Chapitre 37 Comment nous pleurons et rions d’une même chose.

On lit dans l’histoire ancienne qu’Antigonos fut très fâché contre son fils quand celui-ci lui présenta la tête du roi Pyrrhus, qui était pourtant son ennemi, et venait à l’instant d’être tué en combattant contre lui, et que l’ayant vue, il se mit à pleurer très fort ; que le duc René de Lorraine déplora lui aussi la mort du duc Charles de Bourgogne qu’il venait de vaincre, et vint porter le deuil à son enterrement ; qu’à la bataille d’Auray, gagnée par le comte de Montfort contre Charles de Blois, son adversaire pour le duché de Bretagne, celui qui était victorieux se montra très affligé devant le corps de son ennemi trépassé… Quand on lit tout cela, il ne faut pas s’écrier soudain,

Et c’est ainsi que l’âme cache ses passions

Dans une apparence contraire,

Sous un visage tantôt joyeux, tantôt sombre.

[Pétrarque, Sonnets, 21]

Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu’il détourna la tête, comme pour éviter la vue d’un spectacle laid et déplaisant. Il y avait eu entre eux une si longue intelligence, une telle entente dans la gestion des affaires publiques, tant de communauté de fortune, tant de services réciproquement rendus et d’alliances qu’il ne faut pas croire que cette attitude ait été fausse et contrefaite, comme le pense cet autre :

Il pensa sans danger pouvoir être beau-père.

Il se forçait à se tirer des larmes,

Et ses gémissements sortaient d’un cœur joyeux.

[Lucain, La Pharsale, IX]

En vérité la plupart de nos actions ne sont que masque et fard, et il est parfois vrai que

les pleurs d’un héritier sont des rires sous le masque.

[Publius Syrus, d’après Aulu-Gelle, XVII, 14]

Mais en jugeant ces choses-là, il faut tout de même tenir compte du fait que notre âme se trouve souvent agitée de passions contraires. Et de même que dans notre corps, à ce qu’on nous dit, il y a un assemblage d’humeurs diverses, dont la maîtresse est celle qui nous dirige le plus souvent du fait de notre complexion, de même dans notre âme, bien qu’elle soit elle aussi agitée de tendances diverses, il faut bien qu’il y en ait une qui demeure maîtresse du terrain. Mais cette domination n’est toutefois pas entière : du fait de la mobilité et de la souplesse de notre âme, il arrive que les plus faibles de ces tendances reprennent encore par moments le dessus, et pour une courte offensive.

C’est pourquoi nous voyons les enfants, qui suivent spontanément la nature, rire et pleurer souvent pour la même chose. Mais ils ne sont pas les seuls : nul d’entre nous ne peut se vanter, quand il part en voyage pour son plaisir, qu’en quittant sa famille et ses amis, ils ne sente frissonner son cœur. Et si les larmes ne lui échappent pas tout à fait, il n’en met pas moins le pied à l’étrier avec un visage triste et morne. Et même quand une belle flamme échauffe le cœur des filles bien nées, il faut pourtant encore les arracher de force au cou de leurs mères, pour les remettre à leur époux, quoi qu’en dise ce bon compagnon :

Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées,

Ou bien se moquent-elles de la joie de leurs parents

Par toutes ces fausses larmes abondamment versées,

Au seuil de la chambre nuptiale ?

Par les dieux ! Ces larmes ne sont que feintes ! [Catulle, LXVI, 15]

Aussi n’est-il pas surprenant de regretter, quand il est mort, celui qu’on n’aimait pas vivant !

Quand je réprimande mon valet, je le fais de bon cœur : mes imprécations ne sont pas feintes. Mais ce nuage dissipé, s’il a besoin de moi, je vais l’aider bien volontiers : je tourne aussitôt la page. Quand je le traite de nigaud, de veau, je ne cherche pas à lui coller définitivement ces étiquettes, et je n’ai même pas le sentiment de me dédire quand je lui donne de « l’honnête homme » sitôt après. Aucun qualificatif ne nous définit parfaitement et universellement. Si je ne craignais de passer pour fou, il n’est guère de jour, ni même d’heure, où l’on ne m’entendrait pester contre moi-même : « Quel crétin ! » Et pourtant, je ne crois pas que j’en sois vraiment un… Si on pensait, parce qu’on me voit faire tantôt grise mine à ma femme, tantôt la regarder amoureusement, que l’une ou l’autre de ces deux attitudes soit feinte, on se tromperait bêtement. Néron, prenant congé de sa mère qu’il envoyait noyer, ressentit malgré tout l’émotion de ces adieux maternels, et il en éprouva à la fois horreur et pitié.

On dit que la lumière du soleil n’est pas de nature continue, mais qu’il nous envoie sans cesse des rayons si rapprochés les uns des autres que nous ne pouvons nous rendre compte de ce qui les sépare.

Large source de fluide lumière, le soleil

baigne le ciel d’un éclat toujours renaissant,

et de lumière aussitôt rénove la lumière.

[Lucrèce, V, 282-284]

Et de même notre âme lance ses traits divers imperceptiblement.

Artabanos observant à son insu Xerxès son neveu, lui reprocha son changement soudain de contenance. Celui-ci était en effet en train de considérer la grandeur extraordinaire de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour sa campagne contre la Grèce. Il avait éprouvé d’abord un tressaillement d’aise, de voir tant de milliers d’hommes à son service, et l’allégresse et le contentement s’étaient lus sur son visage. Mais au même instant, venant à penser que toutes ces vies devaient fatalement s’éteindre au plus tard dans un siècle, sa mine s’était rembrunie, et il était devenu triste à en pleurer. Nous avons poursuivi avec ténacité la vengeance d’une injure, et ressenti un singulier plaisir de la victoire. Et pourtant, nous en pleurons ! Ce n’est pas de cela que nous pleurons, car il n’y a rien de changé ; mais nous voyons maintenant la chose d’un autre œil, et nous lui trouvons un autre visage. Car chaque chose a plusieurs aspects, plusieurs faces. La parenté, les amitiés et connaissances anciennes, s’emparent de notre imagination et selon leur caractère, y suscitent sur le moment des passions. Mais les changements y sont si brusques qu’ils nous échappent.

Rien de plus rapide que le projet

Et le début d’une action par l’esprit.

C’est donc que l’esprit est plus mobile que tout

Ce que Nature offre à nos sens et à nos yeux.

[Lucrèce, III, 182-185]

Et c’est pourquoi, si nous pensons donner un corps unique à cette cohorte de sentiments, nous avons tort. Quand Timoléon pleure après le meurtre qu’il a commis de façon mûrie et délibérée, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frère. La première partie de son devoir accomplie, il lui faut maintenant assumer l’autre.

Share on Twitter Share on Facebook