Chapitre 3 Nos façons d’être nous survivent.

Ceux qui blâment les hommes de toujours courir après le futur, nous apprennent à profiter du présent et à nous y tenir, puisque nous n’avons aucune influence sur ce qui adviendra, moins encore que sur le passé, – ceux-là montrent du doigt la plus commune des erreurs humaines. Car ils osent appeler erreur ce à quoi la nature elle-même nous conduit, pour servir à la perpétuation de son œuvre, en nous inspirant cette idée fausse parmi beaucoup d’autres, plus soucieuse qu’elle est de notre action que de notre connaissance. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous projettent vers l’avenir et nous ôtent le sens de ce qui est, pour nous distraire avec ce qui sera, même lorsque nous n’y serons plus.

Malheureux l’esprit anxieux de l’avenir.

[Sénèque, Épîtres à Lucilius, 98]

Chacun de ses éléments englobe tout ce que nous avons à faire, et englobe l’autre en même temps.

Celui qui aurait à s’occuper de ce qui le concerne verrait que la première des choses consiste à connaître ce qu’il est, ce qui lui est propre. Et qui connaît ce qu’il est ne prend plus pour sien ce qui relève d’autrui : il s’aime et s’occupe de lui-même d’abord, refuse les occupations superflues, les pensées et les opinions inutiles. Si la folie n’est pas pour autant satisfaite quand on lui octroie ce qu’elle réclame, la sagesse, elle, se contente de ce qu’elle a, et n’est jamais déçue d’elle-même.

« Pour Épicure le sage n’a pas à être prévoyant ni se soucier de l’avenir ».

Parmi les lois qui concernent les morts, celle qui veut que l’on juge les actions des Princes après leur mort me semble des plus importantes. Ils sont, sinon les maîtres, du moins les compagnons des lois : ce que la Justice n’a pu faire peser sur leurs têtes, il est bon qu’elle le fasse sur leur réputation et sur les biens de leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie elle-même. C’est un usage particulièrement commode pour les nations qui l’observent, et désirable pour tous les bons Princes qui ont à se plaindre de ce que l’on traite la mémoire des méchants de la même façon que la leur. Nous devons soumission et obéissance à tous les Rois également, car cela concerne leur charge. Mais l’estime, tout comme l’affection, nous ne la devons qu’à leur valeur elle-même. Que dans l’ordre du politique on les supporte patiemment, même indignes, et qu’on dissimule leurs vices ; qu’on soutienne leurs médiocres actions tant que leur autorité réclame notre appui, soit. Mais quand nos relations avec eux sont terminées, il n’y a aucune raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l’expression de véritables sentiments. Et en particulier, refuser aux bons sujets la gloire d’avoir servi fidèlement et respectueusement un maître dont ils connaissaient si bien les imperfections, ce serait priver la postérité d’un exemple fort utile. Ceux qui, par respect de quelque obligation privée, entretiennent de façon inique la mémoire d’un Prince qui fut blâmable font passer un intérêt privé avant l’intérêt général. Tite-Live dit à juste titre que le langage des hommes qui ont grandi sous la Royauté est toujours plein de vaines ostentations et de témoignages douteux, car chacun porte son propre Roi, quel qu’il soit, à l’extrême limite de la valeur et de la grandeur d’un souverain. On peut réprouver la grandeur d’âme de ces deux soldats qui osèrent, à sa barbe, dire son fait à Néron : le premier, à qui il demandait pourquoi il lui voulait du mal répondit : « Je t’aimais quand tu en étais digne. Mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, bateleur et conducteur de chars, je te hais comme tu le mérites ». Et l’autre, à la question « pourquoi veux-tu me tuer ? » répondit : « Parce que je ne trouve pas d’autre remède à tes méchancetés continuelles ».

Mais les témoignages publics et universels de sa conduite tyrannique et abjecte, rendus après sa mort, et à tout jamais, quel homme sain d’esprit pourrait les récuser ?

Je n’admets pas qu’à un gouvernement aussi noble que celui de Sparte ait pu être associée une cérémonie aussi fausse que celle-ci : à la mort des Rois, tous les peuples confédérés et voisins, tous les Ilotes, hommes et femmes pêle-mêle, se tailladaient le front en témoignage de deuil. Et au milieu de leurs cris et de leurs lamentations, ils prétendaient que le défunt, quel qu’il ait pu être réellement, était le meilleur de tous les Rois. Ils attribuaient ainsi au rang dans la société des louanges qui n’auraient dû concerner que le mérite, reléguant de ce fait au tout dernier rang le mérite véritable. Aristote, qui s’interroge sur tout, s’interroge sur le mot de Solon : nul avant de mourir ne peut être dit heureux, et se demande si celui-là même qui a vécu et est mort selon les règles, peut être dit heureux, si sa renommée est mauvaise, et sa postérité misérable. Tant que nous sommes vivants, nous nous projetons par la pensée où il nous plaît. Mais n’étant plus, nous n’avons plus aucune communication avec ce qui est. Ne vaudrait-il pas mieux alors dire à Solon que jamais un homme n’est heureux, puisqu’il ne peut l’être qu’après qu’il n’est plus ?

[on] ne s’arrache pas radicalement à la vie,

mais à son insu même [on] suppose

qu’on laisse quelque chose de soi après soi

[on] ne se distingue pas de ce cadavre gisant là…

[Lucrèce, De Natura rerum, III, 890 sq.]

Bertrand Du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus peu après, on les obligea à porter les clés de la ville sur le corps du défunt. Barthélémy d’Alviane, Général de l’armée des Vénitiens, mourut à la guerre à Brescia, et son corps fut rapporté à Venise à travers le pays de Vérone, en territoire ennemi. La plupart des soldats étaient d’avis de demander un sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce fut d’avis contraire : il préféra passer en force, en prenant le risque d’un combat, car il ne jugeait pas convenable, dit-il, que celui qui de sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis fît la preuve qu’il les craignait après sa mort. À vrai dire, et sur un sujet voisin, selon les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer renonçait à la victoire, et il ne pouvait plus dresser un trophée la commémorant : ce genre de requête faisait de l’autre le vainqueur. C’est ainsi que Nicias perdit l’avantage qu’il avait nettement pris sur les Corinthiens ; et à l’inverse, Agésilas affermit celui qu’il n’avait que partiellement pris sur les Béotiens. Ces aspects pourraient sembler étranges si l’on n’avait pris depuis toujours l’habitude, non seulement d’étendre le soin de nous-mêmes au-delà de notre vie, mais encore de croire que bien souvent, les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et s’appliquent même à nos restes. Il y a tant d’exemples anciens de cela, sans parler de ceux de notre temps, qu’il n’est pas nécessaire que j’en fournisse ici. Édouard 1er, Roi d’Angleterre, avait constaté au cours des longues guerres entre lui-même et Robert, Roi d’Écosse, combien sa présence était bénéfique à ses affaires, et attribuait toujours la victoire remportée au fait qu’il dirigeait les choses en personne ; au moment de mourir, il fit donc prendre à son fils, par serment solennel, l’engagement de faire bouillir son corps après sa mort, pour séparer la chair des os, de faire enterrer la chair et de conserver les os pour les emporter avec lui, dans son armée, toutes les fois qu’il entreprendrait une guerre contre les écossais : comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres ! Jean Zischa, qui causa des troubles en Bohème pour soutenir les idées fausses de Wycliffe, voulut qu’on l’écorchât après sa mort, et qu’on fît avec sa peau un tambourin qu’on utiliserait dans les guerres contre ses ennemis : il pensait que cela contribuerait à ce que se maintiennent les succès qu’il avait remportés contre ses ennemis, quand il les conduisait lui-même. Certains Indiens arboraient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements d’un de leurs chefs, parce qu’il avait eu de la chance [au combat] de son vivant. Et bien d’autres peuples en ce monde emportent à la guerre les corps des hommes valeureux mort sur le champ de bataille, pensant qu’ils leurs seront propices et leur serviront d’encouragement. Les premiers des exemples précédents ne font qu’associer au tombeau la réputation acquise par certains hommes du fait de leurs actions passées ; mais les derniers veulent aussi lui ajouter la puissance d’agir. La conduite du Capitaine Bayard est de meilleur aloi : se sentant blessé à mort par un coup d’arquebuse, et comme on lui conseillait de se retirer de la mêlée, il répondit qu’il ne commencerait pas, étant près de sa fin, à tourner le dos à l’ennemi. Après avoir encore combattu tant qu’il en eut la force, et se sentant cette fois défaillir et sur le point de tomber de cheval, il commanda à son majordome de le coucher au pied d’un arbre, mais de telle façon que son visage soit tourné vers l’ennemi : ce qui fut fait. Je dois ajouter cet autre exemple, aussi notable à mon point de vue qu’aucun des précédents. L’empereur Maximilien, bisaïeul du Roi Philippe qui règne à présent, était un prince doué de grandes qualités, et entre autres, d’une beauté singulière. Mais parmi ces dispositions de caractère, il en avait une bien contraire à celle des Princes qui, pour traiter les affaires les plus importantes, font de leur chaise percée un trône : il n’eut en effet jamais de valet de chambre si intime qu’il lui permit de le voir en sa garde-robe. Il se cachait pour uriner, aussi scrupuleux qu’une demoiselle à ne découvrir, ni à un médecin, ni à qui que ce fût les parties que l’on a coutume de tenir cachées. Moi qui parle si effrontément, je suis pourtant par nature sujet à cette pudeur. Sauf si j’y suis contraint par la nécessité ou par la volupté, je ne montre guère à qui que ce soit les membres et les actions que nos coutumes nous ordonnent de dissimuler. J’éprouve à ce sujet plus de contrainte que ce qui me semble normal pour un homme, et surtout à un homme de ma profession. Mais pour en revenir à notre Empereur, il en arriva à ce point d’obsession qu’il ordonna expressément dans son testament qu’on lui mît des caleçons quand il serait mort. Il aurait dû ajouter aussi par codicille que celui qui les lui mettrait devrait avoir les yeux bandés ! La prescription faite par Cyrus à ses enfants que ni eux ni personne ne voie ni ne touche son corps après sa mort, je l’attribue à quelque dévotion qui lui était propre. Car lui-même et son historien, entre autres grandes qualités, ont fait preuve au cours de leur vie d’un soin et d’un respect extraordinaires envers la religion. J’ai été contrarié par ce qu’un grand personnage m’a raconté, à propos d’un de mes proches, homme connu en temps de paix comme à la guerre. Mourant chez lui, vieux et torturé par les extrêmes douleurs des coliques néphrétiques, cet homme-là occupa, paraît-il, ses dernières heures, et avec un soin acharné, à organiser le cérémonial de son enterrement. Il exigea de tous les nobles qui venaient lui rendre visite qu’ils lui donnassent leur parole d’assister à son convoi. À ce prince lui-même, qui le vit dans ses derniers moments, il adressa un instant supplication pour que les gens de sa maison fussent contraints de s’y rendre, usant d’exemples et d’arguments divers pour prouver que c’était là chose due à quelqu’un comme lui. Il sembla expirer content, ayant obtenu cette promesse, et arrangé à sa guise le déroulement de ses obsèques. J’ai rarement vu de vanité aussi persévérante… Un autre soin particulier pour lequel je ne manque pas non plus d’exemples parmi mes familiers, et qui me semble proche parent de celui-ci, c’est de se soucier et de se passionner au dernier moment pour organiser son convoi avec une parcimonie telle que n’y figure plus seulement qu’un serviteur avec une lanterne. Je vois qu’on loue cette attitude, de même que l’instruction donnée par Marcus Emilius Lepidus à ses héritiers, qui leur défendait d’organiser pour lui les cérémonies habituelles en ces circonstances. Est-ce bien de la tempérance et de la frugalité que d’éviter dépenses et plaisirs dont l’usage et la connaissance demeurent hors de portée ? Voilà une réforme facile et peu coûteuse. S’il fallait légiférer là-dessus, je serais d’avis qu’en ces circonstances, comme dans toutes les actions de la vie, chacun adopte une règle de conduite en rapport avec sa condition. Ainsi le philosophe Lycon prescrit-il sagement à ses amis de mettre son corps où ils jugeront que ce soit le mieux ; et pour les funérailles, de ne les faire ni ostentatoires, ni mesquines. Je laisserais simplement la cérémonie se faire selon coutume, et m’en remettrai à la discrétion des premières personnes sur lesquels retombera la charge de s’occuper de moi. « C’est un soin qu’il faut complètement mépriser pour soi et ne pas négliger pour les siens. » [Cicéron, Tusculanes, I, 45]

Et comme il est saintement dit à un saint :

« Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont plutôt la consolation des vivants qu’un secours pour les morts. »

[Saint Augustin, La Cité de Dieu, I, 12.]

À Criton qui lui demande, dans ses derniers moments, comment il veut être enterré, Socrate répond : « Comme vous voudrez ».

Si j’avais à m’en soucier davantage, je trouverais plus élégant d’imiter ceux qui veulent, de leur vivant, profiter d’une belle sépulture qui leur fait honneur, et qui prennent plaisir à voir leur maintien dans la mort inscrit dans le marbre. Heureux ceux qui savent réjouir et contenter leurs sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort ! Peu s’en faut que je n’éprouve une haine irréconciliable contre toute domination populaire, bien qu’elle me semble la plus naturelle et la plus équitable forme de pouvoir, quand je me souviens de l’inhumaine injustice dont fit preuve le peuple athénien, quand il décida de faire mourir sans rémission et sans même vouloir entendre leur défense, ses vaillants généraux. Ceux-ci venaient pourtant de remporter contre les Lacédémoniens la bataille navale des îles Arginuses, la bataille la plus disputée, la plus dure que les Grecs aient jamais livrée en mer avec leurs propres forces.

Mais c’est qu’après la victoire, ces chefs avaient profité des occasions que la loi de la guerre leur offrait, plutôt que de s’arrêter pour recueillir et inhumer leurs morts. Et ce qui rend cette exécution plus odieuse encore, c’est le cas de Diomédon.

C’était l’un des condamnés, homme de grande valeur, militaire et politique. Après avoir entendu l’arrêt qui les condamnait, et trouvant seulement alors un moment pour se faire entendre, il s’avança pour parler ; mais au lieu d’en profiter pour défendre sa cause et démontrer l’évidente iniquité d’une si cruelle décision, il n’exprima que son souci pour ceux qui l’avaient condamné, priant les Dieux de porter ce jugement à leur crédit. Il leur révéla les vœux que lui et ses compagnons avaient formés, en reconnaissance de la chance extraordinaire qu’ils avaient eue au combat, afin que, faute de les accomplir à leur place, ils ne s’attirassent la colère divine. Et sans ajouter un mot, il s’achemina courageusement au supplice. Le sort rendit la pareille aux Athéniens quelques années plus tard. Car Chabrias, leur amiral, ayant eu le dessus contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit d’un coup le fruit d’une victoire pourtant cruciale, pour ne pas encourir le risque évoqué dans l’exemple précédent. Et pour ne pas perdre un petit nombre de corps de ses amis qui flottaient sur la mer, laissa s’échapper sains et saufs quantité d’ennemis vivants qui par la suite lui firent payer cher cette fâcheuse superstition.

Veux-tu savoir où tu seras après la mort ?

Où sont les êtres à naître encore.

[Sénèque, Les Troyennes, II, 30]

Ici, la sensation du repos est attribuée à un corps pourtant sans âme :

Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir,

De port où, déchargé du poids de la vie,

Son corps puisse reposer à l’abri des maux.

[Cicéron, Tusculanes, I, 44]

Mais il est vrai que la nature nous montre que des choses mortes ont encore des relations occultes avec la vie : le vin se transforme dans les caves, en fonction des saisons qui affectent la vigne qui l’a produit. Et la chair de la venaison change d’aspect et de goût dans les saloirs, selon les lois de la chair vive – à ce qu’on dit.

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