Chapitre 26 C’est une sottise de faire dépendre le vrai et le faux de notre jugement.

Ce n’est peut-être pas sans raison que nous attribuons à la naïveté et à l’ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader. Car il me semble avoir appris autrefois que la croyance était une sorte de marque qui s’imprimait en notre âme ; et à mesure que celle-ci se trouvait plus molle et de moindre résistance, il était plus aisé d’y imprimer quelque chose. « De même que nécessairement, les poids qu’on y met font pencher le plateau de la balance, de même, l’évidence entraîne l’esprit. » [Cicéron, Académiques, II, 12] Plus l’âme est vide, moins elle fait contrepoids, et plus elle s’abaisse facilement sous la charge de la première influence qu’elle subit. Voilà pourquoi les enfants, les gens du commun, les femmes et les malades sont plus sujets que les autres à être menés par le bout du nez. Mais d’un autre côté, c’est faire preuve de présomption que de dédaigner et de condamner comme faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable ; c’est le défaut habituel de ceux qui se croient plus malins que les autres. Je faisais de même autrefois, et si j’entendais parler des revenants, de la prédiction de l’avenir, des enchantements, de la sorcellerie, ou de quelque autre chose à laquelle je ne pouvais pas croire,

Songes, terreurs magiques, prodiges, sorcières,

Apparitions nocturnes et prodiges de Thessalie…

[Horace, Épîtres, II, v. 208]

j’éprouvais de la compassion pour le pauvre peuple abusé par ces folies. Et maintenant je trouve que j’étais pour le moins autant à plaindre moi-même. Non que l’expérience m’ait fait voir quoi que ce soit depuis, qui soit venu contrarier mes premières convictions – et ce n’est pas par manque de curiosité. Mais la raison m’a enseigné que décréter ainsi catégoriquement qu’une chose est fausse et impossible, c’est faire comme si on avait dans la tête les bornes et les limites qui sont celles de Dieu lui-même et celles des possibilités de notre mère la Nature. Et il n’y a pas de pire folie que de les ramener aux dimensions de notre capacité de comprendre et de juger. Si nous appelons monstres ou miracles les choses que notre raison ne peut admettre, est-ce qu’il ne s’en présente pas continuellement à nos yeux ? Considérons comment on nous mène, à tâtons, et à travers les brumes, à la connaissance de la plupart des choses qui sont à notre portée, et nous trouverons que c’est plutôt l’habitude que la connaissance qui leur a enlevé leur étrangeté :

tellement nous sommes habitués à le voir,

nul ne daigne plus lever les yeux vers le ciel lumineux.

[Lucrèce, II, v. 1038-1039]

et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées pour la première fois, nous les trouverions autant ou plus incroyables que les autres.

S’ils se manifestaient en ce jour aux mortels,

Si d’un seul coup ils surgissaient devant nos yeux,

On ne connaîtrait rien de plus merveilleux,

Rien qui soit moins conforme à ce qu’on aurait cru.

[Lucrèce, II, 1032-1035]

Celui qui n’avait jamais vu de rivière, à la première qu’il rencontra, pensa que c’était l’océan ; et les choses les plus grandes que nous connaissions, nous pensons que ce sont les plus grandes que la nature puisse faire.

Un fleuve aussi, pour qui n’en a vu de plus grand,

paraît immense, gigantesque.

De même un arbre, un homme ; et tout et en tout genre,

Ce qu’on voit de plus grand, on le tient pour immense.

[Lucrèce, VI, 674-677]

L’accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses ; ils ne s’étonnent plus de ce qu’ils voient sans cesse, et n’en recherchent plus les causes. [Cicéron, De natura deorum, II, 38] C’est la nouveauté des choses, plus que leur grandeur, qui nous incite à en rechercher les causes.

Il faut avoir plus de respect envers la puissance infinie de la Nature, et reconnaître notre propre ignorance et notre faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, dont des gens dignes de foi ont témoigné, et que, si nous ne pouvons être persuadés de leur existence, nous devons au moins laisser en suspens ! Car les condamner comme impossibles, c’est prétendre connaître, par une téméraire présomption, jusqu’où va la possibilité de l’existence des choses. Si l’on comprenait bien la différence qu’il y a entre l’impossible et l’inusité, de même que la différence entre ce qui est contraire à l’ordre des choses et ce qui est contraire à l’opinion commune, en évitant de croire à la légère et sans renoncer trop facilement non plus à ce que l’on croit, on observerait alors la règle du « rien de trop » énoncée par Chilon. Quand on trouve dans Froissart que le Comte de Foix eut connaissance, dès le lendemain, alors qu’il était dans le Béarn, de la défaite du roi Jean de Castille à Juberoth, et les moyens qu’il allègue pour cela, on peut s’en moquer ; de même à propos de ce que disent nos Annales, que le jour même où le roi Philippe Auguste mourut à Mantes, le Pape Honorius lui fit faire des funérailles publiques et les proclama dans toute l’Italie. Car l’autorité de ces témoins n’est peut-être pas suffisante pour nous en convaincre. Mais quoi ! Si Plutarque, outre plusieurs exemples qu’il tire de l’antiquité, dit savoir de façon certaine qu’au temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemagne à plusieurs journées de là, fut connue à Rome et se répandit dans le monde le jour même ; et si César prétend qu’il est souvent arrivé que la nouvelle ait précédé l’événement lui-même, dirons-nous que ces gens sont des naïfs qui se sont laissé tromper comme n’importe qui, parce qu’ils ne sont pas aussi clairvoyants que nous ? Est-il rien de plus fin, de plus clair et de plus vif que le jugement de Pline [l’Ancien], quand il lui plaît de l’exercer, et rien de plus éloigné de la légèreté ? Je laisse de côté l’excellence de ses connaissances, dont je fais moins de cas ; dans laquelle de ces deux qualités le surpassons-nous ? Et pourtant, il n’est si petit écolier qui ne soit prêt à le convaincre de mensonge, et qui ne veuille lui donner des leçons sur la marche des œuvres de la nature. Quand nous lisons dans Bouchet les miracles faits par les reliques de Saint-Hilaire, passe encore : son autorité n’est pas assez grande pour nous empêcher de le contredire. Mais il me semble bien imprudent de condamner du même coup toutes les histoires du même genre. Le grand saint Augustin témoigne avoir vu sur les reliques de saint Gervais et saint Protais à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue ; une femme, à Carthage, guérie d’un cancer par le signe de la croix qu’une autre nouvellement baptisée lui fit ; Hespérius, un de ses familiers, chasser les esprits qui infestaient sa maison avec un peu de terre du sépulcre de Notre Seigneur, et cette terre ayant été transportée à l’église, un paralytique guérir soudainement à cause d’elle ; une femme, dans une procession, ayant touché la châsse de saint Étienne avec un bouquet, et s’étant ensuite frotté les yeux avec, recouvrer la vue qu’elle avait perdue depuis longtemps ; et plusieurs autres miracles, auxquels il dit avoir assisté lui-même. De quoi donc l’accuserons-nous, lui et les deux saints évêques, Aurelius et Maximinus, qu’il cite comme témoins ? Les accuserons-nous d’ignorance, de naïveté, de débilité, ou de malice et d’imposture ? Est-il, à notre époque, quelqu’un d’assez prétentieux pour oser se comparer à eux, soit par la vertu et la piété, soit par le savoir, le jugement, et la capacité intellectuelle ?

Quand bien même ils ne fourniraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité. [Cicéron, Tusculanes, I, 21]

C’est une hardiesse grave et dangereuse, outre l’absurde légèreté qu’elle traîne avec elle, que de mépriser ce que nous ne pouvons concevoir. En effet, quand vous avez établi les limites de la vérité et du mensonge, grâce à votre belle intelligence, et qu’il se trouve que vous êtes contraint de croire des choses encore plus étranges que celles que vous avez refusé d’admettre, vous voilà déjà contraint d’abandonner ces limites que vous aviez vous-même fixées. Or ce qui me semble amener tout autant de désordre en nos consciences, dans les temps troublés où nous sommes, à propos de la religion, c’est cette façon qu’ont les catholiques d’abandonner une partie de leur foi. Ils s’imaginent adopter une attitude intelligente et modérée quand ils concèdent à leurs adversaires certains des articles qui sont sujets à controverse. Mais outre le fait qu’ils ne voient pas l’avantage que cela constitue pour celui qui vous attaque que de commencer à céder et à reculer devant lui, et combien cela l’encourage à aller de l’avant, ces articles-là, qu’ils considèrent comme les plus anodins, sont parfois très importants. Ou bien il faut s’en remettre en tout à l’autorité de notre autorité ecclésiastique, ou bien il faut entièrement s’en dispenser : ce n’est pas à nous d’établir quelle part d’obéissance nous lui devons. Et en outre je puis le dire, pour l’avoir éprouvé : j’ai autrefois usé de cette liberté de faire un choix et un tri personnels en mettant de côté certains points de la règle de notre Église qui semblent avoir un air ou plus creux ou plus étrange ; mais après en avoir parlé avec des hommes experts en ces matières, j’ai découvert que ces choses-là ont un fondement substantiel et solide, et que ce n’est que la bêtise et l’ignorance qui nous les font considérer comme moins dignes de respect que les autres. Pourquoi donc oublions-nous combien nous ressentons de contradiction dans notre jugement même ? Combien de choses étaient pour nous hier des articles de foi, que nous tenons pour des sottises aujourd’hui ? La prétention et la curiosité sont les fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à fourrer notre nez partout, et celle-là nous empêche de laisser quoi que ce soit dans le flou et l’incertitude.

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