CHAPITRE PREMIER

1483-1517.

Naissance[a1], éducation de Luther, son ordination, ses tentations, son voyage à Rome.

«J'ai souvent conversé avec Mélanchton, et lui ai raconté toute ma vie de point en point. Je suis fils d'un paysan; mon père, mon grand-père, mon aïeul, étaient de vrais paysans. Mon père est allé à Mansfeld, et y est devenu mineur. Moi, j'y suis né. Que je dusse être ensuite bachelier, docteur, etc., cela n'était point dans les étoiles. N'ai-je pas étonné les gens en me faisant moine? puis en quittant le bonnet brun pour un autre? Cela vraiment a bien chagriné mon père, et lui a fait mal. Ensuite je me suis pris aux cheveux avec le pape, j'ai épousé une nonne échappée, et j'en ai eu des enfans. Qui a vu cela dans les étoiles? Qui m'aurait annoncé d'avance qu'il en dût arriver ainsi?»[r1]

Jean Luther, père de celui qui est devenu si célèbre, était de Mœra ou Mœrke, petit village de Saxe, près d'Eisenach. Sa mère était fille d'un bourgeois de cette ville, ou, selon une tradition que j'adopterais plus volontiers, de Neustadt en Franconie. Si l'on en croyait un auteur moderne qui ne cite point ses autorités, Jean Luther aurait eu le malheur de tuer dans une prairie, un paysan qui y faisait paître ses troupeaux, et eût été forcé de se retirer à Eisleben, plus tard dans la vallée de Mansfeld. Sa femme l'avait suivi enceinte; elle accoucha en arrivant à Eisleben de Martin Luther. Le père, qui n'était qu'un pauvre mineur, avait bien de la peine à soutenir sa famille, et l'on verra tout-à-l'heure que ses enfans furent obligés quelquefois de vivre d'aumône. Cependant, au lieu de les faire travailler avec lui, il voulut qu'ils allassent aux écoles. Jean Luther paraît avoir été un homme plein de simplicité et de foi. Lorsque son pasteur le consolait dans ses derniers momens: «Pour ne pas croire cela, dit-il, il faudrait être un homme bien tiède.» Sa femme ne lui survécut pas d'une année (1531). Ils avaient alors une petite fortune, qu'ils devaient sans doute à leur fils. Jean Luther laissa une maison, deux fourneaux à forge, et environ mille thalers en argent comptant.

Les armes du père de Luther, car les paysans en prenaient à l'imitation des armoiries des nobles, étaient tout simplement un marteau. Luther ne rougit point de ses parens. Il a consacré leur nom dans sa formule de bénédiction nuptiale: «Hans, veux-tu prendre Grethe (Jean, Marguerite).»

«C'est pour moi un devoir de piété, dit-il à Mélanchton, dans la lettre où il lui annonce la mort de Jean Luther, de pleurer celui duquel le Père de miséricorde m'a fait naître, celui par les travaux et les sueurs duquel Dieu m'a nourri et m'a formé tel que je suis, quelque peu que je sois. Certes, je me réjouis qu'il ait vécu jusqu'aujourd'hui pour voir la lumière de la vérité. Béni soit Dieu pour l'éternité dans tous ses conseils et ses décrets! amen!»

Martin Luther ou Luder, ou Lother (car il signe quelquefois ainsi)[a2], naquit à Eisleben, le 10 novembre 1483, à onze heures du soir. Envoyé de bonne heure à l'école d'Eisenach (1489), il chantait devant les maisons pour gagner son pain, comme faisaient alors beaucoup de pauvres étudians en Allemagne. C'est de lui que nous tenons cette particularité. «Que personne ne s'avise de mépriser devant moi, les pauvres compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: panem propter Deum! vous savez comme dit le psaume: les princes et les rois ont chanté. Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant, j'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach, dans ma chère ville!»

Il trouva enfin une subsistance plus assurée et un asile dans la maison de la dame Ursula, femme ou veuve de Jean Schweickard, qui eut pitié de voir errer ce jeune enfant. Les secours de cette femme charitable le mirent à même d'étudier quatre ans à Eisenach. En 1501, il entra à l'université d'Erfurth, où il fut soutenu par son père. Luther rappelle quelque part sa bienfaitrice par des mots pleins d'émotion, et il en a gardé reconnaissance aux femmes toute sa vie.

Après avoir essayé de la théologie, il fut décidé, par les conseils de ses amis, à embrasser l'étude du droit, qui conduisait alors aux postes les plus lucratifs de l'État et de l'Église. Mais il ne semble pas s'y être jamais livré avec goût. Il aimait bien mieux la belle littérature, et surtout la musique. C'était son art de prédilection. Il la cultiva toute sa vie, et l'enseigna à ses enfans. Il n'hésite pas à déclarer que la musique lui semble le premier des arts après la théologie. «La musique est l'art des prophètes; c'est le seul qui, comme la théologie, puisse calmer les troubles de l'âme et mettre le diable en fuite.» Il touchait du luth, jouait de la flûte. Peut-être eût-il réussi encore dans d'autres arts. Il fut l'ami du grand peintre, Lucas Cranach. Il était, ce semble, adroit de ses mains, il apprit à tourner.

Ce goût pour la musique et la littérature, la lecture assidue des poètes qu'il mêlait aux études de la dialectique et du droit, tout cela n'annonçait point qu'il dût bientôt jouer un rôle si sérieux dans l'histoire de la religion. Diverses traditions porteraient à croire que, malgré son application, il partageait la vie des étudians allemands de cette époque: cette gaîté dans l'indigence, ces habitudes bruyantes, cet extérieur belliqueux avec une âme douce et un esprit pacifique, l'ostentation du désordre avec des mœurs pures. Certes, si quelqu'un avait rencontré Martin Luther, voyageant à pied sur la route d'Erfurth à Mansfeld, dans la troisième fête de Pâques de l'an 1503, l'épée et le couteau de chasse au côté, et se blessant lui-même de ses propres armes, il ne se serait point avisé que le maladroit étudiant dût sous peu renverser la domination de l'église catholique dans la moitié de l'Europe.

En 1505, un accident donna à la vie du jeune homme une direction toute nouvelle. Il vit un de ses amis tué d'un coup de foudre à ses côtés. Il poussa un cri, et ce cri fut un vœu à sainte Anne de se faire moine, s'il échappait. Le danger passé, il ne chercha pas à éluder un engagement arraché par la terreur. Il ne sollicita point de dispense. Il regardait le coup dont il s'était vu presque atteint, comme une menace et un ordre du ciel. Il ne différa que de quatorze jours l'accomplissement de son vœu.

Le 17 juillet 1505, après avoir passé gaîment la soirée avec ses amis à faire de la musique, il entra la nuit dans le cloître des Augustins, à Erfurth. Il n'avait apporté avec lui que son Plaute et son Virgile.

Le lendemain, il écrivit un mot d'adieu à diverses personnes, informa son père de sa résolution, et resta un mois sans se laisser voir. Il sentait combien il tenait encore au monde; il craignait le visage respecté de son père, et ses ordres et ses prières. Ce ne fut, en effet, qu'au bout de deux ans que Jean Luther le laissa faire et consentit à assister à son ordination. On avait choisi pour la cérémonie le jour où le mineur pouvait quitter ses travaux. Il vint à Erfurth avec plusieurs de ses amis, et donna au fils qu'il perdait, ce qu'il avait pu mettre de côté, vingt florins.

Il ne faut pas croire qu'en prenant ces engagemens redoutables, le nouveau prêtre fût poussé par une ferveur singulière. Nous avons vu avec quel bagage de littérature mondaine il était entré dans le cloître. Écoutons-le lui-même sur les dispositions qu'il y apportait: «Lorsque je dis ma première messe à Erfurth, j'étais presque mort: car je n'avais aucune foi. Je voyais seulement que j'étais très digne. Je ne me regardais point comme un pécheur. La première messe était chose fort célébrée et dont il revenait beaucoup d'argent. On apportait les horas canonicas avec des flambeaux. Le cher jeune seigneur, comme les paysans appelaient leur nouveau curé, devait alors danser avec sa mère, si elle vivait encore, et les assistans en pleuraient de joie. Si elle était morte, il la mettait, disait-on, sous le calice, et la sauvait du purgatoire[r2]

Luther ayant obtenu ce qu'il voulait, étant devenu prêtre, moine, tout étant consommé, et la porte close, alors commencèrent, je ne dis pas les regrets, mais les tristesses, les perplexités, les tentations de la chair, les mauvaises subtilités de l'esprit. Nous ne savons guère aujourd'hui ce que c'est que cette rude gymnastique de l'âme solitaire. Nous donnons bon ordre à nos passions. Nous les tuons à leur naissance. Dans cette énervante distraction d'affaires, d'études, de jouissances faciles, dans cette satiété précoce des sens et de l'esprit, comment se représenter les guerres spirituelles que se livrait en lui-même l'homme du moyen-âge, les douloureux mystères d'une vie abstinente et fantastique, tant de combats terribles qui ont passé sans bruit et sans mémoire entre le mur et les sombres vitraux de la pauvre cellule du moine? «Un archevêque de Mayence disait souvent: Le cœur humain est comme la meule d'un moulin. Si l'on y met du blé, elle l'écrase et en fait de la farine; si l'on n'en met point, elle tourne toujours, mais s'use elle-même[r3]

«... Lorsque j'étais moine, dit Luther, j'écrivais souvent au docteur Staupitz[r4]. Je lui écrivais une fois: Oh! mes péchés! mes péchés! mes péchés! A quoi il me répondit: «Tu veux être sans péché, et tu n'en as pourtant aucun véritable. Christ a été le pardon des péchés.»

«... Je me confessais souvent au docteur Staupitz, non d'affaires de femmes, mais de ce qui fait le nœud de la question. Il me répondait ainsi que tous les autres confesseurs: Je ne comprends pas. Enfin il vint me trouver à table et me dit: Comment donc êtes-vous si triste, frater Martine?—Ah! oui, je le suis, répondis-je.—Vous ne savez pas, dit-il, qu'une telle tentation vous est bonne et nécessaire, mais ne serait bonne qu'à vous. Il voulait dire seulement que j'étais savant, et que sans ces tentations, je deviendrais fier et orgueilleux; mais j'ai compris plus tard que c'était une voix et une parole du Saint-Esprit.»

Luther raconte ailleurs que ces tentations l'avaient réduit à un tel état, que pendant quatorze jours il n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi[a3].

«Ah! si saint Paul vivait aujourd'hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n'était point l'aiguillon de la chair, ce n'était point la bonne Técla, comme le rêvent les papistes. Oh! non, ce n'était point là un péché qui lui eût déchiré la conscience. C'est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés; c'est plutôt la tentation dont il est parlé dans le psaume: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu délaissé? Comme s'il voulait dire: Tu m'es ennemi sans cause; et comme dans Job: Je suis pourtant juste et innocent. Je suis sûr que le livre de Job est une histoire véritable dont on a fait ensuite un poème.... Jérôme et autres pères n'ont pas senti de telles tentations. Ils n'en ont connu que de puériles, celles de la chair, qui ont pourtant bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu aussi des tentations et ont tremblé devant le glaive; mais ce n'est rien en comparaison de l'ange de Satan qui frappe des poings.... Si je vis encore un peu, je veux écrire un livre sur les tentations, sans lesquelles un homme ne peut ni comprendre la sainte Écriture, ni connaître la crainte et l'amour de Dieu.»

«... J'étais malade à l'infirmerie. Les tentations les plus cruelles épuisaient mon corps et le martyrisaient, de sorte que je pouvais à peine respirer et haleter. Aucun homme ne me consolait: tous ceux auxquels je me plaignais, répondaient: Je ne sais pas. Alors je me disais: Suis-je donc le seul qui doive être si triste en esprit?... Oh! que je voyais des spectres et des figures horribles!... Mais il y a dix ans, Dieu me donna une consolation par ses chers anges, celle de combattre et d'écrire.»

Il nous explique lui-même long-temps après, l'année même qui précéda celle de sa mort, de quelle nature étaient ces tentations si terribles. «Dès les écoles, en étudiant les épîtres de saint Paul, j'avais été saisi du plus violent désir de savoir ce que saint Paul voulait dire dans l'épître aux Romains. Un seul mot m'arrêtait: Justitia Dei revelatur in illo. Je haïssais ce mot, justitia Dei, parce que, selon l'usage des docteurs, j'avais appris à l'entendre de la justice active, par laquelle Dieu est juste, et punit les injustes et les pécheurs. Moi qui menais la vie d'un moine irrépréhensible, et qui pourtant sentais en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je pouvais faire à Dieu, je n'aimais point, non, il faut le dire, je haïssais ce Dieu juste, vengeur du péché. Je m'indignais contre lui. C'était en moi un grand murmure, si ce n'était blasphème. Je disais: «N'est-ce donc pas assez que les malheureux pécheurs, déjà perdus éternellement par le péché originel, aient été accablés de tant de calamités par la loi du décalogue; il faut encore que Dieu ajoute la douleur à la douleur par son Évangile, et que dans l'Évangile même il nous menace de sa justice et de sa colère?...» Je m'emportais ainsi dans le trouble de ma conscience, et je revenais toujours frapper au même endroit de saint Paul, brûlant de pénétrer ce qu'il voulait dire.

»Comme je méditais nuit et jour sur ces paroles (La justice de Dieu se révèle en lui, comme il est écrit: le juste vit de la foi), Dieu eut enfin pitié de moi; je compris que la justice de Dieu, c'est celle dont vit le juste, par le bienfait de Dieu, c'est-à-dire la Foi; et que le passage signifiait: l'Évangile révèle la justice de Dieu, justice passive, par laquelle le Dieu miséricordieux nous justifie par la foi. Alors je me sentis comme rené, et il me sembla que j'entrais, à portes ouvertes, dans le paradis... Je lus plus tard le livre de saint Augustin, De la lettre et de l'esprit, et je trouvai, contre mon attente, qu'il entend aussi par justice de Dieu, celle de laquelle Dieu nous revêt en nous justifiant. Je m'en réjouis, quoique la chose soit dite encore imparfaitement dans ce livre, et que ce Père ne s'explique pas complètement ni avec clarté sur la doctrine de l'imputation...»[r5]

Il ne manquait à Luther pour se confirmer dans la doctrine de la grâce, que de visiter le peuple chez lequel la grâce avait défailli. C'est de l'Italie que nous parlons. On nous dispense de peindre cette Italie des Borgia. Il y avait certainement à cette époque quelque chose qui s'est vu rarement ou jamais dans l'histoire: une perversité raisonnée et scientifique, une magnifique ostentation de scélératesse, disons tout d'un mot: le prêtre athée, se croyant roi du monde. Cela était du temps. Ce qui était du pays, ce qui ne peut changer, c'est cet invincible paganisme qui a toujours subsisté en Italie. Là, quoi qu'on fasse, la nature est païenne. Telle nature, tel art. C'est une glorieuse comédie, drapée par Raphaël, chantée par l'Arioste. Ce qu'il y a de grave, d'élevé, de divin dans l'art italien, les hommes du Nord le sentaient peu. Ils n'y reconnaissaient que sensualité, que tentations charnelles. Leur meilleure défense, c'était de fermer les yeux, de passer vite, de maudire en passant.

Le côté austère de l'Italie, la politique et la jurisprudence, ne les choquaient pas moins. Les nations germaniques ont toujours instinctivement repoussé, maudit le droit romain. Tacite raconte qu'à la défaite de Varus, les Germains se vengèrent des formes juridiques auxquelles il avait essayé de les soumettre. L'un de ces barbares clouant à un arbre la tête d'un légiste romain, lui perça la langue, et il lui disait: Siffle, vipère, siffle maintenant. Cette haine des légistes, perpétuée dans tout le moyen-âge, a été, comme on verra, vivement exprimée par Luther; et il en devait être ainsi. Le légiste et le théologien sont les deux pôles; l'un croit à la liberté, l'autre à la grâce; l'un à l'homme, l'autre à Dieu. La première croyance fut toujours celle de l'Italie. Son réformateur, Savonarole, qui parut peu avant Luther, ne proposait rien autre qu'un changement dans les œuvres, dans les mœurs, et non dans la foi.

Voilà Luther en Italie. C'est un moment de joie, d'immense espoir, que celui où l'on descend les Alpes pour entrer dans cette glorieuse contrée. Il espérait certainement raffermir sa foi dans la ville sainte, laisser ses doutes aux tombeaux des saints apôtres. La vieille Rome aussi, la Rome classique l'attirait, ce sanctuaire des lettres, qu'il avait cultivées avec tant d'ardeur dans sa pauvre ville de Wittemberg.

D'abord il est reçu à Milan dans un couvent de marbre. Il continue de couvent en couvent, c'est-à-dire de palais en palais. Partout grande chère, tables somptueuses. Le candide Allemand s'étonnait un peu de ces magnificences de l'humilité, de ces splendeurs royales de la pénitence. Il se hasarda une fois à dire aux moines italiens qu'ils feraient mieux de ne pas manger de viande le vendredi. Cette parole faillit lui coûter la vie; il n'échappa qu'avec peine à leurs embûches.

Il continue, triste, désabusé, à pied dans les plaines brûlantes de la Lombardie. Il arrive malade à Padoue; il persiste, il entre mourant à Bologne. La pauvre tête du voyageur avait été trop rudement frappée du soleil d'Italie, et de tant d'étranges choses, et de telles mœurs, et de telles paroles. Il resta alité à Bologne, dans la ville du droit romain et des légistes, croyant sa mort prochaine. Il répétait tout bas, pour se raffermir, les paroles du prophète et de l'apôtre: Le juste vit de la foi.

Il exprime naïvement dans une conversation combien l'Italie faisait peur aux bons Allemands. «Il suffit aux Italiens que vous regardiez dans un miroir pour qu'ils puissent vous tuer. Ils peuvent vous ôter tous les sens par de secrets poisons. En Italie, l'air est pestilentiel. La nuit on ferme exactement les fenêtres, et l'on bouche les fentes[r6].» Luther assure qu'il fut malade, ainsi que le frère qui l'accompagnait, pour avoir dormi les croisées ouvertes, mais ils mangèrent deux grenades par lesquelles Dieu leur sauva la vie.

Il continua son voyage, traversa seulement Florence, et entra enfin dans Rome. Il descendit au couvent de son ordre près la porte du Peuple [r7]. «Lorsque j'arrivai, je tombai à genoux, levai les mains au ciel, et je m'écriai: Salut, sainte Rome, sanctifiée par les saints martyrs, et par leur sang qui y a été versé!...» Dans sa ferveur, dit-il, il courut les saints lieux, vit tout, crut tout. Il s'aperçut bientôt qu'il croyait seul. Le christianisme semblait oublié dans cette capitale du monde chrétien. Le pape n'était plus le scandaleux Alexandre VI; c'était le belliqueux et colérique Jules II. Ce père des fidèles ne respirait que sang et ruine. On sait que son grand artiste Michel-Ange, le représenta foudroyant Bologne de sa bénédiction. Le pape venait de lui commander pour lui-même un tombeau grand comme un temple; c'est le monument dont il nous reste le Moïse, entre autres statues.

L'unique pensée du pape et de Rome, c'était alors la guerre contre les Français. Luther eût été bien reçu à parler de la grâce et de l'impuissance des œuvres, à ce singulier prêtre qui assiégeait les villes en personne, qui récemment encore n'avait voulu entrer à la Mirandole que par la brèche. Ses cardinaux, apprentis officiers, étaient des politiques, des diplomates, ou bien des gens de lettres, des savans parvenus, qui ne lisaient que Cicéron, qui auraient craint de compromettre leur latinité en ouvrant la Bible. S'ils nommaient le pape, c'était le grand pontife; un saint canonisé était dans leur langage relatus inter Divos, et s'ils parlaient encore de la grâce, ils disaient: Deorum immortalium beneficiis.

Si notre Allemand se réfugiait aux églises, il n'avait pas même la consolation d'une bonne messe. Le prêtre romain expédiait le divin sacrifice de telle vitesse, que Luther était encore à l'évangile quand l'officiant lui disait: Ite, missa est [r8]. Ces prêtres italiens faisaient souvent parade d'une scandaleuse audace d'esprit fort. Il leur arrivait en consacrant l'hostie de dire: panis es, et panis manebis. Il ne restait plus qu'à fuir en se voilant la tête. Luther quitta Rome au bout de quatorze jours.

Il emportait en Allemagne la condamnation de l'Italie, celle de l'Église. Dans ce rapide et triste voyage, le Saxon en avait vu assez pour condamner, trop peu pour comprendre. Certes, pour un esprit préoccupé du côté moral du christianisme, il eût fallu un singulier effort de philosophie, un sens historique bien précoce pour retrouver la religion dans ce monde d'art, de droit, de politique, qui constituait l'Italie.

«Je ne voudrais pas, dit-il quelque part[r9], je ne voudrais pas pour cent mille florins ne pas avoir vu Rome (et il répète ces mots trois fois). Je serais resté dans l'inquiétude de faire peut-être injustice au pape.»

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