Chapitre 20 Sur la force de l’imagination.

« Une forte imagination produit l’événement » disent les clercs.

Je suis de ceux qui ressentent fortement les effets de l’imagination. Chacun d’entre nous en est frappé, mais certains en sont même abasourdis. Ses effets me transpercent, et toute mon astuce consiste à lui échapper, faute de pouvoir lui résister. La seule présence de personnes gaies et en bonne santé me suffirait pour vivre, mais la vue des angoisses des autres m’angoisse pour de bon, et ce que je ressens provient souvent de ce que ressent un autre. Un tousseur continuel irrite mes poumons et ma gorge. Je visite moins volontiers les malades auxquels je m’intéresse par obligation que ceux auxquels je suis moins attaché, et pour qui j’ai moins de considération. Je m’empare du mal que j’examine, et je l’introduis en moi-même. Je ne trouve donc pas surprenant que l’imagination provoque la fièvre, et même la mort, à ceux qui la laissent faire, et qui l’encouragent.

Simon Thomas était en son temps un grand médecin. Je me souviens que me rencontrant un jour à Toulouse, chez un riche vieillard poitrinaire, et parlant avec lui des moyens à employer pour sa guérison, il lui dit que l’un de ceux-là consistait à me donner une occasion de me plaire en sa compagnie, et que, s’il fixait ses yeux sur la fraîcheur de mon visage, et sa pensée sur l’allégresse et la vigueur qui émanait de mon adolescence, s’il remplissait tous ses sens de l’état florissant dans lequel je me trouvais alors, son état pourrait s’en trouver amélioré. Mais il oubliait de dire que le mien pourrait bien du même coup empirer ! Gallus Vibius fit tellement d’efforts pour comprendre l’essence et les manifestations de la folie que son jugement s’évada hors de son cerveau et qu’il ne put jamais l’y faire rentrer : en voilà un qui pouvait se vanter d’être devenu fou par sagesse. Il en est d’autres qui, par frayeur, anticipent sur la main du bourreau ; et cet autre, que l’on détachait pour lui lire le document qui le graciait, tomba raide mort sur l’échafaud, du seul fait de son imagination. Nous transpirons, nous tremblons, nous pâlissons et rougissons sous les secousses de nos imaginations, et renversés sur la couette, nous sentons notre corps agité de leurs mouvements, parfois jusqu’à en expirer. La bouillante jeunesse s’excite tellement dans son sommeil, qu’elle assouvit en songe ses désirs amoureux.

Ainsi dans l’illusion d’avoir consommé l’acte,

la semence à grands flots souille les vêtements

[Lucrèce, III, v. 1305]

Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croître la nuit des cornes à celui qui ne les avait pas en se couchant, l’événement survenu à Cyppus roi d’Italie est toutefois mémorable. Ayant assisté dans la journée à un combat de taureaux auquel il s’était vivement intéressé, il avait eu en songe toute la nuit des cornes sur la tête, et il en fit pousser sur son front par la seule force de son imagination. C’est l’émotion qui donna au fils de Crésus la voix que la nature lui avait refusée.

Antiochus fut pris de fièvre à cause de la beauté de Stratonice, qui l’avait trop vivement impressionné. Pline dit avoir vu Lucius Cossitius changé de femme en homme le jour de ses noces. Pontanus et d’autres racontent de semblables métamorphoses survenues en Italie aux siècles passés : sous le coup du désir impérieux de lui-même et de sa mère

Iphis remplit garçon les vœux qu’il formait femme.

[Ovide, Métamorphoses, IX, 793]

Passant à Vitry-le-François, je pus voir un homme que l’évêque de Soissons avait nommé Germain pour confirmer son état, mais connu de tous les habitants du lieu, et considéré comme une fille jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, sous le nom de Marie. Il était à ce moment-là fort barbu, vieux, et n’était pas marié. C’est en faisant un effort pour sauter, racontait-il, que ses membres virils étaient apparus. Et les filles du village chantent encore une chanson dans laquelle elles s’avertissent de ne pas faire de trop grandes enjambées de peur de devenir des garçons comme Marie Germain. Ce n’est pas tellement surprenant que cette sorte d’accident se produise fréquemment, car si l’imagination peut produire de telles choses, elle est si continuellement et si fortement sollicitée sur ce sujet, que pour ne pas retomber sans cesse dans les mêmes pensées, et subir la véhémence du désir, elle s’en tire à meilleur compte en incorporant aux filles cette partie virile une fois pour toutes. Certains attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du roi Dagobert et de Saint-François. On dit que parfois elle provoque la lévitation des corps. Et Celse parle d’un prêtre qui mettait son corps dans une extase telle qu’il en demeurait longtemps sans respirer et sans connaissance. Saint Augustin en nomme un autre, à qui il suffisait de faire entendre des cris de lamentations et de plaintes pour qu’il se mette à défaillir et perdait tellement conscience de lui-même qu’en vain on pouvait le secouer, hurler, le pincer, le brûler, jusqu’au moment où il ressuscitait. Alors il disait avoir entendu des voix, mais comme si elles venaient de loin, et il s’apercevait de ses brûlures et de ses meurtrissures. Et la preuve qu’il ne se raidissait pas volontairement contre sa sensibilité, c’est que pendant ce temps il n’avait ni pouls, ni haleine. Il est vraisemblable que le principal crédit dont jouissent les miracles, visions, enchantements et effets extraordinaires de cette sorte soit dû à la puissance de l’imagination, qui agit surtout sur les esprits des gens du peuple, qui sont plus malléables. On les a si fortement influencés qu’ils en arrivent à penser voir ce qu’en réalité ils ne voient pas. Je pense d’ailleurs que ces fameux « nouements d’aiguillettes » dont notre monde est si embarrassé qu’on ne parle que de cela, sont probablement des effets de l’appréhension et de la crainte. Je sais cela d’après l’expérience de quelqu’un dont je puis répondre comme de moi-même, et qui ne pouvait être suspect de faiblesse ou d’envoûtement. Ayant entendu un de ses amis lui raconter une défaillance qui lui était survenue au plus mauvais moment, ce récit épouvantable frappa tellement son imagination que, se trouvant un jour dans la même situation, ce fut la même chose qui lui arriva. Et à partir de ce moment, il fut sujet à des rechutes, car le déplaisant souvenir de son échec le persécutait et le tyrannisait. Il trouva un remède à ce mal imaginaire par l’imagination : avouant lui-même et proclamant à l’avance son incapacité, son esprit s’en trouvait soulagé, dans la mesure où, ce mal étant attendu, sa gêne en était amoindrie, et devenait plus supportable. Quand il eut l’occasion, ayant l’esprit libre et détendu, et son corps en bonne disposition, de le faire d’abord essayer, puis éprouver et révéler enfin à quelqu’un d’autre : il s’en est trouvé guéri tout d’un coup. Avec qui on a été capable de le faire une fois, on ne sera plus impuissant, sinon par véritable faiblesse. Ce malheur n’est d’ailleurs à craindre que dans les entreprises où notre esprit se trouve exagérément tiraillée entre le désir et le respect, et notamment, lorsque les occasions s’en présentent de façon imprévue et urgente. Alors, il n’est guère de moyen d’échapper à ce trouble. J’en connais un à qui il a servi d’apporter un corps à demi rassasié par ailleurs, pour calmer l’ardeur de cette fureur, et qui, à cause de l’âge se trouve moins impuissant parce qu’il est moins puissant. Et tel autre, à qui il a servi aussi qu’un ami l’ait assuré de disposer d’une batterie de sortilèges qui le protègeraient à coup sûr. Mieux vaut dire ici comment cela se passa. Un comte de très bonne famille, dont j’étais l’ami intime, se mariait avec une belle dame qui avait été l’objet des assiduités de l’une des personnes présentes à la fête. Et cette situation donnait du souci à ses amis, notamment à une vieille dame, sa parente, qui présidait à ses noces, et chez qui elles avaient lieu. Elle craignait quelque sorcellerie, ce dont elle me fit part. Je la priai de s’en remettre à moi. J’avais par chance en effet, dans mes coffres, une petite pièce d’or plate, où étaient gravées quelques figures célestes contre le coup de soleil et qui ôtaient aussi les maux de tête, quand on la plaçait exactement sur la suture du crâne. Et pour l’y maintenir, elle était cousue à un ruban que l’on pouvait nouer sous le menton. Sottise du même genre que celle dont nous parlons. Jacques Pelletier, qui vivait chez moi, m’avait fait ce curieux présent. Je m’avisai que je pouvais en tirer quelque usage, et je dis au comte qu’il pouvait courir quelque risque de mésaventure, car il y avait là des gens qui souhaitaient le voir en cet état, mais qu’il aille se coucher sans crainte : je lui prouverai mon amitié, et j’userai pour lui d’un pouvoir miraculeux dont je dispose, pourvu que sur son honneur, il me promette de le tenir très fidèlement secret. Il lui suffirait, quand on irait lui porter le réveillon, si cela ne s’était pas bien passé, de me faire un certain signe… Il avait eu l’esprit et les oreilles tellement rebattues de ces histoires qu’il se trouva impuissant à cause du trouble de son imagination, et me fit donc signe à l’heure dite. Je lui dis donc à l’oreille qu’il se lève, sous prétexte de nous chasser, et qu’il prît comme par jeu la robe de chambre que je portais et s’en revêtît (nous étions de taille fort voisine), jusqu’à ce qu’il ait exécuté mes instructions : quand nous serions sortis qu’il se retire pour uriner ; qu’il répète trois fois certaines oraisons et fasse certains mouvements ; qu’à chacune de ces trois fois il attache le ruban que je lui mettais en mains et applique bien soigneusement sur ses reins la médaille qui s’y trouvait attachée, avec la face du symbole dans telle position. Cela fait, ayant encore une fois bien serré le ruban pour qu’il ne puisse se dénouer ni bouger de sa place, qu’il s’en revienne à la besogne prévue, et qu’il n’oublie pas de rejeter ma robe sur le lit, de façon à ce qu’elle les recouvre tous les deux. Ces singeries sont l’élément principal du résultat : notre pensée ne peut se délivrer de l’idée que des moyens aussi étranges proviennent de quelque science abstruse. Leur stupidité même leur donne du poids et les fait respecter. Bref, il s’avéra que mes talismans se trouvèrent plus vénériens que solaires, et plus actifs qu’inhibiteurs. C’est une impulsion soudaine, jointe à la curiosité, qui m’a poussé à faire une chose pareille ; car je suis ennemi des procédés astucieux et déguisés : je déteste avoir recours à des finasseries, non seulement pour la distraction, mais même lorsque cela peut être profitable. Si l’action elle-même n’est pas vicieuse, le moyen employé l’est. Amasis, roi d’Égypte, épousa Laodice, une très belle fille grecque. Et lui, qui se montrait gentil compagnon en toutes autres circonstances, se trouva dans l’incapacité de jouir d’elle : il menaça de la tuer, croyant qu’il s’agissait là de quelque tour de sorcellerie. Comme pour les choses qui relèvent de l’imagination, elle le renvoya à ses dévotions ; et quand il eut fait ses vœux et promesses à Vénus, il se trouva merveilleusement remis d’aplomb, dès la première nuit après ses offrandes et sacrifices. Les femmes ont bien tort de nous accueillir avec ces mines renfrognées, querelleuses et fuyardes, qui nous éteignent alors que nous nous enflammons. La bru de Pythagore disait que la femme qui se couche avec un homme doit, avec ses jupons, laisser aussi la pudeur, et ne la reprendre qu’avec eux. L’assaillant, en proie à diverses alarmes, perd facilement la tête. Et celui à qui l’imagination a fait une fois subir cette honte (et elle ne la fait subir que lors des premières étreintes, du fait qu’elles sont plus ardentes et plus violentes, et aussi parce qu’en cette première fois, on craint justement encore plus de faillir), celui-là donc, ayant mal commencé, ressent fièvre et dépit du fait de cet accident, et cela le poursuit encore pendant les occasions suivantes. Les gens mariés, ayant tout leur temps devant eux, ne doivent ni presser ni se lancer dans leur entreprise s’ils n’y sont pas prêts. Et il vaut mieux échouer sans gloire à étrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fièvre, en attendant une autre occasion plus intime et moins alarmante, que de connaître une perpétuelle misère pour s’être troublé et désespéré de ce premier refus. Avant la pleine possession, le patient doit par diverses tentatives à divers moments, s’offrir et s’exercer doucement, sans s’obstiner, ni se piquer d’amour-propre, pour se convaincre lui-même définitivement. Ceux qui savent leurs membres naturellement dociles doivent seulement maîtriser leurs craintes imaginaires. On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre qui se manifeste de façon si inopportune lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant de façon tout aussi inopportune lorsque nous en avons le plus grand besoin, contestant si impérieusement l’autorité de notre volonté, et refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations mentales et manuelles. Si toutefois j’avais été payé pour plaider sa cause, quand on réprimande sa rébellion et qu’on en tire une preuve pour le condamner, je jetterais peut-être la suspicion sur nos autres membres, ses compagnons, d’avoir cherché à lui faire, par jalousie envers l’importance et la douceur de son usage, cette querelle préméditée, et d’avoir comploté pour armer le monde à son encontre, imputant méchamment à lui seul leur faute commune. Car je vous le demande, y a-t-il une seule partie de notre corps qui ne refuse pas souvent d’obéir à notre volonté, et qui souvent même s’exerce contre elle ? Elles ont chacune des passions qui leur sont propres, qui les éveillent et les endorment sans notre permission. Combien de fois les mouvements involontaires de notre visage ne viennent-ils pas révéler les pensées que nous tenions secrètes, nous trahissant ainsi à l’assistance ?

La cause qui anime ce membre, c’est la même qui, à notre insu, anime notre cœur, nos poumons, notre pouls, la vue d’un objet agréable répandant insensiblement en nous la flamme d’une émotion fiévreuse. N’y a-t-il que ces muscles et ces veines qui s’élèvent et s’abaissent sans l’accord, non seulement de notre volonté, mais même de notre pensée ?

Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, non plus qu’à notre peau de frémir de désir ou de crainte. Notre main se porte bien souvent là où ne l’avons pas envoyée. La langue s’engourdit et la parole se fige à sa guise. Même lorsque nous n’avons pas de quoi faire une friture, et que nous le leur défendrions volontiers, l’appétit et la soif ne manquent pas d’exciter les parties qui leur sont sujettes, ni plus ni moins que cet autre appétit, qui d’ailleurs nous abandonne aussi hors de propos et quand bon lui semble. Les organes qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, qui se moquent de notre avis et même s’y opposent, comme ceux qui servent à vider nos glandes. Pour montrer la puissance de notre volonté, saint Augustin prétend avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait. Vivès renchérit d’un autre exemple de son temps, dans lequel les pets étaient organisés suivant le ton des vers qu’on déclamait. Mais tout cela ne suppose pourtant pas la plus parfaite obéissance de cet organe. En est-il en effet de plus ordinairement indiscret et désordonné ? Ajoutons à cela que j’en connais un si turbulent et si revêche qu’il y a quarante ans qu’il oblige son maître à péter constamment et sans interruption, et le conduit ainsi vers la mort. Plût à Dieu que je n’eusse appris que par les histoires, combien de fois notre ventre, par le refus d’un seul pet, nous conduit jusqu’aux portes mêmes d’une mort pleine d’angoisse. Et l’empereur qui nous donna la liberté de péter partout eût dû nous donner aussi le pouvoir de nous en empêcher. Mais notre volonté elle-même, au profit de qui nous formons ce reproche, est-ce que nous ne pourrions pas plutôt lui attribuer de la rébellion et de la sédition, du fait de son dérèglement et de sa désobéissance ? Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle veuille ? Ne veut-elle pas bien souvent ce que nous lui défendons de vouloir, et ce, pour notre évident préjudice ? ne se laisse-t-elle pas non plus amener aux conclusions de notre raison ? Et enfin, pour la défense de Monsieur mon client, je dirai que l’on veuille bien considérer qu’en cette affaire, sa cause étant inséparablement et indistinctement jointe à celle d’un associé, on ne fait pourtant de procès qu’à lui, et par des arguments et des charges qui ne peuvent s’appliquer audit associé. Car son effet à lui est bien de convier inopportunément parfois, de ne refuser jamais, mais de convier silencieusement et tranquillement. On voit par là l’animosité et l’illégalité manifeste des accusateurs. Quoi qu’il en soit, nous déclarons bien haut que les avocats et les juges ont beau se quereller et prononcer des sentences, la Nature pendant ce temps poursuivra son chemin. Et elle n’a rien fait que de raisonnable, en accordant à ce membre quelque privilège particulier, car il est l’auteur du seul ouvrage immortel chez les mortels. Ouvrage que Socrate considère comme divin : l’Amour est désir d’immortalité et démon immortel lui-même. En voici un, par exemple, qui sous l’empire de l’imagination, croit laisser ici les scrofules que son compagnon rapporte en Espagne. Voilà pourquoi dans ce genre de choses, on a l’habitude de demander un esprit « préparé ». Pourquoi donc les médecins cherchent-ils à gagner à l’avance la confiance de leur patient, avec tant de fausses promesses de guérison, si ce n’est pour que l’effet de l’imagination supplée l’imposture de leur potion ? Ils savent qu’un des maîtres en ce métier leur a laissé par écrit qu’il est des hommes pour qui la seule vue d’un remède suffit à les guérir. L’explication de cette bizarrerie m’a été donnée récemment par le récit que m’a fait un domestique de feu mon père, un homme simple et d’origine suisse, nation plutôt active et honnête. Il disait avoir connu il y a longtemps, un marchand à Toulouse, maladif et sujet aux coliques néphrétiques. Il avait souvent besoin de lavements et se les faisait ordonner par des médecins sous des formes diverses, selon les symptômes de son mal. Quand on les lui apportait, rien n’était omis des formes habituelles, et souvent il tâtait s’ils étaient trop chauds. Il se couchait, se renversait, tous les préparatifs étaient faits – sauf qu’on ne faisait jamais l’injection ! L’apothicaire s’étant retiré après cette cérémonie, et le patient installé comme s’il avait pris son lavement, il en ressentait les mêmes effets que ceux qui les prennent. Et si le médecin ne trouvait pas l’action suffisante, il lui en prescrivait deux ou trois autres, de la même façon. Mon témoin jure que pour faire des économies, (car il les payait comme s’il les eût pris), la femme de ce malade avait une fois essayé d’y faire mettre seulement de l’eau tiède : mais l’effet en révéla la tromperie, et il fallut en revenir à la première façon. Une femme qui pensait avoir avalé une épingle avec son pain, criait et se tourmentait avec une douleur insupportable à la gorge, où elle pensait la sentir piquée. Mais comme il n’y paraissait ni enflure ni altération visible de l’extérieur, un homme habile, ayant jugé que ce n’était qu’une illusion, due à quelque morceau de pain qui l’avait piquée en passant, la fit vomir et jeta à la dérobée une épingle tordue dans ce qu’elle avait rendu. Et la femme, croyant avoir vomi son épingle, se sentit soudain soulagée de sa douleur. Je sais qu’un gentilhomme ayant invité à dîner chez lui une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours plus tard, pour s’amuser (car il n’en était rien), de leur avoir fait manger un chat en pâté. Une demoiselle du groupe en conçut une telle horreur, qu’elle fut atteinte d’un grand trouble d’estomac et de fièvre, et qu’il fut impossible de la sauver. Les bêtes elles-mêmes se trouvent, tout comme nous, soumises à la force de l’imagination : en témoignent les chiens, qui se laissent mourir de chagrin quand ils perdent leur maître. Nous les voyons aussi japper et se démener en songe, et les chevaux hennir et se débattre. Mais tout ceci peut être attribué au lien étroit qui existe en l’esprit et le corps, qui se communiquent l’un à l’autre ce qui leur advient. C’est autre chose, toutefois, de constater que l’imagination agit parfois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autrui, de même qu’un corps peut transmettre son mal à son voisin, comme on le constate quand il y a la peste, ou la variole, ou le mal des yeux, qu’on se repasse les uns aux autres,

En regardant des yeux malades, vos yeux le deviennent aussi

Beaucoup de maux se transmettent ainsi entre les corps.

[Ovide, « Remède d’amour », 615-16]

De même, l’imagination ébranlée violemment peut lancer des traits capables d’affecter un sujet étranger. Dans l’antiquité on a cru que certaines femmes Scythes, en colère et furieuses contre quelqu’un, pouvaient le tuer par leur seul regard. Les tortues et les autruches couvent leurs œufs simplement par la vue, ce qui prouve que leurs yeux ont quelque vertu éjaculatrice. Et quant aux sorciers, on dit que leurs yeux sont dangereux et nuisibles.

Je ne sais quel œil fascine mes tendres agneaux

[Virgile, Églogues, II, 615]

Pour moi, ce que font les magiciens n’est pas garanti. Mais nous constatons par l’expérience que des femmes inscrivent sur le corps des enfants qu’elles portent les marques de leurs imaginations : en témoigne celle qui engendra le Maure. On a présenté à Charles, roi de Bohème et empereur, une fille de la région de Pise, toute velue et ébouriffée ; sa mère disait qu’elle avait été conçue ainsi à cause d’une image de saint Jean baptiste accrochée au-dessus de son lit. Il en est de même des animaux. En témoignent les brebis de Jacob, les perdrix et les lièvres que la neige blanchit quand ils vivent dans les montagnes. Dernièrement, chez moi, un chat guettait un oiseau en haut d’un arbre, et leurs regards s’étant rencontrés pendant quelque temps, l’oiseau s’est laissé choir comme mort entre les pattes du chat, troublé par sa propre imagination ou capté par la force attractive du chat. Ceux qui aiment la fauconnerie ont entendu parler du fauconnier qui, fixant intensément un milan en l’air, pariait qu’il le ramènerait à terre par la seule force de sa vue ; et il le faisait, à ce qu’on dit. Les histoires que j’emprunte, j’en laisse la responsabilité à ceux chez qui je les ai trouvées. Les réflexions sont de moi, et se fondent sur les preuves fournies par la raison, non sur l’expérience ; chacun peut y adjoindre ses exemples : et que celui qui n’en a pas sache bien qu’il en existe, vu le nombre et la variété des événements. Si je ne commente pas bien, qu’un autre le fasse à ma place. Dans le sujet que je traite, où il est question de nos caractères et de nos émotions, les témoignages des fables, pourvu qu’ils soient possibles, y sont utilisés comme des vrais. Que cela soit arrivé ou pas, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un exemple de ce qui peut arriver aux hommes dont je suis utilement informé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit, directement ou indirectement. Et dans les diverses variantes qu’ont souvent les histoires qu’on raconte, je prends pour m’en servir celle qui est la plus rare et la plus mémorable. Il y a des auteurs pour qui le but est de raconter les événements. Le mien, si j’y parvenais, ce serait de dire ce qui peut arriver… Dans les écoles, il est permis de supposer des similitudes quand il n’y en a pas. Quant à moi, je ne le fais pas, et je surpasse, de ce point de vue, de façon très scrupuleuse, toute fidélité historique. Aux exemples que je tire ici de ce que j’ai lu, entendu, fait ou dit, je me suis défendu d’oser même altérer jusqu’à la plus légère et la plus inutile des circonstances ; ma conscience ne falsifie pas un iota – mon savoir lui-même, je ne sais. Et à ce propos, je me demande parfois si écrire l’histoire peut bien convenir à un théologien à un philosophe, à ces gens d’une rare et rigoureuse conscience et sagesse. Comment peuvent-ils engager leur parole sur celle du peuple ? Comment répondre des pensées de personnes qu’on ne connaît pas, et donner pour argent comptant leurs conjectures ? Ils refuseraient certainement d’attester par un témoignage en prêtant serment devant un juge, des actions multiples auxquelles ils ont été mêlés. Et il n’est pas un homme qui leur soit suffisamment familier pour qu’ils puissent prétendre répondre pleinement de ses intentions. Je tiens pour moins risqué d’écrire sur les choses passées que sur les présentes : l’écrivain n’y a à rendre compte que d’une vérité qu’il emprunte. Certains me demandent d’écrire les affaires de mon temps, estimant que je les vois de façon moins faussée par la passion qu’un autre, et de plus près, à cause des relations que le hasard m’a permis d’avoir avec les chefs des divers partis. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que pour toute la gloire de Salluste je ne prendrais pas cette peine ; car je suis ennemi juré des obligations, de l’assiduité, de la persévérance. Il n’est rien de si contraire à mon style qu’une narration de quelque étendue : je m’interromps souvent par manque de souffle, je n’ai ni composition ni développement qui vaille, je suis plus ignorant qu’un enfant des mots et des phrases qu’on utilise dans les situations les plus communes. Je me suis donc contenté de dire ce que je sais dire, accommodant la matière selon ma force. Si je prenais un sujet qui me serve de guide, ma mesure pourrait bien ne pas convenir à la sienne. Étant si libre, j’aurais publié à mon gré et à mon idée, des jugements considérés comme illégitimes et punissables. Plutarque nous dirait certainement de ce qu’il a fait que c’est l’ouvrage de quelqu’un d’autre si ses exemples sont en tout et partout véritables, mais que c’est bien le sien pour ce qui est utile en eux à la postérité, et qu’ils soient présentés d’une façon qui nous ouvre à la vertu.

Il n’est pas dangereux comme dans le cas d’une drogue médicinale, que dans un récit ancien il en soit ainsi ou autrement.

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