Chapitre 38 Sur la solitude.

Laissons de côté la classique comparaison de la vie solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidité ? Osons nous en rapporter là-dessus à ceux qui mènent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience : les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutôt recherchées, au contraire, pour tirer du public un profit personnel ? Les mauvais moyens par lesquels, à notre époque, on y parvient, montrent bien que l’objectif est peu louable. Et répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne le goût de la solitude. Car fuit-elle rien tant que la société ? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les coudées franches ? On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon » :

Bien rares sont les bons ; en tout à peine autant

Que de portes à Thèbes ou de bouches au Nil.

[Juvénal, XIII, 26-27]

Alors, dans la foule, la contagion est très dangereuse : il faut imiter les vicieux, ou les haïr. Mais les deux attitudes sont dangereuses : soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont différents de nous.

Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller à ce que ceux qui montent à bord du même vaisseau ne soient ni dissolus, ni blasphémateurs, ni méchants, car ils estiment qu’une telle société ne peut leur porter chance. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant à ceux qui partageaient avec lui le danger d’une grande tempête, et appelaient les dieux à leur secours : « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici avec moi ! »

Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, étant en extrême péril lors d’une tempête, prit sur ses épaules un jeune garçon : leur sort devenant commun, il voulait se servir de son innocence comme garantie et comme recommandation envers la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie.

Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même seul dans la foule d’un palais : mais s’il a le choix, il en fuira, dit-il, même la vue. Il supportera cela s’il le faut, mais s’il en a la liberté, c’est la deuxième attitude qu’il choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment détaché des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres.

Charondas punissait comme mauvais ceux qui étaient connus pour vivre en mauvaise compagnie.

Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable à la fois que l’homme : il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisthène ne semble pas avoir approuvé celui qui lui reprochait de fréquenter de mauvaises gens, car il lui dit : « les médecins vivent bien parmi les malades ! S’ils améliorent la santé de leurs patients, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies. Le but de la solitude, il me semble, est tout à la fois de vivre plus tranquillement et mieux à son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin : on croit souvent avoir quitté les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a guère moins de soucis à gérer une famille qu’à gérer un état tout entier. Si l’esprit est occupé par si peu que ce soit, il l’est complètement. Et pour être moins importantes, les occupations domestiques n’en sont pas moins importunes… Si nous nous sommes débarrassés de la justice et du négoce, nous ne sommes pas pour autant débarrassés des principaux soucis de notre vie.

C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines,

Non les lieux d’où l’on voit l’horizon marin.

[Horace, Épîtres, I, II, 25-26]

L’ambition, la cupidité, l’irrésolution, la peur et la concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir changé de pays :

Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier.

[Horace, Odes, III, i, 40]

Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les grottes, ni la chemise de crin, ni les jeûnes, ne nous en détachent :

Une flèche mortelle au flanc reste attachée.

[Virgile, Énéide, IV, 73]

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené avec lui. »

Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher ?

En quittant son pays, ne se fuit-on pas ?

[Horace, Odes, II, XVI, 18-20]

Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage ; de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de même que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite et les secoue. On voit par là que ce n’est pas assez de s’être mis à l’écart du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il faut, c’est s’écarter des manières d’être du peuple : il faut se séquestrer soi-même et s’en remettre à soi.

Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous.

Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaîne :

Dans sa fuite, il en traîne un long bout à son cou.

[Perse, V, 158-160]

Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une entière liberté, puisque nous regardons encore ce que nous avons laissé, et que nous en avons la tête pleine.

Mais si notre cœur n’est purifié, quels combats,

Quels dangers devrons-nous affronter malgré nous ?

Quels soucis violents dès lors déchirent l’homme

Tourmenté de passions, quelles terreurs aussi !

Combien l’orgueil, la débauche, l’emportement

Exercent de ravages ! Et le faste, et la paresse ! [Lucrèce, V, 43-48]

Notre mal est en notre âme ; et elle ne peut échapper à elle-même.

Aussi faut-il la ramener et la renfermer en elle-même : c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commodément à l’écart. Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne dépende que de nous : déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres ; prenons sur nous pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise. Stilpon avait échappé à l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. Démétrios Poliorcète, voyant qu’il n’avait pas l’air effrayé par un tel désastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il répondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu qui lui fût propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisthène, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent échapper avec lui au naufrage. Certes l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-même. Quand la ville de Nola fut saccagée par les Barbares, Paulin, qui en était l’évêque, qui avait tout perdu et qui était leur prisonnier, adressa cette prière à Dieu : « Seigneur, garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore touché à rien de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon étaient encore préservés. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui puissent échapper aux atteintes et de les cacher en un lieu où personne n’aille, et qui ne puisse être révélé que par nous-mêmes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout la santé si l’on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes, et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur elle-même ; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse,

Sois dans la solitude une foule à toi-même.

[Tibulle, IV, xiii, 12]

La vertu se contente d’elle-même : sans règles, sans paroles, sans rien faire.

Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment. Celui qu’on voit grimpant après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes ? C’est plutôt pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés, crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage ? Pas du tout. Il y mourra, ou bien enseignera à la postérité la scansion des vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. Qui n’échange volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la gloire ? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons encore à notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la tête, celles de nos voisins et de nos amis.

Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tête

D’aimer quelque objet plus que lui-même ?

[Térence, Adelphes, I, i, 38-39]

La solitude me semble avoir plus de raison et de sens pour ceux qui ont voué le meilleur de leurs années à la société, comme ce fut le cas pour Thalès. C’en est assez de vivre pour autrui : vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-être nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer en lieu sûr, et cela va nous occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nous-mêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant, et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même. C’est-à-dire : être en relation avec tout, mais non pas joint et collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir être à soi. Il est temps de nous séparer de la société puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter doit s’interdire d’emprunter. Nos forces déclinent : gardons-les pour nous, rassemblons-les en nous. Si l’on peut retourner la situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur présence sans en avoir honte. « Il est rare en effet qu’on se respecte assez soi-même » [Quintilien, X, vii]. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les hommes mûrs s’exercer à bien faire, et les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans être obligés à rien. Il y a des gens plus aptes que les autres à mettre en œuvre ces préceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une sensibilité et une volonté délicates, qui ne se plient pas et ne se laissent pas aisément exploiter par les autres, seront mieux à même, par leur nature et leur comportement, à suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occupés, qui embrassent tout à la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout, s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut se servir de ces avantages fortuits et extérieurs à nous dans la mesure où ils nous sont agréables, mais sans en faire la base de notre existence, car cela ne l’est pas : ni la raison ni la nature ne l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui ? C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous pouvons disposer, comme certains l’ont fait par dévotion, et quelques philosophes par conviction : se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens à la rivière, rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie pour gagner la béatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur la dernière marche pour éviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite elle-même quelque chose de glorieux et d’exemplaire.

Sans fortune je vante un petit avoir sûr,

Et suis content de peu ; mais qu’un destin meilleur

Me donne l’opulence, alors je dis bien haut

Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux

Dont les revenus sont fondés en bonne terre.

[Horace, Épîtres, I, xv, 42-46]

Je trouve qu’il y a bien assez à faire sans aller si loin. Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me préparer à ses retournements, et envisager, étant bien à mon aise, le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagination y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons à la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois. Je n’estime pas que le philosophe Arcésilas soit moins vertueux parce que je sais qu’il a utilisé de la vaisselle d’or et d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus au contraire parce qu’il en a usé modérément et avec libéralité, que s’il s’en était privé. Je vois quelles sont les limites de la nécessité naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent plus enjoué et en meilleure santé que moi, je me mets à sa place ; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas croire qu’un esprit borné fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les effets du raisonnement ne puissent parvenir à égaler ceux de l’accoutumance. Alors sachant combien les commodités de l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir : qu’il me rende content de moi-même et du bien dont je puis être la cause. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont néanmoins dans leur malle quantité de pilules pour les avoir sous la main quand le rhume les attaquera ; rhume qu’ils craignent d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du remède qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire ; et mieux encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus grave, se munir des médicaments qui calment et endorment la partie malade. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse ; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun : le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération :

Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens.

[Horace, Épîtres, I, i, 19]

Car sinon c’est une tâche d’esclave que le soin du ménage, comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le soin du jardin, que Xénophon attribue à Cyrus. Et il doit être possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse et vile, astreignante et préoccupante, dans laquelle sombrent les hommes qui s’y consacrent entièrement, et cette profonde et extrême nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller à l’abandon.

Démocrite au troupeau laisse manger ses blés,

Tandis que son esprit vogue loin de son corps.

Horace, Épîtres, I, xii, 12]

Mais écoutons plutôt ce conseil que donne Pline Le Jeune à Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude : « Je te conseille, dans cette complète et opulente retraite où tu te trouves, de laisser à tes gens le soin de la maison, sordide et détestable, et de t’adonner à l’étude des lettres, pour faire quelque chose qui soit totalement à toi. » Il s’agit pour lui de la réputation, de même que Cicéron, qui disait vouloir employer sa solitude et son détachement des affaires publiques pour obtenir par ses écrits une vie immortelle.

Ton savoir n’est-il rien dès qu’il laisse ignorer

Aux autres que tu sais ?

[Perse, I, 23-24]

Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du monde, de regarder au-delà de lui. Mais ceux dont je viens de parler ne le font qu’à demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus ; mais par une ridicule contradiction, ils prétendent récolter les fruits de leur dessein dans un monde dont ils seront absents ! L’idée de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude des promesses divines dans l’autre vie, est plus cohérente. Ils se donnent Dieu comme but, lui dont la bonté et la puissance sont infinies. L’âme peut trouver en lui de quoi rassasier ses désirs en toute liberté. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent à obtenir une santé et une félicité éternelles ; et la mort vient à point, puisqu’elle marque le passage à un état aussi parfait. La rigueur de leurs règles est vite atténuée par l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur dénégation, car rien ne les entretient tant que leur usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalité, mérite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agréments de la nôtre. Et celui qui peut embraser son âme de cette foi et de cette espérance si vives, réellement et constamment, se construit, dans la solitude, une vie voluptueuse et délicieuse, bien au-delà de toute autre vie possible. En fin de compte, ni le but fixé par Pline, ni le moyen qu’il indique ne me contentent : c’est remplacer la fièvre par la fébrilité ! Écrire des livres est un travail aussi pénible que les autres. Et aussi mauvais pour la santé, ce dont il faut surtout tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir qu’on y prend, car c’est ce plaisir-là qui cause la perte de celui qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et de l’ambitieux. Les sages nous apprennent pourtant à nous garder de la trahison que nous causent nos appétits, et à discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mêlés et frelatés de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et nous embrassent pour mieux nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens appelaient « Philistes ». Si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ! Mais la volupté, pour nos tromper, vient d’abord, et nous cache la suite. Les livres sont agréables, mais si à cause de leur fréquentation nous finissons par en perdre la gaieté et la santé, qui sont nos biens les plus précieux, quittons-les : je suis de ceux qui pensent que leur bénéfice ne peut compenser cette perte. De même que ceux qui se sentent affaiblis depuis longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre à la médecine, qui leur prescrit certaines règles de vie à respecter, de même celui qui se retire, dégoûté qu’il est de la vie en société, doit se soumettre aux lois de la raison, et préparer en y réfléchissant à l’avance la façon d’ordonner cette nouvelle existence. Il doit avoir pris congé de toute espèce de peine, quelle que soit son apparence, et d’une façon générale, fuir toutes les passions qui nuisent à la tranquillité du corps et de l’âme, puis choisir son chemin selon son caractère.

Unus quisque sua noverit ire via.

[Properce, II, 25]

Aux affaires domestiques, à l’étude, à la chasse, comme à tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’à l’extrême limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, là où la souffrance commence à poindre. Il ne faut accorder à sa besogne que ce qui est nécessaire pour se tenir en bon état, et se préserver des inconvénients que recèle, à l’extrême inverse, l’oisiveté molle et assoupie. Il y a des sciences stériles et difficiles, qui la plupart du temps sont destinées à la foule ; il faut les laisser à ceux qui ont des fonctions dans la société. Pour moi, je n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent agréablement, ou ceux qui me consolent et m’aident à régler ma vie et ma mort.

En silence je vais en des bois salutaires

Occupé de ce dont s’occupe un sage, un honnête homme.

[Properce, II, 25]

Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel ; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux, j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des mains, les uns après les autres.

Cueillons les plaisirs : ce qu’on vit est à nous ;

Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable.

[Perse, V, 252]

Et quant au but que Pline et Cicéron nous proposent, la gloire, cela ne fait pas mon compte ; la disposition d’esprit la plus contraire à une vie retirée, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le même toit. Et à ce que je vois, ces gens-là n’ont que les bras et les jambes hors de la société : leur âme et leur intention y demeurent plus engagées que jamais.

Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreilles des autres ?

[Perse, I, 19]

Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire une percée plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus d’élan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court ? Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux écoles très différentes, et écrivant, l’un à Idoménée, l’autre à Lucilius, qui sont leurs amis, pour les inciter à abandonner les affaires de la société et se retirer dans la solitude : « Vous avez vécu jusqu’à présent, disent-ils, en nageant et flottant ; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacré l’essentiel de votre vie à la lumière, accordez le reste à l’obscurité. Il est impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renommée et de votre gloire. Il est à craindre que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de l’approbation d’autrui ; et quant à votre savoir et votre compétence, ne vous inquiétez pas, ils ne perdront pas leur valeur si vous en tirez plus pour vous-même. Souvenez-vous de celui à qui on demandait pourquoi il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait guère séduire beaucoup de gens : « il me suffit de peu, répondit-il, un seul amateur me suffit, et même aucun ». Il disait vrai : un ami et vous-même, vous faites un théâtre bien suffisant l’un pour l’autre, et même vous seul pour vous-même. Que le public vous soit comme un seul et un seul comme le public ; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son détachement des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces à la porte de leur tanière. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous parler à vous-même. Retirez-vous en vous-même, mais préparez-vous d’abord à vous y accueillir : ce serait folie de vous fier à vous-même si vous ne savez pas vous gouverner. On peut faire des erreurs dans la solitude comme dans la société. Jusqu’à ce que vous n’osiez broncher devant vous-même, jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vous-même, emplissez votre esprit d’images vertueuses, représentez-vous toujours Caton, Phocion et Aristide, en présence desquels même les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrôleurs de toutes vos intentions : si elles se détraquent, le respect que vous avez envers eux les remettra sur la bonne voie ; ils vous y maintiendront, et vous aideront à vous contenter de vous-même, de n’emprunter rien qu’à vous, de tenir fermement votre âme dans des réflexions mesurées où elle puisse se plaire, et connaissant le véritable bien, dont on jouit à mesure qu’on le découvre, s’en contenter, sans désirer prolonger sa vie ni son nom. Voilà le conseil de la philosophie naturelle et véritable, non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme celle de Pline et de Cicéron.

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