Chapitre 31 Qu’il faut peu se mêler des décrets divins.

Le domaine de prédilection, les sujets favoris de l’imposture, ce sont les choses que nous ne connaissons pas. D’autant plus que leur étrangeté même leur donne d’abord du crédit et que ne faisant pas l’objet de nos réflexions ordinaires, elles nous privent du même coup du moyen qui nous permettrait de les combattre. C’est la raison pour laquelle, dit Platon, il est bien plus facile de satisfaire ses auditeurs en parlant de la nature des dieux que de la nature des hommes : l’ignorance permet en effet de développer en toute liberté un sujet comme celui-là, puisqu’il s’agit de choses dont on ne sait rien. Il en résulte qu’il n’est rien qui soit cru aussi fermement que ce que l’on connaît le moins, et qu’il n’y a pas de gens plus sûrs d’eux-mêmes que ceux qui affabulent, comme font les alchimistes, les devins, les astrologues, les chiromanciens, les médecins, « tous les gens de cette espèce » [Horace, Satires, I, 2]. Je leur adjoindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs habituels des desseins de Dieu, qui prétendent trouver les causes de chaque événement, et de voir dans les secrets de la volonté divine, les motivations incompréhensibles de ses œuvres. Et bien que la variété et la discordance continuelle des événements les fassent sauter, comme des joueurs, d’un coin à l’autre et d’un côté à l’autre, ils ne cessent pas pour autant de courir après leur balle, et d’un même crayon, de peindre à la fois le blanc et le noir. Chez un peuple des Indes il y a cette louable habitude, quand les choses vont mal pour eux dans un engagement ou une bataille, d’en demander publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme s’il s’agissait d’une action injuste. Ils font ainsi dépendre leur bonheur ou leur malheur de la raison divine, à laquelle ils soumettent leurs jugements et leurs réflexions. Il suffit à un chrétien de croire que toutes choses viennent de Dieu, d’y reconnaître sa divine et insondable sagesse, et donc les prendre en bonne part, sous quelque forme qu’elles lui soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce que je vois en usage aujourd’hui, c’est-à-dire de chercher à affermir et imposer notre religion par la prospérité de nos entreprises. Notre foi a suffisamment d’autres fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de fonder son autorité sur les événements. Car il y a danger quand le peuple, habitué à ces arguments plausibles et bien de son goût, voit sa foi ébranlée par des événements qui lui sont contraires et défavorables. Ainsi en est-il des guerres de religion dans lesquelles nous sommes plongés. Ceux qui eurent l’avantage dans la rencontre de Rochelabeille, et qui firent de cet événement une grande fête, se servirent de cette chance comme si elle témoignait pour l’approbation de leur parti. Mais quand ensuite il en arrivent à excuser leurs déboires de Montcontour et de Jarnac comme s’il s’agissait d’un châtiment paternel, s’ils n’ont pas un peuple entièrement à leur dévotion, ils lui donnent assez facilement l’idée qu’ils prennent deux farines dans un seul et même sac, et soufflent le chaud et le froid par la même bouche… Il vaudrait mieux parler au peuple des véritables fondements de la vérité. C’est une belle bataille navale qui s’est gagnée ces mois derniers contre les Turcs, sous la conduite de dom Juan d’Austria ; mais il a plu aussi à Dieu, en d’autres occasions, d’en faire voir d’aussi belles à nos dépens. Il est donc malaisé de ramener les choses divines à notre appréciation, sans qu’elles n’aient à en souffrir. Arius et son Pape Léon, chefs principaux de cette hérésie, moururent à des moments différents, mais de morts très semblables et très étranges, puisque tous deux durent quitter un débat pour se rendre au cabinet d’aisance à cause de maux de ventre, et y moururent. Mais celui qui voudrait considérer cela comme une vengeance divine, encore amplifiée pour s’être produite en un tel lieu, pourrait alors aussi bien y associer la mort d’Héliogabale, lui aussi tué en ce genre d’endroit… ! Mais quoi ? Irénée a connu le même sort. Dieu, voulant nous apprendre que les bons ont autre chose à espérer, et les méchants autre chose à craindre que les événements heureux ou malheureux de ce monde, les manie et les applique selon son pouvoir occulte, et nous ôte le moyen d’en faire sottement notre profit. Bien légers ceux qui veulent s’en prévaloir selon la raison humaine. Comme des escrimeurs, ils ne font jamais mouche sans recevoir deux touches en retour ! Saint Augustin [dans la Cité de Dieu] en donne une belle preuve contre ses adversaires. C’est un conflit qui se résout plus par la mémoire que par la raison. Il faut se contenter de la lumière qu’il plaît au soleil de nous communiquer par ses rayons, et celui qui lèvera les yeux directement vers lui pour en prendre plus ne doit pas s’étonner si pour punition de son exagération il y perd la vue. Qui, parmi les hommes peut connaître les desseins de Dieu ? Qui peut imaginer ce que veut le Seigneur ? [Bible, Le livre de la Sagesse, IX, 13].

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