Chapitre 24 Sur le pédantisme.

J’ai souvent été irrité, dans mon enfance, de voir que dans les comédies italiennes, un « pedante », ou précepteur, tenait toujours le rôle du sot, et que le surnom de « magister » n’avait guère parmi nous de signification plus honorable. Puisque j’étais sous leur garde et leur direction, pouvais-je faire moins que d’être soucieux de leur réputation ? Je cherchais à les excuser par la différence naturelle qu’il y a entre les gens vulgaires et les rares personnes dont le jugement et le savoir sont excellents : ce qui fait qu’ils vont les uns et les autres dans des sens tout à fait opposés. Mais j’y perdais mon latin, car les hommes les plus distingués étaient justement ceux qui les méprisaient le plus, comme en témoigne notre bon Du Bellay :

Je hais par dessus tout un savoir pédantesque.

[Du Bellay, Les Regrets, sonnet 68.]

Et cette habitude est ancienne, car Plutarque dit que Grec et écolier étaient des mots péjoratifs et méprisants chez les Romains. Depuis, avec l’âge, j’ai trouvé qu’on avait tout à fait raison, et que « les plus grands savants ne sont pas les plus sages ». Mais j’en suis encore à me demander comment il se fait qu’un esprit riche de la connaissance de tant de choses n’en devienne pas plus vif et plus éveillé, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse faire siens, sans en être amélioré, les discours et les jugements des meilleurs esprits que le monde ait porté. Comme me le disait une jeune fille, la première de nos princesses, en parlant de quelqu’un : à s’imprégner de tant de cerveaux étrangers, si forts et si grands, il faut bien que le sien se rétracte, se resserre, et rapetisse, pour faire de la place aux autres… Je dirais volontiers que le travail de l’esprit s’étouffe par trop d’étude et de connaissances, comme les plantes qui ont trop d’humidité et les lampes trop d’huile ; et que, encombré et prisonnier d’une trop grande diversité de choses, il ne parvient plus à s’en dépêtrer, et demeure courbé et accroupi sous ce fardeau. Mais il en va pourtant autrement : car notre esprit s’élargit au fur et à mesure qu’il se remplit. Et l’on voit bien, par les exemples des Anciens, que tout au contraire, des hommes très capables dans la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands conseillers pour les affaires de l’État ont été en même temps des hommes très savants. Quant aux philosophes, à l’écart de toute occupation publique, ils ont été aussi parfois méprisés, c’est vrai, par les auteurs comiques de leur temps, parce que leurs opinions et leurs façons les rendaient ridicules. Voulez-vous les faire juges de la régularité d’un procès, des actions d’un homme ? Ils y sont préparés ! Ils cherchent encore si la vie et le mouvement existent, et si l’homme est autre chose qu’un bœuf ; ce que c’est qu’agir et souffrir, et quelle sorte de bêtes sont les lois et la justice. Parlent-ils d’un magistrat ou lui parlent-ils ? C’est avec une liberté irrévérencieuse ou incivile. Entendent-ils chanter la louange d’un prince ou d’un roi ? Ce n’est pour eux qu’une sorte de pâtre, un pâtre occupé à tondre ses bêtes – mais bien plus brutalement ! Avez-vous plus d’estime pour quelqu’un parce qu’il a deux mille arpents de terre ? Eux s’en moquent bien, habitués qu’ils sont à considérer le monde entier comme leur bien. Vous vantez-vous de votre noblesse, parce que vous en comptez sept parmi vos aïeux qui furent riches ? Ils font pourtant peu de cas de vous, parce que vous ne concevez pas la nature comme universelle, et que vous ne voyez pas que chacun d’entre nous a eu parmi ses prédécesseurs des riches, des pauvres, des rois, des valets, des Grecs et des Barbares. Et quand bien même vous seriez le cinquantième descendant d’Hercule, ils vous trouveraient bien sot de vous targuer de ce qui n’est que le fait du hasard. Le commun des mortels les dédaignait donc, considérant qu’ils ignoraient les choses essentielles et ordinaires, et parce qu’ils se montraient présomptueux et insolents.

Mais cette façon toute platonicienne de présenter les philosophes est bien éloignée de celle qui leur convient. On les enviait, en fait, de se tenir au-dessus de la façon d’être commune, de mépriser les activités publiques, d’avoir fait de leur vie quelque chose de particulier et d’inimitable, obéissant à des principes élevés, et en dehors de l’usage. Nos pédants, au contraire, on les dédaigne, parce qu’ils se tiennent en dessous de la façon d’être commune, qu’ils sont incapables d’assumer des charges publiques, et mènent, suivant en cela le peuple, une vie et des mœurs basses et viles.

Je hais les hommes lâches dans l’action, philosophes en paroles seulement.

[Pacuvius, cité par Aulu-Gelle, XIII, VIII]

Grands par leur science, les philosophes étaient encore plus grands par leurs actions. On dit de ce Géomètre de Syracuse, qui s’était détourné de ses réflexions pour mettre quelque chose en pratique au service de son pays, qu’il conçut des engins épouvantables avec des effets dépassant tout ce que l’on peut croire, mais qu’il méprisait tout ce qu’il avait réalisé, car il estimait avoir corrompu par cela la dignité de son art, dont les ouvrages qu’il tirait n’étaient pour lui que des travaux d’apprentissage et de simples jouets. Mis à l’épreuve de l’action, les philosophes en ont parfois acquis une telle hauteur de vues, qu’il semblait bien que leur cœur et leur âme se soient étonnamment nourris et enrichis par la compréhension intime des choses. Mais certains d’entre eux, voyant le gouvernement politique occupé par des incapables, s’en sont éloignés. À qui lui demandait jusqu’à quand il faudrait philosopher, Cratès répondit : « jusqu’au moment où ce ne seront plus des âniers qui conduiront nos armées. » Héraclite abandonna la royauté à son frère, et aux Éphésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants devant le temple, il dit « N’est-ce pas mieux que de gouverner en votre compagnie ? » D’autres, ayant placé leur esprit au-dessus des contingences et de la société, trouvèrent bas et vils les sièges de la justice et les trônes des rois eux-mêmes. Ainsi Empédocle refusa-t-il la royauté que les gens d’Agrigente lui offraient. Comme Thalès critiquait parfois le souci apporté à gérer des biens et à s’enrichir, on lui dit qu’il faisait comme le renard de la fable, et qu’il critiquait ce qu’il ne pouvait parvenir à faire. Il eut envie, pour se distraire, d’en faire l’expérience au grand jour, et ayant pour la circonstance ravalé son savoir au service du profit et du gain, mit sur pied un commerce qui, en un an, rapporta tellement que c’est à peine si, en toute leur vie, les plus expérimentés en la matière pouvaient en faire autant. Aristote dit que certains appelaient Thalès, Anaxagore, et leurs semblables, sages mais imprudents, parce qu’ils n’apportaient pas assez de soins aux choses les plus utiles ; mais outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots, cela ne suffirait pas, de toutes façons, à excuser les pédants dont je parlais, et à voir la condition basse et nécessiteuse dont ils se contentent, ce serait plutôt l’occasion de dire d’eux qu’ils ne sont ni sages, ni prudents. Mais laissons de côté cette première explication. Je crois qu’il vaut mieux dire que ce mal leur vient de leur mauvaise façon d’aborder les sciences ; car si l’on considère la façon dont nous sommes instruits, il n’est pas étonnant que ni les écoliers ni les maîtres ne deviennent pas plus intelligents, bien qu’ils deviennent plus savants. En vérité, le souci de nos pères pour notre éducation et les dépenses qu’ils y consacrent ne visent qu’à nous remplir la tête de science, mais sans qu’il soit question de jugement ni de vertu. Dites de quelqu’un : « Oh qu’il est savant ! » et d’un autre : « Oh le brave homme ! ». La foule ne manquera pas de diriger son regard et son respect vers le premier. Il faudrait ajouter ici « Oh la grosse tête ! ». Nous demandons volontiers de quelqu’un : « Sait-il du grec ou du latin ? Écrit-il en vers ou en prose ? » Mais qu’il soit devenu meilleur ou mieux avisé, c’est là l’essentiel, et c’est ce qu’on laisse de côté. Il eût fallu s’enquérir du mieux savant, et non du plus savant. Nous ne cherchons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’intelligence et la conscience vides. De même que les oiseaux vont parfois chercher du grain, et le portent en leur bec sans même y toucher, pour en donner la becquée à leurs petits, ainsi nos pédants vont grappillant leur science dans les livres, et ne la prennent que du bout des lèvres, pour la régurgiter et la livrer au vent. Il est étonnant de voir comment cette sottise trouve sa place chez moi. N’est-ce pas faire comme les autres, en effet, ce que je fais la plupart du temps dans cet ouvrage ? Je grappille par-ci, par-là dans les livres les sentences qui me plaisent ; non pour les conserver, car je n’ai pas de mémoire où les conserver, mais pour les transporter en celui-ci, où elles ne sont, à vrai dire, pas plus les miennes qu’en leur place d’origine. Nous ne sommes, je crois, savants que de la science du présent ; non de celle du passé, aussi peu que de celle du futur. Mais le pire, c’est que les élèves et leurs petits ensuite ne s’en nourrissent et alimentent pas non plus, mais elle ne fait que passer de main en main, à la seule fin d’être montrée, d’en faire part à autrui, d’en tenir le compte, comme une monnaie sans valeur et inutile à autre chose qu’à servir de jetons pour calculer.

Ils ont appris à parler aux autres, et non pas à eux-mêmes.

[Cicéron, Tusculanes, V, XXXVI.]

Il ne s’agit pas de parler, mais de gouverner

[Sénèque, Épîtres, CVIII.]

La Nature, pour montrer qu’il n’y a rien de sauvage en ce qu’elle dirige, fait naître souvent chez les nations les moins portées vers les arts, des œuvres de l’esprit qui rivalisent avec celles qui sont les plus conformes aux règles de l’art. Et pour illustrer mon propos, je citerai ce proverbe gascon, tiré d’une chansonnette qu’on accompagne à la flûte, et si délicieux :

Brouha prou brouha, mas a remuda lous dits qu’em.

(Souffler, souffler beaucoup, mais aussi remuer les doigts !)

Nous savons dire : « Cicéron a dit cela ; voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots mêmes d’Aristote ». Mais nous, que disons-nous, nous-mêmes ? Que pensons-nous ? Un perroquet en ferait bien autant. Cela me rappelle ce riche Romain, qui avait pris soin, en y dépensant beaucoup d’argent, de s’attacher des hommes très savants en toutes sortes de sciences, afin que, lorsqu’il se trouvait avec des amis, et que l’occasion s’en présentait, ils puissent le suppléer, et être prêts à lui fournir, qui un discours, qui un vers d’Homère, chacun selon sa spécialité ; et il croyait que ce savoir était le sien, parce qu’il se trouvait dans la tête de ses gens. Comme font ceux dont la science réside en leurs somptueuses bibliothèques. Je connais quelqu’un qui, quand je lui demande ce qu’il sait, me demande un livre pour me le montrer ; et il n’oserait pas me dire qu’il a la gale au derrière sans aller chercher dans son dictionnaire ce que c’est que la gale et ce qu’est le derrière !… Nous prenons en dépôt les opinions et le savoir des autres, et c’est tout – alors qu’il faudrait qu’elles deviennent les nôtres. Nous ressemblons en fait à celui qui, ayant besoin de feu, irait en demander chez son voisin, et trouvant qu’il y en a là un bien beau et bien grand, s’y arrêterait pour se chauffer, sans plus se souvenir qu’il voulait en ramener chez lui. À quoi bon avoir le ventre plein de viande, si elle ne se digère et ne se transforme en nous ? Si elle ne nous fait grandir et ne nous fortifie ? Pensons-nous que Lucullus, auquel suffirent ses lectures, sans même le secours de l’expérience, pour devenir un grand capitaine, eût pu y parvenir s’il eût étudié à notre façon ? Nous nous reposons si bien sur autrui que nous laissons dépérir nos propres forces. Ai-je le désir de m’armer contre la crainte de la mort ? C’est aux dépens de Sénèque que je le fais. Ai-je besoin de consolation pour moi-même ou pour un autre ? J’emprunte cela à Cicéron. Je l’aurais pris en moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime pas cette capacité de seconde main et fruit de la mendicité. Quand bien même nous pourrions devenir savants par le savoir d’autrui, nous ne pouvons devenir sages que par notre propre sagesse.

Je hais, dit-il, le sage qui n’est pas sage pour lui-même.

[Euripide, tiré de Stobée III]

Et Ennius : « Le sage ne sait rien s’il ne peut être utile à lui-même. »

[Cicéron, De Officiis, III, 15]

S’il est cupide et vain, s’il est plus lâche qu’une agnelle d’Euganée

[Juvénal, VIII, 14]

Car il ne sous suffit pas d’acquérir la sagesse, il faut en profiter.

[Cicéron, De finibus, I, 1]

Denys se moquait des grammairiens qui s’emploient à connaître les maladies d’Ulysse, et ignorent les leurs ; des musiciens qui accordent leurs flûtes et n’accordent pas leurs mœurs, des orateurs qui étudient comment il faut parler de la justice, et non comment il faut la rendre. Si son esprit ne s’en trouve pas mieux, si son jugement n’en est pas meilleur, j’aurais autant aimé que mon étudiant eût passé son temps à jouer à la balle, au moins son corps en eût-il été plus allègre. Voyez comment il revient de ces quinze ou seize ans passés à l’école : il est incapable de rien faire, le seul avantage qu’on puisse lui trouver, c’est que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux que lorsqu’il est parti de chez lui. Il devait en revenir avec l’âme pleine, il ne la rapporte que bouffie, il l’a seulement fait enfler au lieu de la faire grossir. Les maîtres dont je parle, comme Platon le dit des Sophistes, leurs frères, sont de tous les gens ceux-là même qui promettent d’être le plus utiles aux hommes, et ce sont les seuls d’entre eux qui non seulement ne réalisent pas ce qu’on leur confie, comme le fait un charpentier ou un maçon, mais au contraire, l’abîment, et se font payer pour l’avoir abîmé. Protagoras proposait à ses disciples qu’ils le payent comme il le demande, ou bien qu’ils aillent jurer dans un temple de combien ils estimaient le profit qu’ils avaient tiré de sa discipline, et le rétribuent pour cette peine. Si cette loi était suivie, mes pédagogues se trouveraient bien marris, s’ils s’en étaient remis au serment fait d’après mon expérience !… Dans mon parler périgourdin on appelle fort plaisamment ces savanteaux lettreférits, pour « lettres-férus », ceux à qui les lettres ont donné un coup de marteau, frappés par les lettres. Et de fait, le plus souvent, ils semblent être tombés au-dessous du sens commun. Car si le paysan et le cordonnier se comportent simplement, parlant de ce qu’ils connaissent, ces gens-là, eux, à vouloir se donner de grands airs avec ce savoir qui nage à la surface de leur cervelle, s’embarrassent et s’empêtrent sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais c’est un autre qui devra les mettre en pratique à leur place. Ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade ; ils vous ont déjà rempli la tête avec les textes de lois alors qu’ils n’ont même pas encore saisi le nœud de la question qui fait débat ; ils connaissent la théorie de toutes choses – mais cherchez-en un qui la mette en pratique ! J’ai vu un de mes amis, qui se trouvait chez moi, et ayant affaire à un de ces oiseaux-là, s’amuser à fabriquer un véritable galimatias de propos sans suite, composé de pièces rapportées, mais souvent entrelardé de mots à la mode dans leurs discussions. Et il se divertit ainsi toute la journée à débattre avec ce sot, qui cherchait toujours à répondre aux objections qu’on lui faisait !… Et c’était pourtant un homme lettré et de grande réputation, et qui portait une belle robe magistrale !

Ô vous nobles patriciens, à qui il est indifférent de voir ce qui se passe derrière vous,

prenez garde aux grimaces qui se font dans votre dos.

[Perse, I, 61]

Qui regardera de près ce genre de gens, si répandu, trouvera comme moi que le plus souvent, ils ne se comprennent pas, et ne comprennent pas les autres, et que s’ils ont la mémoire assez bien remplie, leur jugement est entièrement creux – à moins que leur nature ne les en ait doté d’elle-même d’un autre tout spécialement. J’ai vu cela chez Adrien Turnèbe, qui n’avait jamais exercé d’autre profession que celle des lettres, dans laquelle, à mon avis, il était le plus grand depuis mille ans, et qui n’avait pourtant rien de pédant, si ce n’est le port de la robe magistrale, et quelques autres usages qui pouvaient ne pas sembler civilisés à la façon des courtisans – choses de bien peu d’importance. Je hais d’ailleurs ceux qui supportent plus difficilement une robe de travers qu’un esprit de travers, et fondent le jugement qu’ils portent sur quelqu’un d’après sa façon de faire la révérence, son maintien, et ses bottes.

Mais pour en revenir à Turnèbe, au-dedans, c’était l’esprit le plus raffiné du monde. Je l’ai souvent lancé volontairement sur des sujets éloignés de ses préoccupations habituelles, et il y voyait si clair, il était d’une intelligence si prompte et d’un jugement si sûr, qu’il semblait qu’il n’eût jamais fait d’autre métier que celui de la guerre et des affaires de État. Ce sont là des natures belles et fortes :

dont le titan [Prométhée] a formé l’esprit avec le meilleur limon et avec une faveur particulière de son art.

[Juvénal, XVI, 34]

et elles se maintiennent même au travers d’une mauvaise éducation. Mais que notre éducation ne nous abîme pas, ce n’est pas suffisant : il faut qu’elle nous améliore.

Certains de nos Parlements, quand il s’agit de recevoir des magistrats, les examinent seulement sur leur savoir ; d’autres y ajoutent encore l’épreuve de leur bon sens, en leur soumettant quelque cause à juger. Ceux-ci me semblent avoir une bien meilleure méthode : car si ces deux aspects sont nécessaires, encore faut-il qu’ils y soient tous les deux. Et après tout, le savoir lui-même est moins important que le jugement, car si ce dernier peut se passer de l’autre, l’autre ne peut se passer de celui-ci. Car comme dit ce vers grec

[Stobée, Sermo III]

À quoi sert la science, si l’intelligence n’y est pas ?

Plût à Dieu que pour le bien de notre justice, ces gens-là fussent aussi bien fournis en intelligence et en conscience qu’ils le sont pour le savoir.

On nous instruit, non pour l’école, mais pour la vie

[Sénèque, Épîtres, XCV]

Or il ne faut pas attacher le savoir à l’esprit, il faut l’y incorporer ; il ne faut pas l’en arroser, il faut qu’il en soit imprégné. Et si ce savoir ne le change, s’il n’améliore pas son état imparfait, il vaut certainement beaucoup mieux le laisser de côté. C’est un glaive dangereux : il embarrasse et blesse son maître si la main qui le tient est faible et n’en connaît pas l’usage : « de sorte qu’il aurait mieux valu n’avoir pas appris » [Cicéron, Tusculanes, II, 4]

Peut-être est-ce la raison pour laquelle ni nous ni les théologiens ne demandons pas beaucoup de savoir aux femmes ; et François duc de Bretagne, fils de Jean V, quand on évoqua son mariage avec Isabeau, fille d’Écosse, et qu’on ajouta qu’elle avait été élevée simplement et sans aucune instruction en matière de lettres, répondait qu’il la préférait comme cela, et qu’une femme était bien assez savante si elle était capable de faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. Il n’est donc pas aussi étonnant qu’on veut bien le dire, que nos ancêtres n’aient pas fait grand cas du savoir, et qu’aujourd’hui encore on ne rencontre que par hasard des gens bien savants dans les principaux conseils de nos rois : si notre enrichissement personnel, qui est le seul objet qui nous soit aujourd’hui proposé par le biais de la jurisprudence, de la médecine, de la pédagogie et de la théologie, ne suffisait à les tenir en estime, on trouverait ces disciplines sans doute aussi dérisoires qu’elles l’ont toujours été. Quel dommage, qu’elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien faire !

Depuis que les doctes ont paru, on ne voit plus de gens de bien.

[Sénèque, Épîtres, XCV]

Toute autre connaissance est mal venue à qui ne possède pas naturellement celle de la bonté. Et la raison que je cherchais tout à l’heure ne serait-elle pas que notre enseignement, en France, n’a pratiquement pas d’autre but que le profit ? Il en est bien peu, en effet, qui s’adonnent aux lettres, parmi ceux que la nature à destiné à des fonctions plus nobles que celles qui sont simplement lucratives ; ou alors, c’est seulement pour bien peu de temps : car avant d’y avoir vraiment pris goût, ils se rabattent sur une profession qui n’a plus rien à voir avec les livres. Il ne reste donc, en fin de compte, pour se consacrer tout à fait à l’étude, que les gens de basse extraction, qui y cherchent un moyen de gagner leur vie. Et les esprits de ces gens-là étant du plus mauvais aloi, à la fois par leur nature propre et par l’exemple reçu au cours de leur éducation dans un tel milieu, ils ne nous donnent évidemment qu’une piètre image des fruits que peut procurer la connaissance. Car elle ne saurait donner de la lumière à l’esprit qui n’en a pas, ni faire voir un aveugle. Son office n’est pas de lui fournir la vue, mais de la lui éduquer, et de régler son allure, à condition qu’il ait de par lui-même les pieds et les jambes droits, et capables de marcher. C’est un bon remède que le savoir, mais aucun remède n’est assez puissant pour se préserver, sans altération ni corruption, des défauts du vase qui le contient. Tel a la vue claire, qui ne l’a pas droite ; et par conséquent, s’il voit où est le bien, il ne le suit pas pour autant ; il voit où est la connaissance, mais ne s’en sert pas. La principale disposition de Platon pour sa « République », c’est d’attribuer les charges de ses concitoyens en fonction de la nature de ces derniers. Nature peut tout, et fait tout. Les boiteux sont mal faits pour les exercices du corps, et les exercices de l’esprit peu propices aux esprits boiteux. Les bâtards et les vulgaires, eux, sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n’est pas étonnant, puisqu’il est cordonnier. De même, il semble bien que l’expérience nous montre souvent un médecin moins bien soigné, un théologien moins moral, et un savant moins compétent… que les hommes ordinaires ! Ariston de Chio avait bien raison de dire que les philosophes nuisaient à leurs auditeurs : la plupart des esprits ne sont pas aptes à tirer parti d’un tel enseignement qui, s’il n’a pas d’effets positifs, en aura au contraire qui seront négatifs.

Il sortait, disait-il, des débauchés de l’école d’Aristippe, et des sauvages de celle de Zénon.

[Cicéron, De natura deorum, III, 31]

Dans cette belle méthode d’enseignement que Xénophon prête aux Perses, on voit qu’ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme on leur enseigne les lettres dans d’autres nations. Platon dit qu’en fonction de leur mode de succession royale, le fils aîné était élevé ainsi : à sa naissance, on le confiait, non à des femmes, mais aux eunuques qui jouissaient de la plus haute autorité dans l’entourage des rois, à cause de leur vertu. Ceux-ci assumaient la charge de faire que son corps soit beau et sain, et à sept ans révolus, lui apprenaient à monter à cheval et à chasser. Quand il avait atteint ses quatorze ans, ils le remettaient entre les mains de quatre personnages : le plus sage, le plus juste, le plus modéré, et le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion, le second, à toujours dire la vérité, le troisième à maîtriser ses désirs, le quatrième à ne rien craindre. Que dans l’excellente constitution due à Lycurgue, vraiment prodigieuse dans sa perfection, et si soucieuse de l’éducation des enfants qu’elle tenait pour la principale charge de l’état, que dans le séjour des Muses elles-mêmes, donc, il soit aussi peu fait mention des doctrines à enseigner, voilà quelque chose qui mérite une très grande attention. Comme si cette jeunesse bien née et dédaignant tout autre joug que celui de la valeur morale n’avait eu besoin, au lieu de nos maîtres si savants, que de maître de vaillance, de sagesse et de justice. C’est cet exemple que Platon a repris dans ses lois.

Leur façon d’enseigner, c’était de poser aux enfants des questions concernant le jugement qu’ils portaient sur les hommes et leurs actions : s’ils condamnaient ou louaient tel personnage ou tel fait, il leur fallait justifier ce jugement, et par ce moyen, ils aiguisaient leur intelligence tout en apprenant le droit.

Dans Xénophon, Astyage demande à Cyrus de lui rendre compte de sa dernière leçon. « La voici, dit-il : Dans notre école, un grand garçon ayant un vêtement un peu court, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, et lui prit le sien, qui était plus grand. Notre précepteur m’ayant fait juge de ce cas, j’estimai qu’il fallait laisser les choses en l’état, car cela arrangeait à la fois l’un et l’autre. Sur quoi il me reprit, me disant que j’avais mal fait, car je m’en étais tenu à ce qui semblait le plus convenable, alors qu’il fallait avant tout considérer ce qui était juste, et que la justice exigeait que nul ne soit soumis à la contrainte pour ce qui lui appartient. » Et il ajouta qu’il fut fouetté pour cela, tout comme l’étions nous autres, dans nos villages, pour avoir oublié le premier aoriste de «  ». Mon maître d’alors devrait pour le moins me faire une belle harangue « sur le mode démonstratif » avant de parvenir à me persuader que son école valait celle-là… !

C’est qu’eux avaient voulu aller au plus court : et puisque les connaissances, même lorsqu’on les utilise dans le bon sens, ne peuvent nous enseigner que la sagesse, la loyauté et la résolution, ils avaient voulu tout de suite mettre leurs enfants en mesure de les expérimenter ; ils avaient voulu les éduquer, non par ouï-dire, mais par la pratique, en les formant et en les modelant de façon vivante, non seulement par des préceptes et des paroles, mais surtout par des exemples et des œuvres, afin que ce ne soit pas un simple savoir déposé en leur esprit, mais devienne sa façon d’être et de fonctionner ; que ce ne soit pas quelque chose d’ajouté, mais comme une disposition naturelle.

À ce propos, comme on demandait à Agésilas ce que les enfants devaient apprendre, selon lui, il répondit : « Ce qu’ils auront à faire étant devenus des hommes ». Il n’est pas étonnant qu’une telle éducation ait produit des effets si admirables.

On dit qu’on allait chercher des rhétoriciens, des peintres et des musiciens dans les autres villes de Grèce, mais que c’est à Lacédémone qu’on faisait appel pour les législateurs, les magistrats et les Empereurs. À Athènes on apprenait à bien dire, et ici à bien faire ; là à se sortir d’une argumentation sophistiquée, et à dévoiler l’imposture sous les mots hypocritement entrelacés ; ici, à se défaire des appâts de la volupté et à triompher par un grand courage des menaces de la destinée et de la mort. Là on s’empoignait avec les paroles, ici, avec les choses ; là c’était un continuel usage de la langue, ici un exercice perpétuel pour l’âme. Il n’est donc pas étonnant que lorsqu’Antipater réclama aux Lacédémoniens cinquante enfants comme otages, ceux-ci répondirent – à l’inverse de ce que nous ferions –, qu’ils aimaient mieux donner deux fois plus d’hommes adultes. C’est dire à quel point ils estimaient que cette perte de jeunes intelligences eût été grave pour leur pays. Quand Agésilas convie Xénophon à envoyer ses enfants à Sparte pour y être élevés, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou la dialectique, mais pour apprendre – disait-il – la plus belle science qui soit, à savoir la science d’obéir et de commander. Il est très amusant de voir Socrate se moquer, à sa façon, de Hippias qui lui raconte comment il a gagné de belles sommes d’argent à faire le maître d’école en certaines petites villes de Sicile, alors qu’à Sparte, il n’y a pas gagné un sou. Hippias déclare que les Spartiates sont des gens ignorants, qui ne savent ni mesurer ni compter, qui ne font aucun cas de la grammaire ni de la scansion poétique, et ne passent leur temps qu’à retenir la suite des rois, l’établissement et la décadence des états, et autres fariboles. Mais après cela, Socrate, lui ayant fait admettre par le menu l’excellence de leur forme de gouvernement, ainsi que le bonheur et la qualité de leur vie privée, l’amène à deviner en conclusion l’inutilité de ces arts qu’il prônait pourtant jusque-là. Les exemples nous montrent que dans cette martiale cité et en toutes ses semblables, l’étude rend les cœurs ramollis et efféminés, plus qu’elle ne les affermit et ne les aguerrit. Le plus fort état que l’on puisse voir aujourd’hui dans le monde est celui des Turcs, peuple également porté à estimer les armes et mépriser les lettres. Je trouve que Rome était plus vaillante avant d’être savante. Les nations les plus belliqueuses, de nos jours, sont les plus grossières et les plus ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamerlan nous le prouvent assez. Ce qui sauva toutes les bibliothèques de l’incendie, quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce fut que l’un d’entre eux répandit l’idée qu’il fallait laisser à l’ennemi ces choses-là intactes, car elles étaient propres à le détourner de l’exercice militaire, et à lui faire perdre son temps en occupations oisives et sédentaires. Quand notre roi Charles VIII se vit maître du royaume de Naples sans presque avoir eu à tirer l’épée hors du fourreau, les seigneurs de sa suite attribuèrent la facilité inespérée de cette conquête au fait que les princes et la noblesse d’Italie étaient plus préoccupés de se rendre intelligents et savants que vigoureux et guerriers

Share on Twitter Share on Facebook