Chapitre 41 On ne transmet pas sa réputation à un autre.

De toutes les sottises du monde, la plus commune, la plus universelle, c’est le souci que l’on se fait pour sa réputation, souci qui va jusqu’à quitter les richesses, le repos, la santé et la vie, choses bien réelles et matérielles, pour courir après ce qui n’est qu’une image, un mot sans corps ni substance.

La renommée, qui enchante par sa douce voix les mortels,

Et qui paraît si belle, n’est qu’un écho, un songe, – que dis-je !

L’ombre d’un songe qui au moindre souffle se dissipe et s’évanouit.

[Torquato Tasso, Jérusalem délivrée, XIV, 63]

Et l’on dirait que de tous les comportements aberrants des hommes, c’est celui dont les philosophes eux-mêmes ont le plus de mal à se défaire.

C’est aussi la sottise la plus revêche et la plus opiniâtre : « Car elle ne cesse de tenter même ceux qui ont fait des progrès sur le chemin de la vertu » [Saint Augustin, Cité de Dieu, V, xiv]. Il n’en est guère dont la raison fasse aussi clairement ressortir la vanité, mais elle a en nous des racines si vives, que je me demande si quelqu’un a jamais pu s’en débarrasser vraiment. Quand vous avez tout dit et tout cru faire pour y renoncer, elle suscite contre votre détermination un penchant si profond que vous avez peu de chances de lui résister.

Car, comme le dit Cicéron, ceux-là mêmes qui la combattent veulent encore que les livres qu’ils écrivent à son sujet portent haut leur nom, et veulent tirer gloire du fait qu’ils l’ont méprisée !

Toutes les autres choses peuvent être prêtées : nous mettons nos biens et nos vies au service de nos amis quand il le faut. Mais faire cadeau à quelqu’un d’autre de son honneur et de sa réputation, cela ne se voit guère… Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, après avoir tout tenté pour arrêter ses soldats qui fuyaient devant l’ennemi, fit comme s’il avait peur lui-même, et se mêla aux fuyards afin qu’ils aient l’air de suivre leur chef plutôt que de fuir l’ennemi. C’était perdre sa réputation pour cacher la honte des autres. Quand l’Empereur Charles-Quint passa en Provence, en 1537, on dit qu’Antoine de Lhève, voyant son maître résolu à mener cette expédition, et pensant qu’elle lui serait extrêmement glorieuse, soutenait cependant l’opinion contraire et la lui déconseillait, afin que tout le mérite et l’honneur de cette décision soit attribués à son maître, et que l’on dise que l’avis et le jugement de celui-ci avaient été si bons que, seul contre tous, il avait mené bien une si belle entreprise ; c’était donc lui faire honneur à ses dépens. Les ambassadeurs de Thrace, pour consoler Archileonide, mère de Brasidas, de la mort de son fils, chantaient la louange de ce dernier au point de dire qu’il n’avait pas laissé son pareil ; elle refusa cette louange personnelle pour lui donner une valeur générale, en déclarant : « Non, car je sais qu’en la cité de Sparte il y a des citoyens plus valeureux que lui. » À la bataille de Crécy, le prince de Galles, encore très jeune, conduisait l’avant-garde, et ce fut lui qui supporta l’assaut principal de la bataille. Les seigneurs qui l’accompagnaient, se trouvant dans une situation délicate, demandèrent au roi Édouard de se rapprocher pour les secourir. Celui-ci s’enquit de l’état de son fils ; et quand on lui répondit qu’il était vivant et à cheval, il déclara : « Je lui ferais tort en allant lui voler maintenant l’honneur de vaincre en ce combat qu’il a soutenu si longtemps. Quel que soit le péril encouru, cette victoire sera la sienne. » Et il ne voulut pas s’y rendre ni envoyer personne, sachant que s’il l’avait fait, on aurait dit que tout était perdu sans son aide, et que c’est à lui qu’on aurait attribué la gloire de cet exploit. « Car le dernier renfort semble toujours avoir remporté seul la victoire. » [Tite-Live, XXVII, XLV]. À Rome, beaucoup pensaient, et on le disait ouvertement, que les hauts faits principaux de Scipion étaient en partie dus à Lélius, qui pourtant se consacra à promouvoir et à soutenir la gloire de Scipion, sans se soucier de la sienne. De même, à celui qui prétendait que la société reposait sur lui, parce qu’il savait bien commander, Théopompe, roi de Sparte, répondait : « C’est plutôt que le peuple sait bien obéir. » Comme les femmes qui succédaient à la pairie avaient, malgré leur sexe, le droit d’assister à la juridiction des pairs et d’y donner leur avis, de même les pairs ecclésiastiques, malgré leur fonction, étaient tenus de porter assistance à nos rois dans leurs guerres, non seulement par leurs amis et serviteurs, mais en personne. L’évêque de Beauvais, qui se trouvait près de Philippe Auguste à la bataille de Bouvines, participait bien courageusement au combat, mais il ne lui semblait pas devoir mériter quoi que ce soit en retour pour cet exercice sanglant et violent. Il réduisit ce jour-là plusieurs ennemis à sa merci, et les remit entre les mains du premier gentilhomme qu’il rencontra, pour qu’il les égorge ou les fasse prisonniers, lui laissant le soin de l’exécution. Ainsi du comte Guillaume de Salisbury, qu’il remit à messire Jean de Nesles. Il agissait avec une subtilité du même ordre que celle qui consiste à bien vouloir assommer, mais non pas blesser, et ne combattait donc qu’avec une masse d’armes. De mon temps, quelqu’un à qui le roi reprochait d’avoir porté la main sur un prêtre, le niait haut et fort : il ne l’avait en effet battu à mort qu’en le bourrant de coups de pied…

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