Chapitre 25 Sur l’éducation des enfants.

À Madame Diane de Foix, Comtesse dd e Gurson .

Je n’ai jamais vu un père, si bossu ou teigneux que fût son fils, qui ne le reconnût pas comme le sien. Ce n’est pas qu’il ne se rende compte de son défaut, – à moins d’être entièrement enivré par son affection – mais quoi qu’il en soit, c’est le sien. Pour moi, je vois mieux encore que tout autre que ce ne sont ici, dans ce livre, que des rêvasseries d’un homme qui n’a croqué, dans son enfance, que la croûte des sciences, et n’en a retenu qu’un aperçu général et informe : un peu de chaque chose, et rien d’approfondi, à la française. Car en somme, ce que je sais, c’est qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties dans la Mathématique, et en gros à quoi elles visent. Je sais peut-être aussi quelle est l’ambition des sciences en général, au service de notre vie. Mais m’y enfoncer plus loin, m’être rongé les ongles en étudiant Aristote, monarque de la science moderne, ou m’être obstiné dans certaine discipline, cela, je ne l’ai jamais fait. De même qu’il n’est pas un seul art dont je saurais décrire ne fût-ce que les premiers linéaments. Et il n’est pas un seul enfant des moyennes classes [du collège] qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis même pas capable de l’interroger sur sa première leçon. Et si l’on m’y force, je suis contraint assez bêtement d’en tirer la matière de quelque propos d’ordre général, sur lequel j’examine son jugement naturel, et cette « leçon » lui est alors aussi inconnue qu’à moi la sienne. Je ne suis de connivence avec aucun livre important, sinon Plutarque et Sénèque, où je puise comme faisaient les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en tire quelque chose pour ce que j’écris, et pour moi-même, presque rien. L’histoire, c’est mon gibier en matière de livres, ou encore la poésie, pour laquelle j’ai une particulière inclination car, comme disait Cléanthe, de même que le son resserré dans l’étroit conduit d’une trompette sort plus aigu et plus fort, ainsi me semble-t-il que l’idée, subissant la contrainte du nombre de « pieds » de la poésie s’exprime bien plus vivement, et me secoue plus fortement. Quant à mes facultés naturelles, et dont je fais ici l’épreuve, je les sens fléchir sous la charge ; mes conceptions et mon jugement ne progressent qu’à tâtons, en chancelant, avec des réticences et des faux-pas. Et quand je suis allé le plus loin que j’ai pu, je n’en suis pour autant nullement satisfait : je vois qu’il y a encore quelque chose au-delà, mais ma vue en est trouble, et comme dans un nuage où je ne puis rien démêler. En entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à mon esprit, et n’y employant que mes moyens naturels, s’il m’arrive, comme c’est souvent le cas, de rencontrer par hasard chez les bons auteurs les mêmes idées que celles que j’ai entrepris de traiter, – comme je viens de le faire à l’instant avec Plutarque avec son exposé sur la force de l’imagination, – alors, en me comparant à eux, moi si faible et si chétif, si lourd et si endormi, je me fais pitié ou me méprise moi-même. Je me félicite donc de ce que mes opinions aient cet honneur de rencontrer souvent les leurs, et que je suive leurs traces, au moins de loin, en les approuvant. J’ai aussi quelque chose qui n’est pas donné à tout le monde : c’est de connaître la différence extrême qui les sépare de moi ; et je laisse néanmoins courir mes idées faibles et modestes, telles qu’elles me sont venues, sans en replâtrer et raccommoder les défauts que cette comparaison m’y a révélés : il faut avoir les reins bien solides pour entreprendre de marcher de front avec ces gens-là. Les écrivains à tout va de notre époque, qui au milieu de leurs ouvrages de rien du tout, sèment constamment des passages entiers des auteurs anciens, croyant ainsi gagner en considération, ne font en réalité qu’obtenir l’effet contraire ; car une différence d’éclat aussi énorme donne à ce qui vient d’eux-mêmes un aspect si pâle, si terne, et si laid, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. Voici des exemples de deux conceptions bien opposées : le philosophe Chrysippe, qui mélangeait à ses livres non seulement des passages, mais des livres entiers d’autres auteurs et dans l’un d’eux par exemple, la Médée d’Euripide. (Apollodore disait d’ailleurs que si l’on retranchait à son œuvre ce qu’il avait pris à d’autres, ce ne serait plus qu’une page blanche !) Et à l’inverse, Épicure qui, dans les trois cents volumes qu’il nous a laissés, n’a pas incorporé une seule citation. Il m’advint l’autre jour de tomber sur un passage de cette sorte : j’avais traîné, en languissant, sur un français si exsangue, si décharné, si vide de matière et de sens que ce n’était vraiment que des mots. Au bout d’un long et ennuyeux chemin, je rencontrai un passage fort riche et d’une hauteur s’élevant jusqu’aux nues. Si j’avais trouvé la pente douce et la montée un peu longue, cela aurait pu constituer une explication. Mais j’étais devant un précipice si abrupt et si vertical que dès les six premiers mots, je compris que je m’envolais vers un autre monde ; et de là je découvris la fondrière d’où je venais, si basse et si profonde, que je n’eus plus jamais le cœur d’y redescendre. Si j’embellissais l’un de mes discours d’un si beau morceau, il ne montrerait que trop la sottise des autres. Blâmer chez les autres les fautes que je commets moi-même ne me semble pas plus contradictoire que de blâmer, comme je le fais souvent, celles des autres chez moi. Il faut les condamner partout, et leur ôter tout refuge possible. Aussi je sais combien il est audacieux de ma part d’essayer toujours d’égaler les morceaux que j’emprunte, d’aller de concert avec eux, avec la téméraire espérance de pouvoir tromper les yeux des juges au point qu’ils ne puissent les discerner. Mais c’est autant par la façon dont je les utilise que par ma propre invention et mes propres forces. Et d’ailleurs je ne m’attaque pas de front à ces vieux champions-là, au corps à corps, mais en de multiples reprises, par des assauts brefs et peu poussés. Je ne m’acharne pas, je ne fais que tâter leur résistance, et ne vais jamais aussi loin que j’envisageais de le faire. Si je pouvais faire jeu égal avec eux, je serais bien habile, car je ne les attaque que là où ils sont les plus forts. J’ai découvert que certains se couvrent de l’armure d’autrui, jusqu’à ne pas montrer même le bout de leurs doigts, et conduisent leur affaire – comme il est facile de le faire pour des gens savants en un domaine courant – grâce à des inventions anciennes et rapiécées par-ci, par-là. Ceux qui veulent ainsi cacher leurs emprunts et se les attribuer commettent d’abord une injustice et une lâcheté, parce que n’ayant rien de valable par où ils puissent se produire eux-mêmes, ils cherchent à se mettre en avant par une valeur purement étrangère. Et de plus, se contenter, par tricherie, de s’acquérir l’ignorante admiration du vulgaire est une grande sottise, car on s’attire du même coup le mépris des connaisseurs, qui froncent les sourcils devant cette incrustation d’éléments empruntés, et seules les louanges de ces derniers ont du poids. En ce qui me concerne, agir ainsi est donc la dernière des choses que je voudrais faire, et je ne fais parler les autres que pour mieux m’exprimer moi-même.

Ce que je dis là ne concerne pas les « centons » qui sont publiés comme tels. Et j’en ai vus de très ingénieux en mon temps, sans parler de plus anciens ; un notamment, et entre autres, qui fut publié sous le nom de Capilupus. C’est une façon comme une autre pour certains esprits de se faire remarquer, comme Juste Lipse, dans le tissage savant et fruit d’un dur labeur de ses « Politiques ».

Quoi qu’il en soit, et quelles que soient ces inepties que sont mes « Essais », j’ai décidé de ne pas les dissimuler, pas plus que je ne le ferais d’un portrait de moi chauve et grisonnant, dans lequel le peintre aurait mis, non un visage parfait, mais le mien. Car ce sont ici mes sentiments et mes opinions : je les donne pour ce que je crois, et non pour ce qu’il faudrait croire. Je ne vise ici qu’à me montrer tel que je suis, moi qui serai peut-être différent demain, si de nouvelles choses que j’aurais apprises venaient à me changer. Je n’ai nulle autorité pour être cru, et ne le désire pas, me sachant trop mal instruit pour prétendre à instruire autrui. Quelqu’un qui était chez moi, ayant lu le chapitre précédent, me disait l’autre jour que j’aurais dû m’étendre un peu plus sur le sujet de l’éducation des enfants. Or, Madame, si j’avais quelque connaissance sur le sujet, je ne saurais mieux l’employer que d’en faire le présent à ce petit homme qui promet de faire bientôt irruption chez vous (car vous êtes trop bien née pour commencer autrement que par un garçon) . Car ayant pris une telle part à la conclusion de votre mariage, j’ai quelque droit et intérêt à la grandeur et à la prospérité de ce qui en adviendra. Sans parler de l’ancien titre que vous avez sur mon dévouement, et qui m’obligerait déjà à souhaiter honneur, bien et avantage pour tout ce qui vous concerne. Mais en vérité, je sais seulement cela : traiter de la façon d’élever et d’éduquer les enfants semble être la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine. Dans l’agriculture, les opérations à faire avant de planter sont précises et faciles, et planter n’est pas plus difficile. Mais dès que ce qui a été planté prend vie, on se trouve devant de multiples façons de faire et de grandes difficultés. Il en est de même pour les hommes : les planter n’est pas un gros travail, mais dès qu’ils sont nés, on se trouve devant de multiples soucis, d’embarras et de craintes, quant à la façon de les élever et les éduquer. La manifestation de leurs tendances est si ténue et si peu visible en ce bas-âge, les promesses si incertaines et si trompeuses, qu’il est bien difficile de fonder là-dessus un jugement solide. Voyez comment Cimon, Thémistocle, et mille autres personnages ont évolué au cours de leur vie. Les petits des ours et des chiens manifestent leurs inclinations naturelles ; mais les hommes, eux, prennent facilement des habitudes, adoptent très vite des coutumes, des opinions et des règles, et donc se changent ou se déguisent facilement. Il est pourtant difficile de forcer ses penchants naturels ; c’est pourquoi, à défaut d’avoir bien choisi leur voie, on se donne souvent du mal pour rien, et l’on passe beaucoup de temps à inculquer aux enfants des choses qu’ils ne peuvent parvenir à maîtriser. Pourtant, face à cette difficulté, mon opinion est qu’il faut toujours les diriger les vers les choses les meilleures et les plus profitables, et que l’on ne doit accorder que peu d’importance à ces prévisions et pronostics superficiels que nous formons à partir du comportement enfantin. Dans sa « République », Platon me semble leur accorder trop d’importance. Madame, c’est une grande ressource que la science, et un outil de la plus grande utilité, notamment pour les personnes que le destin a placées à un rang aussi élevé que le vôtre. En vérité elle n’est pas faite pour être mise entre des mains viles et basses. Elle est bien plus fière d’offrir ses moyens pour la conduite d’une guerre, pour diriger un peuple, pour gagner l’amitié d’un prince ou d’une nation étrangère, qu’à mettre au point un argument dialectique, à plaider en appel, ou prescrire une quantité de pilules. Ainsi Madame, vous qui en avez savouré la douceur et qui êtes d’une famille lettrée (car nous possédons encore les écrits de ces anciens comtes de Foix, dont vous descendez, monsieur le comte votre mari et vous ; et monsieur François de Candale, votre oncle, en fait naître de nouveaux tous les jours, qui étendront sur plusieurs siècles la reconnaissance de cette qualité pour votre famille) – je crois que vous n’oublierez pas cela dans l’éducation de vos enfants, et c’est pourquoi je vous dirai sur ce sujet la seule idée qui m’est propre, opposée à l’usage habituel. Et c’est là tout ce que je pourrai apporter comme contribution à ce sujet. La mission du précepteur que vous donnerez à votre enfant – et dont le choix conditionne la réussite de son éducation – comporte plusieurs autres grandes tâches dont je ne parlerai pas, parce que je ne saurais rien en dire de valable. Et sur le point à propos duquel je me mêle de lui donner un avis, il m’en croira pour autant qu’il y verra quelque apparence de raison.

À un enfant de bonne famille, qui s’adonne à l’étude des lettres, non pas pour gagner de l’argent (car un but aussi abject est indigne de la grâce et de la faveur des Muses, et de toutes façons cela ne concerne que les autres et ne dépend que d’eux), et qui ne recherche pas non plus d’éventuels avantages extérieurs, mais plutôt les siens propres, pour s’en enrichir et s’en parer au-dedans, comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine. Et qu’on exige de lui ces deux qualités, mais plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir, et qu’il se comporte dans l’exercice de sa charge d’une nouvelle manière.

Enfant, on ne cesse de crier à nos oreilles, comme si l’on versait dans un entonnoir, et l’on nous demande seulement de redire ce que l’on nous a dit. Je voudrais que le précepteur change cela, et que dès le début, selon la capacité de l’esprit dont il a la charge, il commence à mettre celui-ci sur la piste, lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui-même. Parfois lui ouvrant le chemin, parfois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son élève parler à son tour. Socrate, et plus tard Arcésilas, faisaient d’abord parler leurs élèves, puis leur parlaient à leur tour.

L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à ceux qui veulent apprendre. [Cicéron, De natura deorum, I, 5]

Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, et jusqu’à quel point il doit descendre pour s’adapter à ses possibilités. Faute d’établir ce rapport, nous gâchons tout. Et savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec mesure, voilà une des tâches les plus ardues que je connaisse ; car c’est le propre d’une âme élevée et forte que de savoir descendre au niveau de l’enfant, et de le guider en restant à son pas. Car je marche plus sûrement et plus fermement en montant qu’en descendant. Si, comme nous le faisons habituellement, on entreprend de diriger plusieurs esprits de formes et de capacités si différentes en une même leçon et par la même méthode, il n’est pas étonnant que sur tout un groupe d’enfants, il s’en trouve à peine deux ou trois qui tirent quelque profit mérité de l’enseignement qu’ils ont reçu. Que le maître ne demande pas seulement à son élève de lui répéter les mots de sa leçon, mais de lui en donner le sens et la substance. Et qu’il juge du profit qu’il en aura tiré, non par le témoignage de sa mémoire, mais par celui de son comportement. Qu’il lui fasse reprendre de cent façons différentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant à autant de sujets différents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimilé ; et qu’il règle sa progression selon les principes pédagogiques de Platon. Régurgiter la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir été transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer. Notre esprit ne se met en branle que par contagion, lié et assujetti qu’il est aux désirs et aux pensées des autres, esclave et captif de l’autorité de leur exemple. On nous a tellement habitués à tourner à la longe, que nous n’avons plus d’allure qui nous soit propre : notre vigueur et notre liberté se sont éteintes.

« Ils sont toujours en tutelle »

[Sénèque, Épîtres, XXXIII]

J’ai vu personnellement, à Pise, un homme honorable, mais tellement aristotélicien, que son credo fondamental était celui-ci : la pierre de touche et la règle de toutes les pensées solides et de toute vérité est leur conformité avec la doctrine d’Aristote. Il a tout vu et tout dit, et hors de cela, ce ne sont que chimères et inanité. Et cette opinion, pour avoir été interprétée un peu trop largement et en mauvaise part, le mit autrefois en grand embarras et pendant longtemps devant l’Inquisition à Rome. Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine, et ne lui inculque rien par sa simple autorité ou en exploitant sa confiance. Que les principes d’Aristote, non plus que ceux des stoïciens ou des épicuriens ne soient pour lui des dogmes, mais qu’on lui présente cette diversité d’opinions : il choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute. Il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux et catégoriques.

Car moins que de savoir, douter m’est agréable.

[Dante, Enfer, XI, 93]

Car s’il adopte les opinions de Xénophon et de Platon au terme de sa propre démarche, ce ne seront plus alors leurs opinions, mais bien les siennes. Qui suit seulement un autre ne suit rien, en fait : il ne trouve rien, et même, ne cherche rien. « Nous ne sommes pas soumis à un roi ; que chacun dispose de lui-même » [Sénèque, Épîtres, XXXIII]. Qu’il sache qu’il sait, au moins. Il faut qu’il s’imprègne de leur caractère, et non qu’il apprenne leurs préceptes. Qu’il oublie même sans remords d’où il les tient, mais qu’il sache se les approprier. La vérité et la raison appartiennent à tout le monde, et pas plus à celui qui les a exprimées la première fois qu’à celui qui les répète ensuite. Et telle chose n’est pas plus selon Platon que selon moi, dès l’instant où nous la voyons et la comprenons de la même façon. Les abeilles butinent les fleurs de-ci, de-là, mais ensuite elles en font du miel, qui est vraiment le leur : ce n’est plus ni du thym, ni de la marjolaine. Ainsi il transformera et mélangera les éléments empruntés à autrui pour en faire quelque chose qui soit vraiment de lui : son jugement. Et c’est ce jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail et son apprentissage. Qu’il cache tout ce à quoi il a eu recours, et ne montre que ce qu’il en a fait. Les pilleurs et les emprunteurs, mettent en avant ce qu’ils ont bâti, ce qu’ils ont acquis, et non ce qu’ils ont tiré des autres. Vous ne voyez pas les présents faits à un membre du Parlement : vous ne voyez que les alliances qu’il a nouées, et les honneurs obtenus pour ses enfants. Nul ne livre au public ce qu’il a reçu, mais chacun fait étalage de ce qu’il a acquis.

Le gain de notre étude, c’est que l’on soit devenu meilleur, et plus sage, grâce à elle.

Épicharme disait que c’est l’intelligence qui voit et qui entend ; que c’est elle qui profite de tout, qui organise tout, qui agit, qui domine et qui règne, et que toutes les autres choses sont aveugles, sourdes, et sans âme. Et nous rendons cette intelligence servile et timorée en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit par elle-même. Qui demanda jamais à son élève ce qu’il pensait de la rhétorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cicéron ? On nous plante les choses dans la mémoire, comme des flèches, comme des oracles, dans lesquels les lettres et les syllabes elles-mêmes participent de sa substance.

Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est conserver ce que l’on a confié à sa mémoire. Ce que l’on sait véritablement, on en dispose, sans avoir à se référer au modèle, sans tourner les yeux vers son livre. Médiocre connaissance, qu’une connaissance purement livresque ! Je veux qu’elle serve d’ornement, et non de fondement, suivant en cela l’opinion de Platon, qui dit : la fermeté, la loyauté, la sincérité sont la vraie philosophie ; les autres sciences, qui ont d’autres buts, ne sont que du fard.

Je voudrais bien voir comment Le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, pourraient nous enseigner à faire des cabrioles en nous les montrant seulement, sans que nous ayons à quitter nos places ! C’est pourtant ce que font ceux qui prétendent instruire notre intelligence sans la mettre en mouvement. Ou bien qu’on puisse nous apprendre à manier un cheval, une pique, un Luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme font ceux qui veulent nous apprendre à bien juger et à bien parler sans nous exercer à parler ni à juger ! Or, pour cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux nous sert de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de sujets nouveaux. C’est pour cela que la fréquentation des hommes est extrêmement favorable à l’éducation, de même que la visite des pays étrangers : non pour en rapporter seulement, comme le font les gens de notre noblesse française, combien de pas fait Santa Rotodonda, ou la richesse des dessous de la signora Livia ; ou comme d’autres encore, combien le visage de Néron, sur quelque vieille pierre est plus long ou plus large que celui que l’on voit sur une vieille médaille. Mais au contraire, pour en rapporter surtout le caractère et les mœurs de ces nations, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui, je voudrais qu’on commence à le promener dès sa plus tendre enfance : d’abord pour faire d’une pierre deux coups, dans les nations voisines dont le langage est le plus éloigné du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne peut s’adapter. D’ailleurs, tout le monde est d’accord là-dessus : il n’est pas bon d’élever un enfant dans le giron de ses parents. L’amour naturel les attendrit trop, et relâche même les plus raisonnables : ils ne sont pas à même de punir ses fautes, ni de le voir élevé rudement et non sans risques, comme il le faut. Ils ne pourraient supporter de le voir revenir de son exercice, tout suant et couvert de poussière, qu’il boive chaud, qu’il boive froid, non plus que de le voir sur un cheval rétif ou affronter un redoutable tireur, le fleuret au poing, ou manipuler sa première arquebuse. Il n’y a pourtant pas d’autre moyen : si l’on veut en faire un homme de bien, il ne faut pas l’épargner durant sa jeunesse, et souvent aller contre les règles de la médecine.

Qu’il vive en plein air et dans l’inquiétude.

[Horace, Odes, III, 2, v. 5]

Il ne suffit pas de lui fortifier l’âme, il faut aussi lui fortifier les muscles. Car l’âme est trop accablée si elle n’est pas soutenue, elle a trop à faire pour pouvoir faire face seule à ces deux fonctions à la fois. Je sais combien la mienne peine en compagnie d’un corps aussi sensible et aussi peu endurci, qui se repose tellement sur elle. Et je découvre souvent dans mes lectures que mes maîtres font passer pour des exemples de grandeur d’âme et de courage des choses qui relèveraient plutôt de l’épaisseur de la peau et de la solidité des os… ! J’ai vu des hommes, des femmes et même des enfants ainsi faits qu’une bastonnade leur fait moins d’effet qu’à moi une chiquenaude, qui ne pipent mot et ne froncent même pas les sourcils sous les coups qu’on leur donne. Quand les athlètes imitent l’endurance des philosophes, c’est plutôt par leur vigueur physique que par celle du cœur. Or l’accoutumance à supporter le travail est une accoutumance à supporter la douleur :

le travail est une sorte de callosité contre la douleur.

[Cicéron, Tusculanes, II, 15]

Il faut habituer l’élève à la peine et à la dureté des exercices pour qu’il puisse supporter la douleur de la luxation, de la colique, du cautère, et même de la prison et de la torture. Car il pourrait bien avoir à subir ces deux dernières, par les temps qui courent : les bons y sont en effet tout autant exposés que les méchants. Nous en faisons l’expérience… Quiconque s’oppose aux lois menace les gens de bien du fouet et de la corde. L’autorité du précepteur, qui doit être complète sur l’élève, est interrompue et entravée par la présence des parents. Et de plus, le fait qu’il puisse voir le respect que les gens de la maison lui témoignent, et avoir connaissance des richesses de sa famille et de sa distinction, voilà selon moi des inconvénients non négligeables à cet âge-là. Dans cet apprentissage des relations avec les hommes, j’ai souvent remarqué ce défaut : au lieu de chercher à connaître les autres, nous ne travaillons guère qu’à donner connaissance de nous. Nous nous soucions bien plus de placer notre marchandise qu’à en acquérir de nouvelles. Or le silence et la modestie sont des qualités très favorables aux relations avec les autres. On éduquera cet enfant pour qu’il ne fasse pas étalage du savoir qu’il aura acquis, et à ne pas se formaliser des sottises et des fables que l’on pourra raconter en sa présence : car c’est une incivilité que de critiquer tout ce qui n’est pas à notre goût. Qu’il se contente plutôt de se corriger lui-même, et qu’il n’aille pas se donner l’air de reprocher à autrui ce qu’il se refuse à faire lui-même, ni se mettre en contradiction avec les règles générales du savoir-vivre.

On peut être sage sans ostentation et sans arrogance.

[Sénèque, Épîtres, CIII]

Qu’il fuie ces attitudes prétentieuses et peu aimables, cette puérile ambition d’être différent des autres pour se donner l’air plus fin, et comme si la critique et la nouveauté étaient une affaire délicate, vouloir s’en servir pour se faire un nom d’une valeur particulière. Comme il n’appartient qu’aux grands poètes d’user des licences de l’art, de même n’est-il supportable que de la part des âmes grandes et illustres de s’accorder des privilèges au-dessus des usages.

S’il est arrivé à un Socrate et à un Aristippe de s’écarter de la coutume et des usages, il ne faut pas se croire permis d’en faire autant : ceux-là méritaient cette licence par des qualités exceptionnelles et divines.

[Cicéron, De Officiis, I, XLI]

On lui apprendra à ne se mettre à contester et à raisonner que face à un adversaire digne de lutter avec lui ; et même dans ce cas, à ne pas employer tous les tours qui pourraient lui servir, mais seulement ceux qui peuvent le plus lui être utiles.

Qu’on le rende difficile pour le choix et le tri de ses arguments, qu’il soit soucieux de leur pertinence, et par conséquent, de la brièveté. Qu’on lui donne par-dessus tout l’habitude de s’avouer battu et de rendre les armes à la vérité dès qu’il l’apercevra, qu’elle apparaisse dans les mains de son adversaire, ou qu’elle se fasse jour en lui-même en changeant d’avis. Car il ne sera pas installé en chaire pour débiter un texte convenu, il n’est assujetti à aucune autre cause que celle qu’il approuve. Et il ne pratiquera pas ce métier où se vend en argent comptant la liberté de pouvoir changer d’avis et reconnaître son erreur.

Aucune nécessité ne le contraint à défendre des idées qu’on lui aurait prescrites et imposées.

[Cicéron, Académiques, II, 3]

Si son précepteur a le même caractère que le mien, il en fera un loyal serviteur de son prince, très zélé et très courageux ; mais il le détournera de la tentation de s’y attacher autrement que par devoir officiel. Outre plusieurs autres inconvénients, qui nuisent à notre liberté à cause des obligations particulières que cela entraîne, le jugement d’un homme engagé et rétribué est forcément, ou moins impartial et moins libre, ou bien taxé d’incompétence et d’ingratitude. Un vrai courtisan ne peut avoir ni le pouvoir ni la volonté de parler et de penser autrement que de façon favorable à son maître qui, parmi tant de milliers d’autres qui sont ses sujets, l’a choisi pour l’entretenir et le faire valoir de sa propre main. Cette faveur et cet avantage l’éblouissent et corrompent sa liberté, non sans quelque raison d’ailleurs. C’est pourquoi le langage de ces gens-là est habituellement différent de ceux que l’on emploie dans les divers métiers, et l’on ne peut guère lui accorder de crédit. Que la conscience et les qualités de l’élève, au contraire, brillent dans ses paroles, et qu’elles n’aient que la raison pour guide. Qu’on lui fasse comprendre ceci : reconnaître la faute qu’il découvre dans son propre raisonnement, même si elle n’est décelée que par lui, est la conséquence d’un jugement et d’une sincérité qui sont les objectifs mêmes qu’il doit poursuivre ; que s’obstiner et contester sont des manières bien communes, et que l’on rencontre surtout dans les âmes les plus basses ; que se raviser et se corriger, abandonner une position mauvaise dans le vif d’une discussion, ce sont là, au contraire, des qualités rares, fortes et philosophiques. On l’avertira d’avoir les yeux partout quand il sera en société, car je trouve que les premiers sièges sont habituellement occupés par les hommes les moins capables, et que les situations aisées ne se trouvent que rarement correspondre aux capacités de ceux qui les détiennent. Et j’ai remarqué que pendant qu’on s’entretenait au haut bout de la table de la beauté d’une tapisserie, ou du goût de la malvoisie, beaucoup de belles pensées se perdaient à l’autre bout. Il sondera les capacités de tout un chacun : bouvier, maçon, passant ; il faut tout exploiter et utiliser chacun pour ce qu’il a, car tout sert dans un ménage : et même la sottise et la faiblesse des autres l’instruiront. En examinant les attitudes et les manières de tout le monde, il ressentira de l’envie envers les bonnes et du mépris pour les mauvaises. Qu’on lui mette dans l’esprit une honnête curiosité à connaître tout chose et tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une ancienne bataille, l’endroit où est passé César ou bien Charlemagne.

Quelle terre est engourdie par la glace,

Quelle autre est rendue poudreuse par la chaleur ;

Quel est le vent favorable pour pousser les voiles en Italie.

[Properce, IV, III, 39]

Il s’informera sur les mœurs, les moyens et les alliances de tel prince ou de tel autre : ce sont là des choses bien plaisantes à apprendre, et très utiles à connaître. Dans cette fréquentation des hommes, j’entends inclure, et principalement, ceux qui ne vivent que par la mémoire des livres. L’élève devra donc fréquenter, par le biais des récits historiques, les grandes âmes des meilleurs siècles. C’est une étude qui peut paraître vaine à certains ; mais c’est aussi, pour d’autres, une étude dont le profit est inestimable ; et c’est aussi la seule étude, comme le dit Platon, que les Lacédémoniens eussent conservée en ce qui les concerne. Car quel profit ne tirera-t-il pas à la lecture des « Vies » de notre Plutarque ? Mais que le guide selon mes vœux ne perde pas de vue son objectif, et qu’il fasse en sorte que son disciple se souvienne plutôt du caractère d’Hannibal et de Scipion que de la date de la ruine de Carthage ; et plutôt que de l’endroit où mourut Marcellus, qu’il se souvienne des raisons pour lesquelles il fut indigne de son devoir qu’il y mourut. Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. Car c’est à mon avis, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de la façon la plus diverse. J’ai lu dans Tite-Live cent choses que d’autres n’y ont pas lues. Plutarque y a lu cent autres que celles que j’ai su y lire, et peut-être même au-delà de ce que l’auteur y avait mis. Pour certains, c’est un simple objet d’étude pour la grammaire ; pour d’autres, c’est le corps même de la Philosophie qui y est dévoilé, et c’est par là que les parties les plus cachées de notre nature se laissent pénétrer. Il y a dans Plutarque bien des développements dignes d’être connus, car à mon avis, il est le maître en ces matières ; mais il y en a mille autres qu’il n’a fait qu’effleurer : il indique seulement du doigt vers quoi nous pouvons aller si cela nous plaît, et se contente parfois de n’en donner qu’une esquisse au beau milieu d’un exposé. Il faut extraire ces choses-là, et les mettre en évidence. Ainsi ce mot de lui, selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ». Le fait même de lui voir souligner une petite action dans la vie d’un homme, ou même un simple mot, qui semble sans importance, est quelque chose qui donne à réfléchir. Il est dommage que les gens intelligents aiment tant la brièveté : sans doute cela vaut-il mieux pour leur réputation, mais nous en tirons moins de profit. Plutarque aime mieux que nous le vantions pour son jugement que pour son savoir : il aime mieux nous laisser sur notre faim plutôt que d’être rassasiés. Il savait que même à propos des choses intéressantes on peut en dire trop, et que c’est à juste titre qu’Alexandridas reprocha à celui qui tenait des propos sensés, mais trop longs, aux magistrats de Sparte : « Ô étranger, tu dis ce qu’il faut autrement qu’il ne le faut ! » Ceux qui ont le corps grêle le grossissent avec des rembourrages, et ceux qui n’ont que peu d’idées à exposer les gonflent avec des paroles. La fréquentation du monde fournit un éclairage précieux pour la compréhension du genre humain. Nous sommes tous repliés sur nous-mêmes, et notre vue ne dépasse guère le bout de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était ; il ne répondit pas « d’Athènes », mais « du monde ». Lui qui avait un esprit mieux rempli et plus large que celui des autres, il embrassait l’univers comme sa ville, et dédiait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain ; à la différence de nous qui ne regardons que le bout de nos pieds. Quand les vignes gèlent dans mon village, mon curé en tire argument disant que c’est la manifestation de la colère de Dieu contre la race humaine, et il doit penser que les Cannibales eux-mêmes en auront bientôt la pépie… À voir nos guerres civiles, qui ne s’écrierait que le monde se détraque, et que nous somme bons pour le Jugement Dernier, sans voir que bien des choses pires encore se sont produites, et que pourtant la plus grande part de l’humanité continue de mener joyeuse vie pendant ce temps-là ? Et moi, devant l’impunité dont jouissent ces guerres-là, je m’étonne de les voir si douces et si tièdes. Celui à qui la grêle tombe sur la tête s’imagine volontiers que la tempête et l’orage règnent sur tout l’hémisphère. Et comme disait un Savoyard : « Si ce benêt de Roi de France avait mieux su mener sa barque, il aurait été capable de devenir Maître d’Hôtel de son Duc. » C’est que son esprit ne pouvait concevoir de situation plus haute que celle de son propre maître. Nous faisons tous, insensiblement, cette erreur. Erreur qui a de grandes conséquences, et qui nous porte préjudice. Mais celui qui se représente, comme dans un tableau, cette grande image de notre Mère Nature, dans toute sa majesté ; celui qui lit sur son visage une telle constance dans la diversité ; celui qui voit là-dedans non lui-même seulement, mais tout un royaume, tracé d’une pointe fine et délicate, celui-là seulement donne aux choses leur véritable dimension. Ce grand monde, que certains divisent en multiples espèces appartenant au même genre, c’est le miroir dans lequel il faut nous regarder pour bien nous voir. En somme, je veux que ce soit le livre de mon élève. On y voit tant de caractères, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, que cela nous apprend à juger sainement des nôtres, et enseigne à notre jugement de savoir reconnaître son imperfection et sa faiblesse naturelle – ce qui n’est pas un apprentissage si aisé. Tant de bouleversements politiques et de changements dans le destin commun nous apprennent à ne pas faire grand cas de la nôtre. Tant de grands noms, tant de victoires et de conquêtes ensevelies par l’oubli rendent ridicule l’espoir d’immortaliser notre nom par la prise de dix arquebusiers à cheval et d’une bicoque dont le nom n’est connu que parce qu’elle a été prise. L’orgueil et la fierté de tant de cortèges étrangers, la majesté si ampoulée de tant de cours et de dignitaires, nous affermit la vue et nous permet de soutenir l’éclat des nôtres sans plisser les yeux. Tant de millions d’hommes ont été enterrés avant nous que cela doit nous encourager à aller nous retrouver en si bonne compagnie… Et ainsi de tout le reste. Notre vie, disait Pythagore, ressemble à la grande et populeuse assemblée des Jeux Olympiques : les uns y exercent leur corps, pour en obtenir la gloire des Jeux et d’autres y portent des marchandises à vendre, pour gagner de l’argent. Il en est encore d’autres (qui ne sont pas les pires), qui n’y cherchent d’autre bénéfice que celui de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et d’être spectateurs de la vie des autres pour en juger et ainsi diriger la leur. On pourra faire correspondre à ces exemples les raisonnements les plus profitables de la philosophie, qui est la pierre de touche des actions humaines, et qu’elles doivent prendre pour règle. On lui dira :

Ce qu’on peut souhaiter ; en quoi nous est utile

L’argent dur à gagner ; ce qu’exigent de nous

Et patrie et parents ; ce que Dieu a voulu

Que tu fusses ; le rôle qu’il t’a fixé en société ;

Ce que nous sommes, et quel dessein nous a donné le jour.

[Perse, Satire III, 69-73]

On lui dira aussi ce qu’est savoir et ignorer, ce qui doit être le but de l’étude ; ce que sont la vaillance, la tempérance et la justice ; la différence à faire entre l’ambition et l’avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quels signes on reconnaît le vrai et solide bonheur ; jusqu’à quel point il faut craindre la mort, la douleur, et la honte,

Et comment éviter ou supporter chaque peine.

[Virgile, Énéide, III, 459]

On lui dira aussi quelles forces nous font agir, et à quoi sont dus les divers mouvements qui nous agitent. Car il me semble que les premiers raisonnements par lesquels on doit nourrir son intelligence, ce doit être ceux qui règlent sa conduite et son jugement, ceux qui lui apprendront à se connaître, et à savoir vivre et mourir comme il faut. Parmi les arts libéraux, commençons par celui qui nous fait libres. Ils sont tous, à vrai dire, utiles en quelque façon à la formation et à la conduite de notre vie, comme toutes les autres choses d’ailleurs. Mais choisissons l’Art qui est ici le plus directement utile, et dont c’est précisément l’objectif. Si nous étions capables de contenir les choses qui concernent notre vie dans leurs limites justes et naturelles, nous trouverions que la plus grande partie des sciences qui sont en usage se trouve au-delà de notre usage. Et dans celles dont nous nous servons, il y a des aspects et des détails très inutiles, que nous ferions mieux de laisser tels quels, et suivant le conseil de Socrate, nous devrions placer comme des bornes au champ de nos études celles qui ne sont d’aucune utilité.

Ose être sage,

Qui tarde à vivre bien est comme le campagnard,

Qui attend pour passer que le fleuve soit sec,

Alors que l’eau du fleuve éternellement coule.

[Horace, Épîtres, I, 2]

C’est une grande sottise d’apprendre à nos enfants

L’influence des Poissons, des signes enflammés du Lion,

De ceux du Capricorne dans les flots d’Hespérie

[Properce, IV, 4,85-86]

la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant de leur apprendre ce qui les concerne directement.

Que m’importent à moi les Pléiades,

Que m’importe la constellation du Bouvier ?

[Anacréon, Odes, XVII, 10-11]

Anaximène écrivait à Pythagore : « Comment pourrais-je m’amuser à chercher le secret des étoiles, quand j’ai sans cesse la mort et la servitude devant les yeux ? » C’était en effet l’époque où les rois de Perse préparaient la guerre contre son pays. Et c’est ce chacun doit se dire : « Dévoré par l’ambition, l’avarice, la témérité, la superstition, ayant en moi de tels ennemis de la vie, comment pourrais-je songer au mouvement du monde ? » Quand on lui aura enseigné ce qui lui permet de devenir plus sage et meilleur, on lui exposera ce que c’est que la Logique, la Physique, la Géométrie, la Rhétorique ; et comme son jugement sera déjà formé, il viendra rapidement à bout de la science qu’il aura choisie. La leçon se fera tantôt par une discussion, tantôt avec des livres. Tantôt son précepteur lui fournira des textes d’auteurs concernant ce sujet, tantôt il lui en fournira la moelle et la substance toute mâchée. Et s’il n’est pas de lui-même suffisamment familier des livres pour être capable d’y trouver les belles idées qui y sont si nombreuses, alors on pourra lui adjoindre un homme de lettres qui l’aidera à réaliser son dessein, en lui fournissant à chaque fois que le besoin s’en fera sentir, les provisions qui lui seront nécessaires, pour qu’il puisse les distribuer et les dispenser à son « nourrisson ». Et qui douterait que ce genre d’enseignement ne soit plus facile et plus naturel que celui de Gaza ? On ne trouve là que règles épineuses et peu plaisantes, mots sans importance et comme décharnés, où l’on ne trouve pas de prise, rien qui puisse vous éveiller l’esprit. Dans celui que je préconise, au contraire, l’esprit trouve où mordre et se nourrir. Et ce fruit-là, sans conteste plus grand, sera pourtant plus tôt mûri. C’est étrange que les choses en soient venues à ce point à notre époque, et que la philosophie ne soit, même pour les gens intelligents, qu’un mot creux et chimérique, qui ne soit d’aucune utilité, et n’ait aucune valeur, ni dans l’opinion générale, ni dans la réalité. Je crois que la cause en est que ses grandes avenues ont été occupées par des discussions oiseuses. On a grand tort de la décrire comme quelque chose d’inaccessible aux enfants, et de lui faire un visage renfrogné, sourcilleux et terrible : qui donc lui a mis ce masque d’un visage blême et hideux ? Il n’est rien de plus gai, de plus allègre et de plus enjoué, et pour un peu, je dirais même : folâtre… Elle ne prêche que la fête et le bon temps. Une mine triste et abattue : voilà qui montre bien que ce n’est pas là qu’elle habite. Démétrius le Grammairien rencontrant dans le temple de Delphes un groupe de philosophes assis, leur dit : « Ou je me trompe, ou vous n’êtes pas en grande discussion entre vous, à voir votre contenance si paisible et si gaie. » À quoi l’un d’eux, Héracléon le Mégarique répondit : c’est à ceux qui cherchent si le futur du verbe a deux l, ou qui cherchent la dérivation des comparatifs et et des superlatifs et qu’on voit plisser le front quand ils discutent de leur science. Mais les sujets philosophiques, d’ordinaire, égaient et réjouissent ceux qui les traitent, ils ne les attristent pas et ne leur font pas une mine renfrognée !

Dans un corps mal en point on sent l’âme inquiète,

Mais on peut aussi y deviner ses joies,

Car le visage exprime l’un et l’autre état.

[Juvénal, Satires, IX, 18-20]

Une âme où réside la philosophie doit, par sa bonne santé, rendre sain le corps lui aussi. Elle doit manifester au dehors sa tranquillité et son contentement. Elle doit former sur son propre modèle l’apparence extérieure, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un comportement actif et allègre, d’une physionomie avenante et détendue. La marque la plus caractéristique de la sagesse, c’est une bonne humeur permanente : son état est comme celui des choses au-delà de la lune, toujours serein. Ce sont « baroco » et « baralipton » qui rendent leurs dévots ainsi crasseux et enfumés, ce n’est pas la sagesse, qu’ils ne connaissent que par ouï-dire. Ce qu’elle est ? Elle s’emploie à calmer les tempêtes de l’âme, à faire rire de la faim et des fièvres ; non par quelques épicycles imaginaires, mais par des arguments naturels et bien palpables. Elle a pour but la vertu, qui n’est pas, comme on le dit dans les Écoles, plantée au sommet d’une montagne abrupte, escarpée et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée la présentent, au contraire, comme demeurant sur un beau plateau fertile et fleuri, d’où elle voit bien toutes les choses qui sont en dessous d’elle. Et celui qui connaît où se situe cet endroit peut y parvenir, par des chemins ombragés, recouverts de gazon et de fleurs, agréablement, car leur pente est douce et régulière, comme celle des voûtes célestes. Ils n’ont pas réussi à devenir les familiers de cette vertu suprême, belle, triomphante, aimante, délicieuse et courageuse, ennemie déclarée et irréconciliable de l’aigreur, de la tristesse, de la crainte et de la contrainte, qui n’a pour guide que la nature, et pour compagnes la bonne fortune et la volupté. Et c’est pour cela, à cause de leur faiblesse, qu’ils en ont donné cette image triste, querelleuse, dépitée, menaçante, renfrognée, et qu’ils l’ont placée sur un rocher à l’écart, parmi les ronces, comme un fantôme bien fait pour effrayer les gens. Mon précepteur, qui sait qu’il a pour tâche de former la volonté de son élève avec autant ou plus d’affection que de respect envers la vertu, lui dira que les poètes suivent eux aussi les sentiments communs, et il fera en sorte qu’il se rende compte de ce que les dieux ont mis la sueur dans les avenues qui mènent aux appartements de Vénus plutôt que dans celles qui conduisent chez Pallas. Et quand il commencera à s’éveiller à ces choses-là, il lui présentera Bradamante ou Angélique, comme maîtresses offertes à son amour ; la première, d’une beauté naturelle, active, généreuse, non pas hommasse, mais virile ; l’autre d’une beauté molle, recherchée, délicate, artificielle. L’une travestie en garçon, coiffée d’un casque luisant, l’autre vêtue en fille, portant un bonnet orné de perles. Il jugera que son amour est bien viril s’il fait le choix inverse de celui que fit cet efféminé pasteur de Phrygie… Et il lui enseignera quelque chose de nouveau : le prix et la grandeur de la vraie vertu réside dans sa facilité, son utilité, et le plaisir que l’on en tire, et elle est tellement exempte de difficulté que les enfants peuvent l’atteindre aussi bien que les hommes, et les gens simples comme les plus malins. Car sa façon d’agir, c’est la modération, et non la force. Socrate, qui fut son premier favori, cessa volontairement tout effort pour se laisser aller et adopter la démarche naturelle et aisée de cette maîtresse-là. Car c’est la mère nourricière des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. En les modérant, elle les tient en haleine et leur conserve l’appétit. Nous enlevant ceux qu’elle condamne, elle excite d’autant notre désir envers ceux qu’elle nous laisse ; et elle nous laisse en abondance tous ceux que prodigue la nature, et jusqu’à la satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. À moins de prétendre que ce qui amène le buveur à s’arrêter avant l’ivresse, le mangeur avant l’indigestion, le paillard avant la pelade ne soit un comportement ennemi de nos plaisirs !… Si le plaisir commun lui fait défaut, elle lui échappe ou elle s’en passe, et s’en forge un autre qui lui est propre, et il n’est ni flottant ni mouvant : car elle sait être riche, puissante et savante, et coucher sur des matelas parfumés. La sagesse aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais sa tâche particulière, c’est de savoir user de ces biens-là avec modération, et de savoir les perdre avec constance : c’est une tâche bien plus noble que rude, et sans laquelle le cours d’une vie est dénaturé, troublé, et déformé, et c’est alors que l’on peut lui associer ces écueils, ces fourrés et ces monstres [dont j’ai parlé tout à l’heure]. Si l’élève se montre si étrange qu’il aime mieux entendre une fable que le récit d’un beau voyage, ou un sage propos, quand il sera capable de le comprendre ; si, au son du tambourin qui suscite la jeune ardeur de ses compagnons, il préfère se tourner vers un autre qui l’appelle au jeu des bateleurs ; si son goût le conduit à trouver plus plaisant et plus doux de revenir du jeu de paume ou du bal avec le prix gagné à cet exercice, plutôt que revenir d’un combat poudreux et victorieux, alors je ne vois pas d’autre solution que de le mettre comme pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il le fils d’un Duc, suivant en cela le précepte de Platon, qu’il faut donner aux enfants une place dans la société, non selon les ressources de leur père, mais selon les ressources de leur âme. Puisque la philosophie est ce qui nous apprend à vivre, et que même l’enfance, tout autant que les autres âges, y a des leçons à prendre, pourquoi ne pas la lui enseigner ?

L’argile est molle et humide : il faut nous hâter,

Et que la roue agile en tournant la façonne !

[Perse, III, 23-25]

On nous apprend à vivre quand la vie est passée : cent étudiants ont attrapé la vérole avant d’en être arrivés à la leçon d’Aristote leur enseignant la tempérance !… Cicéron disait que, même s’il vivait aussi longtemps que deux hommes, il ne prendrait pas la peine d’étudier les poètes lyriques. Et je trouve ceux qu’on peut appeler des « ergoteurs » encore plus tristement inutiles. L’enfant dont je parle est bien plus pressé : il ne doit à l’éducation que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le reste est dû à l’action. Il faut donc employer un temps si court aux enseignements nécessaires. Ôtez toutes les choses superflues, comme les subtilités épineuses de la dialectique qui sont sans effet sur notre vie, et prenez les sujets simples dont s’occupe la philosophie ; sachez les choisir et les traiter comme il faut, ils sont plus faciles à comprendre qu’un conte de Boccace : un enfant en est capable dès qu’il a quitté sa nourrice, bien mieux que d’apprendre à lire ou à écrire. La philosophie traite du premier âge des hommes aussi bien que de leur décrépitude. Je suis de l’avis de Plutarque : Aristote s’occupa moins d’apprendre à son éminent élève l’art de composer des syllogismes, ou les principes de la Géométrie, qu’à lui enseigner les bons préceptes concernant la vaillance, la bravoure, la magnanimité, la modération et lui donner l’assurance que l’on a quand on n’a peur de rien. Et avec ce bagage, il envoya ensuite ce jeune homme soumettre le monde entier avec 30 000 fantassins, 4000 chevaux et quarante deux mille écus seulement. Les autres arts et sciences, dit Plutarque, Alexandre les honorait, il louait leur excellence et leur noblesse, mais malgré le plaisir qu’il y prenait, il n’était pas homme à se laisser séduire au point de vouloir les pratiquer.

Prenez là, jeunes gens et vieillards, une règle ferme de conduite,

et un viatique pour l’âge misérable des cheveux blancs.

[Perse, V, 5,64]

C’est bien ce que disait Épicure au début de sa lettre à Ménicée : « Que le plus jeune ne se refuse à philosopher, et que le plus vieux ne s’en lasse. Celui qui fait autrement semble dire, ou bien que n’est pas encore venu le moment de vivre avec bonheur, ou bien que ce n’est plus le moment. » Et pour tout ce qui vient d’être dit, je ne veux pas que l’on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu’on le livre à l’humeur colérique et mélancolique d’un maître à l’esprit dérangé. Je ne veux pas corrompre son esprit en le soumettant à la torture et au travail, comme les autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix. Si on le voyait trop absorbé par l’étude des livres du fait de sa prédisposition naturelle à la solitude et à la mélancolie, je ne trouverais pas bon non plus qu’on entretînt ce penchant-là. Car cela rend les enfants incapables de prendre part à la vie en société, et les détourne d’occupations plus importantes. Combien en ai-je vu, de mon temps, de ces hommes abêtis par une avidité de science inconsidérée ? Carnéade s’en trouva tellement accaparé qu’il ne trouvait même plus le temps de se couper les cheveux ni de se faire les ongles !… Je ne veux pas non plus que les bonnes dispositions de l’enfant se trouvent gâtées par la grossièreté et la brutalité des autres. On disait autrefois de la sagesse française, en guise de proverbe, qu’elle commençait de bonne heure, mais ne durait guère… Et c’est vrai qu’aujourd’hui, si les petits enfants de France semblent d’abord très attachants, ils déçoivent ensuite généralement les espoirs qu’on avait nourris à leur sujet. Parvenus à l’âge adulte, on ne trouve chez eux rien de remarquable. J’ai entendu dire par des gens intelligents que ce sont les collèges où on les envoie, et qui sont très nombreux, qui les abrutissent ainsi. Pour notre élève, une chambre, un jardin, une table et un lit ; la solitude et la compagnie, le matin et le soir, à toute heure, et à tout endroit comme salle d’étude. Car la philosophie, qui sera son principal objet d’étude, en tant qu’elle forme le jugement et le caractère, a cet avantage de pouvoir s’introduire partout. L’orateur Isocrate, que l’on priait de parler de son art au cours d’un festin, eut bien raison de répondre : « Ce n’est pas le moment de montrer ce que je sais faire, et ce qu’il faudrait justement montrer je ne sais pas le faire. » Et en effet, présenter des harangues ou des joutes de rhétorique à une compagnie de gens assemblés pour rire et faire bonne chère, ce serait mélanger des choses trop disparates. Et l’on pourrait en dire autant des autres sciences. Mais la philosophie, elle, en ce qu’elle traite de l’homme, de ses devoirs et de ses actions, tous les sages ont toujours estimé qu’elle était propice à la conversation et que pour cette raison elle ne devait pas être rejetée, ni des festins, ni des jeux. Et Platon l’ayant invitée à son banquet, on peut voir comment elle y entretient l’assistance d’une façon douce et en accord avec le temps et le lieu, bien que ses sujets soient des plus élevés et des plus salutaires.

Elle est utile aux pauvres comme aux riches, et s’ils la négligent,

jeunes et vieux auront également à s’en repentir.

[Horace, Épîtres, I, 1]

Ainsi, sans doute, chômera-t-il moins que les autres. Mais de même qu’en nous promenant dans une galerie nous faisons trois fois plus de pas qu’il n’en faudrait et que nous ne nous en lassons pas, à la différence de ceux que nous devons faire pour suivre un chemin prévu d’avance, de même notre leçon, qui se fait comme par hasard, sans contrainte de temps ni de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se déroulera sans même se faire sentir. Les jeux eux-mêmes et les exercices constitueront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bonne tenue extérieure, la façon de se comporter en société, et la souplesse du caractère se façonnent en même temps l’esprit. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme ; il ne faut donc pas les traiter séparément. Et comme le dit Platon, il ne faut pas former l’un sans l’autre, mais les conduire ensemble au même pas, comme un couple de chevaux attelés à un même timon. Et si on le comprend bien : ne semble-t-il pas accorder plus de temps et de sollicitude aux exercices physiques, parce que l’esprit en tire profit en même temps – alors que le contraire n’est pas vrai ? En tout état de cause, cette éducation doit être conduite avec une douce sévérité, et non comme on le fait. Au lieu d’inciter les enfants à l’étude des lettres, on ne leur présente en fait qu’horreur et cruauté ; supprimez la violence et la force : il n’est rien, à mon avis, qui rabaisse et abrutisse à ce point une bonne nature. Si vous voulez que cet enfant craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas ! Endurcissez-le à supporter la sueur et le froid, le vent et le soleil, et à mépriser le danger. Ôtez-lui le goût des choses molles et délicates pour le vêtir et le dormir, pour le manger et pour le boire. Habituez-le à tout : que ce ne soit pas un beau garçon efféminé, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme mûr ou vieux, j’ai toujours été de cet avis. Mais entre autres choses, [je dois dire que] la façon dont on s’y prend dans la plupart de nos collèges m’a toujours déplu. On eût causé moins de dommages en faisant preuve de plus d’indulgence – car ce sont là de vraies geôles pour une jeunesse captive… Et l’on rend ces jeunes gens débauchés en les punissant avant même qu’ils ne le soient. Arrivez au moment où ils sont au travail : vous n’entendez que des cris, ceux des enfants maltraités et ceux de leurs maîtres en colère. Voilà une belle façon, vraiment, pour intéresser à sa leçon cet âge tendre et craintif encore, que de lui montrer une trogne effrayante, en brandissant des fouets ! Ce n’est qu’une habitude inique et pernicieuse. Ajoutons-y ce que Quintilien a fort bien remarqué, à savoir que cette impérieuse autorité entraîne des conséquences dangereuses : et notamment en ce qui concerne les châtiments appliqués. Ne serait-il pas plus décent de voir les classes jonchées de fleurs et de feuilles que de badines d’osiers sanglantes ! J’y ferais peindre, moi, des fresques représentant la joie, l’allégresse, Flora et les Trois Grâces, comme le fit dans sa propre école le philosophe Speusippe. Là où les enfants trouvent leur profit, qu’ils y trouvent aussi du plaisir. Il faut mettre du sucre sur les nourritures qui sont bonnes pour eux, et mettre du fiel sur celles qui leur sont nuisibles. Il est remarquable de voir combien Platon se montre soucieux, dans ses « Lois », de la gaieté et des distractions de la jeunesse de sa cité, et comment il s’intéresse de près à leurs courses et à leurs jeux, à leurs chansons, à leurs sauts et à leurs danses. Il dit d’ailleurs que dans la plus haute antiquité, on en avait confié la conduite et le patronage aux dieux eux-mêmes : à Apollon, à Minerve, et aux Muses. Il étend ce souci jusqu’à donner mille préceptes pour ses gymnases. Mais il s’intéresse fort peu aux études littéraires, et ne semble recommander la poésie que pour la musique [qui l’accompagne]. Toute bizarrerie et singularité dans nos manières et façons de vivre doit être évitée, parce qu’elle est l’ennemie de la communication en société et contre nature. Qui ne s’étonnerait du tempérament de Démophon, intendant d’Alexandre, qui suait à l’ombre et tremblait au soleil ? J’en ai vu qui fuyaient l’odeur des pommes bien plus que les tirs d’arquebuse ; d’autres qui s’effrayaient d’une souris ; qui vomissaient rien qu’à voir de la crème, ou quand on secouait un lit de plume, de même que Germanicus ne pouvait supporter la vue ni le chant des coqs. Il se peut qu’il y ait à cela quelque disposition cachée, mais on l’inhiberait à mon avis en s’y prenant de bonne heure. L’éducation a eu sur moi cet effet que mon appétit s’accommode de tout ce que l’on mange d’ordinaire, sauf de la bière. Mais il est vrai que cela ne s’est pas fait tout seul. Quand le corps est encore souple, on doit en profiter pour le faire se plier à toutes sortes de manières et d’habitudes. Pourvu que l’on puisse garder le contrôle de ses désirs et de sa volonté, qu’on n’hésite pas à rendre un jeune homme apte à se sentir à l’aise dans n’importe quel pays et n’importe quelle compagnie, et même à supporter les dérèglements et les excès s’il le faut. Que sa conduite se conforme aux usages. Qu’il soit capable de tout faire, et n’aime à faire que les choses bonnes. Les philosophes eux-mêmes reprochent à Callisthène d’avoir perdu les bonnes grâces du grand Alexandre son maître pour n’avoir pas voulu boire autant que lui. Il rira donc, fera le fou, et se débauchera avec son prince. Je veux qu’en la débauche elle-même, il surpasse ses compagnons par sa vigueur et sa détermination, et qu’il évite de faire le mal, non par manque de force ou de savoir, mais par sa seule volonté. Il y a une grande différence entre ne pas vouloir faire le mal et ne pas savoir le faire [Sénèque, Épîtres, XC]. J’ai demandé un jour à un seigneur aussi éloigné de ces débordements qu’il se peut trouver en France, et alors que nous étions en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s’était enivré par nécessité, et pour le service du Roi en Allemagne. C’était sans vouloir faire de tort à son honneur : il le comprit, et me répondit que cela s’était produit trois fois, qu’il me raconta. J’en connais qui, faute d’en avoir été capables, se sont mis dans de grands embarras, alors qu’ils avaient affaire à cette nation. J’ai souvent noté avec une grande admiration l’étonnante nature d’Alcibiade, qui lui permettait de se transformer de si diverses façons, et sans se soucier de sa santé : il surpassait tantôt la somptuosité et la magnificence perses, tantôt l’austérité et la frugalité lacédémonienne ; il était aussi « réformé » à Sparte que voluptueux en Ionie.

Aristippe s’accommoda de tout : costume, condition, ou fortune.

[Horace, Épîtres, I, XVII, 23]

C’est ainsi que je voudrais former mon élève,

J’admirerai celui qui, avec patience, se revêt de deux lambeaux de drap, s’il s’accommode de tout changement dans sa vie et s’il joue les deux rôles avec grâce.

[Horace, Épîtres, I, xvii, 25, 26, 29]

Voici mes préceptes : Celui qui les met en pratique en profite mieux que celui qui se contente de les connaître. Ce qu’on voit, on le comprend ; ce qu’on comprend, on le voit.

Qu’à Dieu ne plaise, dit quelqu’un dans Platon, que philosopher ce soit apprendre beaucoup de choses et traiter aussi des lettres et des arts !

« Cet art le plus important de tous, celui de bien vivre, c’est par leur vie plutôt que par l’étude, qu’ils l’ont acquis. »

[Cicéron, Tusculanes, IV, iii].

Comme Léon, prince des Phliasiens, demandait à Héraclide du Pont de quelle science ou de quel art il faisait profession, celui-ci répondit : « Je ne connais ni art ni science, mais je suis philosophe. » On reprochait à Diogène, lui si ignorant, de se mêler de philosophie. « Je m’en mêle d’autant mieux », dit-il. Hégésias lui demandait de lui lire quelque livre : « Vous m’amusez », lui répondit-il, « les figues que vous prenez, ce sont des vraies et naturelles, pas celles qui sont peintes ; pourquoi ne pas choisir aussi les actions naturelles, les vraies, celles qui ne sont pas écrites ? » L’élève ne récitera pas sa leçon, mais il la pratiquera plutôt. C’est en actes qu’il la répétera. On verra s’il est prudent dans ses entreprises ; s’il y a de la bonté et de la justice dans sa conduite ; s’il a du jugement et si son langage est distingué ; de la résistance dans ses maladies ; de la retenue dans ses jeux ; de la modération dans ses plaisirs ; de l’ordre dans la gestion de ses biens ; de l’indifférence dans ses goûts, pour la viande, le poisson, le vin ou l’eau.

Qui fait de sa science, non un sujet d’ostentation, mais la règle de sa vie et qui sait s’obéir à soi-même, se soumettre à ses propres principes.

[Cicéron, Tusculanes, II, iv]

Le vrai miroir de nos pensées, c’est le cours de nos vies. À celui qui lui demandait pourquoi les Lacédémoniens ne mettaient pas par écrit les règles de la vaillance, pour les donner à lire à leur jeunes gens, Zeuxidamos répondit que c’était parce qu’ils voulaient les habituer aux actes, et non aux paroles. Comparez un de ces jeunes gens au bout de 15 ou 16 ans, à un de ces latineurs de collège qui aura mis autant de temps pour apprendre seulement à parler ! Le monde n’est que du bavardage : on parle bien souvent plus qu’on ne le devrait, et la moitié de notre vie se passe à cela ! On nous prend quatre ou cinq ans pour comprendre les mots et en former des phrases ; autant encore à édifier selon des proportions fixées un grand ensemble, organisé en quatre ou cinq parties, et cinq autres encore pour le moins, pour apprendre à les mêler rapidement et les entrelacer de façon subtile. Laissons donc cela à ceux qui en font leur profession ! Allant un jour à Orléans, je rencontrai dans la plaine avant Cléry, deux maîtres d’école qui venaient à Bordeaux, à cinquante pas environ l’un de l’autre. Et plus loin, derrière eux, je vis une troupe avec à sa tête un Maître qui était feu Monsieur le Comte de La Rochefoucauld. Un de mes gens demanda au premier des maîtres qui était ce gentilhomme qui venait après lui ; et comme il n’avait pas vu la colonne qui le suivait, il pensa que c’était de son compagnon qu’il était question, et fit cette réponse amusante : « Il n’est pas gentilhomme, il est grammairien. Et moi je suis logicien. » Or nous, qui cherchons, au contraire, à former, non pas un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons-les perdre leur temps : nous avons autre chose à faire. Pourvu que notre disciple ait un bon bagage, les paroles ne suivront que trop : il les traînera si elles ne veulent suivre. J’entends des gens qui s’excusent de ne pouvoir s’exprimer, et se donnent l’air de ceux qui ont la tête pleine de bien belles choses, mais à qui manque l’éloquence pour les mettre en évidence. Ce n’est que tromperie. Et savez-vous ce qu’il en est en réalité, selon moi ? Ce ne sont que des apparences qui leur viennent de quelques idées informes qu’ils ne peuvent ni démêler ni éclaircir en eux-mêmes, et qu’ils sont donc bien incapables de produire au dehors. Ils ne se comprennent même pas eux-mêmes ! Voyez comment ils se mettent à bégayer au moment d’enfanter quelque pensée : vous comprendrez que leur travail n’en est pas encore parvenu à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font encore que relécher cette matière imparfaite. En ce qui me concerne je pense, et Socrate en a décidé ainsi, que quiconque a dans l’esprit une idée forte et claire la manifestera, soit dans son patois, soit en la mimant, s’il est muet :

Si l’on possède son sujet, les mots viennent sans difficulté.

[Horace, Art poétique, v. 311]

Et comme disait celui-là en prose, mais aussi poétiquement : « Quand les choses ont saisi l’esprit, les mots viennent sans difficulté » [Sénèque, Controverses, III, Prœmium]. Et encore cet autre : « Les choses d’elles-mêmes entraînent les paroles » [Cicéron, De finibus, III, v]. Il ne sait pas ce qu’est l’ablatif, ni le conjonctif, ni le substantif, ni la grammaire elle-même. Son laquais ne le sait pas non plus, ni la harengère du Petit Pont : et pourtant ils vous entretiendront tout votre saoul, si vous le voulez, et probablement ne s’empêtreront pas plus dans les règles de leur langage que le meilleur des Maîtres ès Lettres de France. Il ne connaît pas la rhétorique, et ne sait pas capter la bienveillance du lecteur de bonne foi dans son avant-propos : mais peut lui chaut de le savoir. Et en vérité, tout ce beau vernis est bien vite annulé par l’éclat d’une vérité simple et naturelle. Ces fariboles ne servent qu’à amuser les gens incapables de se nourrir de façon plus substantielle et plus solide, comme on le voit clairement par l’anecdote d’Afer dans Tacite : les ambassadeurs de Samos étaient venus voir Cléomène, roi de Sparte, ayant préparé un long et beau discours pour le persuader de faire la guerre au tyran Polycrate. Après les avoir laissés dire, il leur répondit : « Pour ce qui est de votre commencement et de votre exorde, je ne m’en souviens plus, ni par conséquent du milieu. Et quant à votre conclusion, je m’en moque. » Voilà une belle réponse, me semble-t-il, et des orateurs qui s’étaient bien cassé le nez ! Et ceci encore : les Athéniens avaient à choisir entre deux architectes pour diriger de grands travaux ; le premier beau parleur, se présenta avec un joli discours préparé sur le sujet, et semblait avoir la faveur du peuple, quand l’autre l’emporta en trois mots, disant : « Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai. » Quand Cicéron faisait montre de sa plus belle éloquence, la plupart des gens l’admiraient, mais Caton ne faisait qu’en rire : « Nous avons, disait-il, un consul bien amusant ». Quelle qu’en soit la place, une maxime utile, un beau trait est toujours bien venu. S’il ne convient pas à ce qui vient avant, ni à ce qui vient après, il se suffit à lui-même. Je suis pas de ceux qui pensent que le bon rythme fait le bon poème : laissez le poète allonger une syllabe courte s’il veut, c’est sans importance ; si les images y sont plaisantes, si l’esprit et le jugement y ont bien joué leur rôle, voilà un bon poète, dirai-je, mais un mauvais versificateur.

Son vers a bon goût, mais il est dur.

[Horace, Satires, I, 4, vers 8]

Qu’on fasse, dit Horace, perdre à une œuvre toutes ses liaisons et ses mesures,

Ôtez rythme et mesure, changez l’ordre des mots,

Ce qui était premier, mettez-le en dernier,

Les membres dispersés du poète seront toujours là.

[Horace, Satires, I, x, 58-63]

Elle n’aura pas pour cela perdu toute valeur : les morceaux en demeureront beaux. C’est ce que répondit Ménandre, comme on le rappelait à l’ordre, parce que le jour pour lequel il avait promis une comédie approchait, et qu’il n’y avait encore mis la main : « Elle est composée et toute prête, il ne reste plus qu’à ajouter les vers. » Du moment qu’il avait le sujet et la matière présents à l’esprit, le reste lui importait peu. Depuis que Ronsard et Du Bellay ont donné du crédit à notre poésie française, je ne vois pas d’apprenti-poète, si petit soit-il, qui ne donne de l’enflure à ses mots et qui ne cadence ses vers à peu près comme eux. « Plus de bruit que de sens. » Pour le vulgaire, il n’y eut jamais autant de poètes ; mais autant leur a été facile d’imiter leurs rythmes, autant en revanche il leur est difficile d’imiter les riches descriptions de l’un et les délicates évocations de l’autre. Oui, mais que fera-t-il, si on l’enferme dans la subtilité sophistiquée de quelque syllogisme, telle que : le jambon fait boire, boire désaltère, donc le jambon désaltère ? Qu’il s’en moque. Il est plus intelligent de s’en moquer que d’y répondre… Qu’il emprunte à Aristippe cette amusante réplique : « Pourquoi dénouer ce qui, même attaché, me met dans l’embarras ? » Comme quelqu’un présentait contre Cléanthe des finesses dialectiques, Chrysippe déclara : « utilise ces tours de passe-passe avec les enfants, mais ne détourne pas pour cela les sérieuses pensées d’un homme mûr ». Si ces sottes arguties « sophismes entortillés et subtils » [Cicéron, Académiques, II, 24] doivent lui faire croire ce qui n’est qu’un mensonge, c’est un jeu dangereux. Mais si elles demeurent sans effet, ou lui donnent seulement envie de rire, je ne vois pas pourquoi il devrait s’en défier. Il y a des gens tellement sots qu’ils feraient un quart de lieue pour courir après un bon mot : « ou qui, au lieu de choisir les mots adaptés au sujet, vont chercher loin de lui des choses auxquelles les mots puissent convenir. » [Quintilien, Institution Oratoire, VIII, iii] Et ceci, encore : « Il en est qui, pour placer un mot qui leur plaît, écrivent sur un sujet qu’ils n’avaient pas songé à traiter. »[Sénèque, Lettres, LIX] J’arrange bien plus volontiers une belle sentence pour me l’approprier que je ne quitte mon propos pour aller la chercher. Au contraire, c’est aux mots de servir et de suivre [la pensée], et que le Gascon y parvienne si le Français ne le peut. Je veux que les idées soient les plus importantes, et qu’elles emplissent l’esprit de celui qui écoute, de façon à ce qu’il n’ait aucun souvenir des mots eux-mêmes. Le langage que j’aime, c’est un langage simple et naturel, qu’il soit sur le papier comme en la bouche : un langage appétissant et ferme, bref et concis, moins délicat et châtié que véhément et brusque :

L’expression sera bonne si elle frappe.

[épitaphe du poète Lucain]

Un langage plutôt difficile qu’ennuyeux, sans affectation, sans règles, décousu et hardi ; où chaque morceau se suffit à lui-même ; qui ne soit ni pédant, ni prêchi-prêcha, ni juridique, mais plutôt soldatesque, comme Suétone qualifie celui de Jules César – et pourtant je ne vois pas toujours bien pourquoi il dit cela. J’ai volontiers imité cette désinvolture de notre jeunesse envers leurs vêtements : un manteau en écharpe, la cape sur l’épaule, un bas mal ajusté, tout ce qui manifeste une fierté dédaigneuse à l’égard de ces fioritures étrangères, une certaine insouciance à l’égard des artifices. Mais je la trouve encore mieux employée s’agissant de la façon de parler. Tout ce qui se remarque, et notamment cette gaieté et cette liberté bien françaises, est mal venue chez le courtisan. Et dans une monarchie, tout gentilhomme doit être formé à prendre la contenance d’un courtisan. C’est pourquoi il n’est pas mauvais de dévier un peu vers le naturel et le mépris des convenances… Je n’aime pas les tissus dans lesquels on distingue les raccords et les coutures. De même que sur un beau corps on ne doit voir ni les os ni les veines.

Le discours au service de la vérité doit être simple et sans artifice.

[Sénèque, Épîtres, XL]

Qui s’étudie à parler, sinon celui qui veut parler avec affectation ?

[Sénèque, Lettres, LXXV]

L’éloquence fait du tort aux choses réelles, car elle nous en détourne.

De même que dans ses vêtements, il est puéril de vouloir se démarquer par des tenues particulières et inusitées, de même dans le langage, la recherche d’expressions nouvelles et de mots peu connus témoigne d’une ambition pédantesque et puérile. Que ne puis-je me servir seulement de ceux qu’on utilise aux halles à Paris ! Aristophane le Grammairien ne comprenait rien, quand il critiquait la simplicité des mots Épicure, et le but de son art oratoire, qui n’était autre que d’obtenir la pertinence du langage employé. Tout un peuple apprend immédiatement un langage, car l’imitation du parler est facile. Mais imiter le jugement, et l’invention ne se fait pas si vite ! Et nombreux sont les lecteurs qui croient, bien à tort, tenir le corps d’un livre quand ils n’en tiennent que le vêtement. La force et les muscles ne peuvent s’emprunter : seuls les parures et le manteau. La plupart des gens que je fréquente parlent de la même façon que je le fais dans les « Essais » ; mais je ne suis pas sûr qu’ils pensent aussi de cette façon. Dans leur façon de parler, dit Platon, Les Athéniens ont le souci de l’abondance et de l’élégance, les Lacédémoniens de la brièveté, et ceux de Crète de la fécondité de leurs idées plus que du langage lui-même : ce sont donc ces derniers les meilleurs. Zénon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns, qu’il nommait , curieux d’apprendre des choses, ses favoris, et les autres , qui ne se souciaient que du langage. Non que bien parler ne soit une belle et bonne chose ; mais elle n’est pas aussi bonne qu’on le prétend, et je suis bien déçu de la façon dont elle occupe toute notre vie. Je voudrais d’abord bien connaître ma langue, et celle de mes voisins, avec lesquels j’ai le plus de relations. C’est sans aucun doute un grand et bel ornement que de savoir le Grec et le Latin, mais on l’achète trop cher… Je raconterai ici comment on peut l’acquérir à moindres frais que de coutume. Cette méthode a été essayée sur moi : s’en servira qui voudra. Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’un homme peut faire, parmi les gens savants et intelligents, d’une excellente méthode d’éducation, s’avisa de cet inconvénient, habituel à l’époque : on lui dit que le temps que nous mettions à apprendre ces langues, travail qui aux Anciens ne coûtait rien, était la raison pour laquelle nous ne pouvions parvenir à la grandeur d’âme et à la connaissance qu’avaient les Grecs et les Romains. Pour moi, je ne crois pas que cela en soit la seule raison. Toujours est-il que la méthode trouvée par mon père fut que dès le moment où je fus mis en nourrice, et avant même que ma langue se déliât, il me confia à un allemand, qui depuis est mort alors qu’il était médecin très fameux en France, ignorant complètement notre langue, mais très versé dans le latin. Mon père l’avait fait venir exprès pour cela, le payait fort bien, et il s’occupait donc de moi constamment. Mais mon père engagea encore deux autres précepteurs, moins savants, pour soulager le premier et suivre mon travail, qui ne me parlaient qu’en latin. Quant au reste de la maison, c’était une règle inviolable que ni lui-même, ni ma mère, ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela. Le bénéfice que tout le monde en tira fut extraordinaire : mon père et ma mère apprirent assez de latin pour le comprendre, et en acquirent une connaissance suffisante pour s’en servir au besoin, de même que les domestiques qui étaient spécialement attachés à mon service. En somme, nous latinisâmes tous tant et si bien, que les villages alentour en furent contaminés, et que l’on y trouve encore employés, enracinés dans l’usage, des appellations latines pour des artisans et des outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans que je ne comprenais pas encore plus le français ou le périgourdin que l’arabe. Sans méthode, sans livre, sans grammaire ni règles, sans fouet et sans larmes, j’avais appris le latin, et un latin aussi pur que celui de mon maître, car je ne pouvais l’avoir ni altéré ni mélangé à quoi que ce soit. Si, en guise de contrôle, on voulait me donner un thème à faire, comme dans les collèges, au lieu de me le donner en français comme on le fait pour les autres, à moi il fallait me le donner en mauvais latin pour que je le remette en latin correct !… Et mes précepteurs privés, Nicolas Groucchi, qui a écrit « De comitiis Romanorum », Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, Georges Buchanan, ce grand poète écossais, Marc-Antoine Muret – que la France et l’Italie considèrent comme le meilleur orateur de ce temps, m’ont souvent dit que dans mon enfance, j’avais une telle familiarité avec ce langage, que je l’avais tellement « sous la main », qu’ils craignaient de m’aborder. Buchanan, que je vis depuis dans la suite de feu Monsieur le Maréchal de Brissac, me dit qu’il était occupé à écrire au sujet de l’éducation des enfants et qu’il prenait la mienne comme modèle, car il avait alors en charge celle du Comte de Brissac que nous avons vu depuis si valeureux et si brave. Quant au Grec, que je ne comprends quasiment pas, mon père voulut me le faire enseigner, mais par une méthode nouvelle, avec des exercices sous forme de jeux : on se renvoyait les déclinaisons comme des balles, j’apprenais à la manière de ceux qui, par certains jeux de tables, apprennent l’arithmétique et la géométrie. Car entre autres choses, on avait conseillé à mon père de me faire apprécier la science et le devoir sans forcer ma volonté, mais en suivant mes désirs, et d’élever mon âme en toute liberté et avec la plus grande douceur, sans rigueur, et sans contrainte. Et parce qu’on prétend qu’éveiller les enfants le matin en sursaut, les arracher au sommeil (dans lequel ils sont plongés beaucoup profondément plus que nous) d’un seul coup et brutalement, trouble leur cerveau fragile, il alla même, par excès de précaution, jusqu’à me faire éveiller par le son de quelque instrument, et il y eut toujours auprès de moi quelqu’un pour cela. Cet exemple suffira pour juger du reste, et pour souligner la sagesse et l’affection d’un si bon père, auquel on ne doit pas s’en prendre s’il n’a pas récolté de fruits d’une aussi délicate culture… Deux choses en furent la cause : en premier lieu, un terrain stérile et défavorable. Car si ma santé était bonne et solide, et mon caractère doux et accommodant, j’étais en même temps si balourd, mou et endormi qu’on ne pouvait m’arracher à l’oisiveté, fût-ce pour me faire jouer. Mais ce que je voyais, je le voyais bien. Et sous cette apathie apparente, je cachais des idées hardies et des opinions au-dessus de mon âge. J’avais l’esprit si lent, qu’il fallait le secouer pour qu’il se mette en marche. Ma compréhension était toujours en retard, mon imagination faible, et par-dessus tout cela, ma mémoire incroyablement défaillante. Si mon père ne put rien tirer de tout cela, ce n’est pas étonnant. Par la suite, comme ceux qui veulent absolument guérir vite sont prêts à suivre n’importe quel conseil, le brave homme, qui craignait beaucoup d’échouer sur un sujet qui lui tenait tellement à cœur, finit par adopter l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme font les grues. Il se résigna donc à faire comme tout le monde, car il n’avait plus auprès de lui ceux qui lui avaient enseigné les méthodes rapportées d’Italie et qu’il avait d’abord employées : quand j’eus six ans environ, il m’envoya au Collège de Guyenne, qui était alors très renommé, et le meilleur de France. On ne peut rien lui reprocher du soin qu’il prit alors pour me trouver des répétiteurs compétents, comme du souci qu’il eut pour les autres aspects de mon éducation. Il maintint d’ailleurs pour celle-ci plusieurs méthodes particulières, contraires à celles qui étaient en usage dans les collèges. Mais quoi qu’il en soit, c’était tout de même le collège. Mon latin se détériora aussitôt, et j’en ai perdu complètement l’usage depuis, par manque d’habitude. Le seul bénéfice que je tirai de la façon spéciale qu’on avait eue de me l’enseigner fut de me faire d’emblée sauter des classes : à treize ans, quand je sortis du collège, j’avais achevé mon « cursus », comme on dit, et en vérité sans aucun résultat dont je puisse faire état aujourd’hui. Mon premier amour pour les livres, je le dois au plaisir que j’eus à lire les « Métamorphoses » d’Ovide. Car aux environs de sept ou huit ans, je renonçais à tout autre plaisir pour celui de les lire, d’autant plus que cette langue était comme ma langue maternelle, que c’était le livre le plus facile que je connusse, et le plus adapté à mon âge par son contenu. Des « Lancelot du Lac », des « Amadis », des « Huon de Bordeaux » et de tout ce fatras de livres dans lesquels les enfants trouvent à se distraire, je ne connaissais même pas les noms, et j’en ignore encore le contenu, tant l’enseignement que je recevais était exactement délimité. Et ce goût de la lecture me rendait plus nonchalant pour l’étude des autres leçons qui m’étaient imposées. C’est alors, et par chance, que j’eus affaire à un précepteur qui était un homme intelligent, et qui sut habilement fermer les yeux sur cette incartade et quelques autres encore. Grâce à cela, en effet, je lus d’une traite l’« Énéide » de Virgile, puis Térence, Plaute, et des comédies italiennes, toujours captivé par l’agrément du sujet. Si mon précepteur avait commis la bêtise de briser mon élan, je pense que je n’aurais rapporté du collège que de la haine pour les livres, comme c’est le cas pour la majeure partie de notre noblesse… Mais il agit fort habilement, faisant semblant de ne s’apercevoir de rien ; il aiguisait mon appétit en ne me laissant dévorer ces livres qu’à la dérobée, et me maintenant doucement sur le bon chemin pour les matières d’étude réglementaires. Car ce que mon père recherchait surtout chez ceux à qui il me confiait, c’était la bonté et la facilité du caractère ; ce qui fait que le mien n’avait d’autre défaut que la langueur et la paresse. Le danger n’était pas que je fasse mal, mais que je ne fasse rien. Personne n’envisageait que je doive devenir mauvais, mais plutôt inutile : on prévoyait en moi de la fainéantise, mais pas de la malhonnêteté. Et je me rends bien compte que c’est cela qui s’est produit. Les plaintes qui me bourdonnent aux oreilles sont du genre : « Il est oisif, peu enclin aux devoirs de l’amitié et de la parenté ; pour les charges publiques, il est trop personnel et trop dédaigneux ». Même les plus injurieux ne disent pas « Pourquoi a-t-il pris ? Pourquoi n’a-t-il pas payé ? » Ils disent au contraire : « Pourquoi ne fait-il pas remise de cette dette ? Pourquoi ne donne-t-il pas ? » Je considérerais comme une faveur le fait qu’on n’attende de moi rien d’autre que ces attitudes-là, qui ne sont pas de celles que l’on peut normalement exiger. Et ceux qui exigent plus de moi sont injustes, car ils exigent plus que je ne dois, et bien plus qu’ils n’exigent d’eux-mêmes. Par là même, ils annulent la qualité d’une action désintéressée et la gratitude qui me serait due en retour. Si je fais une bonne action, elle devrait avoir d’autant plus de poids venant de moi que je n’ai moi-même bénéficié d’aucune de cette sorte. Je puis d’autant mieux disposer de ma fortune que c’est la mienne… et disposer de moi parce qu’il s’agit de moi. Toutefois, si j’étais vraiment préoccupé d’embellir mes actions, peut-être que je combattrais ces reproches. Et j’apprendrais alors à quelques-uns qu’ils ne sont pas vraiment irrités parce que je n’en fais pas assez, mais plutôt parce que je pourrais en faire bien plus que je fais. Mon esprit ne manquait pourtant pas, en même temps, d’avoir en lui-même des impressions fortes et des jugements sûrs et ouverts à propos des sujets qu’il rencontrait, et il les assimilait tout seul, sans en faire part à qui que ce soit. Et en fait, je crois vraiment qu’il eût été tout à fait incapable de se soumettre à la force et à la violence. Ferai-je état de cette faculté de mon enfance : un visage assuré, une souplesse de la voix et du geste, qui me permettaient de m’adapter aux rôles que je jouais ? Car avant l’âge,

à peine avais-je atteint ma douzième année

[Virgile, Bucoliques, VIII]

j’ai joué les premiers rôles, dans les tragédies latines de Buchanan, de Guerente et de Muret, que l’on représenta fort dignement dans notre Collège de Guyenne. Et si notre Principal, André de Gouvéa se montra alors, sans comparaison possible, le meilleur Principal de France (comme d’ailleurs dans tous les autres aspects de sa charge), je fus néanmoins considéré comme la cheville-ouvrière de l’événement. C’est un exercice que je ne désapprouve pas pour les jeunes enfants des bonnes maisons. Et j’ai d’ailleurs vu nos princes s’y adonner depuis en personne, à l’exemple de certains des Anciens, honorablement et louablement.

En Grèce, il était même possible sans déroger d’en faire son métier :

« Il découvre son projet à l’acteur tragique Ariston. C’était un homme distingué par sa naissance et par sa fortune. Et sa profession, comme les occupations de ce genre n’ont rien de déshonorant chez les Grecs, ne le rabaissait nullement. »

[Tite-Live, XXIV, xxiv]

J’ai toujours accusé d’inconséquence ceux qui condamnent ces divertissements, et d’injustice ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens de valeur, et reprochent au peuple ces plaisirs en public. Les bons gouvernements prennent soin de rassembler les citoyens en les réunissant pour des activités communes et des jeux, comme on le fait pour les cérémonies solennelles de la dévotion : la sociabilité et les liens d’amitié s’en trouvent renforcés. Et puis on ne saurait accorder à la foule de passe-temps plus réglés que ceux qui se déroulent devant tout le monde, à la vue même des autorités. Je trouverais bon que le prince en gratifiât quelquefois la population à ses frais, par une affection et une bonté toutes paternelles. Et que dans les villes populeuses il y eût des lieux destinés à ces spectacles, et prévus pour cela : une façon de détourner les gens d’actes bien pires et dissimulés. Et pour en revenir à mon propos, il n’y a rien de tel que d’ouvrir l’appétit et de susciter l’affection – autrement on ne fait que des ânes chargés de livres. On leur impose, à coups de fouet, la garde d’une valise pleine de science. Il faudrait, pour bien faire, qu’ils ne se contentent pas de la loger chez eux, mais qu’ils l’épousent.

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