ÉBAUCHE DE L’ÉLOGE HISTORIQUE DU MARÉCHAL DE BERWICK 1

Il naquit le 21 d’août 1670 ; il était fils de Jacques, duc d’York 2 , depuis roi d’Angleterre, et de la demoiselle Arabella Churchill ; et telle fut l’étoile de cette maison de Churchill, qu’il en sortit deux hommes dont l’un, dans le même temps, fut destiné à ébranler 3 , et l’autre à soutenir les deux plus grandes monarchies de l’Europe.

Dès l’âge de sept ans il fut envoyé en France pour y faire ses études et ses exercices 4 . Le duc d’York étant parvenu à la couronne le 6 février 1685, il l’envoya l’année suivante 5 en Hongrie ; il se trouva au siége de Bude.

Il alla passer l’hiver en Angleterre, et le roi le créa duc de Berwick. Il retourna au printemps en Hongrie, où l’empereur lui donna une commission de colonel pour commander le régiment de cuirassiers de Taaff. Il fit la campagne de 1687, où le duc de Lorraine remporta la victoire de Mohatz, et à son retour à Vienne, l’empereur le fit sergent général de bataille 6 .

Ainsi c’est sous le grand duc de Lorraine que le duc de Berwick commença à se former ; et, depuis, sa vie fut en quelque façon toute militaire.

Il revint en Angleterre, et le roi lui donna le gouvernement de Portsmouth et de la province de Southampton. Il avait déjà un régiment d’infanterie : on lui donna encore le régiment des gardes à cheval du comte d’Oxford. Ainsi 7 à l’âge de dix-sept ans il se trouva dans cette situation si flatteuse pour un homme qui a l’âme élevée, de voir le chemin de la gloire tout ouvert, et la possibilité de faire de grandes choses.

En 1688 la révolution d’Angleterre arriva 8  : et, dans ce cercle de malheurs qui environnèrent le roi tout à coup, le duc de Berwick fut chargé 9 des affaires qui demandaient la la plus grande confiance. Le roi ayant jeté les yeux sur lui pour rassembler l’armée, ce fut une des trahisons des ministres de lui en envoyer les ordres trop tard, afin qu’un autre pût emmener l’armée au prince d’Orange. Le hasard lui fit rencontrer quatre régiments qu’on avait voulu mener au prince d’Orange, et qu’il ramena à son poste. Il n’y eut point de mouvements qu’il ne se donnât pour sauver Portsmouth, bloqué par mer et par terre, sans autres provisions que ce que les ennemis lui fournissaient chaque jour, et que le roi lui ordonna de rendre. Le roi ayant pris le parti de se sauver en France, il fut du nombre des cinq personnes à qui il se confia, et qui le suivirent ; et dès que le roi fut débarqué, il l’envoya à Versailles pour demander un asile. Il avait à peine dix-huit ans.

Presque toute l’Irlande ayant resté fidèle au roi Jacques, ce prince y passa au mois de mars 1689 ; et l’on vit une malheureuse guerre où la valeur ne manqua jamais, et la conduite toujours. On peut dire de cette guerre d’Irlande, qu’on la regarda à Londres comme l’œuvre du jour et comme l’affaire capitale de l’Angleterre ; et, en France, comme une guerre d’affection particulière et de bienséance. Les Anglais, qui ne voulaient point avoir de guerre civile chez eux, assommèrent l’Irlande 10 . Il paraît même que les officiers français qu’on y envoya pensèrent comme ceux qui les y envoyaient : ils n’eurent que trois choses dans la tête, d’arriver, de se battre et de s’en retourner. Le temps a fait voir que les Anglais avaient mieux pensé que nous.

Le duc de Berwick se distingua dans quelques occasions particulières, et fut fait lieutenant-général.

Milord Tirconel, ayant passé en France en 1690, laissa le commandement général du royaume au duc de Berwick. Il n’avait que vingt ans, et sa conduite fit voir qu’il était l’homme de son siècle à qui le ciel avait accordé de meilleure heure la prudence. La perte de la bataille de la Boyne avait abattu les forces irlandaises ; le roi Guillaume avait levé le siége de Limerick, et était retourné en Angleterre ; mais on n’en était guère mieux. Milord Churchill 11 débarqua tout à coup en Irlande avec huit mille hommes. Il fallait en même temps rendre ses progrès moins rapides, rétablir l’armée, dissiper les factions, réunir les esprits des Irlandais : le duc de Berwick fit tout cela.

En 1691, le duc de Tirconel étant revenu en Irlande, le duc de Berwick repassa en France, et suivit Louis XIV, comme volontaire, au siége de Mons. Il fit dans la même qualité la campagne de 1692, sous le maréchal de Luxembourg, et se trouva à la bataille de Steinkerque. Il fut fait lieutenant-général en France l’année suivante, et il acquit beaucoup d’honneur à la bataille de Nerwinde, où il fut pris.

Les choses qui se dirent dans le monde à l’occasion de sa prise n’ont pu avoir été imaginées que par des gens qui avaient la plus haute opinion de sa fermeté et de son courage. Il continua de servir en Flandre sous M. de Luxembourg, et ensuite sous M. le maréchal de Villeroi.

En 1696 il fut envoyé secrètement en Angleterre pour conférer avec des seigneurs anglais qui avaient résolu de rétablir le roi. Il avait une assez mauvaise commission, qui était de déterminer ces seigneurs à agir contre le bon sens. Il ne réussit pas : il hâta son retour, parce qu’il apprit qu’il y avait une conjuration formée contre la personne du roi Guillaume, et il ne voulait point être mêlé dans cette entreprise. Je me souviens de lui avoir ouï dire qu’un homme l’avait reconnu sur un certain air de famille, et surtout par la longueur de ses doigts ; que par bonheur cet homme était jacobite, et lui avait dit : « Dieu vous bénisse dans toutes vos entreprises ! » ce qui l’avait remis de son embarras.

Le duc de Berwick perdit sa première femme au mois de juin 1698. Il l’avait épousée en 1695. Elle était fille du comte de Clanricarde. Il en eut un fils qui naquit le 21 d’octobre 1696.

En 1699, il fit un voyage en Italie, et à son retour il épousa mademoiselle de Bulkeley, fille de madame de Bulkeley, dame d’honneur de la reine d’Angleterre, et de M. de Bulkeley, frère de milord Bulkeley.

Après la mort de Charles II, roi d’Espagne, le roi Jacques envoya à Rome le duc de Berwick pour complimenter le pape sur son élection, et lui offrir sa personne pour commander l’armée que la France le pressait de lever pour maintenir la neutralité en Italie ; et la cour de Saint-Germain offrait d’envoyer des troupes irlandaises. Le pape jugea la besogne un peu trop forte pour lui, et le duc de Berwick s’en revint.

En 1701 il perdit le roi son père, et, en 1702, il servit en Flandre sous le duc de Bourgogne et le maréchal de Boufflers. En 1703, au retour de la campagne, il se fit naturaliser français, du consentement de la cour de Saint-Germain.

En 1704, le roi l’envoya en Espagne avec dix-huit bataillons et dix-neuf escadrons qu’il devait commander ; et, à son arrivée, le roi d’Espagne le déclara capitaine général de ses armées, et le fit couvrir 12 .

La cour d’Espagne était infestée par l’intrigue. Le gouvernement allait très-mal, parce que tout le monde voulait gouverner. Tout dégénérait en tracasseries ; et un des principaux articles de sa mission était de les éclaircir. Tous les partis voulaient le gagner : il n’entra dans aucun ; et, s’attachant uniquement au succès des affaires, il ne regarda les intérêts particuliers que comme des intérêts particuliers ; il ne pensa ni a madame des Ursins, ni a Orry, ni à l’abbé d’Estrées, ni au goût de la reine, ni au penchant du roi ; il ne pensa qu’à la monarchie.

Le duc de Berwick eut ordre de travailler au renvoi de madame des Ursins. Le roi lui écrivit : « Dites au roi mon petit-fils qu’il me doit cette complaisance. Servez-vous de toutes les raisons que vous pourrez imaginer pour le persuader ; mais ne lui dites pas que je l’abandonnerai, car il ne le croirait jamais. » Le roi d’Espagne consentit au renvoi.

Cette année 1704 le duc de Berwick sauva l’Espagne, il empêcha l’armée portugaise d’aller à Madrid. Son armée était plus faible des deux tiers ; les ordres de la cour venaient coup sur coup de se retirer et de ne rien hasarder. Le duc de Berwick, qui vit l’Espagne perdue s’il obéissait, hasarda sans cesse et disputa tout. L’armée portugaise se retira ; M. le duc de Berwick en fit de même. A la fin de la campagne, le duc de Berwick reçut ordre de retourner en France. C’était une intrigue de cour 13  ; et il éprouva ce que tant d’autres avaient éprouvé avant lui, que de plaire à la cour est le plus grand service que l’on puisse rendre à la cour, sans quoi toutes les œuvres, pour me servir du langage des théologiens, ne sont que des œuvres mortes.

En 1705 le duc de Berwick fut envoyé commander en Languedoc : cette même année il fit le siége de Nice, et la prit.

En 1706 il fut fait maréchal de France, et fut envoyé en Espagne pour commander l’armée contre le Portugal. Le roi d’Espagne avait levé le siége de Barcelone, et avait été obligé de repasser par la France et de rentrer en Espagne par la Navarre.

J’ai dit qu’avant de quitter l’Espagne, la première fois qu’il y servit, il l’avait sauvée ; il la sauva encore cette fois-ci. Je passe rapidement sur les choses que l’histoire est chargée de raconter ; je dirai seulement que tout était perdu au commencement de la campagne, et que tout était sauvé à la fin. On peut voir, dans les lettres de madame de Maintenon à la princesse des Ursins, ce que l’on pensait pour lors dans les deux cours. On formait des souhaits, et on n’avait pas même d’espérances. M. le maréchal de Berwick voulait que la reine se retirât à son armée : des conseils timides l’en avaient empêchée. On voulait qu’elle se retirât à Pampelune : M. le maréchal de Berwick fit voir que, si l’on prenait ce parti, tout était perdu, parce que les Castillans se croiraient abandonnés. La reine se retira donc à Burgos avec les Conseils, et le roi arriva à la petite armée. Les Portugais vont à Madrid ; et le maréchal par sa sagesse, sans livrer une seule bataille, fit vider la Castille aux ennemis, et rencoigna leur armée dans le royaume de Valence et l’Aragon. Il les y conduisit marche par marche, comme un pasteur conduit des troupeaux. On peut dire que cette campagne fut plus glorieuse pour lui qu’aucune de celles qu’il a faites, parce que les avantages n’ayant point dépendu d’une bataille, sa capacité y parut tous les jours. Il fit plus de dix mille prisonniers ; et par cette campagne il prépara la seconde, plus célèbre encore par la bataille d’Almanza, la conquête du royaume de Valence, de l’Aragon, et la prise de Lérida.

Ce fut en cette année 1707 que le roi d’Espagne donna au maréchal de Berwick les villes de Liria et de Xerica, avec la grandesse de la première classe ; ce qui lui procura un établissement plus grand encore pour son fils du premier lit, par le mariage avec dona Catharina de Portugal, héritière de la maison de Veraguas, M. le maréchal lui céda tout ce qu’il avait en Espagne.

Dans le même temps Louis XIV lui donna le gouvernement du Limousin, de son propre et pur mouvement, sans qu’il le lui eût demandé.

Il faut que je parle de M. le duc d’Orléans ; et je le ferai avec d’autant plus de plaisir, que ce que je dirai ne peut servir qu’à combler de gloire l’un et l’autre.

M. le duc d’Orléans vint pour commander l’armée. Sa mauvaise destinée lui fit croire qu’il aurait le temps de passer par Madrid. M. le maréchal de Berwick lui envoya courrier sur courrier pour lui dire qu’il serait bientôt forcé à livrer la bataille ; M. le duc d’Orléans se mit en chemin, vola, et n’arriva pas. Il y eut assez de courtisans qui voulurent persuader à ce prince que le maréchal de Benvick avait été ravi de donner la bataille sans lui, et de lui en ravir la gloire ; mais M. le duc d’Orléans connaissait 14 qu’il avait une justice à rendre, et c’est une chose qu’il savoit très-bien faire ; il ne se plaignit que de son malheur.

M. le duc d’Orléans, désespéré, désolé de retourner sans avoir rien fait, propose le siége de Lérida. M. le maréchal de Benvick, qui n’en était point du tout d’avis, exposa à M. le duc d’Orléans ses raisons avec force ; il proposa même de consulter la cour. Le siége de Lérida fut résolu. Dès ce moment M. le duc de Berwick ne vit plus d’obstacles : il savait que, si la prudence est la première de toutes les vertus avant que d’entreprendre, elle n’est que la seconde après que l’on a entrepris. Peut-être que s’il eût lui-même résolu ce siége, il aurait moins craint de le lever 15 . M. le duc d’Orléans finit la campagne avec gloire. Et ce qui aurait infailliblement brouillé deux hommes communs ne fit qu’unir ces deux-ci ; et je me souviens d’avoir entendu dire au maréchal que l’origine de la faveur qu’il avait eue auprès de M. le duc d’Orléans était la campagne de 1707.

En 1708 M. le maréchal de Berwick, d’abord destiné à commander l’armée du Dauphiné, fut envoyé sur le Rhin pour commander sous l’électeur de Bavière. Il avait fait tomber un projet de M. de Chamillard, dont l’incapacité consistait surtout à ne point connaître son incapacité. Le prince Eugène ayant quitté l’Allemagne 16 pour aller en Flandre, M. le maréchal de Berwick l’y suivit. Après la perte de la bataille d’Oudenarde, les ennemis firent le siége de Lille ; et pour lors M. le maréchal de Berwick joignit son armée à celle de M. de Vendôme. Il fallut des miracles sans nombre pour nous faire perdre Lille. M. le duc de Vendôme était irrité contre M. le maréchal de Berwick, qui avait fait difficulté de servir sous lui. Depuis ce temps aucun avis de M. le maréchal de Berwick ne fut accepté par M. le duc de Vendôme ; et son âme, si grande d’ailleurs, ne conserva plus qu’un ressentiment vif de l’espèce d’affront qu’il croyait avoir reçu. M. le duc de Bourgogne et le roi, toujours partagés entre des propositions contradictoires, ne savaient prendre d’autre parti que de déférer au sentiment de M. de Vendôme. Il fallut que le roi envoyât à l’armée, pour concilier les généraux, un ministre qui n’avait point d’yeux : il fallut que cette maladie de la nature humaine, de ne pouvoir souffrir le bien lorsqu’il est fait par des gens que l’on n’aime pas, infestât pendant toute cette campagne le cœur et l’esprit de M. le duc de Vendôme : il fallut qu’un lieutenant-général eût assez de faveur à la cour pour pouvoir faire à l’armée deux sottises l’une après l’autre, qui seront mémorables dans tous les temps : sa défaite et sa capitulation ; il fallut que le siége de Bruxelles eût été rejeté d’abord, et qu’il eût été entrepris depuis ; que l’on résolût de garder en même temps l’Escaut et le canal, c’est-à-dire de ne garder rien. Enfin le procès entre ces deux grands hommes existe ; les lettres écrites par le roi, par M. le duc de Bourgogne, par M. le duc de Vendôme, par M. le duc de Berwick, par M. de Chamillard, existent aussi : on verra qui des deux manqua de sang-froid, et j’oserais peut-être même dire de raison. A Dieu ne plaise que je veuille mettre en question 17 les qualités éminentes de M. le duc de Vendôme ! Si M. le maréchal de Berwick revenait au monde, il en serait fâché 18 . Mais je dirai dans cette occasion ce qu’Homère dit de Glaucus : Jupiter ôta la prudence à Glaucus, et il changea un bouclier d’or contre un bouclier d’airain. Ce bouclier d’or, M. de Vendôme avant cette campagne l’avait toujours conservé, et il le retrouva depuis.

En 1709 M. le maréchal de Berwick fut envoyé pour couvrir les frontières de la Provence et du Dauphiné ; et quoique M. de Chamillard, qui affamait tout, eût été déplacé, il n’y avait ni argent, ni provisions de guerre et de bouche ; il fit si bien qu’il en trouva, Je me souviens de lui avoir ouï dire que, dans sa détresse, il enleva une voiture d’argent qui allait de Lyon au trésor royal ; et il disait à M. d’Angervilliers, qui était son intendant dans ce temps, que dans la règle ils auraient mérité tous deux qu’on leur fit leur procès. M. Desmarais cria : il répondit qu’il fallait faire subsister une armée qui avait le royaume à sauver

M. le maréchal de Berwick imagina un plan de défense tel, qu’il était impossible de pénétrer en France 19 de quelque côté que ce fût, parce qu’il faisait la corde, et que le duc de Savoie était obligé de faire l’arc. Je me souviens qu’étant en Piémont, les officiers qui avaient servi dans ce temps-là donnaient cette raison comme les ayant toujours empêchés de pénétrer en France : ils faisaient l’éloge du maréchal de Berwick, et je ne le savais pas.

M. le marchal de Berwick, par ce plan de défense, se trouva en état de n’avoir besoin que d’une petite armée, et d’envoyer au roi vingt bataillons 20  : c’était un grand présent dans ce temps-là.

Il y aurait bien de la sottise à moi de juger de sa capacité pour la guerre, c’est-à-dire pour une chose que je ne puis entendre. Cependant, s’il m’était permis de me hasarder, je dirais que, comme chaque grand homme, outre sa capacité générale, a encore un talent particulier dans lequel il excelle, et qui fait sa vertu distinctive ; je dirais que le talent particulier de M. le maréchal de Berwick était de faire une guerre défensive, de relever des choses désespérées, et de bien connaître toutes les ressources que l’on peut avoir dans les malheurs. Il fallait bien qu’il sentit ses forces à cet égard : je lui ai souvent entendu dire que la chose qu’il avait toute sa vie le plus souhaitée, c’était d’avoir une bonne place à défendre.

La paix fut signée à Utrecht en 1713. Le roi mourut le premier de septembre 1715 : M. le duc d’Orléans fut régent du royaume. M. le maréchal de Berwick fut envoyé commander en Guienne. Me permettra-t-on de dire que ce fut un grand bonheur pour moi, puisque c’est là que je l’ai connu ?

Les tracasseries du cardinal Alberoni firent naître la guerre que M. le maréchal de Berwick fit sur les frontières d’Espagne. Le ministère ayant changé par la mort de M. le duc d’Orléans, on lui ôta le commandement de Guienne. Il partagea son temps entre la cour, Paris et sa maison de Fitz-James. Cela me donnera lieu de parler de l’homme privé 21 , et de donner, le plus courtement que je pourrai, son caractère.

Il n’a guère obtenu de grâces sur lesquelles il n’ait été prévenu. Quand il s’agissait de ses intérêts, il fallait tout lui dire... Son air froid, un peu sec, et même quelquefois un peu sévère, faisait que quelquefois il aurait semblé un peu déplacé dans notre nation, si les grandes âmes et le mérite personnel avaient un pays.

Il ne savait jamais dire de ces choses qu’on appelle de jolies choses.

Il était surtout exempt de ces fautes sans nombre que commettent continuellement ceux qui s’aiment trop eux-mêmes.

Il prenait presque toujours son parti de lui-même : s’il n’avait pas trop bonne opinion de lui, il n’avait pas non plus de méfiance ; il se regardait, il se connaissait, avec le même bon sens qu’il voyait toutes les autres choses. Jamais personne n’a su mieux éviter les excès, ou, si j’ose me servir de ce terme, les piéges des vertus : par exemple, il aimait les ecclésiastiques ; il s’accommodait assez de la modestie de leur état ; il ne pouvait souffrir d’en être gouverné, surtout s’ils passaient dans la moindre chose la ligne de leurs devoirs : il exigeait plus d’eux qu’ils n’auraient exigé de lui.

Il était impossible de le voir et de ne pas aimer la vertu ; tant on voyait de tranquillité et de félicité dans son âme, surtout quand on la comparait aux passions qui agitaient ses semblables... J’ai vu de loin, dans les livres da Plutarque, ce qu’étaient les grands hommes ; j’ai vu en lui de plus près ce qu’ils sont. Je ne connais que sa vie privée : je n’ai point vu le héros, mais l’homme dont le héros est parti.

Il aimait ses amis : sa manière était de rendre des services sans vous rien dire ; c’était une main invisible qui vous servait.

Il avait un grand fonds de religion. Jamais homme n’a mieux suivi ces lois de l’Évangile qui coûtent le plus aux gens du monde ; enfm jamais homme n’a tant pratiqué la religion, et n’en a si peu parlé. Il ne disait jamais de mal de personne : aussi ne louait-il jamais les gens qu’il ne croyait pas dignes d’être loués. Il haïssait ces disputes qui, sous prétexte de la gloire de Dieu, ne sont que des disputes personnelles. Les malheurs du roi, son père, lui avaient appris qu’on s’expose à faire de grandes fautes lorsqu’on a trop de crédulité pour les gens même dont le caractère est le plus respectable.

Lorsqu’il fut nommé commandant en Guienne, la réputation de son sérieux nous effraya ; mais à peine y fut-il arrivé, qu’il y fut aimé de tout le monde ; et il n’y a pas de lieu où ses grandes qualités aient été plus admirées...

Personne n’a donné un plus grand exemple du mépris que l’on doit faire de l’argent. Il avait une modestie dans toutes ses dépenses qui aurait dû le rendre très à son aise, car il ne dépensait en aucune chose frivole : cependant il était toujours arriéré, parce que, malgré sa frugalité naturelle, il dépensait beaucoup. Dans ses commandements, toutes les familles anglaises ou irlandaises pauvres, qui avaient quelque relation avec quelqu’un de sa maison, avaient un espèce de droit de s’introduire chez lui ; et il est singulier que cet homme, qui savait mettre un si grand ordre dans son armée, qui avait tant de justesse dans ses projets, perdît tout cela quand il s’agissait de ses intérêts particuliers...

Il n’était point du nombre de ceux qui tantôt se plaignent des auteurs d’une disgrâce, tantôt cherchent à les flatter ; il allait à celui dont il avait sujet de se plaindre, lui disait les sentiments de son cœur, après quoi il ne disait rien...

Jamais rien n’a mieux représenté cet état où l’on sait que se trouva la France à la mort de M. de Turenne. Je me souviens du moment où cette nouvelle arriva : la consternation fut générale. Tous deux ils avaient laissé des desseins interrompus ; tous les deux une armée en péril ; tous les deux finirent d’une mort 22 qui intéresse plus que les morts communes : tous les deux avaient ce mérite modeste pour lequel on aime à s’attendrir, et que l’on aime à regretter.

Il laissa une femme tendre, qui a passé le reste de sa vie dans les regrets, et des enfants qui par leurs vertus font mieux que moi l’éloge de leur père.

M. le maréchal de Berwick a écrit ses mémoires ; et, à cet égard, ce que j’ai dit dans l’Esprit des Lois (liv. XXI, chapitre II) sur la relation d’Hannon 23 , je puis le redire ici : « C’est un beau morceau de l’antiquité que la relation d’Hannon : le même homme qui a exécuté a écrit. Il ne met aucune ostentation dans ses récits : les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu’ils sont plus glorieux de ce qu’ils ont fait que de ce qu’ils ont dit. »

Les grands hommes sont plus soumis que les autres à un examen rigoureux de leur conduite : chacun aime à les appeler devant son petit tribunal. Les soldats romains ne faisaient-ils pas de sanglantes railleries autour du char de la victoire ? Ils croyaient triompher même des triomphateurs. Mais c’est une belle chose pour le maréchal de Berwick, que les deux objections qu’on lui a faites ne soient uniquement fondées que sur son amour pour ses devoirs.

L’objection qu’on lui a faite de ce qu’il n’avait pas été de l’expédition d’Écosse en 1715, n’est fondée que sur ce qu’on veut toujours regarder le maréchal de Berwick comme un homme sans patrie, et qu’on ne veut pas se mettre dans l’esprit qu’il était Français. Devenu Français du consentement de ses premiers maîtres, il suivit les ordres de Louis XIV, et ensuite ceux du régent de France. Il fallut faire taire son cœur, et suivre les grands principes : il vit qu’il n’était plus à lui ; il vit qu’il n’était plus question de se déterminer sur ce qui était le bien convenable, mais sur ce qui était le bien nécessaire : il sut qu’il serait jugé, il méprisa les jugements injustes ; ni la faveur populaire, ni la manière de penser de ceux qui pensent peu, ne le déterminèrent.

Les anciens qui ont traité des devoirs ne trouvent pas que la grande difficulté soit de les connaître, mais de choisir entre deux devoirs. Il suivit le devoir le plus fort, comme le destin. Ce sont des matières qu’on ne traite jamais que lorsqu’on est obligé de les traiter, parce qu’il n’y a rien dans le monde de plus respectable qu’un prince malheureux. Dépouillons la question : elle consiste à savoir si le prince, même rétabli, aurait été en droit de le rappeler. Tout ce que l’on peut dire de plus fort, c’est que la patrie n’abandonne jamais ; mais cela même n’était pas le cas : il était proscrit par sa patrie lorsqu’il se fit naturaliser. Grotius, Puffendorf, toutes les voix par lesquelles l’Europe a parlé, décidaient la question, et lui déclaraient qu’il était Français et soumis aux lois de la France. La France avait mis pour lors la paix pour fondement de son système politique. Quelle contradiction, si un pair du royaume, un maréchal de France, un gouverneur de province, avait désobéi à la défense de sortir du royaume 24 , c’est-à-dire avait désobéi réellement pour paraître, aux yeux des Anglais seuls, n’avoir pas désobéi ! En effet, le maréchal de Berwick était, par ses dignités mêmes, dans des circonstances particulières ; et on ne pouvait guère distinguer sa présence en Écosse d’avec une déclaration de guerre avec l’Angleterre. La France jugeait qu’il n’était point de son intérêt que cette guerre se fît ; qu’il en résulterait une guerre qui embraserait toute l’Europe. Comment pouvait-il prendre sur lui le poids immense d’une démarche pareille ? On peut dire même que, s’il n’eût consulté que l’ambition, quelle plus grande ambition pouvait-il avoir que le rétablissement de la maison de Stuart sur le trône d’Angleterre ? On sait combien il aimait ses enfants. Quelles délices pour son cœur, s’il avait pu prévoir un troisième établissement en Angleterre !

S’il avait été consulté pour l’entreprise même dans les circonstances d’alors, il n’en aurait pas été d’avis ; il croyait que ces sortes d’entreprises étaient de la nature de toutes les autres, qui doivent être réglées par la prudence, et qu’en ce cas une entreprise manquée a deux sortes de mauvais succès : le malheur présent, et une plus grande difficulté pour entreprendre de réussir à l’avenir.

1 La première édition de cette ébauche a été publiée [publiés] en 1778 dans les Mémoires du Maréchal de Berwick, avec la note suivante :

« Lorsque le maréchal de Berwick alla à Bordeaux en 1716 pour commander en Guienne, il y connut Montesquieu. Quoique ce célèbre écrivain n’eut alors que vingt sept ans, et qu’il n’eut encore donné aucun de ses ouvrages, le maréchal sût discerner Montesquieu des autres hommes, et se lia avec lui d’une amitié solide qu’il conserva jusqu’à la mort. Sa famille hérita de ses sentiments pour le président. Pressée par ses amis de donner au public les mémoires du Maréchal, elle les communiqua à Montesquieu pour avoir son avis. Il pensa, après les avoir lus, qu’il fallait les donner tels qu’ils étaient, sans y rien changer, et tels qu’on les donne aujourd’hui (1778) ; il agréa même de se charger de l’édition ; mais malheureusement la mort l’enleva avant que d’avoir rien exécuté. M. de Secondat, ayant trouvé parmi les papiers de son illustre père une esquisse d’éloge historique du maréchal de Berwick, a eu l’honnêteté de la remettre à la famille. Ce n’est que le projet d’un discours, un pur brouillon raturé, parsemé de blancs qu’il comptait remplir. On le reconnaîtra cependant pour la production de l’esprit et du cœur de Montesquieu. » (Avertissement des Mémoires du Maréchal de Berwick, 1778.)

Ce brouillon existe ; il est dans le cabinet de M. Boutron à Paris. M. Vian a relevé les variantes du manuscrit et du texte imprimé, ct a eu la bonté de les mettre à ma disposition ; je donne en note les plus intéressantes.

2 VAR. Il naquit le 21 d’août 1670, il était fils du duc d’York, etc.

3 Le duc de Marlborough.

4 VAR. Pour y être élevé dans la religion catholique, et y faire ses études, etc.

5 VAR. Au printemps de l’année suivante.

6 VAR. C’est-à-dire maréchal de camp.

7 VAR. De sorte qu’à l’âge, etc.

8 VAR. La révolution d’Angleterre arriva en 1688.

9 VAR. Fut chargé à dix-huit ans des affaires, etc.

10 VAR. Le Roi, à qui milord Tirconnel avait conservé presque toute l’Irlande, s’embarqua sur une flotte à Brest, et arriva dans ce royaume le 17 mars 1689, et l’on fit une malheureuse guerre où la valeur ne manqua jamais et la prudence toujours ; où en deçà la mer et delà la mer on fit des fautes continuelles, où faute de secours on perdit des occasions, où par témérité on perdit ses avantages, où la tenacité perdit tout, où la politique fut toujours mal entendue, où l’on ne vit dans la guerre que la [le] difficulté de la faire, sans en sentir jamais les avantages (l’utilité,) et où enfin l’Irlande fut (se trouva) assommée plus que vaincue.

11 Depuis duc de Marlborough.

12 C’est-à-dire lui donna le titre de grand d’Espagne, qui permet de se couvrir devant le roi.

13 VAR. Et le roi d’Espagne avait écrit lui-même au roi son bisaieul.

14 VAR. M. le duc d’Orléans savait qu’il avait une justice à rendre.

15 VAR. S’il avait imaginé ce siège, peut-être eut-il moins craint de le lever.

16 VAR. Ayant quitté le Rhin, etc.

17 VAR. A Dieu ne plaise que je dise que M. de Vendôme manquait de prudence.

18 VAR. Il serait le premier à me dédire.

19 VAR. Tel qu’il fut impossible de pénétrer en France dans la longue ligne qu’il avait à défendre, etc.

20 VAR Vingt escadrons.

21 VAR. C’est là que nous allions voir l’homme privé.

22 VAR. Tous les deux une mort qui intéresse plus que les morts communes, tous les deux avec ce mérite modeste, etc.

23 VAR. Ce que j’ai dit ailleurs de la relation d’Hannon, etc.

24 VAR. De sortir du royaume, au serment qu’il en avait prêté, c’est-à-dire, etc.

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