Chapitre 27 Sur l’amitié.

En observant la façon dont procède un peintre que j’ai à mon service, l’envie m’a pris de l’imiter. Il choisit le plus bel endroit et le milieu de chaque mur pour y placer un tableau élaboré avec tout son talent. Puis il remplit l’espace tout autour de « grotesques », qui sont des peintures bizarres, n’ayant d’agrément que par leur variété et leur étrangeté. Et en vérité, que sont ces « Essais », sinon des « grotesques », des corps monstrueux, affublés de membres divers, sans forme bien déterminée, dont l’agencement, l’ordre et les proportions ne sont que l’effet du hasard ?

C’est le corps d’une belle femme, que termine une queue de poisson.

[Horace, Art Poétique, 4]

Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail. C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible. Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place. C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà. Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains. Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles. Il n’est rien vers quoi la nature nous ait plus portés, semble-t-il, que la vie en société, et Aristote dit que les bons législateurs se sont plus souciés de l’amitié que de la justice. Et c’est bien par l’amitié, en effet, que la vie en société atteint sa perfection. Car en général, les relations qui sont bâties sur le plaisir ou le profit, celles que le besoin, public ou privé, provoque et entretient, sont d’autant moins belles et nobles, sont d’autant plus éloignées de l’amitié véritable, qu’elles mélangent avec celle-ci d’autres causes, d’autres buts, et d’autres fruits qu’elle-même.

Et aucune de ces quatre sortes anciennes d’amitié : ordinaire, de condition sociale, d’hospitalité, ou amitié amoureuse, ne lui correspondent vraiment, même si on les prend ensemble.

Entre un père et ses enfants, il s’agit plutôt de respect : l’amitié se nourrit de communication, et elle ne peut s’établir entre eux, à cause de leur trop grande différence. Et d’ailleurs elle nuirait peut-être aux obligations naturelles, car les pensées secrètes des pères ne peuvent être communiquées aux enfants sous peine de favoriser une inconvenante intimité, pas plus que les avertissements et les remontrances – qui sont parmi les principaux devoirs de l’amitié – ne peuvent être adressées par des enfants à leur père. Il s’est trouvé des peuples où l’usage voulait que les enfants tuent leurs pères ; et d’autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter les inconvénients qu’ils peuvent se causer l’un à l’autre, et dans ce cas, le sort de l’un dépendait du sort de l’autre. Certains philosophes ont méprisé ce lien naturel entre père et fils, comme le fit Aristippe. Comme on le pressait de reconnaître l’affection qu’il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela aussi était sorti de lui, et que nous donnions bien naissance aussi à des poux et des vers. Et à Plutarque qui tentait de le rapprocher de son frère, cet autre déclara : « je ne fais pas plus grand cas de lui parce qu’il est sorti du même trou que moi. » C’est en vérité un beau nom, et plein d’affection que le nom de frère, et c’est pourquoi nous en avions fait, La Boétie et moi, le symbole de notre alliance. Mais le mélange des biens, leur partage, le fait que la richesse de l’un fasse la pauvreté de l’autre, cela affaiblit beaucoup et tend à relâcher le lien fraternel. Puisque des frères doivent mener la conduite de leur vie et de leur carrière par les mêmes voies, et au même rythme, ils en viennent forcément à se heurter et se gêner mutuellement très souvent. Et d’ailleurs, pourquoi la sympathie, la correspondance intime qui est à l’origine des amitiés véritables et parfaites se retrouverait-elle forcément entre deux frères ? Un père et son fils peuvent avoir des caractères extrêmement différents, et de même pour des frères : « C’est mon fils, c’est mon parent », mais c’est un ours, un méchant ou un imbécile. Et puis, dans la mesure où ces amitiés-là nous sont comme imposées par la loi naturelle et ses obligations, elles relèvent d’autant moins de notre volonté et de notre libre choix ; or notre libre choix, justement, n’a rien qui lui soit plus en propre que l’affection et l’amitié. J’ai pourtant eu, de ce côté-là, de tout ce que l’on peut avoir, ayant eu le meilleur père qui fut jamais, et le plus indulgent, jusqu’à ses derniers jours. Et appartenant à une famille renommée de père en fils, et exemplaire en ce qui concerne la concorde fraternelle,

et moi-même,

connu aussi pour mon affection paternelle envers mes frères.

[Horace, Odes, II 2, v. 6]

On ne peut comparer l’amitié à l’affection envers les femmes, quoique cette dernière relève aussi de notre choix, et on ne peut pas non plus la classer dans cette catégorie. Son ardeur, je l’avoue,

car nous ne sommes pas inconnus à la déesse qui mêle aux soucis de l’amour une douce amertume,

[Catulle, Épigrammes, LXVIII, 17]

est plus active, plus cuisante, et plus brutale. Mais c’est un feu téméraire et volage, variable et varié, une fièvre sujette à des accès et des rémissions, qui ne nous tient que par un coin de nous-même. L’amitié, au contraire, est une chaleur générale et universelle, au demeurant tempérée et égale à elle-même, une chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de délicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant.

Et de plus, l’amour n’est qu’un désir forcené envers ce qui nous fuit,

Tel le chasseur qui poursuit le lièvre,

Par le froid, par le chaud, dans la montagne et la vallée ;

Et il n’en fait plus aucun cas quand il le voit pris,

C’est seulement quand la proie se dérobe qu’il se hâte à sa poursuite.

[Arioste, Roland furieux, X, stance VII]

Dès que l’amour se coule dans les limites de l’amitié, c’est-à-dire dans l’accord des volontés réciproques, il s’évanouit et s’alanguit ; la jouissance fait sa perte, car elle constitue une fin corporelle et elle est sujette à la satiété. De l’amitié, au contraire, on jouit à mesure qu’on la désire, elle ne s’élève, ne se nourrit et ne s’accroît que dans sa jouissance même, car elle est d’ordre spirituel, et que l’âme s’affine par son usage. Des sentiments amoureux et éphémères ont pourtant trouvé place chez moi, en dessous de cette parfaite amitié, pour ne rien dire de lui, qui n’en parle que trop dans ses vers. Ces deux passions ont donc coexisté chez moi, en connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais entrer en compétition : la première, de haute volée, maintenant son cap avec orgueil, et contemplant dédaigneusement les jeux de l’autre, bien loin en dessous d’elle. Quant au mariage, outre le fait qu’il s’agit d’un marché dont l’entrée seule est libre, sa durée étant contrainte et forcée et ne dépendant pas de notre volonté, outre que c’est un marché qui d’ordinaire est passé à d’autres fins que l’amitié, il y survient quantité de complications extérieures dont l’écheveau est difficile à démêler, mais qui peuvent suffire à briser le lien et troubler le cours d’une réelle affection. Pour l’amitié, au contraire, il n’y a pas d’autre affaire ni de commerce que d’elle-même. Ajoutons à cela qu’à vrai dire, la disposition naturelle des femmes ne les met pas en mesure de répondre à ces rapports intimes dont se nourrit cette divine liaison, et que leur âme ne semble pas assez ferme pour supporter l’étreinte d’un nœud si serré et si durable. Certes, si cela n’était, s’il pouvait s’établir une telle connivence libre et volontaire, où non seulement les âmes puissent trouver une entière jouissance, mais où les corps eux aussi puissent avoir leur part, et où l’individu soit engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus complète et plus pleine. Mais il n’est pas d’exemple jusqu’ici que l’autre sexe ait encore pu y parvenir, et il en a toujours été traditionnellement exclu. Quant à cette autre forme de liaison, que pratiquaient les Grecs, elle est fort justement abhorrée par nos mœurs. Et d’ailleurs, l’usage qu’ils en faisaient requérait une telle disparité dans l’âge, une telle différence de comportement entre les amants, qu’elle ne correspond pas à la parfaite union prônée ici : « Qu’est-ce en effet, que cet amour d’amitié ? d’où vient que l’on n’aime pas un adolescent laid ni un beau vieillard ?  » Épicharme elle-même ne me contredira pas, il me semble, si je présente ainsi la peinture qu’elle en fait : cette première folie, inspirée par le fils de Vénus dans le cœur de l’amant, pour la fleur d’une tendre jeunesse, et à laquelle les Grecs permettaient tous les élans passionnés et les débordements que peut entraîner une passion immodérée, n’était fondée que sur la beauté extérieure. Et celle-ci n’était qu’une représentation fallacieuse du développement du corps, car l’esprit ne pouvait y avoir sa part, étant encore invisible, et seulement en train de naître, avant même d’avoir l’âge où il commence à germer. Si cette fureur s’emparait d’un cœur de piètre qualité, les moyens employés pour séduire étaient alors les richesses, les présents, les faveurs dans l’accession aux charges honorifiques et autres profits de bas étage – que par ailleurs ils réprouvaient. Mais si elle s’emparait d’un cœur plus noble, les moyens eux aussi se faisaient nobles : leçons de philosophie, incitations à révérer la religion, à obéir aux lois, à mourir pour son pays, exemples de vaillance, de sagesse, de justice. Alors l’amant s’efforçait de se faire accepter par l’agrément et la beauté de son âme, celle de son corps étant déjà depuis longtemps fanée, et il espérait par cette connivence mentale établir une entente plus solide et plus durable. S’ils ne demandaient pas à l’amant qu’ils mène son entreprise avec patience et discrétion, c’est cela même, au contraire, qu’ils exigeaient de l’aimé, car il lui fallait juger d’une beauté intérieure, difficile à découvrir et à connaître. Quand cette quête arrivait à son terme, et au moment convenable, alors naissait en l’aimé un désir de spiritualité, suscité par la spiritualité de la beauté. Et c’est cette beauté-là qui était primordiale, la beauté corporelle n’étant alors qu’accidentelle et accessoire, à l’inverse de ce qui se passait pour l’amant. C’est pour cela qu’ils préféraient l’aimé à l’amant. Ils prouvaient que les Dieux aussi le préféraient, et ils reprochaient vivement au poète Eschyle, dans le cas des amours d’Achille et de Patrocle, d’avoir donné le rôle de l’amant à Achille, lui qui était en la prime et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. De cette communion, dont la partie la plus élevée et la plus noble était prédominante et jouait ainsi pleinement son rôle, ils disaient qu’en découlaient des conséquences très positives pour la vie privée aussi bien que publique ; que c’était ce qui faisait la force des nations chez qui elle était en usage, et la principale défense de l’équité et de la liberté. En témoignaient, selon eux, les amours héroïques d’Harmodius et d’Aristogiton. Et c’est pourquoi ils la considéraient comme sacrée et divine, et ne lui voyaient comme adversaires que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. Pour finir, tout ce que l’on peut dire en faveur de l’Académie, c’est qu’il s’agissait pour ces gens-là d’un amour se terminant en amitié : et que l’on n’était donc pas si loin de la définition stoïque de l’amour :

« L’amour est le désir d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté. »[Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv]

Mais je reviens à ma description de l’amitié, de façon plus juste et plus exacte :

On ne peut pleinement juger des amitiés que lorsque, avec l’âge, les caractères se sont formés et affermis. [Cicéron, De amicitia, XX]

Au demeurant, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou par utilité, et par lesquelles nos âmes sont liées. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se confondent de façon si complète qu’elles effacent et font disparaître la couture qui les a jointes. Si on insiste pour me faire dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi.

Au-delà de tout ce que je peux en dire, et même en entrant dans les détails, il y a une force inexplicable et due au destin, qui a agi comme l’entremetteuse de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et les propos tenus sur l’un et l’autre d’entre nous faisaient sur nous plus d’effet que de tels propos ne le font raisonnablement d’ordinaire : je crois que le ciel en avait décidé ainsi. Prononcer nos noms, c’était déjà nous embrasser. Et à notre première rencontre, qui se fit par hasard au milieu d’une foule de gens, lors d’une grande fête dans une ville, nous nous trouvâmes tellement conquis l’un par l’autre, comme si nous nous connaissions déjà, et déjà tellement liés, que plus rien dès lors ne nous fut aussi proche que ne le fut l’un pour l’autre. Il écrivit une satire en latin, excellente, qui a été publiée, et dans laquelle il excuse et explique la précipitation avec laquelle se produisit notre connivence, parvenue si rapidement à sa perfection. Destinée à durer si peu, parce qu’elle avait débuté si tard (alors que nous étions déjà des hommes mûrs, et lui, ayant quelques années de plus que moi), elle n’avait pas de temps à perdre… Et elle n’avait pas non plus à se régler sur le modèle des amitiés ordinaires et faibles, qui ont tellement besoin par précaution de longs entretiens préalables. Cette amitié-ci n’a point d’autre modèle idéal qu’elle-même et ne peut se référer qu’à elle-même. Ce n’est pas une observation spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille, c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui s’étant emparé de ma volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la sienne ; qui s’étant emparé de sa volonté, l’amena à plonger et se perdre dans la mienne, avec le même appétit, et d’un même élan. Et je dis « perdre », vraiment, car nous n’avions plus rien en propre, rien qui fût encore à lui ou à moi. Après la condamnation de Tiberius Gracchus, les consuls romains poursuivaient tous ceux qui avaient fait partie de son complot. Quand Lélius demanda, devant eux, à Caius Blossius, qui était le meilleur ami de Gracchus, ce qu’il aurait voulu faire pour lui, celui-ci répondit : « Tout. » – Comment, tout ? poursuivit l’autre. Et s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? – Il ne me l’aurait jamais demandé, répondit Blossius. – Mais s’il l’avait fait tout de même ? ajouta Lélius. – Alors je lui aurais obéi, répondit-il. S’il était si totalement l’ami de Gracchus, comme le disent les historiens, il était bien inutile d’offenser les Consuls par ce dernier aveu, si provocant : il n’aurait pas dû abandonner la certitude qu’il avait de la volonté de Gracchus. Mais ceux qui jugent cette réponse séditieuse ne comprennent pas bien ce mystère et ne supposent même pas, comme c’est pourtant la vérité, que Blossius tenait Gracchus entièrement sous sa coupe, parce qu’il avait de l’ascendant sur lui, et qu’il le connaissait bien. En fait, ils étaient plus amis qu’ils n’étaient citoyens, plus amis qu’amis ou ennemis de leur pays, plus amis qu’amis de l’ambition et des troubles. S’étant complètement adonnés l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de leur inclination réciproque. Faites donc alors guider cet attelage par la vertu et selon la raison (car il est impossible de l’atteler sans cela) et vous comprendrez que la réponse de Blossius fut bien ce qu’elle devait être. Si leurs actions cependant ont ensuite divergé, c’est qu’à mon avis ils n’étaient ni vraiment amis l’un de l’autre ni amis d’eux-mêmes. Et après tout, cette réponse n’a pas plus de sens que n’en aurait la mienne, si je répondais affirmativement à celui qui me demanderait : « Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, le feriez-vous ? » Car cela ne prouverait nullement que je consente vraiment à le faire, parce que si je ne doute absolument pas de ma volonté, je ne doute pas non plus de celle d’un ami comme celui-là. Tous les raisonnements du monde ne m’enlèveront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de son jugement ; et aucune de ses actions ne saurait m’être présentée, de quelque façon que ce soit, que je n’en devine aussitôt quel en a pu être le mobile. Nos âmes ont marché tellement de concert, elles se sont prises d’une affection si profonde, et se sont découvertes l’une à l’autre si profondément, jusqu’aux entrailles, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi pour ce qui me concerne moi-même. Qu’on ne mette pas sur le même plan ces autres amitiés, plus communes : j’en ai autant qu’un autre, et même des plus parfaites dans leur genre. Mais on se tromperait en confondant leurs règles, et je ne le conseille pas. Avec celles-là, il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution, car la liaison n’en est pas établie de manière à ce que l’on n’ait jamais à s’en méfier. « Aimez-le », disait Chilon, « comme si vous deviez quelque jour le haïr. Haïssez-le comme si vous deviez un jour l’aimer. » Ce précepte, qui est si abominable quand il s’agit de la pleine et entière amitié, est salubre quand il s’agit des amitiés ordinaires et communes, à propos desquelles s’applique le mot qu’Aristote employait souvent : « Ô mes amis, il n’existe pas d’ami ! » Dans ces relations de qualité, l’intervention et les bienfaits qui nourrissent les autres amitiés ne méritent même pas d’être pris en compte, de par la fusion complète de nos volontés. Car de la même façon que l’amitié que je me porte n’est pas augmentée par l’aide que je m’apporte à l’occasion, quoi qu’en disent les Stoïciens, et de même que je ne me sais aucun gré du service que je me rends, de même l’union de tels amis étant vraiment parfaite, elle leur fait perdre le sentiment des obligations de ce genre, et chasser d’entre eux les mots de division et de différence tels que : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement – et autres du même genre. C’est qu’en effet, tout étant commun entre eux : souhaits, pensées, jugements, biens, femmes, honneur et vie, et comme il n’ont qu’une seule âme en deux corps, selon la définition très juste d’Aristote, ils ne peuvent évidemment rien se prêter ni se donner. Voilà pourquoi le législateur, pour honorer le mariage par une ressemblance, d’ailleurs imaginaire, avec cette divine union, interdit les donations entre mari et femme. Il veut signifier par là que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser ou se répartir. Si, dans l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner quelque chose à l’autre, ce serait en fait celui qui recevrait qui obligerait son compagnon. Car ils cherchent l’un et l’autre, plus que toute autre chose, à se faire mutuellement du bien, et c’est en fait celui qui en fournit l’occasion qui se montre généreux, puisqu’il offre à son ami ce plaisir de faire pour lui ce qu’il désire le plus. Quand le philosophe Diogène manquait d’argent, il disait qu’il le redemandait à ses amis, et non qu’il leur en demandait. Et pour montrer ce qu’il en est dans la réalité j’en donnerai un exemple ancien et remarquable. Le Corinthien Eudamidas avait deux amis : Charixènos un Sycionien, et Aréthéos, un Corinthien. Sur le point de mourir, étant pauvre et ses deux amis riches, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthéos le soin de nourrir ma mère, et de subvenir à ses besoins durant sa vieillesse ; à Charixenos, celui de marier ma fille, et de lui donner le douaire le plus grand qu’il pourra ; et au cas où l’un d’eux viendrait à défaillir, je reporte sa part sur celui qui lui survivra. » Les premiers qui virent ce testament s’en moquèrent ; mais ses héritiers, ayant été avertis, l’acceptèrent avec une grande satisfaction. Et l’un d’eux, Charixènos, ayant trépassé cinq jours après, la substitution s’opérant en faveur d’Aréthéos, il nourrit scrupuleusement la mère, et des cinq talens qu’il possédait, il en donna deux et demi en mariage à sa fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, et les noces se firent le même jour. Cet exemple est excellent. Si l’on peut y trouver à redire, c’est à propos de la pluralité d’amis : car cette parfaite amitié dont je parle est indivisible. Chacun se donne tellement en entier à son amis, qu’il ne lui reste rien à donner ailleurs ; au contraire, il déplore de n’être pas double, triple, quadruple, de ne pas avoir plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les attribuer toutes à son ami. Les amitiés ordinaires, elles, peuvent se diviser : on peut aimer la beauté chez l’un, la facilité de mœurs chez un autre, la libéralité chez un troisième, la qualité de père chez celui-ci, celle de frère chez celui-là, et ainsi de suite. Mais cette amitié-là, qui s’empare de l’âme, et règne sur elle en toute autorité, il est impossible qu’elle soit double. Si deux amis vous demandaient à être secourus au même moment, vers lequel vous précipiteriez-vous ? S’ils exigeaient de vous des services opposés, comment feriez-vous ? Si l’un vous confiait sous le sceau du silence quelque chose qui serait utile à connaître pour l’autre, comment vous en tireriez-vous ? Une amitié unique et essentielle délie de toutes les autres obligations. Le secret que j’ai juré de ne révéler à personne d’autre, je puis, sans me parjurer, le communiquer à celui qui n’est pas un autre, puisqu’il est moi. C’est une chose assez extraordinaire de pouvoir se dédoubler, et ils n’en connaissent pas la valeur, ceux qui prétendent se diviser en trois. À qui a son pareil rien n’est excessif. Et qui pourrait penser que des deux j’aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’aiment aussi entre eux, et qu’ils m’aiment autant que je les aime ? La chose la plus unique et la plus unie, la voici qui se multiplie en une confrérie, et pourtant c’est la chose la plus rare qu’on puisse trouver au monde. Le reste de cette histoire illustre bien ce que je disais : Eudamidas accorde à ses amis la grâce et la faveur de les employer à son secours : il les fait héritiers de cette libéralité qui consiste à leur offrir les moyens d’œuvrer pour son bien à lui. Et ainsi la force de l’amitié se montre bien plus nettement dans son cas que dans celui d’Aréthéos. Bref, ces choses-là sont inimaginables pour qui ne les a pas éprouvées ; et elles m’amènent à vouer une grande considération à la réponse de ce jeune soldat à Cyrus, qui lui demandait pour combien il céderait le cheval avec lequel il venait de gagner une course, et s’il l’échangerait contre un royaume. « Non certes, sire, mais je le donnerais bien volontiers en échange d’un ami, si je trouvais un homme qui en soit digne. » Il ne parlait pas si mal en disant : « si je trouvais ». Car si l’on trouve facilement des hommes enclins à une fréquentation superficielle, pour celle dont je parle, dans laquelle on a des correspondances qui viennent du tréfonds du cœur, et qui ne préserve rien, il faut vraiment que tous les ressorts en soient parfaitement clairs et sûrs. Dans les associations qui ne tiennent que par un bout, on n’a à s’occuper que des imperfections qui affectent précisément ce bout-là. Je me moque de savoir quelle est la religion de mon médecin et de mon avocat ; cette considération n’a rien à voir avec les services qu’ils me rendent par amitié pour moi. De même pour l’organisation domestique, dont s’occupent avec moi ceux qui sont à mon service : je cherche peu à savoir si un laquais est chaste, mais s’il est diligent ; et je préfère un muletier joueur plutôt qu’imbécile ; un cuisinier qui jure plutôt qu’ignorant. Je n’ai pas la prétention de dire au monde ce qu’il faut faire : d’autres s’en chargent suffisamment. Mais de ce que j’y fais.

Pour moi, c’est ainsi que j’en use ; vous, faites comme vous jugerez bon.

[Térence, Heautontimorumenos, I, 1]

Aux relations familières de la table, j’associe l’agréable, non le sérieux. Au lit, je préfère la beauté à la bonté. Et dans la conversation, la compétence, même sans la probité. Et ainsi de suite. On dit que celui qui fut trouvé chevauchant un bâton en jouant avec ses enfants pria l’homme qui l’avait surpris de ne pas le raconter jusqu’à ce qu’il ait des enfants lui-même, pensant que la passion qui s’emparerait alors de son âme lui donnerait la possibilité de juger équitablement de sa conduite. De même, je souhaiterais moi aussi m’adresser à des gens qui auraient expérimenté ce que je dis. Mais sachant combien une telle amitié est éloignée de l’usage commun, combien elle est rare, je ne m’attends guère à trouver quelqu’un qui en soit bon juge. Car même les traités que l’Antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent bien faibles au regard du sentiment que j’éprouve, et sur ce point, les faits surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.

Tant que je serai sain d’esprit, il n’y a rien que je comparerai à un tendre ami.

[Horace, Satires, I, 44]

Le poète ancien Ménandre disait qu’il était heureux celui qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami. Il avait bien raison de le dire, surtout s’il en avait lui-même fait l’expérience. Car en vérité, si je compare tout le reste de ma vie, qui, grâce à Dieu, a été douce, facile, et – sauf la perte d’un tel ami – exempte de graves afflictions, pleine de tranquillité d’esprit, car je me suis contenté de mes dons naturels et originels, sans en rechercher d’autres, si je la compare, dis-je, aux quatre années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie et de la fréquentation agréables de cette personnalité, tout cela n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu,

Jour qui me sera douloureux à jamais,

Et qu’à jamais j’honorerai,

– Telle a été votre volonté, Ô Dieux !

[Virgile, Énéide, V, 49-50]

je ne fais que me traîner en languissant, et même les plaisirs qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, ne font que redoubler le regret de sa perte. Nous avions la moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part.

Et j’ai décidé que je ne devais plus prendre aucun plaisir,

N’ayant plus celui qui partageait ma vie.

[Térence, Heautontimorumenos, I, 1,149-150]

J’étais déjà si formé et habitué à être le deuxième partout, qu’il me semble maintenant n’être plus qu’à demi.

Puisqu’un coup prématuré m’a ravi la moitié de mon âme,

Pourquoi moi, l’autre moitié, demeuré-je,

Moi qui suis dégoûté de moi-même,

et qui ne survis pas tout entier ?

[Horace, Odes, II, 17, vv. 5 et sq.]

Il n’est pas d’action ni de pensée où il ne me manque, comme je lui aurais manqué moi-même. Car il me dépassait d’une distance infinie pour l’amitié comme en toutes autres capacités et vertus.

Pourquoi rougir et me contraindre

En pleurant une tête si chère ?

[Horace, Odes, I, 24, v. 1]

Ô malheureux que je suis, frère, de t’avoir perdu !

Avec toi d’un seul coup ont disparu ces joies

Que ta douce amitié nourrissait dans ma vie !

Tu mourus, mon bonheur en fut brisé, mon frère,

Et la tombe, avec toi, prit notre âme à tous deux.

Ta mort a de mes jours aboli tout entiers

Les studieux loisirs, plaisirs de la pensée.

Ne saurai-je donc plus te parler ni t’entendre ?

Ô frère plus aimable encore que la vie,

Ne te verrai-je plus, si je t’aime toujours ?

[Catulle, LXVIII, 20 et LXV, 9]

Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans.

Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres.

Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.

En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué.

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