossible que je les reconnusse. Je ne regardais que le pape, les cardinaux, évêques, théologiens, canonistes, moines, prêtres; c'est de là que j'attendais l'esprit. Car je m'étais si avidement abreuvé et repu de leur doctrine, que je ne sentais plus si je veillais ou si je dormais... Si j'avais alors bravé le pape, comme je le fais aujourd'hui, je me serais imaginé que la terre se fût, à l'heure même, ouverte pour m'engloutir vivant, ainsi que Coré et Abiron... Lorsque j'entendais le nom de l'Église, je frémissais et offrais de céder. En 1518, je dis au cardinal Caietano à Augsbourg, que je voulais désormais me taire; seulement je le priais, en toute humilité, d'imposer même silence à mes adversaires, et d'arrêter leurs clameurs. Loin de me l'accorder, il me menaça, si je ne me rétractais, de condamner tout ce que j'avais enseigné. J'avais déjà donné le Catéchisme, par lequel beaucoup de gens s'étaient améliorés; je ne devais pas souffrir qu'il fût condamné...

»Je fus ainsi forcé de tenter ce que je regardais comme le dernier des maux... Mais je ne songe pas pour cette fois à conter mon histoire. Je veux seulement confesser ma sottise, mon ignorance et ma faiblesse. Je veux faire trembler, par mon exemple, ces présomptueux criailleurs ou écrivailleurs, qui n'ont point porté la croix, ni connu les tentations de Satan...»

Contre la tradition du moyen-âge, contre l'autorité de l'Église, Luther cherchait un refuge dans l'Écriture, antérieure à la tradition, supérieure à l'Église elle-même. Il traduisait les psaumes, il écrivait ses postilles des évangiles et des épîtres. A nulle autre époque de sa vie, il n'approcha plus près du mysticisme. Il se fondait alors sur saint Jean[a23], non moins que sur saint Paul, et semblait prêt à parcourir tous les degrés de la doctrine de l'amour, sans s'effrayer des conséquences funestes qui en découlaient pour la liberté et la moralité de l'homme. Il y a, dit-il, dans son livre de la Liberté chrétienne, il y a deux hommes dans l'homme. L'homme intérieur, l'âme, l'homme extérieur, le corps; aucun rapport entre eux. Comme les œuvres viennent de l'homme extérieur, leurs effets ne peuvent affecter l'âme; que le corps hante des lieux profanes, qu'il mange, boive, qu'il ne prie point de bouche et néglige tout ce que font les hypocrites, l'âme n'en souffrira pas. Par la foi, l'âme s'unit au Christ comme l'épouse à son époux. Alors tout leur est commun, le bien comme le mal... Nous tous, qui croyons en Christ, nous sommes rois et pontifes.—Le chrétien élevé par sa foi au-dessus de tout, devient, par cette puissance spirituelle, seigneur de toutes choses, de sorte que rien ne peut lui nuire, imò omnia ei subjecta coguntur servire ad salutem... Si je crois, toutes choses bonnes ou mauvaises tournent en bien pour moi. C'est là cette inestimable puissance et liberté du chrétien[r17].

«Si tu sens ton cœur hésiter et douter, il est grand temps que tu ailles au prêtre, et que tu demandes l'absolution de tes péchés. Tu dois mourir mille fois plutôt que de douter du jugement du prêtre, qui est le jugement de Dieu. Si tu peux croire à ce jugement, ton cœur doit rire de joie et louer Dieu, qui, par l'intermédiaire de l'homme, a consolé ta conscience.—Si tu ne penses pas être digne du pardon, c'est que tu n'as pas encore fait assez, c'est que tu es trop peu instruit dans la foi, et plus qu'il ne faut dans les œuvres. Il est mille fois plus important de croire fermement à l'absolution que d'en être digne, et de faire satisfaction. Cette foi vous rend digne, et constitue la véritable satisfaction. L'homme peut alors servir avec joie son Dieu, lui qui, sans cela, par suite de l'inquiétude de son cœur, ne fait jamais aucune bonne œuvre. C'est là ce qui s'appelle le doux fardeau de notre Seigneur Jésus-Christ.» Sermon prêché à Leipzig, en 1519, sur la justification.

Cette dangereuse doctrine fut accueillie par le peuple et par la plus grande partie des lettrés. Érasme, le plus célèbre d'entre eux, paraît seul en avoir senti la portée. Esprit critique et négatif, émule du bel esprit italien Laurent Valla, qui avait écrit au quinzième siècle un livre De libero arbitrio, il écrivit lui-même contre Luther, sous ce même titre. Dès l'année 1519, il reçut avec froideur les avances du moine de Wittemberg. Celui-ci, qui sentait alors combien il avait besoin de l'appui des gens de lettres, avait écrit des lettres louangeuses à Reuchlin et à Érasme (1518, 1519). La réponse de ce dernier est froide et significative (1519). «Je me réserve tout entier pour mieux aider à la renaissance des belles-lettres; et il me semble que l'on avance plus par une modération politique (modestiâ civili) que par l'emportement. C'est ainsi que le Christ a amené le monde sous son obéissance; c'est ainsi que Paul a aboli la loi judaïque en tirant tout à l'interprétation. Il vaut mieux crier contre ceux qui abusent de l'autorité des prêtres que contre les prêtres eux-mêmes. Il en faut faire autant à l'égard des rois. Au lieu de jeter le mépris sur les écoles, il faut les ramener à de plus saines études. Lorsqu'il s'agit de choses trop enfoncées dans les esprits pour qu'on puisse les en arracher d'un seul coup, il faut procéder par la discussion et par une argumentation serrée et puissante, plutôt que par affirmations... Il faut toujours prendre garde de ne rien dire, de ne rien faire d'un air d'arrogance ou de révolte; telle est, selon moi, la méthode qui convient à l'esprit du Christ. Ce que j'en dis n'est pas pour vous enseigner ce que vous devez faire, mais pour que vous fassiez toujours comme vous faites[r18]

Ces timides ménagemens n'étaient point à l'usage d'un tel homme ni d'un tel moment. L'entraînement était immense. Les nobles et le peuple, les châteaux et les villes libres, rivalisaient de zèle et d'enthousiasme pour Luther. A Nuremberg, à Strasbourg, à Mayence même, on s'arrachait ses moindres pamphlets[a24]. La feuille, toute humide, était apportée sous le manteau, et passée de boutique en boutique. Les prétentieux littérateurs du compagnonnage allemand, les ferblantiers poètes, les cordonniers hommes de lettres, dévoraient la bonne nouvelle. Le bon Hans-Sachs sortait de sa vulgarité ordinaire, il laissait son soulier commencé, il écrivait ses meilleurs vers, sa meilleure pièce. Il chantait à demi-voix, le rossignol de Wittemberg, dont la voix retentit partout...

Rien ne seconda plus puissamment Luther que le zèle des imprimeurs et des libraires pour les idées nouvelles. «Les livres qui lui étaient favorables, dit un contemporain, étaient imprimés par les typographes avec un soin minutieux, souvent à leurs frais, et à un grand nombre d'exemplaires. Il y avait une foule d'anciens moines qui, rentrés dans le siècle, vivaient des livres de Luther, et les colportaient par toute l'Allemagne. Ce n'était qu'à force d'argent que les catholiques pouvaient faire imprimer leurs ouvrages, et l'on y laissait tant de fautes, qu'ils semblaient écrits par des ignorans et des barbares. Si quelque imprimeur plus consciencieux y apportait plus de soin, on le tourmentait, on se riait de lui dans les marchés publics et aux foires de Francfort, comme d'un papiste, d'un esclave des prêtres[r19] [a25]

Quel que fût le zèle des villes, c'était surtout à la noblesse que Luther avait fait appel[a26], et elle y répondait avec un zèle qu'il était souvent contraint de modérer lui-même. En 1519, il écrivit en latin une Défense des articles condamnés par la bulle de Léon X, et il la dédie dans ces termes au seigneur Fabien de Feilitzsch: «Il nous a paru convenable de vous écrire désormais à vous autres laïques, nouvel ordre de clercs, et de débuter heureusement, s'il plaît à Dieu, sous les favorables auspices de ton nom. Que cet écrit me recommande donc, ou plutôt qu'il recommande la doctrine chrétienne à toi et à toute votre noblesse.» Il avait envie de dédier la traduction de cet ouvrage à Franz de Sickingen, et quelque autre aux comtes de Mansfeld; il s'en abstint, dit-il, «de crainte d'éveiller la jalousie de beaucoup d'autres, et surtout de la noblesse franconienne.» La même année il publiait son violent pamphlet: A la noblesse chrétienne d'Allemagne sur l'amélioration de la chrétienté. Quatre mille exemplaires furent enlevés en un instant.

Les principaux des nobles, amis de Luther, étaient Silvestre de Schauenberg, Franz de Sickingen, Taubenheim et Ulrich de Hutten. Schauenberg avait confié son jeune fils aux soins de Mélanchton, et offrait de prêter main forte à l'électeur de Saxe, en cas qu'il vînt en péril pour la cause de la réforme. Taubenheim et d'autres envoyaient de l'argent à Luther. «J'ai reçu cent pièces d'or que m'envoie Taubenheim; Schart m'en a aussi donné cinquante, et je commence à craindre que Dieu ne me paie ici-bas; mais j'ai protesté que je ne voulais pas être ainsi gorgé, ou que j'allais tout rendre.» Le margrave de Brandebourg avait sollicité la faveur de le voir; Sickingen et Hutten lui promettaient leur appui envers et contre tous. «Hutten, dit-il, en septembre 1520, m'a adressé une lettre brûlante de colère contre le pontife romain; il écrit qu'il va tomber de la plume et de l'épée sur la tyrannie sacerdotale; il est outré de ce que le pape a essayé contre lui le poignard et le poison, et a mandé à l'évêque de Mayence de le lui envoyer à Rome, pieds et poings liés.» «Tu vois, dit-il encore, ce que demande Hutten; mais je ne voudrais pas qu'on fît servir à la cause de l'Évangile la violence et le meurtre[a27]. Je lui ai écrit dans ce sens.»

Cependant l'Empereur venait de sommer Luther de comparaître à Worms devant la diète impériale; les deux partis allaient se trouver en présence, amis et ennemis.

Plût à Dieu, disait Hutten, que je pusse assister à la diète; je mettrais les choses en mouvement, j'exciterais bien vite quelque tumulte[r20].» Le 20 avril, il écrit à Luther: «Quelles atrocités ai-je apprises! Il n'y a point de furie comparable à la fureur de ces gens. Il faut en venir, je le vois, aux glaives, aux arcs, aux flèches, aux canons. Toi, père, fortifie ton courage, moque-toi de ces bêtes sauvages. Je vois s'accroître chaque jour le nombre de tes partisans; tu ne manqueras pas de défenseurs. Un grand nombre sont venus vers moi, disant: Plaise à Dieu qu'il ne faiblisse pas, qu'il réponde avec courage, qu'il ne se laisse abattre par aucune terreur!»[r21] En même temps Hutten envoyait partout des lettres aux magistrats des villes pour former une ligue entre elles et les nobles du Rhin, c'est-à-dire pour les armer contre les princes ecclésiastiques[3] [a28]. Il écrivait à Pirkeimer, l'un des principaux magistrats de Nuremberg:

«Excite le courage des tiens; j'ai quelque espérance que vous trouverez des partisans dans les villes qu'anime l'amour de la liberté. Franz de Sickingen est pour nous; il brûle de zèle. Il s'est pénétré de Luther. Je lui fais lire à table ses opuscules. Il a juré de ne point manquer à la cause de la liberté; et ce qu'il a dit, il le fera. Prêche pour lui près de tes concitoyens. Il n'y a point d'âme plus grande en Allemagne[r22]

Jusque dans l'assemblée de Worms il y avait des partisans de Luther. «Quelqu'un, en pleine diète, a montré un écrit portant que quatre cents nobles ont juré de le défendre; et il a ajouté Buntschuh, Buntschuh (c'était, comme on verra, le mot de ralliement des paysans insurgés)[r23] [a29]. Les catholiques n'étaient même pas très sûrs de l'Empereur. Hutten écrit, durant la diète: «César, dit-on, a résolu de prendre le parti du pape[r24].» Dans la ville, parmi le peuple, les luthériens étaient nombreux. Hermann Busch écrit à Hutten qu'un prêtre, sorti du palais impérial avec deux soldats espagnols, voulut, aux portes mêmes du palais, enlever de force quatre-vingts exemplaires de la Captivité de Babylone, mais qu'il fut bientôt obligé de se réfugier dans l'intérieur du palais. Cependant, pour le décider à prendre les armes, il lui montre les Espagnols se promenant tout fiers sur leurs mules dans les places de Worms, et la foule intimidée qui se retire[r25] [a30].

Le biographe hostile de Luther, Cochlæus, raconte d'une manière satirique le voyage du réformateur.

«On lui prépara, dit-il, un chariot, en forme de litière bien fermée, où il était parfaitement à l'abri des injures de l'air. Autour de lui étaient de doctes personnes, le prévôt Jonas, le docteur Schurff, le théologien Amsdorf, etc. Partout où il passait il y avait un grand concours de peuple. Dans les hôtelleries, bonne chère, de joyeuses libations, même de la musique. Luther lui-même, pour attirer les yeux, jouait de la harpe comme un autre Orphée, un Orphée tondu et encapuchonné. Bien que le sauf-conduit de l'Empereur portât qu'il ne prêcherait point sur sa route[a31], il prêcha cependant à Erfurth, le jour de la Quasimodo, et fit imprimer son sermon[r26].» Ce portrait de Luther ne s'accorde pas trop avec celui qu'en a fait un contemporain quelque temps avant la diète de Worms.

«Martin est d'une taille moyenne; les soucis et les études l'ont maigri au point que l'on pourrait compter tous les os de son corps. Cependant il est encore dans la force et la verdeur de l'âge. Sa voix est claire et perçante. Puissant dans la doctrine, admirable dans la connaissance de l'Écriture, dont il pourrait presque citer tous les versets les uns après les autres, il a appris le grec et l'hébreu pour comparer et juger les traductions de la Bible. Jamais il ne reste court; il a à sa disposition un monde de choses et de paroles (sylva ingens verborum et rerum). Il est d'un commerce agréable et facile; il n'a jamais dans son air rien de dur, de sourcilleux; il sait même se prêter aux plaisirs de la vie. Dans les réunions il est gai, plaisant, montrant partout une parfaite sécurité et faisant toujours bon visage, malgré les atroces menaces de ses adversaires. Aussi est-il difficile de croire que cet homme entreprenne de si grandes choses sans la protection divine. Le seul reproche que presque tout le monde lui fait, c'est d'être trop mordant dans ses réponses, de ne reculer devant aucune expression outrageante[r27]

Nous devons à Luther lui-même un beau récit de ce qui eut lieu à la diète, et ce récit est généralement conforme à ceux qu'en ont faits ses ennemis.

«Lorsque le héraut m'eut cité le mardi de la semaine sainte, et m'eut apporté le sauf-conduit de l'Empereur et de plusieurs princes, le même sauf-conduit fut, le lendemain mercredi, violé à Worms, où ils me condamnèrent et brûlèrent mes livres. La nouvelle m'en vint lorsque j'étais à Erfurth. Dans toutes les villes la condamnation était déjà publiquement affichée, de sorte que le héraut lui-même me demandait si je songeais encore à me rendre à Worms?

»Quoique je fusse effrayé et tremblant, je lui répondis: Je veux m'y rendre, quand même il devrait s'y trouver autant de diables que de tuiles sur les toits! Lors donc que j'arrivai à Oppenheim près de Worms, maître Bucer vint me trouver, et me détourna d'entrer dans la ville. Sglapian, confesseur de l'Empereur, était venu le trouver et le prier de m'avertir que je n'entrasse point à Worms; car je devais y être brûlé! Je ferais mieux, disait-il, de m'arrêter dans le voisinage chez Franz de Sickingen, qui me recevrait volontiers.

»Les misérables faisaient tout cela pour m'empêcher de comparaître; car, si j'avais tardé trois jours, mon sauf-conduit n'eût plus été valable, ils m'auraient fermé les portes, ne m'auraient point écouté, mais condamné tyranniquement. J'avançai donc dans la simplicité de mon cœur, et lorsque je fus en vue de la ville, j'écrivis sur l'heure à Spalatin que j'étais arrivé, en lui demandant où je devais loger. Ils s'étonnèrent tous de mon arrivée imprévue; car ils pensaient que je serais resté dehors, arrêté par la ruse et par la terreur.

»Deux de la noblesse, le seigneur de Hirsfeld et Jean Schott, vinrent me prendre par ordre de l'électeur de Saxe et me conduisirent chez eux. Mais aucun prince ne vint me voir, seulement des comtes et des nobles qui me regardaient beaucoup. C'étaient ceux qui avaient présenté à Sa Majesté Impériale les quatre cents articles contre les ecclésiastiques, en priant qu'on réformât les abus; sinon qu'ils le feraient eux-mêmes. Ils en ont tous été délivrés par mon évangile.

»Le pape avait écrit à l'Empereur de ne point observer le sauf-conduit. Les évêques y poussaient; mais les princes et les états n'y voulurent point consentir; car il en fût résulté bien du bruit. J'avais tiré un grand éclat de tout cela[a32]; ils devaient avoir peur de moi plus que je n'avais d'eux. En effet le landgrave de Hesse qui était encore un jeune seigneur, demanda à m'entendre, vint me trouver, causa avec moi, et me dit à la fin: Cher docteur, si vous avez raison, que notre Seigneur Dieu vous soit en aide!

»J'avais écrit, dès mon arrivée, à Sglapian, confesseur de l'Empereur, en le priant de vouloir bien venir me trouver, selon sa volonté et sa commodité; mais il ne voulut pas: il disait que la chose serait inutile.

»Je fus ensuite cité et je comparus devant tout le conseil de la diète impériale dans la maison de ville, où l'Empereur, les électeurs et les princes étaient rassemblés[4]. Le docteur Eck, official de l'évêque de Trèves, commença, et me dit: Martin, tu es appelé ici pour dire si tu reconnais pour tiens les livres qui sont placés sur la table. Et il me les montrait.—Je le crois, répondis-je. Mais le docteur Jérôme Schurff ajouta sur-le-champ: Qu'on lise les titres. Lorsqu'on les eut lus, je dis: Oui, ces livres sont les miens.

»Il me demanda encore: Veux-tu les désavouer? Je répondis: Très gracieux seigneur Empereur, quelques-uns de mes écrits sont des livres de controverse, dans lesquels j'attaque mes adversaires. D'autres sont des livres d'enseignement et de doctrine. Dans ceux-ci je ne puis, ni ne veux rien rétracter, car c'est parole de Dieu. Mais pour mes livres de controverse, si j'ai été trop violent contre quelqu'un, si j'ai été trop loin, je veux bien me laisser instruire, pourvu qu'on me donne le temps d'y penser. On me donna un jour et une nuit.

»Le jour d'après, je fus appelé par les évêques et d'autres qui devaient traiter avec moi pour que je me rétractasse. Je leur dis: La parole de Dieu n'est point ma parole; c'est pourquoi je ne puis l'abandonner. Mais, dans ce qui est au-delà, je veux être obéissant et docile. Le margrave Joachim prit alors la parole, et dit: Seigneur docteur, autant que je puis comprendre, votre pensée est de vous laisser conseiller et instruire, hors les seuls points qui touchent l'Écriture?—Oui, répondis-je, c'est ce que je veux.

»Ils me dirent alors que je devais m'en remettre à la majesté impériale; mais je n'y consentis point. Ils me demandaient s'ils n'étaient pas eux-mêmes des chrétiens qui pussent décider de telles choses? A quoi je répliquai: Oui, pourvu que ce soit sans faire tort ni offense à l'Écriture, que je veux maintenir. Je ne puis abandonner ce qui n'est pas mien.—Ils insistaient: Vous devez vous reposer sur nous et croire que nous déciderons bien.—Je ne suis pas fort porté à croire que ceux-là décideront pour moi contre eux-mêmes, qui viennent de me condamner déjà, lorsque j'étais sous le sauf-conduit. Mais voyez ce que je veux faire; agissez avec moi comme vous voudrez; je consens à renoncer à mon sauf-conduit, et à vous l'abandonner. Alors le seigneur Frédéric de Feilitsch se mit à dire: En voilà véritablement assez, si ce n'est trop.

»Ils dirent ensuite: Abandonnez-nous au moins quelques articles. Je répondis: Au nom de Dieu, je ne veux point défendre les articles qui sont étrangers à l'Écriture. Aussitôt deux évêques allèrent dire à l'Empereur que je me rétractais. Alors l'évêque*** envoya vers moi, et me fit demander si j'avais consenti à m'en remettre à l'Empereur et à l'Empire? Je répondis que je ne le voulais pas, et que je n'y avais jamais consenti. Ainsi, je résistais seul contre tous. Mon docteur et les autres étaient mécontens de ma ténacité. Quelques-uns me disaient que si je voulais m'en remettre à eux, ils abandonneraient et cèderaient en retour les articles qui avaient été condamnés au concile de Constance. A tout cela je répondais: Voici mon corps et ma vie.

»Cochlæus vint alors, et me dit: Martin, si tu veux renoncer au sauf-conduit, je disputerai avec toi. Je l'aurais fait dans ma simplicité, mais le docteur Jérôme Schurff répondit en riant et avec ironie: Oui, vraiment, c'est cela qu'il faudrait. Ce n'est pas une offre inégale; qui serait si sot!... Ainsi je restai sous le sauf-conduit. Quelques bons compagnons s'étaient déjà élancés en disant: Comment? vous l'emmèneriez prisonnier? Cela ne saurait être.

»Sur ces entrefaites, vint un docteur du margrave de Bade, qui essaya de m'émouvoir avec de grands mots: Je devais, disait-il, beaucoup faire, beaucoup céder pour l'amour de la charité, afin que la paix et l'union subsistassent, et qu'il n'y eût pas de soulèvement. On était obligé d'obéir à la majesté impériale, comme à la plus haute autorité; on devait soigneusement éviter de faire du scandale dans le monde; par conséquent, je devais me rétracter.—Je veux de tout mon cœur, répondis-je, au nom de la charité, obéir et tout faire, en ce qui n'est point contre la foi et l'honneur de Christ.

»Alors le chancelier de Trèves me dit: Martin, tu es désobéissant à la majesté impériale; c'est pourquoi il t'est permis de partir, sous le sauf-conduit qui t'a été donné. Je répondis: Il s'est fait comme il a plu au Seigneur. Et vous, à votre tour, considérez où vous restez. Ainsi, je partis dans ma simplicité, sans remarquer ni comprendre toutes leurs finesses.

»Ensuite ils exécutèrent le cruel édit du ban, qui donnait à chacun occasion de se venger de ses ennemis, sous prétexte et apparence d'hérésie luthérienne, et cependant il a bien fallu à la fin que les tyrans révoquassent ce qu'ils avaient fait.

»C'est ainsi qu'il m'advint à Worms, où je n'avais pourtant de soutien que le Saint-Esprit.»

Nous trouvons d'autres détails curieux dans un récit plus étendu de la conférence de Worms, écrit immédiatement après, et qui peut-être est de Luther; cependant il y parle à la troisième personne.

«Le lendemain de l'arrivée de Luther à Worms, à quatre heures de l'après-midi, le maître des cérémonies de l'Empire, et le héraut qui l'avait accompagné depuis Wittemberg, vinrent le prendre dans son hôtellerie dite la Cour Allemande, et le conduisirent à la maison de ville par des passages secrets, pour le soustraire à la foule qui s'était rassemblée sur le chemin. Il y en eut beaucoup, malgré cette précaution, qui accouraient aux portes de la maison de ville, et voulaient y pénétrer avec Luther; mais les gardes les repoussaient. Beaucoup étaient montés sur les toits pour voir le docteur Martin. Lorsqu'il fut entré dans la salle, plusieurs seigneurs vinrent successivement lui adresser des paroles d'encouragement: «Soyez intrépide, lui disaient-ils, parlez en homme, et ne craignez pas ceux qui peuvent tuer les corps, mais qui sont impuissans contre les âmes.» «Moine, dit le fameux capitaine Georges Frundsberg, en lui mettant la main sur l'épaule, prends-y garde, tu vas faire un pas plus périlleux que nous autres n'en avons jamais fait. Mais si tu es dans le bon chemin, Dieu ne t'abandonnera pas[r29].» Le duc Jean de Weimar lui avait donné l'argent nécessaire à son voyage[r30].

»Luther fit ses réponses en latin et en allemand. Il rappela d'abord que dans ses ouvrages il y avait des choses approuvées même de ses adversaires, et que sans doute ce n'était pas cette partie qu'il s'agissait de révoquer; puis il continua ainsi: «La seconde partie de mes livres comprend ceux dans lesquels j'ai attaqué la papauté et les papistes, comme ayant, par une fausse doctrine, par une vie et des exemples pervers, désolé la chrétienté dans les choses du corps et dans celles de l'âme. Or, personne ne peut nier, etc..... Cependant les papes ont enseigné eux-mêmes dans leurs décrétales que les constitutions du pape, qui seraient contraires à l'Évangile ou aux Pères, devaient être regardées comme fausses et non valables. Si donc je révoquais cette partie, je ne ferais que fortifier les papistes dans leur tyrannie et leur oppression, et ouvrir portes et fenêtres à leurs horribles impiétés..... On dirait que j'ai révoqué mes accusations contre eux sur l'ordre de Sa Majesté Impériale et de l'Empire. Dieu! quel manteau ignominieux je deviendrais pour leur perversité et leur tyrannie!

»La troisième et dernière partie de mes livres est de nature polémique. J'avoue que j'y ai souvent été plus violent et plus âpre que la religion et ma robe ne le veulent. Je ne me donne pas pour un saint. Ce n'est pas non plus ma vie que je discute devant vous, mais la doctrine de Jésus-Christ. Néanmoins, je ne crois pas qu'il me convienne de rétracter ceci plus que le reste, car ici encore, je ne ferais qu'approuver la tyrannie et l'impiété qui ravagent le peuple de Dieu.

»Je ne suis qu'un homme. Je ne puis défendre ma doctrine autrement que n'a fait mon divin Sauveur; quand il fut frappé par l'officier du grand-prêtre, il lui dit: «Si j'ai mal parlé, faites voir ce que j'ai dit de mal.»

»Si donc le Seigneur lui-même a demandé à être interrogé, et même par un méchant esclave, à combien plus forte raison moi, qui ne suis que terre et cendre, et qui puis me tromper facilement, ne devrais-je pas demander à me justifier sur ma doctrine?..... Si les témoignages de l'Écriture sont contre moi, je me rétracterai de grand cœur, et je serai le premier à jeter mes livres au feu..... Craignez que le règne de notre jeune et tant louable empereur Charles (lequel est maintenant, avec Dieu, un grand espoir pour nous), ne commence ainsi d'une manière funeste, et n'ait une suite et une fin également déplorables!... Je supplie donc en toute humilité Votre Majesté Impériale et Vos Altesses Électorales et Seigneuriales, de ne pas vouloir se laisser indisposer contre ma doctrine sans que mes adversaires aient produit de justes raisons contre moi.....»

»Après ce discours, l'orateur de l'Empereur se leva vivement et dit que Luther était resté à côté de la question, qu'on ne pouvait remettre en doute ce qui avait été une fois décidé par les conciles, et qu'on lui demandait en conséquence de dire tout simplement et uniment s'il se rétractait ou non.

»Alors Luther reprit la parole en ces termes:

«Puis donc que Votre Majesté Impériale et Vos Altesses demandent de moi une brève et simple réponse, j'en vais donner une qui n'aura ni dents ni cornes: Si l'on ne peut me convaincre par la sainte Écriture ou par d'autres raisons claires et incontestables (car je ne puis m'en rapporter uniquement ni au pape ni aux conciles qui ont si souvent failli), je ne puis, je ne veux rien révoquer. Les témoignages que j'ai cités n'ont pu être réfutés, ma conscience est prisonnière dans la parole de Dieu; l'on ne peut conseiller à personne d'agir contre sa conscience. Me voici donc; je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide, Amen.»

»Les électeurs et états de l'Empire allèrent se consulter sur cette réponse de Luther. Après une longue délibération de leur part, l'official de Trèves fut chargé de la réfuter. «Martin, dit-il, tu n'as point répondu avec la modestie qui convient à ta condition. Ton discours ne se rapporte pas à la question qui t'a été posée.... A quoi bon discuter de nouveau des points que l'Église et les conciles ont condamnés depuis tant de siècles?.... Si ceux qui se mettent en opposition avec les conciles voulaient forcer l'Église à les convaincre avec des livres, il n'y aurait plus rien de certain et de définitif dans la chrétienté. C'est pourquoi Sa Majesté demande que tu répondes tout simplement par oui ou par non si tu veux révoquer.»

»Alors Luther pria l'Empereur de ne point souffrir qu'on le contraignît à se rétracter contrairement à sa conscience, et sans qu'on lui eût fait voir qu'il était dans l'erreur. Il ajouta que sa réponse n'était point sophistique, que les conciles avaient souvent pris des décisions contradictoires, et qu'il était prêt à le prouver. L'official répondit brièvement qu'on ne pouvait prouver ces contradictions, mais Luther persista et offrit d'en donner les preuves.

»Cependant comme le jour tombait et qu'il commençait à faire sombre, l'assemblée se sépara. Les Espagnols se moquèrent de l'homme de Dieu et l'injurièrent quand il sortit de la maison de ville pour retourner à son hôtellerie.

»Le lendemain l'Empereur envoya aux électeurs et états, pour en délibérer, l'acte du ban impérial contre Luther et ses adhérens. Le sauf-conduit néanmoins était maintenu dans cet acte.

»Dans la dernière conférence, l'archevêque de Trèves demanda à Luther quel conseil il donnerait lui-même pour terminer cette affaire[a33]. Luther répondit: «Il n'y a ici d'autre conseil à donner que celui de Gamaliel dans les Actes des Apôtres: Si cette œuvre vient des hommes, elle périra; si, de Dieu, vous n'y pouvez rien.»

»Peu après, l'official de Trèves vint porter à Luther dans son hôtellerie le sauf-conduit impérial pour son retour. Il avait vingt jours pour se rendre en lieu de sûreté, et il lui était enjoint de ne point prêcher, ni autrement exciter le peuple sur sa route. Il partit le lendemain, 26 avril. Le héraut l'escorta sur un ordre verbal de l'Empereur.

»Arrivé à Friedbourg, Luther écrivit deux lettres, l'une à l'Empereur, l'autre aux électeurs et états assemblés à Worms. Dans la première, il exprime son regret d'avoir été dans la nécessité de désobéir à l'Empereur. «Mais, dit-il, Dieu et sa parole sont au-dessus de tous les hommes.» Il regrette aussi de n'avoir pu obtenir qu'on discutât les témoignages qu'il avait tirés de l'Écriture, ajoutant qu'il est prêt à se présenter de nouveau devant toute autre assemblée que l'on désignera, et à se soumettre en toutes choses sans exception, pourvu que la parole de Dieu ne reçoive aucune atteinte. La lettre aux électeurs et états est écrite dans le même sens[r31].

»(A Spalatin.) «Tu ne saurais croire avec quelle civilité m'a reçu l'abbé de Hirsfeld. Il a envoyé au-devant de nous, à la distance d'un grand mille, son chancelier et son trésorier, et lui-même il est venu nous recevoir près de son château avec une troupe de cavaliers, pour nous conduire dans la ville. Le sénat nous a reçus à la porte. L'abbé nous a splendidement traités dans son monastère, et m'a couché dans son lit. Le cinquième jour, au matin, ils me forcèrent de faire un sermon. J'eus beau représenter qu'ils perdraient leurs régales, si les Impériaux allaient traiter cela de violation de la foi jurée, parce qu'ils m'avaient enjoint de ne pas prêcher sur ma route. Je disais pourtant que je n'avais jamais consenti à lier la parole de Dieu; ce qui est vrai.

«Je prêchai également à Eisenach, devant un curé tout tremblant, et un notaire et des témoins qui protestaient, en s'excusant sur la crainte de leurs tyrans. Ainsi, tu entendras peut-être dire à Worms que j'ai violé ma foi; mais je ne l'ai pas violée. Lier la parole de Dieu, c'est une condition qui m'est pas en mon pouvoir.

«Enfin, on vint à pied d'Eisenach à notre rencontre, et nous entrâmes le soir dans la ville; tous nos compagnons étaient partis le matin avec Jérôme.

«Pour moi, j'allais rejoindre ma chair (ses parens) en traversant la forêt, et je venais de les quitter pour me diriger sur Walterhausen, lorsque, peu d'instans après, près du fort d'Altenstein, je fus fait prisonnier. Amsdorf savait sans doute qu'on me prendrait, mais il ignore où l'on me garde.

«Mon frère, ayant vu à temps les cavaliers, sauta à bas de la voiture, et sans demander congé, il arriva à pied, sur le soir, m'a-t-on dit, à Walterhausen. Moi, on m'ôta mes vêtemens pour me faire mettre un habit de chevalier, et je me laissai croître les cheveux et la barbe. Tu ne m'aurais pas reconnu sans peine, car depuis long-temps je ne me reconnais pas moi-même. Me voilà maintenant vivant dans la liberté chrétienne, affranchi de toutes les lois du tyran.» (14 mai.)

Conduit au château de Wartbourg, Luther ne savait trop à qui il devait attribuer la douce et honorable captivité dans laquelle il se voyait retenu. Il avait renvoyé le héraut qui l'escortait à quelques lieues de Worms, et ses ennemis en ont conclu qu'il s'attendait à son enlèvement. Le contraire ressort de sa correspondance. Cependant un cri de douleur s'élevait par toute l'Allemagne. On croyait qu'il avait péri; on accusait l'Empereur et le pape. Dans la réalité, c'était l'électeur de Saxe, le protecteur de Luther, qui, s'effrayant de la sentence portée contre lui, et ne pouvant ni le soutenir, ni l'abandonner, avait imaginé ce moyen de le sauver de sa propre audace, de gagner du temps, tout en fortifiant son parti. Cacher Luther, c'était le sûr moyen de porter au comble l'exaltation de l'Allemagne et ses craintes pour le champion de la foi.

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