Chapitre 32 Fuir les plaisirs au prix de la vie ?

J’avais bien vu que la plupart des opinions anciennes étaient d’accord sur ce point : il est temps de mourir quand il y a plus de mal que de bien à vivre, et conserver notre vie au prix de la souffrance et de la déchéance, c’est aller contre les règles mêmes de la nature. Comme disent ces vieilles règles en effet :

Ou une vie tranquille ou une mort heureuse.

Il est bien de mourir quand la vie devient une charge.

Plutôt ne pas vivre que vivre dans le malheur.

[Poètes gnomiques, éd. Crispin, 1569]

Mais pousser le mépris de la mort au point de l’employer pour se défaire des honneurs, des richesses, des grandeurs et autre faveurs, de tous ces biens que nous devons à un sort favorable, comme si la raison n’avait pas assez à faire pour nous persuader de les abandonner sans qu’il faille y ajouter encore ce nouveau poids, cela je ne l’avais jamais vu ni prescrire ni mettre en pratique, jusqu’à ce que me tombe entre les mains ce passage de Sénèque, dans lequel il conseille à Lucilius, personnage puissant et jouissant d’une grande autorité auprès de l’empereur, de changer la vie voluptueuse et pompeuse qu’il mène et renoncer aux ambitions du monde, pour quelque vie solitaire, tranquille et philosophique. Et comme Lucilius y alléguait quelques difficultés : « À mon avis, dit Sénèque, ou tu quittes cette vie-là, ou tu quittes la vie tout à fait. Je te conseille de suivre la voie la plus douce, et de détacher plutôt que de trancher ce que tu as mal noué ; à la condition que, s’il est impossible de le détacher autrement, tu le tranches. Il n’est pas d’homme, si peureux soit-il, qui ne préfère tomber une fois que de demeurer dans un équilibre instable. » J’aurais trouvé ce conseil bien assorti à la rudesse des Stoïciens, mais il est plus étonnant qu’il soit emprunté à Épicure, qui écrit sur ce sujet des choses semblables à Idoménée. Je pense avoir remarqué quelque chose de semblable parmi les gens de chez nous, mais avec la modération chrétienne. Saint-Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie arienne, alors qu’il était en Syrie, fut informé qu’Abra, sa fille unique, qu’il avait laissée là-bas avec sa mère, était recherchée en mariage par les plus brillants seigneurs du pays, parce qu’elle était bien élevée, belle et riche, et dans la fleur de son âge. Il lui écrivit alors – comme on peut le voir en lisant son histoire – pour qu’elle renonce à tous ces plaisirs et avantages qu’on lui faisait miroiter ; qu’il lui avait trouvé pendant son voyage un bien meilleur parti, bien plus digne d’elle, un mari d’un tout autre pouvoir et d’une toute autre magnificence, qui lui donnerait en présent des robes et des joyaux d’un prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre le goût et l’usage des plaisirs mondains, pour l’unir entièrement à Dieu. Mais pour cela, le plus court et le plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa, par ses vœux, ses prières et oraisons, de demander à Dieu de l’ôter de ce monde et de la rappeler à lui. Et c’est ce qu’il advint ; car peu de temps après son retour, elle mourut, et il en montra une joie extraordinaire.

Ce personnage semble enchérir sur les autres, du fait qu’il emploie ce moyen en premier lieu, alors que les autres n’y font appel que subsidiairement, et aussi parce qu’il s’agit de sa fille unique.

Mais je ne veux pas passer sous silence la fin de cette histoire, bien qu’elle sorte un peu de mon propos : la femme de saint Hilaire ayant appris de sa bouche comment la mort de leur fille avait été le résultat de son dessein et de sa volonté, et combien celle-ci connaissait une plus grande félicité d’être enlevée à ce monde plutôt que d’y demeurer, elle éprouva une telle attirance envers la béatitude éternelle et céleste qu’elle sollicita son mari avec une extrême insistance pour qu’il fasse la même chose pour elle. Et Dieu, cédant à leurs prières communes, l’ayant rappelée à lui peu de temps après, ce fut une mort accueillie avec un extrême contentement par eux deux.

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