PRONONCÉ LE 1er MAI 1720
Ç’a été de tout temps le destin des gens de lettres de crier contre l’injustice de leur siècle. Il faut entendre un courtisan d’Auguste sur le peu de cas que l’on avait toujours fait de ceux qui par leurs talents avaient mérité la faveur publique. Il faut entendre les plaintes d’un courtisan de Néron ; il ose dire que la corruption est passée jusqu’à ses dieux : le goût est si dépravé, ajoute-t-il, qu’une masse d’or paraît plus belle que tout ce qu’Apelle et Phidias, ces petits insensés de Grecs, ont jamais fait.
Vous n’avez point, messieurs, de pareils reproches à faire à votre siècle : à peine eûtes-vous formé le dessein de votre établissement, que vous trouvâtes un protecteur illustre 1 capable de le soutenir. Il ne négligea rien de ce qui pouvait animer votre zèle ; et si vous étiez moins reconnaissants, il vous ferait oublier ses premiers bienfaits par la profusion avec laquelle il vous gratifie aujourd’hui. Il ne peut souffrir que le sort de cette académie soit plus longtemps incertain ; il va consacrer un lieu à ses exercices.
Ces bienfaits, messieurs, sont pour vous un nouvel engagement ; c’est le motif d’une émulation nouvelle : on doit toujours aller à la fin à proportion des moyens. Ce serait peu pour nous d’apprendre aujourd’hui au public que nous avons reçu des grâces, si nous ne pouvions lui apprendre en même temps que nous voulons les mériter.
Cette année a été une des plus critiques que l’académie ait encore eues à soutenir ; car, outre la perte de cet académicien qui n’a point laissé dans nos cœurs de différence entre le souvenir et les regrets, elle a vu l’absence presque universelle de ses membres, et ses assemblées plus nombreuses dans la capitale du royaume que dans le lieu de sa résidence.
Cette absence nous porte aujourd’hui à une place que nous ne pouvons remplir comme nous le devrions. Quand nos occupations nous auraient laissé tout le temps nécessaire, le public y aurait toujours perdu ; il aurait reconnu cette différence que nous sentons plus que lui-même : il y a des gens dont il est souvent dangereux de faire les fonctions ; on se trouve trop engagé lorsqu’il faut tenir tout ce que leur réputation a promis.
Vous ferez part au public dans cette séance de quelques-uns de vos ouvrages, et du jugement que vous avez rendu sur une des matières les plus obscures de la physique. Vous avez donné un prix longtemps disputé : nos auteurs semblaient vous le demander avec justice. Votre incertitude vous a fait plaisir : vous auriez été bien fâchés d’avoir à porter un jugement plus sûr ; et, bien différents des autres juges toujours alarmés dans les affaires problématiques, vous trouviez de la satisfaction dans le péril même de vous tromper.
Nous allons en peu de mots donner une idée des dissertations qui nous ont été envoyées, même de celles qui ne sont point entrées en concours ; et si elles ne peuvent pas plaire par elles-mêmes, peut-être plairont-elles par leur diversité.
Un de ces auteurs, péripatéticien sans le savoir, a cru trouver la cause de la pesanteur dans l’absence même de l’étendue. Les corps, selon lui, sont déterminés à s’approcher du centre commun, à cause de la continuité qui ne souffre point d’intervalle. Mais qui ne voit que ce principe intérieur de pesanteur qu’on admet ici ne saurait suivre de l’étendue considérée comme telle, et qu’il faut nécessairement avoir recours à une cause étrangère ?
Un chimiste ou un rose-croix, croyant trouver dans son mercure tous les principes des qualités des corps, les odeurs, les saveurs et autres, y a vu jusqu’à la pesanteur. Ce que je dis ici compose toute sa dissertation, à l’obscurité près.
Dans le troisième ouvrage, l’auteur, qui affecte l’ordre d’un géomètre, ne l’est point. Après avoir posé pour principe la réaction des tourbillons, il abandonne aussitôt cette idee pour suivre absolument le système de Descartes. Ce n’est que ce même système rendu moins probable qu’il ne l’était déjà. Il passe les grandes objections que M. Huygens a proposées, et s’amuse à des choses inutiles et étrangères à son sujet. On voit bien que c’est un homme qui a manqué le chemin, qui erre, et porte ses pas vers le premier objet qui se présente.
La quatrième dissertation est entrée en concours. L’auteur pose pour principe que tout mouvement centrifuge qui ne peut éloigner son mobile du centre par l’opposition d’un obstacle, se rabat sur lui-même, et se change en mouvement centripète. Il se fait ensuite la célèbre objection : « D’où vient que les corps pesants tendent vers le centre de la terre, et non pas vers les points de l’axe correspondants ? » et il y répond en grand physicien. On sait que la force centrifuge est toujours égale au carré de la vitesse divisé par le diamètre de la circulation ; et comme le diamètre du cercle de la matière qui circule vers le tropique est plus petit que celui qui circule vers l’équateur, il s’ensuit que sa force centrifuge est plus grande : mais cette force ne pouvant avoir tout son effet du côté où elle est directement déterminée, porte son mouvement du côté où elle ne trouve pas tant de résistance, et oblige les corps de céder vers le centre. Quant au fond du système, il est difficile de concevoir que la force centrifuge se réfléchissant en force contripète, puisse produire la pesanteur : il semble au contraire que, les corps étant poussés et repoussés par une égale force, l’action devient nulle : principe qui peut seulement servir à expliquer la cause de l’équilibre universel des tourbillons.
Il faut l’avouer cependant, on trouve dans cet ouvrage la main d’un grand maître : on peut le comparer aux ébauches de ces peintres fameux, qui, tout imparfaites qu’elles sont, ne laissent pas d’attirer les yeux et le respect de ceux qui connaissent l’art.
La dissertation suivante est simple, nette et ingénieuse. L’auteur remarque que les rayons de la matière éthérée tendent toujours à se mouvoir en ligne droite ; et comme cette matière ne peut passer les bornes du tourbillon où elle est enfermée, elle ne cesse de faire effort pour se répandre dans les espaces intérieurs occupés par une matière étrangère, comme la terre et les planètes. Si une planète venait à être anéantie, la matière qui l’environne se répandrait dans ce nouvel espace ; elle fait donc effort pour se dilater de la circonférence au centre, et, par conséquent, doit en ce sens pousser les corps durs qu’elle rencontre.
Le grand défaut de cet ouvrage est que les choses y sont traitées très-superficiellement. On n’y trouve point cette force de génie qui saisit tout un sujet, ni, si j’ose me servir de cette expression, cette perspicacité géométrique qui le pénètre : on y voit au contraire quelque chose de lâche, et, si j’ose le dire, d’efféminé ; ce sont de jolis traits, mais ce n’est pas cette grave majesté de la nature.
Nous arrivons à la dissertation qui a remporté le prix. Elle a obtenu les suffrages, non pas par la nouveauté du système, mais par le nouveau degré de probabilité qu’elle y ajoute ; par la solidité des raisonnements, par les objections, par les réponses de l’auteur à MM. Saurin et Huygens, enfin par tout l’ensemble qui fait un système complet. L’auteur 2 , maître de sa matière, en a connu le fort et le faible, et a été en état de profiter des lumières des grands génies de notre siècle. La lecture qu’on en va faire nous dispense d’en dire davantage.
1 Le duc de La Force.
2 M. Bouillet, médecin à Béziers. (1690-1777.)
La Dissertation sur la pesanteur, etc., a été publiée à Bordeaux, chez R. Brun, 1720, in-12. (RAVENEL.)