Chapitre 16 À propos de quelques ambassadeurs.

Au cours de mes voyages, afin d’apprendre toujours quelque chose par les conversations que j’ai avec les gens (ce qui est une des meilleures écoles qu’on puisse trouver), j’ai pour habitude de ramener toujours ceux avec qui je parle aux sujets qu’ils connaissent le mieux.

Que le capitaine parle des vents,

Le laboureur des taureaux,

Le guerrier de ses blessures,

Et le berger des troupeaux.

[Properce, II, 1,43]

Car il advient bien souvent, au contraire, que chacun choisit de discourir d’un métier autre que le sien, estimant se faire ainsi une nouvelle réputation. En témoigne le reproche qu’Archidamos fit à Périandre en lui disant qu’il abandonnait la gloire d’un bon médecin pour celle d’un mauvais poète. Voyez combien César passe de temps à nous exposer ses inventions dans la construction de ponts et de machines de guerre, et combien, à l’inverse, il est discret quand il parle des aspects propres à son métier, de sa vaillance et de la conduite de son armée. Ses exploits prouvent assez qu’il est un excellent capitaine ; mais il veut être reconnu comme un excellent ingénieur, ce qui est tout de même assez différent ! Denys l’Ancien était un grand chef de guerre, comme il convenait à son rang. Mais il se donnait un mal fou pour être reconnu plutôt par la poésie – à laquelle il n’entendait rien.

Un juriste, qu’on avait emmené il y a quelque temps visiter une étude bien fournie en toutes sortes de livres concernant son domaine et bien d’autres, ne trouva aucun commentaire à en faire ; mais il s’arrêta longuement pour critiquer durement et comme en connaisseur une balustrade qu’on avait installée sur l’escalier à vis de l’étude, que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans la remarquer et sans en être irrités.

Le bœuf aspire à la selle, le cheval aspire à labourer.

[Horace, Épîtres, I, 14]

Mais en se conduisant ainsi, on n’arrive jamais à rien.

Il faut donc s’efforcer de ramener toujours l’architecte, le peintre, le cordonnier et les autres, chacun à leur domaine. Et à ce propos, à la lecture des livres d’histoire, qui sont écrits par des gens de toutes sortes, j’ai pris l’habitude de chercher à savoir qui en sont les auteurs. Si ce sont des gens qui n’exercent que dans les Lettres, j’apprends chez eux particulièrement le style et le langage ; si ce sont des médecins, je les suis plus volontiers quand ils nous parlent de l’état de l’air, de la santé et de la complexion des princes, des blessures et des maladies. Si ce sont des jurisconsultes, il faut apprendre chez eux les controverses juridiques, les lois, l’organisation politique et autres choses du même genre. Si ce sont des théologiens, les affaires de l’Église, les règles de la censure ecclésiastique, les dispenses et les mariages. Si ce sont des courtisans, l’Étiquette et les cérémonials. Si ce sont des gens de guerre, ce qui est de leur compétence, et principalement les récits des exploits auxquels ils ont participé en personne. Si ce sont des ambassadeurs, les projets, les secrets, les opérations et la manière de les conduire. Pour cette raison, ce sur quoi je serais passé sans m’arrêter chez un autre, je l’ai noté et remarqué en lisant l’Histoire du seigneur de Langey, très connaisseur en ces matières. Et voici de quoi il retourne :

L’empereur Charles-Quint avait fait de vives remontrances, durant le consistoire de Rome, en présence de l’évêque de Mâcon et du seigneur du Velly, nos ambassadeurs ; il y avait mêlé des paroles outrageuses à notre égard, et entre autres, que si ses capitaines et soldats n’étaient pas plus fidèles et plus experts en matière militaire que ceux du roi, il se passerait immédiatement la corde autour du cou pour aller lui demander sa miséricorde. (Et il semble bien qu’il en était persuadé, car deux ou trois fois dans sa vie, il répéta les mêmes choses). Il alla même jusqu’à défier le roi de combattre en chemise avec l’épée et le poignard, dans un bateau.

En racontant cela, le seigneur de Langey ajoute que les ambassadeurs, faisant leur rapport au roi sur cette affaire, lui en dissimulèrent la plus grande partie, et même lui cachèrent les deux derniers points. Or j’ai trouvé bien étonnant qu’il soit dans le pouvoir d’un ambassadeur de faire un choix dans les propos qu’il doit rapporter à son maître, surtout quand ils sont de si grande conséquence, venant d’une telle personne, et prononcés dans une si grande assemblée. Il me semble que la fonction du serviteur devrait être plutôt de rapporter intégralement les choses, telles qu’elles se sont produites, afin que la liberté d’ordonner, de juger, et de choisir demeure celle du maître. Car lui altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à prendre quelque mauvais parti, en le laissant ignorant de ses affaires, cela me semble appartenir à celui qui dispense la loi, non à celui qui la reçoit, au tuteur et au maître d’école, non à celui qui doit se considérer comme inférieur, du point de vue de l’autorité, de la sagesse et du savoir-faire. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas être servi de cette façon dans mon modeste cas. Nous nous soustrayons bien volontiers au commandement sous quelque prétexte, et accaparons un peu le pouvoir du maître : chacun aspire si naturellement à la liberté et à l’autorité, que rien n’est plus utile au supérieur, venant de ceux qui le servent, que leur simple et naturelle obéissance. On corrompt la fonction du commandement quand on obéit par raison, et non par sujétion. P. Crassus, celui que les romains estimèrent cinq fois heureux lorsqu’il était consul en Asie, ayant ordonné à un ingénieur grec de lui faire amener le plus grand des deux mâts de navire qu’il avait vus à Athènes pour quelque engin de batterie qu’il voulait en faire, celui-ci, en vertu de sa science, se crut autorisé à faire un autre choix, et lui fit livrer le plus petit qui, selon son point de vue, était le plus convenable. Crassus, après avoir patiemment entendu ses explications, lui fit donner le fouet, accordant plus d’importance au respect de la discipline qu’à l’ouvrage lui-même. On pourrait cependant considérer, d’autre part, qu’une obéissance aussi forcée ne concerne que les ordres précis et prévus à l’avance. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs points, dépend complètement de leur appréciation : ils n’exécutent pas simplement, mais forment et dirigent aussi, par l’avis qu’il donnent, la volonté du maître. J’ai vu de mon temps des personnes chargées de commandement réprimandées pour avoir obéi aux termes des lettres du roi plutôt qu’en fonction de la situation telle qu’elle se présentait à eux. Les hommes de bon jugement critiquent encore aujourd’hui l’usage des rois de Perse de donner des ordres si précis à leurs agents et lieutenants que pour les moindres choses, ils devaient recourir de nouveau à leurs ordres. Dans un Empire aussi étendu, ce délai de transmission aurait souvent eu des conséquences néfastes sur leurs affaires. Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et l’informant de l’usage auquel il destinait ce mât, ne semblait-il pas lui demander son avis, et l’inciter à prendre une position personnelle ?

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