Chapitre 40 Le Bien et le Mal dépendent surtout de l’idée que nous nous en faisons.

Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourmentés par les opinions qu’ils ont sur les choses, non par les choses elles-mêmes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre misérable condition humaine si l’on pouvait établir la vérité de cette opinion dans tous les cas. Car si c’est notre jugement seul qui permet aux maux d’entrer en nous, il semble que nous puissions alors les mépriser ou les tourner en bien. Si les choses se rendent à notre merci, pourquoi ne pas les traiter en maître ou les accommoder à notre avantage ? Si ce que nous appelons mal et tourment n’est ni mal ni tourment en soi mais que c’est notre imagination qui lui attribue ce caractère, il est en notre pouvoir de le changer. Et puisque nous avons le choix, il est parfaitement idiot de nous accrocher au parti qui est le plus ennuyeux pour nous, et de donner aux maladies, à l’indigence et au mépris un goût aigre et mauvais, alors que nous pouvons leur en donner un bon, et que, le destin nous fournissant simplement la matière, c’est à nous que revient de lui donner forme. Ce que nous appelons « mal » ne l’est donc peut-être pas en soi, ou du moins, et quel qu’il soit en réalité, peut-être dépend-il de nous de lui donner une autre saveur, ou – ce qui revient au même – un autre visage. Voyons si c’est là une idée que l’on peut soutenir. Si l’essence originelle des choses que nous craignons avait la possibilité de s’installer en nous de sa propre autorité, il s’installerait de même en tous les hommes, car les hommes sont tous d’une même espèce, et à part une différence de quelques degrés en plus ou en moins, ils disposent tous des mêmes outils et instruments pour concevoir et juger. Mais la diversité des opinions que nous avons à l’égard de ces choses-là montre clairement qu’elles n’entrent en nous que d’un commun accord avec elles : tel les loge chez lui avec leur sens originel, mais mille autres leur donnent chez eux un sens nouveau et opposé. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principaux adversaires. Or cette mort que les uns appellent la plus horrible des choses horribles, qui ne sait que d’autres la nomment l’unique port des tourments de la vie, le souverain bien de la nature, le seul appui pour notre liberté, le remède naturel et immédiat contre tous les maux ? Et de même que les uns l’attendent effrayés et tremblants, d’autres la supportent plus aisément que la vie. Celui-ci se plaint de sa facilité :

Mort, puisses-tu te refuser aux lâches,

Et ne te donner qu’aux vaillants !

[Lucain, La Pharsale, IV, 580]

Mais laissons ces hommes de grand courage : Théodore répondit à Lysimaque qui menaçait de le tuer : « Tu feras un grand coup d’arriver à égaler la force d’une cantharide  ! » La plupart des philosophes ont devancé volontairement ou hâté et favorisé leur mort.

Combien voit-on de gens du peuple, conduits à la mort, et non une mort ordinaire, mais mêlée de honte et parfois d’horribles souffrances, montrer une telle assurance, soit par opiniâtreté, soit par une naturelle simplicité d’esprit, que l’on dirait que rien n’a changé dans leur comportement ordinaire ! Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, prêchent, s’adressent à la foule, mêlant parfois à leur discours des plaisanteries, et buvant à la santé de leurs connaissances, comme le fit Socrate. Celui-là, qu’on menait au gibet, demanda à ne pas passer par telle rue parce qu’il craignait qu’un marchand envers qui il avait une vieille dette ne lui fasse mettre la main au collet. Cet autre dit au bourreau de ne pas lui toucher la gorge, de peur de se mettre à rire, car il était très chatouilleux… Cet autre encore répondit à son confesseur qui lui disait qu’il souperait ce jour-là avec notre Seigneur : « Allez-y, vous, car moi je jeûne. » Cet autre enfin ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier, dit qu’il ne voulait pas boire après lui, de peur d’attraper la vérole ! Tout le monde a entendu raconter l’histoire du Picard à qui on présenta une garce alors qu’il était au pied de l’échafaud, en lui disant, comme notre justice le permet parfois, que s’il l’épousait, il aurait la vie sauve. Et lui, l’ayant un peu examinée, et ayant vu qu’elle boitait : « Passe-moi la corde au cou, dit-il, elle boite ! » On dit aussi qu’au Danemark, un homme condamné à être décapité et à qui on proposait la même chose, refusa parce que la fille qu’on lui proposait avait les joues tombantes et le nez trop pointu. À Toulouse, un valet était accusé d’hérésie parce qu’il avait adopté la foi de son maître, jeune étudiant prisonnier avec lui. Et il préféra mourir plutôt que de se laisser convaincre que son maître pouvait se tromper. On raconte que quand Louis XI prit la ville d’Arras, nombreux furent parmi les gens du peuple ceux qui se laissèrent pendre plutôt que de crier « Vive le Roi ! » Au royaume de Narsinghgarh aujourd’hui encore, les femmes des prêtres sont enterrées vivantes avec leurs maris, et les autres sont brûlées vives aux funérailles de leurs maris, non seulement avec fermeté, mais dans la gaieté. Et quand on brûle le corps de leur roi mort, toutes ses femmes et ses concubines, ses mignons et toutes sortes d’officiers et de serviteurs, accourent en foule au bûcher pour s’y jeter en même temps que leur maître, et si allègrement, qu’il semble bien que ce soit un honneur pour eux que de l’accompagner dans la mort. Même parmi les âmes viles des bouffons, il en est qui n’ont pas voulu abandonner leurs plaisanteries dans la mort. L’un d’eux, que le bourreau faisait basculer s’écria : « Vogue la galère ! » son expression favorite. Un autre, sur le point d’expirer, et qu’on avait couché sur une paillasse auprès du foyer, répondit au médecin qui lui demandait où il avait mal : « entre le banc et le feu ». Et comme le prêtre, pour lui donner l’extrême-onction, cherchait ses pieds recroquevillés et crispés par la maladie, « vous les trouverez au bout de mes jambes » dit-il. À celui qui l’exhortait à se recommander à Dieu, il fit :

– Qui donc va auprès de lui ?

– Ce sera bientôt vous, s’il le veut.

– Si seulement j’y étais demain soir…

– Recommandez-vous seulement à lui, et vous y serez bientôt.

– Dans ce cas, il vaut mieux que je lui porte mes recommandations moi-même .

Pendant nos dernières guerres d’Italie, et après tant de prises et reprises, le peuple, agacé par ces perpétuels changements, se résolut si bien à mourir que j’ai entendu mon père dire qu’on avait compté au moins vingt-cinq personnages importants qui s’étaient donné la mort en une semaine. Cet épisode rappelle celui des Xanthiens qui, assiégés par Brutus, montrèrent une telle frénésie pour mourir, hommes, femmes et enfants pêle-mêle, qu’on ne fait rien pour fuir la mort qu’ils n’aient fait, eux, pour fuir la vie. Si bien que Brutus ne parvint à en sauver qu’un petit nombre. Toute opinion est susceptible de parvenir à s’imposer, fût-ce au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment que se fit la Grèce et qu’elle respecta, durant les guerres médiques, ce fut que chacun échangerait sa vie contre la mort plutôt que d’échanger leurs lois contre celles de la Perse.

Combien en a-t-on vu, durant la guerre des Grecs contre les Turcs, accepter une mort horrible plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser ? Voilà un exemple de ce dont les religions sont capables.

Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs terres, le roi Jean de Portugal leur vendit huit écus par tête le droit de se réfugier dans les siennes, à condition qu’ils s’en aillent à une échéance fixée. Lui, de son côté, promettait de leur fournir des vaisseaux pour les faire passer en Afrique. Le jour venu, comme il avait été stipulé que passé cette date ceux qui resteraient seraient considérés comme des esclaves, les vaisseaux leur furent fournis au compte-gouttes. Et ceux qui s’y embarquèrent furent rudement maltraités par les équipages : en plus de toutes sortes d’humiliations, ils firent exprès de les retarder, les faisant aller tantôt en avant, tantôt en arrière, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs vivres et soient contraints de leur en acheter si cher et si longtemps qu’à la fin ils furent ramenés à terre, complètement dépouillés jusqu’à leur chemise.

La nouvelle de ce traitement inhumain étant parvenue à ceux qui étaient restés à terre, la plupart d’entre eux se résolurent à accepter la servitude. Certains firent même semblant de changer de religion.

Emmanuel, ayant hérité de la couronne, commença par leur accorder la liberté. Mais changeant d’avis par la suite, il leur fixa un délai pour quitter le pays, désignant trois ports pour leur passage. Il espérait, dit l’évêque Osorius, le meilleur historien latin de notre époque, que la faveur qu’il leur avait faite en leur rendant la liberté ayant échoué pour les convertir au catholicisme, le péril d’affronter, comme leurs compagnons, le brigandage des marins, et la crainte d’abandonner le pays où ils étaient habitués à vivre dans la richesse pour aller se jeter dans une région inconnue et étrangère, les y ramènerait. Mais déçu dans ses espoirs, et les voyant tous décidés à faire le voyage, il supprima deux des ports qu’il leur avait promis, afin que la durée et l’incommodité du voyage en fassent se raviser quelques-uns, ou pour les rassembler tous en un seul lieu pour plus de commodité dans l’exécution du plan qu’il avait arrêté. Ce plan consistait à arracher tous les enfants en dessous de quatorze ans à leurs parents pour les déporter loin de leur vue et hors de leur portée dans un endroit où ils seraient instruits dans notre religion. On dit que cela produisit un horrible spectacle : l’affection naturelle des pères et des enfants se joignant à leur foi pour s’opposer à cette brutale décision. On vit couramment des pères et des mères se suicider, et pire encore, on en vit qui précipitaient leurs jeunes enfants dans des puits, par amour et par compassion, pour échapper à la loi. En fin de compte, le délai qui leur avait été fixé étant arrivé à terme, ils retombèrent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens. Mais peu de Portugais, encore aujourd’hui, cent ans après, ont confiance en leur foi ou en celle de leurs descendants, quoique l’habitude et le temps écoulé aient une influence bien plus forte que toute autre sorte de contrainte. Dans la ville de Castelnaudary, cinquante Albigeois hérétiques, avec courage et détermination, acceptèrent ainsi d’être brûlés vifs ensemble sans renoncer à leur foi. « Combien de fois, dit Cicéron, non seulement nos généraux, mais aussi nos armées entières se sont précipités dans une mort certaine ? » [Tusculanes, I, xxxvii] J’ai vu un de mes amis intimes rechercher la mort avec une véritable passion, une détermination enracinée en lui par divers raisonnement dont je ne parvins pas à le détacher. Et à la première occasion qui s’offrit à lui, comme auréolée de gloire, il s’y précipita, ayant perdu toute raison, comme poussé par une faim extrême et ardente. Nous avons plusieurs exemples, de nos jours, de personnes et même d’enfants, qui se sont donnés la mort par crainte de quelque légère difficulté. Et à ce propos : « Que ne craindrons-nous pas, dit un auteur ancien, si nous craignons même ce que la couardise a choisi pour sa retraite ? » Si je voulais ici dresser la liste de ceux de tout sexe et de toute condition qui ont, ou bien attendu la mort avec constance, ou l’ont recherchée volontairement, et non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais chez certains simplement par lassitude de vivre, et d’autres dans l’espoir d’une vie meilleure, je n’en verrais jamais la fin. Le nombre en est tellement grand qu’en vérité j’aurais plus vite fait de faire le compte de ceux qui l’ont crainte. J’ajouterai ceci : le philosophe Pyrrhon, se trouvant un jour en bateau pendant une grande tempête, montrait à ceux qui étaient les plus effrayés autour de lui, pour les encourager, un pourceau qui était là et ne se souciait nullement de l’orage. Oserons-nous dire que l’avantage que nous donne la raison, dont nous faisons si grand cas, et au nom de laquelle nous nous considérons comme les maîtres et empereurs du reste de la création nous ait été donnée pour nous tourmenter ? À quoi bon avoir la connaissance des choses, si nous en perdons le repos et la tranquillité qui seraient les nôtres sans cela, et si elle rend notre condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous pour notre perte, en combattant les desseins de la Nature et l’ordre universel des choses, qui veut que chacun utilise ses dons et ses capacités à son avantage ? Soit, me dira-t-on, vos préceptes valent pour la mort, mais que direz-vous de l’indigence ? Et que direz-vous de la douleur, qu’Aristippe et Jérôme de Cardia, comme la plupart des sages, considèrent comme le mal absolu ? (Et ceux qui le niaient en paroles l’admettaient dans la réalité) Posidonios souffrait d’une maladie aiguë et très douloureuse. Pompée alla lui rendre visite, s’excusant d’être venu à un moment aussi inopportun pour l’entendre parler de philosophie. « Qu’à Dieu me plaise, lui dit Posidonios, que la douleur s’empare de moi au point que je ne puisse en parler ! » Et il se jeta sur le sujet du mépris de la douleur. Mais pendant ce temps, celle-ci jouait quand même son rôle, et le harcelait sans cesse. Alors il s’écria : « Tu as beau faire, douleur, je ne dirai pas que tu es un mal ! »

Cette anecdote dont on fait si grand cas, que nous apprend-elle sur le mépris de la douleur ? Il n’y est question que du mot lui-même. Et pourtant : si Posidonios n’était pas affecté par la douleur, pourquoi s’interromprait-il dans son propos ? Et pourquoi juge-t-il si important de ne pas l’appeler « mal » ?

Ici, tout n’est pas seulement affaire d’imagination. Si le reste est affaire d’opinion, ici c’est de la connaissance objective qu’il s’agit. Et nos sens eux-mêmes en sont juges.

Et si les sens nous trompent, la raison en fait autant.

[Lucrèce, IV, 485]

Ferons-nous croire à notre peau que les coups de fouet la chatouillent ? Et à notre goût que l’aloès soit du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrhon est ici de notre côté : s’il ne craint pas la mort, il crie et se plaint quand on le bat. Comment aller contre la loi générale de la nature, qui concerne tous les êtres vivants sur terre, de craindre la douleur ? Les arbres eux-mêmes semblent gémir aux coups qu’on leur porte. La mort ne s’appréhende que par la réflexion, car c’est le fait d’un seul instant :

Elle est passée ou va venir, rien qui soit présent en elle.

[La Boétie, Satire, adressée à Montaigne]

La mort cause moins de mal que l’attente de la mort.

[Ovide, Héroïdes, v. 82]

Mille bêtes, mille hommes, sont plus vite morts que menacés. Et en vérité, ce que nous craignons essentiellement dans la mort, c’est la douleur qui généralement en est le signe avant-coureur.

Et pourtant, s’il faut en croire un saint Père : « la mort n’est un mal que par ce qui s’ensuit. »[Saint Augustin, Cité de Dieu, I, xi]

Je dirai encore, de façon plus juste, que ni ce qui vient avant, ni ce qui vient après ne fait partie de la mort. Nous nous donnons donc de mauvaises excuses en invoquant la douleur. Et je sais par expérience que c’est plutôt l’impossibilité de supporter la simple évocation de la mort qui nous rend la douleur insupportable, et que nous la sentons doublement aiguë parce qu’elle constitue pour nous l’annonce de notre mort. Mais parce que la raison nous montre combien nous sommes lâches de craindre une chose aussi soudaine, aussi inévitable, aussi insensible, nous saisissons cet autre prétexte, parce qu’il est plus excusable.

Tous les maux qui n’ont pas d’autre danger que celui de la douleur, nous les disons sans danger. Le mal de dents ou de la goutte, si pénible qu’il soit, dans la mesure où il n’entraîne pas la mort, qui songerait à le considérer comme une maladie ? Il nous faut donc bien admettre que dans la mort, c’est surtout la douleur qui nous importe. De même pour la pauvreté : ce que nous redoutons en elle, c’est que la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles dans les bras desquels elle nous plonge nous font souffrir. Seule la douleur, donc, nous importe. Je reconnais volontiers que c’est la pire des choses qui puisse nous arriver, car je suis l’homme qui lui veut le plus de mal, qui fait le plus pour la fuir, bien que je n’aie pas eu jusqu’à présent, Dieu merci, grand rapport avec elle. Mais nous avons en nous la possibilité, sinon de l’anéantir, du moins de l’amoindrir par l’accoutumance, et quand bien même le corps en serait affecté, de parvenir néanmoins à maintenir l’âme et la raison en bon état. Et s’il n’en était pas ainsi, qui donc aurait pu accorder de la valeur à la vertu, à la vaillance, à la magnanimité et à la résolution ? Comment pourraient-elles jouer leur rôle, si elles n’avaient plus de douleur à défier ?

La vertu est avide du danger.

[Sénèque, De Providentia, iv]

Si l’on ne devait pas coucher sur la dure, armé de pied en cap, subir la chaleur de midi, se nourrir de cheval ou d’âne, être tailladé de partout, se faire arracher une balle d’entre les os, supporter d’être recousu, cautérisé et sondé, de quoi tirerions-nous l’avantage que voulons avoir sur le commun des mortels ?

Bien loin de fuir le mal et la douleur, il faut surtout désirer, comme le disent les Sages, parmi toutes les choses réellement bonnes, celle qui demande le plus de peine.

« Car ce n’est pas dans la joie et les plaisirs, dans les rires et les jeux, compagnons de la légèreté, qu’on est heureux. On l’est souvent aussi dans la tristesse par la fermeté et la constance. »

[Cicéron, De Finibus, II, xx]

Et c’est pourquoi on ne pouvait persuader nos ancêtres que les conquêtes menées de vive force, avec les risques de la guerre, n’étaient pas plus avantageuses que celles que l’on fait en toute sécurité par stratagèmes et manœuvres diplomatiques :

Il y a plus de joie dans la vertu quand elle nous coûte cher.

[Lucain, IX, 405]

Et de plus, voilà qui doit nous consoler : « Si la douleur est violente, elle est brève, et si elle est longue, elle est légère » [Cicéron, De finibus, II, xxix] On ne la sentira pas longtemps si on la sent trop. Elle cessera, ou bien c’est nous qui cesserons : c’est du pareil au même. Si on ne la supporte, elle nous emporte.

« Souviens-toi que la mort met fin aux grandes douleurs, que les petites sont intermittentes, et que nous pouvons dominer les moyennes. Ainsi, légères, nous les supportons, intolérables, nous y échappons en quittant la vie qui nous déplait, comme on sort d’un théâtre. »

[Cicéron, De finibus, I, xv]

Ce qui nous rend la douleur si insupportable, c’est de ne pas être habitués à trouver dans notre âme notre principale satisfaction, de ne pas nous reposer suffisamment sur elle, qui est pourtant la seule et souveraine maîtresse de notre conduite. Le corps ne connaît que des différences de degré, il n’a qu’une seule démarche, une seule attitude. L’âme, elle, est éminemment variable, et prend toutes sortes de formes. Elle rapporte à elle-même, et à son état, quel qu’il soit, les sensations du corps et ce qui lui arrive. Il faut donc l’étudier, l’interroger, et éveiller les puissants ressorts qui sont en elle. Ni par la raison, ni par quelque prescription ou force que ce soit, rien ne peut aller contre son penchant et son choix. Dans les milliers de comportements dont elle dispose, prenons celui qui convient à notre repos et à notre tranquillité, et nous serons prémunis non seulement contre toute blessure, mais même gratifiés et flattés, si bon lui semble, par nos blessures et nos malheurs. L’âme tire son profit de tout sans distinction : l’erreur et les songes lui sont utiles, car elle y trouve une matière propre à garantir notre contentement. Il est facile de voir, en effet, que ce qui attise en nous la douleur comme le plaisir, c’est l’acuité de notre esprit. Les bêtes, qui tiennent le leur en laisse, permettent à leur corps d’exprimer leurs sensations librement et naturellement, et celles-ci sont donc les mêmes à peu près pour toutes les espèces, comme on peut le voir par la ressemblance de leurs comportements.

Si nous ne perturbions pas, dans nos membres, la règle qui est normalement la leur, tout porte à croire que nous ne nous en porterions que mieux, et que la nature leur a donné un tempérament juste et mesuré à l’égard du plaisir et de la douleur. Il ne peut d’ailleurs être que juste, puisqu’il est le même pour tous et commun à tous. Mais puisque nous nous sommes émancipés de ses règles pour nous livrer à la liberté de nos fantaisies, essayons au moins de faire pencher celles-ci du côté le plus agréable.

Platon redoute notre penchant marqué pour la douleur et le plaisir parce qu’il y voit un lien et une soumission de l’âme envers le corps. Pour moi, ce serait plutôt, au contraire, parce qu’il l’en détache et arrache.

De même que l’ennemi se fait plus acharné quand il nous voit fuir, de même la douleur tire-t-elle orgueil de nous voir trembler devant elle. Elle se fera bien plus accommodante avec celui qui lui tiendra tête. Il faut donc s’y opposer de toutes nos forces. En nous laissant acculer et en battant en retraite, nous ne faisons qu’appeler et attirer vers nous la défaite qui nous guette. Le corps supporte mieux l’attaque en se raidissant, et il en est de même pour l’âme.

Mais venons-en maintenant aux exemples, qui sont pain bénit pour les gens peu solides comme moi. Nous y trouverons qu’il en est pour la douleur comme pour les pierres qui prennent une couleur plus vive ou plus pâle selon la feuille sur laquelle on les pose, et qu’elle ne tient que la place que nous lui faisons. « Ils ont souffert, dans la mesure où ils ont cédé à la douleur » [Saint Augustin, Cité de Dieu, I, x]. Nous ressentons bien plus le coup de rasoir du chirurgien que dix coups d’épée dans l’excitation du combat. Il y a des peuples qui n’attachent aucune importance aux douleurs de l’accouchement, que les médecins et Dieu lui-même estiment grandes, et pour lesquelles nous faisons tant de cérémonies. Je mets à part les femmes lacédémoniennes ; mais chez les Suisses, parmi nos fantassins, voyez-vous quelque différence à ce moment-là ? Trottant après leurs maris, vous les voyez aujourd’hui porter au cou l’enfant qu’elles portaient au ventre hier. Et ces bohémiennes, ramassées en cours de route, vont elles-mêmes laver leurs enfants nouveaux-nés, et se baignent dans la rivière la plus proche. Bien des garces dissimulent tous les jours leurs enfants, tant à la conception qu’à l’accouchement. Mais il faut citer la digne femme du patricien romain Sabinus, qui dans l’intérêt de son mari, accoucha de deux jumeaux, seule, sans aide, sans cris ni gémissements. Un garçonnet de Lacédémone, ayant dérobé un renard, et l’ayant caché sous son manteau, préféra endurer qu’il lui ronge le ventre plutôt que de se trahir. (C’est que chez eux, on craint encore plus la honte d’un larcin stupide que nous ne craignons le châtiment de nos méfaits). Un autre, donnant de l’encens pour un sacrifice, se laissa brûler jusqu’à l’os par un charbon tombé dans sa manche plutôt que de troubler le déroulement de la cérémonie. Et l’on a vu un grand nombre d’enfants qui, pour prouver leur courage, selon l’éducation spartiate qu’ils avaient reçue, se sont laissé fouetter à l’âge de sept ans jusqu’à la mort sans rien manifester sur leur visage. Et Cicéron en a vus se battre par troupes entières, des poings, des pieds et des dents, jusqu’à s’évanouir plutôt que de s’avouer vaincus.

« Jamais l’usage seul n’aurait pu vaincre la nature, car elle est invincible ; mais par la mollesse, les plaisirs, l’oisiveté, l’indolence, la nonchalance, nous avons corrompu notre âme. Nous l’avons amollie par des préjugés et des mauvaises habitudes. »

[Cicéron, Tusculanes, V, 27]

Chacun connaît l’histoire de Scévola qui, s’étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, et ayant failli dans sa mission, voulut recommencer et disculper sa patrie par une invention plus extravagante encore : il avoua non seulement son but à Porsenna, le roi qu’il voulait tuer, mais ajouta qu’il y avait dans son camp un grand nombre de Romains comme lui, complices de son entreprise. Et pour bien montrer quel homme il était, il se fait apporter un brasier, et se laisse griller et rôtir le bras jusqu’à ce que l’ennemi lui-même en soit horrifié, et commande d’éloigner le feu.

Que dire aussi de celui qui ne daigna même pas interrompre la lecture de son livre pendant qu’on l’opérait ? Et de cet autre qui s’obstinait à se moquer et à rire tant qu’il pouvait des tourments qu’on lui faisait subir, au point qu’il l’emporta finalement sur la cruauté et la colère des bourreaux qui l’avaient entre leurs main, et toutes les tortures qu’ils inventèrent et redoublèrent ? Mais il s’agissait d’un philosophe.

Eh quoi ! Un gladiateur au service de César endura, toujours en riant, qu’on fouille et qu’on entaille ses plaies.

« Quand un vulgaire gladiateur a-t-il jamais gémi ou changé de visage ? En a-t-on jamais vu montrer de la lâcheté, non seulement durant le combat, mais quand ils tombent ? En est-il un seul qui, à terre, condamné à recevoir le coup mortel, ait détourné la gorge ? »

[Cicéron, Tusculanes, V, 27]

Ajoutons à ces exemples ceux des femmes. Qui n’a entendu parler, à Paris, de celle qui se fit écorcher, rien que pour avoir ainsi le teint plus frais grâce à une nouvelle peau ? Il en est qui se sont fait arracher des dents vivantes et saines, pour que les autres soient mieux disposées, ou pour que leur voix devienne plus douce et plus grasseyante. Combien d’exemples de ce genre ne pouvons-nous pas relever témoignant du mépris envers la douleur ? Que ne feraient-elles pas ? Que craignent-elles, dès lors qu’elles ont un espoir d’améliorer tant soit peu leur beauté ?

Elles prennent soin de s’arracher les cheveux blancs,

et s’enlever la peau pour se refaire un visage nouveau.

[Tibulle, I, viii, 45]

J’en ai vu avaler du sable, de la cendre, et tout faire pour ruiner leur estomac afin de se faire le teint pâle. Pour avoir un corps svelte comme les Espagnoles, quelles souffrances n’endurent-elles pas, serrées et sanglées avec de grandes entailles sur les côtés, à vif ? Elles vont parfois jusqu’à en mourir.

Il est courant chez bien des peuples de se mutiler volontairement pour donner du poids à la parole donnée ; notre roi Henri III a pu observer de notables exemples de cette pratique en Pologne, et dans certains cas, ils lui étaient même destinés. Je sais que certains en France ont imité cet usage ; mais en ce qui me concerne, j’avais vu peu de temps avant de revenir de ces fameux États de Blois, une jeune fille en Picardie qui, pour témoigner de l’ardeur de ses promesses et de sa constance, se donna avec un poinçon qu’elle portait dans les cheveux, quatre ou cinq bons coups dans le bras qui firent éclater la peau et la firent saigner sérieusement. Les Turcs se font de grandes entailles pour plaire à leurs dames, et afin qu’elles soient durables, ils appliquent aussitôt du feu sur la plaie et l’y maintiennent un temps incroyablement long, pour arrêter le sang et former une cicatrice. Il y a des gens qui ont vu cela, qui l’ont écrit et qui m’ont juré que c’était vrai. On trouve même tous les jours l’un d’entre eux qui pour dix sous turcs se fera une entaille bien profonde dans le bras, ou dans la cuisse. Je suis bien content d’avoir à portée de la main les témoins exemplaires auxquels nous avons le plus souvent recours : la chrétienté nous en fournit suffisamment. Et après l’exemple donné par notre saint guide, il y en a eu des quantités qui ont voulu, eux aussi, par dévotion porter la croix. Nous savons, par un témoin absolument digne de foi, que le roi Saint Louis porta la chemise de crin jusqu’à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur vienne à l’en dispenser, et que tous les vendredis, il se faisait fouetter les épaules par son prêtre avec cinq chaînettes de fer qu’on lui apportait pour cela avec ses effets de nuit.

Guillaume, notre dernier Duc de Guyenne, père de cette Aliénor qui transmit ce duché aux maisons de France et d’Angleterre, porta continuellement, durant les dix ou douze dernières années de sa vie, une cuirasse sous ses habits de religieux, par pénitence.

Foulques, Comte d’Anjou, alla jusqu’à Jérusalem pour s’y faire fouetter par deux de ses valets, la corde au cou, devant le sépulcre de Notre Seigneur.

Mais ne voit-on pas encore, tous les Vendredis saints, en des lieux divers, un grand nombre d’hommes et de femmes se battre jusqu’à se déchirer la chair et se transpercer jusqu’à l’os ? J’ai vu cela souvent, et sans qu’il s’agisse de gens envoûtés. On disait (car ils vont masqués) qu’il y en avait qui faisaient cela pour de l’argent, pour témoigner de la religion d’autres personnes, par un mépris de la douleur d’autant plus grand que les aiguillons de la dévotion l’emportent sur ceux de la cupidité.

Quintus Maximus enterra son fils, devenu personnage consulaire ; Marius Caton le sien, qui était désigné comme prêteur ; et Lucius Paulus les deux siens en quelques jours, avec un visage calme, ne montrant aucun signe de douleur. J’ai dit de quelqu’un, dans mon journal, et pour plaisanter, qu’il avait trompé la justice divine : la mort violente de ses trois grands enfants lui ayant été administrée en un seul jour comme un rude coup de verges, comme on peut le penser, peu s’en fallut qu’il ne prît cela pour une faveur et gratification divine particulière.

Je ne suis pas du genre à avoir des sentiments monstrueux de ce genre ; mais j’ai perdu moi-même, en nourrice, deux ou trois enfants, sinon sans regrets, du moins sans profond chagrin. Et pourtant, il n’est guère d’accident qui touche les hommes plus au vif. Je vois bien d’autres occasions communes d’affliction que je ressentirais à peine si elles m’arrivaient. Il en est auxquelles tout le monde prête une figure si atroce que je n’oserais pas me vanter sans rougir de les avoir méprisées quand elles me sont advenues.

« On voit par là que l’affliction n’est pas un effet de la nature, mais de l’opinion. » [Cicéron, Tusculanes, III, xxviii]

L’opinion est un élément puissant, hardi, et sans mesure. Qui a jamais recherché aussi avidement la sécurité et le repos qu’Alexandre et César l’ont fait pour l’inquiétude et les difficultés ? Terès, le père de Sitalcès, aimait dire que quand il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu’il n’y avait pas de différence entre son palefrenier et lui. Lorsqu’il était Consul, Caton, pour s’assurer de certaines villes d’Espagne, ayant seulement interdit à leurs habitants de porter les armes, un grand nombre d’entre eux se tuèrent : « Nation farouche, qui ne pensait pas qu’on pût vivre sans armes »[Tite-Live, XXXIV, xvii] Combien en connaissons-nous qui ont fui la douceur d’une vie tranquille, dans leurs maisons, au milieu de leurs amis et connaissances, pour rechercher l’horreur des déserts inhabitables, et qui se sont mis dans une situation abjecte, une vile condition, méprisant le reste du monde, et qui pourtant y ont trouvé leur compte jusqu’à préférer cela ? Le cardinal Borromée, qui mourut récemment à Milan, au milieu de la débauche à laquelle l’incitait sa noblesse et ses grandes richesses, l’air de l’Italie et sa jeunesse, conserva pourtant toujours une façon de vivre si austère, qu’il avait la même robe été comme hiver, ne couchait que sur la paille, et passait les heures qui lui restaient en dehors des occupations de sa charge à étudier continuellement, à genoux, avec un peu de pain et d’eau à côté de son livre. Et c’était là tout ce qu’il prenait comme repas pendant le temps qu’il y consacrait. J’en connais qui ont sciemment tiré profit et avancement du cocuage dont le seul nom suffit à effrayer tant de gens !… Si la vue n’est pas le plus nécessaire de nos sens, elle est du moins le plus agréable. Mais les plus utiles et les plus agréables de nos membres semblent être ceux qui servent à nous engendrer ; et pourtant bien des gens les ont pris en haine mortelle justement parce qu’ils étaient trop agréables, et ils les ont rejetés à cause de leur importance. C’est ce que pensa de ses yeux celui qui se les creva. La plupart des gens communs et sains d’esprit tient pour un grand bonheur le fait d’avoir beaucoup d’enfants. Pour moi et quelques autres, le grand bonheur, c’est de ne pas en avoir du tout.

Et quand on demanda à Thalès pourquoi il ne se mariait pas, il répondit qu’il ne voulait pas laisser une descendance après lui.

Que notre opinion donne leur prix aux choses, on le voit par le grand nombre de celles que nous ne regardons pas seulement pour leur valeur, mais en pensant à nous. Nous ne nous occupons ni de leurs qualités ni de leur utilité, mais seulement du prix qu’il nous en coûtera pour les posséder, comme si cela constituait une partie de leur substance. Et ce que nous appelons leur valeur, ce n’est pas ce qu’elles nous apportent, mais ce que nous y apportons. Et sur ce je m’avise que nous sommes très regardants à nos dépenses. Leur utilité est fonction de leur importance, et nous ne les laissons jamais enfler inutilement. C’est l’achat qui donne sa valeur au diamant, la difficulté à la vertu, la douleur à la dévotion, l’amertume au médicament. Il en est un qui, pour parvenir à la pauvreté, jeta ses écus dans la mer que tant d’autres fouillent en tous sens pour y pêcher des richesses. Épicure a dit que le fait d’être riche n’apporte pas un soulagement, mais un changement de soucis. Et c’est vrai que ce n’est pas la disette, mais plutôt l’abondance qui génère l’avarice. Je vais raconter l’expérience que j’ai sur ce sujet. J’ai connu trois situations différentes depuis que je suis sorti de l’enfance. La première période, qui a duré près de vingt ans, je l’ai passée sans autres moyens que fortuits, dépendant des dispositions prises par d’autres pour me secourir, sans revenu assuré et sans tenir de comptes. Je dépensais d’autant plus allègrement et avec d’autant moins de souci que ma fortune dépendait entièrement du hasard. Je ne fus jamais plus heureux. Je n’ai jamais trouvé close la bourse de mes amis : m’étant donné pour règle absolue de ne jamais faillir à rembourser au terme que j’avais fixé, ils l’ont maintes fois repoussé quand ils voyaient l’effort que je faisais pour satisfaire à mes engagements. De sorte que j’affichais, en retour, une loyauté économe et quelque peu tricheuse. Je ressens naturellement quelque plaisir à payer : c’est comme si je déchargeais mes épaules d’un fardeau ennuyeux, et de l’image de la servitude que constitue la dette. De même qu’il y a quelque contentement qui me chatouille quand je fais quelque chose de juste et qui fait le bonheur d’autrui. Je mets à part les paiements pour lesquels il faut venir marchander et compter ; car si je ne trouve quelqu’un pour s’en charger, je les fuis de façon honteuse et injurieuse tant que je peux, craignant cette discussion, avec laquelle mon humeur et ma façon de parler sont tout à fait incompatibles. Il n’est rien que je haïsse autant que de marchander : c’est là une relation de pure tricherie et d’impudence. Après avoir débattu et barguigné une heure durant, l’un ou l’autre abandonne sa parole et ses serments pour cinq sous obtenus. C’est pourquoi j’empruntais à mon désavantage, car n’ayant pas le courage de réclamer en présence de l’autre, je reportais cela à plus tard au hasard d’une lettre, ce qui n’a pas grande efficacité et qui facilite plutôt le refus. Je m’en remettais donc plutôt, pour la conduite de mes affaires, aux astres, et plus librement que je ne l’ai jamais fait depuis, à la providence et à mon flair. La plupart de ceux qui savent gérer leurs affaires estiment horrible de vivre ainsi dans l’incertitude. Mais ils ne se rendent pas compte, d’abord, que la plupart des gens vivent ainsi. Combien d’honnêtes gens n’ont-ils pas abandonné toutes leurs certitudes, combien le font chaque jour, pour rechercher la faveur des rois et courir la chance ? César s’endetta d’un million en or au-delà de ce qu’il possédait pour devenir César. Et combien de marchand commencent leurs affaires par la vente de leur métairie, qu’ils envoient aux Indes

à travers tant de mers déchaînées. [Catulle, IV, 18]

Et par un temps si peu fertile en dévotions que le nôtre, nous voyons mille et mille congrégations qui coulent une vie paisible, attendant chaque jour de la libéralité du Ciel ce dont ils ont besoin pour dîner.

Et deuxièmement, ils ne se rendent pas compte que cette certitude sur laquelle ils se fondent n’est guère moins incertaine et hasardeuse que le hasard lui-même. Je vois d’aussi près la misère au-delà de deux mille écus de rente que si elle était toute proche de moi. Car le hasard est capable d’ouvrir cent brèches à la pauvreté à travers nos richesses, et il n’y a souvent qu’un pas de la fortune la plus extrême au quasi dénuement.

La fortune est de verre, et quand brille, elle se brise.

[Publius Syrus, in Juste Lipse, Politiques]

Et elle peut envoyer cul par dessus tête toutes nos précautions et nos défenses.

Je trouve que pour diverses raisons, on voit plus souvent l’indigence chez ceux qui ont du bien que chez ceux qui n’en ont pas ; et qu’elle est peut-être moins pénible quand elle vient seule que quand elle apparaît au milieu des richesses, qui proviennent plutôt d’une bonne gestion que de recettes véritables : « Chacun est l’artisan de sa propre fortune » [Salluste, de rep. ordin. I, 1]. Et un riche qui n’est plus à son aise, mais pressé par la nécessité et les ennuis d’argent me semble plus misérable que celui qui est simplement pauvre. « L’indigence au sein de la richesse est la pire des pauvretés. » [Sénèque, Épîtres, LXXIV] Les plus grands princes et les plus riches, sont généralement amenés, par la pauvreté et le besoin, à l’extrême nécessité. Car en est-il de plus extrême que celle qui conduit à devenir les tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs sujets ? Ma deuxième situation fut d’avoir de l’argent. M’y étant attaché, j’en fis bien vite des réserves non négligeables en fonction de ma condition sociale. J’estimais que l’on ne dispose vraiment que de ce qui excède les dépenses ordinaires, et qu’on ne peut être sûr d’un bien qui ne représente qu’une espérance de recette, si évidente qu’elle paraisse. Car je me disais : et s’il m’arrivait tel ou tel fâcheux événement ? Et à cause de ces vaines et pernicieuses pensées, je m’ingéniais à parer à tous les inconvénients possibles grâce à cette réserve superflue. Et à celui qui m’alléguait que le nombre des événements possibles était infini je trouvais encore le moyen de répondre que cette réserve, si elle ne pouvait être prévue pour tous les cas, l’était tout de même au moins pour bon nombre d’entre eux. Mais cela n’allait pas sans douloureuse inquiétude. J’en faisais un secret. Et moi qui ose tant parler de moi, je ne parlais de mon argent que par des mensonges, comme font ceux qui, riches, se font passer pour pauvres, et pauvres jouent les riches, sans que jamais leur conscience ne témoigne sincèrement de ce qu’ils ont vraiment. Ridicule et honteuse prudence ! Allais-je en voyage ? Il me semblait toujours que je n’avais pas emporté assez d’argent. Et plus je m’étais chargé de monnaie plus je m’étais aussi chargé de craintes : à propos de l’insécurité des chemins, ou de la fidélité de ceux qui transportaient mes bagages, dont je ne parvenais à m’assurer vraiment – comme bien des gens que je connais – que si je les avais devant les yeux. Laissais-je ma cassette chez moi ? Ce n’étaient que soupçons et pensées lancinantes, et qui pis est, incommunicables ! Mon esprit en était obsédé. Tout bien pesé, il est encore plus difficile de garder de l’argent que d’en gagner. Si je n’en faisais pas tout à fait autant que je le dis, du moins me coûtait-il de m’empêcher de le faire. Quant à la commodité, j’en profitais peu ou pas du tout : si j’avais plus de facilité à faire des dépenses, celles-ci ne m’ennuyaient pas moins ; car comme disait Bion, le chevelu se fâche autant que le chauve si on lui arrache les cheveux. Et dès que vous vous êtes habitué, que vous vous êtes représenté en esprit un certain tas d’or, vous n’en disposez déjà plus, car vous n’oseriez même plus l’écorner… C’est un édifice qui, vous semble-t-il, s’écroulera tout entier si vous y touchez : il faut vraiment que la nécessité vous prenne à la gorge pour vous résoudre à l’entamer. Et avant d’en arriver là, j’engageais mes hardes, je vendais un cheval, avec bien moins de contrainte et moins de regret que lorsque je devais faire une brèche dans cette bourse privilégiée et tenue à part. Mais le danger est alors celui-ci : il est malaisé d’établir des bornes à ce désir d’accumulation (il est toujours difficile d’en trouver parmi les choses que l’on croit bonnes), et donc de fixer une limite à son épargne : on va toujours grossissant cet amas, l’augmentant d’un chiffre à un autre, jusqu’à se priver bêtement de la jouissance de ses propres biens, pour jouir simplement de leur conservation, et ne point en user. Et c’est pourquoi, selon cette façon de voir les choses, ce sont les gens les plus fortunés qui ont en charge la garde des portes et des murs d’une ville. À mon avis, tout homme riche est avare. Platon classe ainsi les biens corporels et humains : la santé, la beauté, la force, la richesse ; et la richesse n’est pas aveugle, dit-il, mais très clairvoyante au contraire quand elle est illuminée par la sagesse. Denys le Jeune fit preuve à ce propos d’un beau geste. Ayant été averti qu’un Syracusain avait caché en terre un trésor, il lui fit dire de le lui apporter. L’autre s’exécuta, mais s’en réserva toutefois en secret une partie, avec laquelle il s’en alla dans une autre ville où, ayant perdu son habitude de thésauriser, il se mit à vivre à son aise. Apprenant cela, Denys lui fit rendre le reste de son trésor, disant que puisqu’il avait appris à s’en servir il le lui rendait volontiers. Je vécus quelques années obsédé par l’argent, jusqu’à ce qu’un démon favorable me fasse sortir de cet état, comme le Syracusain, et dépenser ce que j’avais amassé : le plaisir d’un voyage très coûteux fut l’occasion de jeter à bas cette stupide conception. Je suis donc de ce fait tombé dans une troisième sorte de vie, qui (je le dis comme je le sens), est certes plus plaisante et plus réglée, car maintenant je règle ma dépense sur ma recette. Tantôt l’une est en avance, tantôt c’est l’autre, mais elles sont toujours proches sur les talons l’une de l’autre. Je vis au jour le jour, et me contente de pouvoir subvenir à mes besoins présents et ordinaires : toutes les économies du monde ne sauraient suffire aux besoins extraordinaires ! Et c’est folie d’attendre du hasard qu’il nous prémunisse contre lui-même. C’est avec nos propres armes qu’il faut le combattre, car celles que fournit le hasard peuvent toujours nous trahir au moment crucial. Si je mets de l’argent de côté, ce n’est que dans l’idée de l’employer bientôt. Non pour acheter des terres – dont je n’ai que faire – mais pour acheter des plaisirs. « Ne pas être cupide est une richesse, et c’est un revenu que ne pas avoir la manie d’acheter. » [Cicéron, Paradoxes, VI, 3]. Je n’ai pas peur de manquer ni le désir d’augmenter mon bien. « C’est dans l’abondance qu’on trouve le fruit des richesses, et c’est la satisfaction qui est le critère de l’abondance. » [Cicéron, Paradoxes, IV, 2] Et combien je me félicite de ce que cette disposition d’esprit me soit venue à un âge naturellement enclin à l’avarice ! Ainsi je suis épargné par cette folie si courante chez les vieux, et la plus ridicule de toutes les folies humaines. Phéraulas, dans la Cyropédie de Xénophon, était passé par les deux premières situations que j’ai évoquées, et avait trouvé que l’accroissement des biens n’augmentait pas son appétit pour boire, manger, dormir et embrasser sa femme. D’autre part il sentait comme moi peser sur ses épaules l’inconvénient d’avoir à s’occuper de ses biens. Alors il décida de faire le bonheur d’un jeune homme pauvre qui était son ami fidèle et qui courait après la fortune, et lui fit présent de la sienne qui était grande, et même de celle qu’il était encore en train d’accumuler jour après jour grâce à la libéralité de son bon maître Cyrus, et grâce à la guerre. La seule condition était que le bénéficiaire s’engage à le nourrir et à subvenir honnêtement à ses besoins, comme étant son hôte et son ami. À partir de ce moment, ils vécurent ainsi très heureusement, et satisfaits l’un et l’autre du changement de leur condition. Voilà quelque chose que j’aimerais beaucoup imiter. J’admire grandement aussi le sort d’un vieux prélat, dont j’ai pu constater qu’il s’était tout bonnement démis de sa bourse, de ses revenus, et de sa garde-robe, tantôt au profit d’un serviteur qu’il avait choisi, tantôt d’un autre, et qui a coulé ainsi de longues années, ignorant de ses affaires, comme s’il y était étranger. Faire confiance à la bonté d’autrui n’est pas un faible témoignage de sa propre bonté, et par conséquent, Dieu favorise volontiers cette attitude. Et quant au prélat dont j’ai parlé, je ne vois nulle part de maison plus dignement ni plus régulièrement gérée que la sienne. Heureux celui qui a ainsi réglé à leur juste mesure ses besoins, de façon à ce que sa fortune puisse y suffire sans qu’il s’en préoccupe et sans être dans la gêne, et sans que leur répartition ou acquisition vienne à troubler ses autres occupations, plus convenables, plus tranquilles, et selon son cœur. L’aisance ou l’indigence dépendent donc de l’opinion de chacun, et ni la richesse, ni la gloire, ni la santé, n’apportent autant de beauté et de plaisir que ce que leur prête celui qui les possède. Chacun de nous est bien ou mal selon qu’il se trouve ainsi. Est content non celui qu’on croit, mais celui qui en est lui-même persuadé. En cela seulement, la croyance devient vérité et réalité. Le sort ne nous fait ni bien ni mal ; il nous en offre seulement la matière, l’occasion que notre âme, plus puissante que lui, tourne et arrange comme il lui plaît ; c’est elle la seule cause et la maîtresse de sa condition : heureuse ou malheureuse. Les influences extérieures tirent leur saveur et leur couleur de notre constitution interne, de même que les vêtements nous réchauffent, non par leur chaleur propre, mais par la nôtre qu’ils sont faits pour recouvrir et entretenir. Celui qui revêtirait ainsi un corps froid en tirerait le même effet : c’est ainsi que se conservent la neige et la glace. Certes, de la même façon que l’étude est un tourment pour le fainéant, l’abstinence de vin pour l’ivrogne, la frugalité est un supplice pour le luxurieux et l’exercice physique une torture pour l’homme délicat et oisif – et de même pour tout le reste. Les choses ne sont pas en elles-mêmes si douloureuses ni difficiles ; mais ce sont notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent ainsi. Pour pouvoir juger des choses élevées et importantes, il faut disposer d’une âme qui soit de la même qualité, faute de quoi nous leur attribuons les défauts qui nous appartiennent. Un aviron droit semble courbe dans l’eau. L’important n’est pas tant la chose elle-même que la façon dont on la voit. Alors pourquoi, parmi tant de discours qui persuadent diversement les hommes de mépriser la mort et de supporter la douleur, n’en trouvons-nous aucun qui nous convienne ? Et pourquoi, parmi tous les beaux raisonnements qui ont réussi chez les autres, chacun n’applique-t-il pas à lui-même celui qui convient le mieux à son caractère ? S’il ne peut digérer la drogue forte et radicale qui déracinerait le mal, qu’il prenne au moins la douce qui le soulagera. « Un préjugé efféminé et frivole nous domine dans la douleur comme dans le plaisir. Quand nos âmes en sont amollies, et comme liquéfiées pourrait-on dire, même une piqûre d’abeille nous ne pouvons la supporter sans crier. Tout réside dans la capacité à se commander soi-même. » [Cicéron, Tusculanes, II, xxii] Au demeurant, on n’échappe pas à la philosophie en faisant valoir outre mesure la gravité des souffrances et l’humaine faiblesse. Car on ne fait alors que la faire se retrancher derrière ces invincibles répliques :

« S’il est mauvais de vivre dans la nécessité, il n’y a nulle nécessité à vivre dans la nécessité. »

« Nul n’est longtemps dans le malheur que par sa faute. Qui n’a le courage de supporter ni la mort ni la vie, ne veut ni rester ni fuir, que peut-on pour lui ? »

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