TRAITÉ DES DEVOIRS.

RELATION DE CE QUI S’EST PASSÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES DE BORDEAUX, TENUE LE 1er MAI 1725 POUR LA DISTRIBUTION DES PRIX.

« Monsieur le Président de Montesquieu communique à l’assemblée les premiers chapitres d’un Traité général des Devoirs. Tout y respire l’honneur, la probité, l’humanité, l’amour de la patrie. On ne saurait inviter les hommes à la vertu d’une manière plus touchante, ce qui fait souhaiter de voir paraître au plus tôt cet ouvrage. »

LETTRE AUX AUTEURS DU JOURNAL DE MARS.

MESSIEURS,

Le public qui s’attend à une relation complète de ce qui s’est passé dans l’assemblée publique de l’Académie de Bordeaux, verrait sans doute avec regret que l’on n’a fait qu’y annoncer l’ouvrage de M. le Président de Montesquieu sur les Devoirs de l’Homme. C’est pour suppléer à cette omission que je vous envoie l’extrait de sa dissertation.

L’auteur fait sentir, dans l’avant-propos, combien il est plus difficile à un philosophe chrétien de traiter des devoirs, qu’à un philosophe payen. Il dit qu’il est utile que la Morale soit traitée en même temps par les chrétiens et par les philosophes, afin que les esprits attentifs voyent, dans le rapport de ce que les uns et les autres enseignent, combien peu de chemin il y a à faire pour aller de la philosophie au christianisme.

Le premier chapitre est sur les Devoirs en général. Dieu en est l’objet universel, dans le sens qu’il doit remplir tous nos désirs et occuper toutes nos pensées : il en est encore l’objet particulier dans le sens que nous lui devons un culte. « Ceux qui ont dit, ajoute l’auteur qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité ; car quelle plus grande absurdité qu’une fatalité aveugle qui produit des êtres qui ne le sont pas 1  ?

« Si Dieu est plus puissant que nous, il faut le craindre ; s’il est un Être bienfaisant, il faut l’aimer ; et comme il ne s’est pas rendu visible, l’aimer c’est le servir avec cette satisfaction intérieure que l’on sent lorsque l’on donne à quelqu’un des marques de sa reconnaissance. Enfin, continue l’auteur nos devoirs envers Dieu sont d’autant plus indispensables qu’ils ne sont pas réciproques, comme ceux que les hommes se rendent, car nous devons tout à Dieu et Dieu ne nous doit rien. »

Le chapitre III traite de nos Devoirs envers les hommes. Ces devoirs sont de deux espèces, selon l’auteur. Ceux qui se rapportent plus aux autres hommes qu’à nous, et ceux qui se rapportent plus à nous qu’aux autres hommes. Il met parmi les devoirs de la première espèce tous ceux qui tirent leur origine de la Justice.

L’auteur dans les chapitres IV et V, fait voir que la Justice n’est pas dépendante des lois humaines, qu’elle est fondée sur l’existence et la sociabilité des êtres raisonnables, et non pas sur des dispositions ou volontés particulières de ces êtres.

Cette question conduit l’auteur à la réfutation des principes d’Hobbes sur la Morale. Il parcourt ensuite les principales sectes de philosophie qui ont voulu former ou régler l’homme, et il préfère à toutes celle des stoïciens. « Si je pouvais un moment, dit l’auteur, cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrais m’empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain ; elle n’outrait que les choses dans lesquelles il n’y a que de la grandeur : le mépris des plaisirs et de la douleur. »

Après plusieurs traits vifs sur les grands hommes qui ont suivi la secte de Zénon, l’auteur finit en disant que « les Stoïciens, nés pour la société, croyaient tous que leur destin était de travailler pour elle ; d’autant moins à charge que les récompenses étaient toutes dans eux-mêmes, et qu’heureux par leur philosophie seule, il semblait qu’ils crussent que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur 2 . »

L’auteur, en considérant toujours la Justice qu’il regarde comme le fondement de la Société, parle de l’habitude de cette vertu et des moyens de l’acquérir au plus haut degré. « La plupart des vertus, ajoute-t-il ensuite, ne sont que des rapports particuliers, mais la Justice est un rapport général ; elle concerne l’homme en lui-même ; elle le concerne par rapport à tous les hommes.  »

L’auteur tire de ce principe cette maxime générale, que « tous les devoirs particuliers cessent lorsqu’on ne peut pas les remplir sans choquer les devoirs de l’homme. Doit-on penser, par exemple, au bien de la Patrie lorsqu’il est question de celui du genre humain ? Non ; le devoir du citoyen est un crime lorsqu’il fait oublier le devoir de l’homme. L’impossibilité de ranger l’univers sous une même société a rendu les hommes étrangers à des hommes, mais cet arrangement n’a point prescrit contre les premiers devoirs, et l’homme, partout raisonnable, n’est ni Romain ni Barbare. »

L’auteur a choisi ensuite quelques faits historiques et surtout la conquête des Indes, faite par les Espaguols, pour faire voir des exemples de la violation des devoirs de l’homme 3 .

L’auteur, dans le chapitre XII, montre que nous devons à la religion chrétienne de nous avoir donné de l’équité pour tous les hommes.

Comme rien ne choque plus la Justice que ce que l’on appelle ordinairement la Politique, cette science de ruse et d’artifice, l’auteur, dans le chapitre XIII, la décrit d’une façon plus utile que s’il en prouvait l’injustice ; il en montre l’inutilité par la raison. La plupart des effets, selon lui, arrivent par des voies si singulières, et dépendent de causes si imperceptibles ou si éloignées qu’on ne peut les prévoir. La politique, par conséquent, n’a pas lieu à l’égard de cette espèce d’événements. Elle est inutile encore sur les événements prévus, parce que toute révolution prévue n’arrive presque jamais.

L’auteur parcourt ensuite les plus grands événements de l’histoire. Il prouve qu’ils n’ont pu être préparés ni évités. « Qui aurait dit par exemple aux huguenots qui venaient avec une armée conduire Henri IV sur le trône, que leur secte serait abattue par son fils et anéantie par son petit-fils ? Leur ruine totale était liée à des accidents qu’ils ne pouvaient pas prévoir. Ce qui fait, dit l’auteur, que la politique a si peu de succès, c’est que ses sectateurs ne connaissent jamais les hommes ; comme ils ont des vues fines et adroites, ils croient que tous les hommes les ont de même ; mais il s’en faut bien que tous les hommes soient fins ; ils agissent, au contraire, presque toujours par caprice ou par passion, ou agissent seulement pour agir et pour qu’on ne dise pas qu’ils ne font rien. Mais ce qui ruine les plus grands politiques c’est que la réputation qu’ils ont d’exceller dans leur art dégoûte presque tout le monde de traiter avec eux et qu’ils se trouvent par là privés de tous les avantages des conventions. »

L’auteur rapporte ensuite l’exemple de plusieurs princes qui ont réussi dans leurs desseins sans finesse et par les voies les plus simples.

L’ouvrage de M. le Président de Montesquieu a passé si rapidement dans nos mains qu’il ne m’a pas été possible d’en faire un extrait plus étendu. Je prévois que le public ne se payera point de cette excuse et qu’il regrettera encore plus ce que j’ai omis qu’il ne me saura gré de ce que je lui donne ; c’est précisément ce que j’ai éprouvé moi-même. Cet ouvrage est rempli d’un si grand nombre de traits vifs et sensés, qu’il m’a paru que je n’avais point de choix à faire, et que c’était une espèce de devoir pour moi de tout copier 4 .

Je suis, Messieurs, etc.
A Bordeaux, 7 juillet 1725.

1 Reproduit dans l’Esprit des Lois, livre I, chapitre I.

2 Esprit des Lois, livre XXIV, chapitre X.

3 Esprit des Lois, livre X, chapitre IV.

4 Bibliothèque française ou Histoire littéraire de la France, t. VI, mars, 1726, p. 238-243, in-12. Amsterdam, chez Jean-Frédéric Bernard.

M. Despois a le premier appelé l’attention sur ce morceau et sur le suivant. Revue politique et littéraire, numéro du 14 novembre 1874.

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