Chapitre 4 Comment on s’en prend à de faux objets, faute de pouvoir s’en prendre aux vrais.

Un de nos gentilshommes gravement éprouvé par la goutte, et à qui les médecins voulaient interdire absolument de manger des viandes salées, leur répondit en plaisantant qu’il voulait savoir à quoi s’en prendre pour les tourments et souffrances qu’il endurait ; et que, incriminant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf ou le jambon, il se sentait en quelque sorte soulagé. Et de fait, de même que nous ressentons une douleur si le bras que nous levons pour frapper ne rencontre rien, et frappe dans le vide ; de même que pour être agréable un panorama ne doit pas laisser la vue se perdre au loin ou se disperser dans le vague, mais au contraire doit lui offrir quelque chose sur quoi buter, et qui la soutienne à distance raisonnable,

de même que le vent, si d’épaisses forêts n’y font obstacle,

se dissipe dans le vide,

[Lucain, La Pharsale, VI, v, 20]

de même il semble que l’esprit, ébranlé, agité, se perde en lui-même si on ne lui offre une prise : il faut lui fournir quelque chose sur quoi il puisse s’appuyer et s’exercer.

Plutarque dit à propos de ceux qui s’entichent des guenons ou autres petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, faute d’objet légitime sur lequel se porter, et plutôt que de demeurer inemployée, s’en forge un autre, déplacé et frivole.

Et nous constatons aussi que l’esprit se trompe lui-même dans ses passions, en se construisant des objets imaginaires et fantastiques, même contraires à ses propres croyances, plutôt que n’avoir rien contre quoi se dresser.

Ainsi leur rage conduit-elle les bêtes à s’attaquer à la pierre ou au fer qui les a blessées, et à se venger sur elles-mêmes à belles dents de la douleur qu’elles éprouvent,

L’ourse de Pannonie devient plus féroce quand le Lybien

lui décoche son javelot à la mince courroie,

Elle se roule sur sa blessure, et furieuse

cherche à mordre le trait qu’elle a reçu,

et s’en prend au fer qui tourne avec elle.

[Lucain, La Pharsale, VI, v. 220]

Quelles causes n’inventons-nous pas aux malheurs qui nous arrivent ? À quoi ne nous en prenons-nous pas, à tort ou à raison, pour avoir quelque chose contre quoi nous battre ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu arraches, ni la blancheur de cette poitrine, que, dans ton chagrin, tu frappes si cruellement, qui ont perdu ce frère bien-aimé en lui envoyant un plomb funeste, ce n’est pas à cela qu’il faut t’en prendre ! Tite-Live, parlant de l’armée d’Espagne, après la perte de deux frères qui étaient ses grands capitaines : « Tous aussitôt de pleurer et de se frapper la tête. » [Tite-Live, XXV, 37]

C’est un usage courant.

Le philosophe Bion, de ce Roi qui s’arrachait les cheveux en signe de deuil, disait plaisamment :

« Pense-t-il que la pelade atténue la peine ? »

Qui n’a vu un joueur mâcher et avaler ses cartes, ou avaler un cornet de dés, pour se venger sur eux de la perte de son argent ?

Xerxès fouetta la mer et écrivit une lettre de défi au Mont Athos. Cyrus occupa toute une armée durant plusieurs jours à se venger de la rivière Gyndus, à cause de la peur qu’il avait éprouvée en la traversant. Et Caligula fit détruire une très belle maison à cause du plaisir que sa mère y avait eu. Dans ma jeunesse, le peuple disait qu’un Roi de nos voisins, ayant reçu de Dieu une correction, jura de s’en venger : il défendit de lui adresser des prières durant dix ans, de parler de lui, et pour autant que cela était en son pouvoir, de croire en lui. On voulait montrer par là, moins que la sottise, mais la gloriole naturelle dans la nation en question.

Ce sont là des défauts qui vont toujours ensemble : mais de telles attitudes relèvent, à la vérité, encore plus de l’outrecuidance que de la bêtise.

César Auguste ayant subi une tempête sur mer, se mit à défier le dieu Neptune, et lors de la cérémonie d’ouverture des jeux du Cirque, fit ôter son image d’entre celles des Dieux, pour se venger de lui. En quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne le fut depuis, lorsque, Quintilius Varus ayant perdu une bataille en Allemagne, il se tapait la tête contre la muraille de colère et de désespoir, en criant « Varus, rends-moi mes soldats ! ». Car ceux qui s’en prennent à Dieu lui-même, ou au Destin, comme si ce dernier avait des oreilles susceptibles d’entendre nos plaintes, vont au-delà de la folie ordinaire, car ils joignent l’impiété à leurs actes. Ainsi font les Thraces qui, quand il tonne ou qu’il fait des éclairs, se mettent à tirer leurs flèches contre le ciel, comme pour ramener Dieu à la raison, en une attitude de vengeance digne des Titans.

Or, comme le dit ce poète ancien cité par Plutarque,

Ne nous fâchons pas contre les événements,

Ils n’ont cure de nos colères.

Mais nous ne serons jamais assez sévères contre les dérèglements de notre esprit.

Share on Twitter Share on Facebook