Analyse de l’Esprit des lois

PAR D’ALEMBERT 1

POUR SERVIR DE SUITE A L’ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

La plupart des gens de lettres qui ont parlé de l’Esprit des Lois s’étant plus attachés à le critiquer qu’à en donner une idée juste, nous allons tâcher de suppléer à ce qu’ils auraient dû faire, et d’en développer le plan, le caractère et l’objet. Ceux qui en trouveront l’analyse trop longue jugeront peut-être, après l’avoir lue, qu’il n’y avait que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l’auteur. On doit se souvenir d’ailleurs que l’histoire des écrivains célèbres n’est que celle de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.

Les hommes, dans l’état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connaissant, dans les différends qu’ils peuvent avoir, d’autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l’établissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste ; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l’équilibre moral comme du physique : il est rare qu’il soit parfait et durable ; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L’intérêt, le besoin et le plaisir ont rapproché les hommes ; mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges ; et c’est en ce sens qu’on peut dire, avec l’auteur, que les hommes, dès qu’ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l’égalité de force, au moins l’opinion de cette égalité ; d’où naît le désir et l’espoir mutuel de se vaincre. Or, dans l’état de société, si la balance n’est jamais parfaite entre les hommes, elle n’est pas non plus trop inégale : au contraire, ou ils n’auraient rien à se disputer dans l’état de nature, ou, si la nécessité les y obligeait, on ne verrait que la faiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois, s’embrassant d’un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant de l’autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups ; mais l’étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d’États, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n’aurait fait du genre humain qu’un corps exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les différents États sont autant de corps agiles et robustes qui, en se donnant la main les uns aux autres, n’en forment qu’un, et dont l’action réciproque entretient partout le mouvement et la vie.

On peut distinguer trois sortes de gouvernements : le républicain, le monarchique, le despotique. Dans le républicain, le peuple en corps a la souveraine puissance. Dans le monarchique, un seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le despotique, on ne connait d’autre loi que la volonté du maître, ou plutôt du tyran. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait dans l’univers que ces trois espèces d’États ; ce n’est pas à dire même qu’il y ait des États qui appartiennent uniquement et rigoureusement à quelqu’une de ces formes ; la plupart sont, pour ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la monarchie incline au despotisme ; là, le gouvernement monarchique est combiné avec le républicain ; ailleurs, ce n’est pas le peuple entier, c’est seulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la division précédente n’en est pas moins exacte et moins juste. Les trois espèces de gouvernements qu’elle renferme sont tellement distinguées qu’elles n’ont proprement rien de commun ; et d’ailleurs tous les États que nous connaissons participent de l’une ou de l’autre. Il était donc nécessaire de former de ces trois espèces des classes particulières, et de s’appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. Il sera facile ensuite de modifier ces lois dans l’application à quelque gouvernement que ce soit, selon qu’il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.

Dans les divers États, les lois doivent être relatives à leur nature, c’est-à-dire à ce qui les constitue ; et à leur principe, c’est-à-dire à ce qui les soutient et les fait agir ; distinction importante, la clef d’une infinité de lois, et dont l’auteur tire bien des conséquences.

Les principales lois relatives à la nature de la démocratie sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque, à d’autres, le sujet ; qu’il élise et juge ses magistrats ; et que les magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de la monarchie demande qu’il y ait entre le monarque et le peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs intermédiaires, et un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran exerce son autorité, ou par lui seul, ou par un seul qui le représente.

Quant au principe des trois gouvernements, celui de la démocratie est l’amour de la république, c’est-à-dire de l’égalité. Dans les monarchies, où un seul est le dispensateur des distinctions et des récompenses, et où l’on s’accoutume à confondre l’État avec ce seul homme, le principe est l’honneur, c’est-à-dire l’ambition et l’amour de l’estime. Sous le despotisme enfin, c’est la crainte. Plus ces principes sont en vigueur, plus le gouvernement est stable ; plus ils s’altèrent et se corrompent, plus il incline à sa destruction. Quand l’auteur parle de l’égalité dans les démocraties, il n’entend pas une égalité extrême, absolue, et par conséquent chimérique ; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les citoyens également soumis aux lois, et également intéressés à les observer.

Dans chaque gouvernement les lois de l’éducation doivent être relatives au principe. On entend ici par éducation celle qu’on reçoit en entrant dans le monde, et non celle des parents et des maîtres, qui souvent y est contraire, surtout dans certains États. Dans les monarchies, l’éducation doit avoir pour objet l’urbanité et les égards réciproques : dans les États despotiques, la terreur et l’avilissement des esprits : dans les républiques, on a besoin de toute la puissance de l’éducation ; elle doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le renoncement à soi-même, d’où naît l’amour de la patrie.

Les lois que le législateur donne doivent être conformes au principe de chaque gouvernement : dans la république, entretenir l’égalité et la frugalité ; dans la monarchie, soutenir la noblesse sans écraser le peuple ; sous le gouvernement despotique, tenir également tous les États dans le silence. On ne doit point accuser M. de Montesquieu d’avoir ici tracé aux souverains les principes du pouvoir arbitraire, dont le nom seul est odieux aux princes justes, et à plus forte raison au citoyen sage et vertueux. C’est travailler à l’anéantir que de montrer ce qu’il faut faire pour le conserver. La perfection de ce gouvernement en est la ruine ; et le code exact de la tyrannie, tel que l’auteur le donne, est en même temps la satire et le fléau le plus redoutable des tyrans. A l’égard des autres gouvernements, ils ont chacun leurs avantages : le républicain est plus propre aux petits États ; le monarchique aux grands ; le républicain plus sujet aux excès, le monarchique aux abus ; le républicain apporte plus de maturité dans l’exécution des lois, le monarchique plus de promptitude.

La différence des principes des trois gouvernements doit en produire dans le nombre et l’objet des lois, dans la forme des jugements et la nature des peines. La constitution des monarchies étant invariable et fondamentale, exige plus de lois civiles et de tribunaux, afin que la justice soit rendue d’une manière plus uniforme et moins arbitraire. Dans les États modérés, soit monarchies, soit républiques, on ne saurait apporter trop de formalités aux lois criminelles. Les peines doivent non-seulement être en proportion avec le crime, mais encore les plus douces qu’il est possible, surtout dans la démocratie : l’opinion attachée aux peines fera souvent plus d’effet que leur grandeur même. Dans les républiques, il faut juger selon la loi, parce qu’aucun particulier n’est le maître de l’altérer. Dans les monarchies, la clémence du souverain peut quelquefois l’adoucir ; mais les crimes ne doivent jamais y être jugés que par les magistrats expressément chargés d’en connaître. Enfin, c’est principalement dans les démocraties que les lois doivent être sévères contre le luxe, le relâchement des mœurs et la séduction des femmes. Leur douceur et leur faiblesse même les rendent assez propres à gouverner dans les monarchies ; et l’histoire prouve que souvent elles ont porté la couronne avec gloire.

M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru chaque gouvernement en particulier, les examine ensuite dans le rapport qu’ils peuvent avoir les uns aux autres, mais seulement sous le point de vue le plus général, c’est-à-dire sous celui qui est uniquement relatif à leur nature et à leur principe. Envisagés de cette manière, les États ne peuvent avoir d’autres rapports que celui de se défendre ou d’attaquer. Les républiques devant, par leur nature, renfermer un petit État, elles ne peuvent se défendre sans alliance ; mais c’est avec des républiques qu’elles doivent s’allier. La force défensive de la monarchie consiste principalement à avoir des frontières hors d’insulte. Les États ont, comme les hommes, le droit d’attaquer pour leur propre conservation : du droit de la guerre dérive celui de conquête ; droit nécessaire, légitime et malheureux, « qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine », et dont la loi générale est de faire aux vaincus le moins de mal qu’il est possible. Les républiques peuvent moins conquérir que les monarchies : des conquêtes immenses supposent le despotisme, ou l’assurent. Un des grands principes de l’esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu’il est possible, la condition du peuple conquis : c’est satisfaire tout à la fois la loi naturelle et la maxime d’État. Rien n’est plus beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois, par lequel il leur défendit d’immoler à l’avenir leurs propres enfants. Les Espagnols, eu conquérant le Pérou, auraient dû obliger de même les habitants à ne plus immoler des hommes à leurs dieux ; mais ils crurent plus avantageux d’immoler ces peuples mêmes. Ils n’eurent plus pour conquête qu’un vaste désert ; ils furent forcés à dépeupler leur pays, s’affaiblirent pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter ses mœurs, ou même ses coutumes, qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr de conserver une conquête, c’est de mettre, s’il est possible, le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui accorder les mêmes droits et les mêmes privilèges : c’est ainsi qu’en ont souvent usé les Romains ; c’est ainsi surtout qu’en usa César à l’égard des Gaulois.

Jusqu’ici, en considérant chaque gouvernement tant en lui-même que dans son rapport aux autres, nous n’avons eu égard ni à ce qui doit leur être commun, ni aux circonstances particulières, tirées ou de la nature du pays, ou du génie des peuples : c’est ce qu’il faut maintenant développer.

La loi commune de tous les gouvernements, du moins des gouvernements modérés, et par conséquent justes, est la liberté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté n’est point la licence absurde de faire tout ce qu’on veut, mais le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut être envisagée, ou dans son rapport à la constitution, ou dans son rapport au citoyen.

Il y a dans la constitution de chaque État deux sortes de pouvoirs : la puissance législative et l’exécutrice ; et cette dernière a deux objets : l’intérieur de l’État et le dehors. C’est de la distribution légitime et de la répartition convenable de ces différentes espèces de pouvoirs que dépend la plus grande perfection de la liberté politique par rapport à la constitution. M. de Montesquieu en apporte pour preuve la constitution de la république romaine et celle de l’Angleterre. Il trouve le principe de celle-ci dans cette loi fondamentale du gouvernement des anciens Germains, que les affaires peu importantes y étaient décidées par les chefs, et que les grandes étaient portées au tribunal de la nation, après avoir auparavant été agitées par les chefs. M. de Montesquieu n’examine point si les Anglais jouissent ou non de cette extrême liberté politique que leur constitution leur donne ; il lui suffit qu’elle soit établie par leurs lois. Il est encore plus éloigné de vouloir faire la satire des autres États : il croit au contraire que l’excès, même dans le bien, n’est pas toujours désirable ; que la liberté extrême a ses inconvénients comme l’extrême servitude ; et qu’en général la nature humaine s’accommode mieux d’un État moyen.

La liberté politique, considérée par rapport au citoyen, consiste dans la sûreté où il est, à l’abri des lois ; ou du moins dans l’opinion de cette sûreté, qui fait qu’un citoyen n’en craint point un autre. C’est principalement par la nature et la proportion des peines que cette liberté s’établit ou se détruit. Les crimes contre la religion doivent être punis par la privation des biens que la religion procure ; les crimes contre les mœurs, par la honte ; les crimes contre la tranquillité publique, par la prison ou l’exil ; les crimes contre la sûreté, par les supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions ; jamais les simples pensées ne doivent l’être. Accusations non juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces ressources de la tyrannie, également honteuses à ceux qui en sont l’instrument et à ceux qui s’en servent, doivent être proscrites dans un bon gouvernement monarchique. Il n’est permis d’accuser qu’en face de la loi, qui punit toujours ou l’accusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire avec l’empereur Constance : « Nous ne saurions soupçonner celui à qui il a manqué un accusateur, lorsqu’il ne lui manquait pas un ennemi.» C’est une très-bonne institution que celle d’une partie publique qui se charge, au nom de l’État, de poursuivre les crimes, et qui ait toute l’utilité des délateurs sans en avoir les vils intérêts, les inconvénients et l’infamie.

La grandeur des impôts doit être en proportion directe avec la liberté. Ainsi, dans les démocraties, ils peuvent être plus grands qu’ailleurs, sans être onéreux, parce que chaque citoyen les regarde comme un tribut qu’il se paie à lui-même, et qui assure la tranquillité et le sort de chaque membre. De plus, dans un État démocratique, l’emploi infidèle des deniers publics est plus difficile, parce qu’il est plus aisé de le connaître et de le punir ; le dépositaire en devant compte, pour ainsi dire, au premier citoyen qui l’exige.

Dans quelque gouvernement que ce soit, l’espèce de tributs la moins onéreuse est celle qui est établie sur les marchandises, parce que le citoyen paie sans s’en apercevoir. La quantité excessive de troupes, en temps de paix, n’est qu’un prétexte pour charger le peuple d’impôts, un moyen d’énerver l’État, et un instrument de servitude. La régie des tributs, qui en fait rentrer le produit en entier dans le fisc public, est, sans comparaison, moins à charge au peuple, et par conséquent plus avantageuse, lorsqu’elle peut avoir lieu, que la ferme de ces mêmes tributs, qui laisse toujours entre les mains de quelques particuliers une partie des revenus de l’État. Tout est perdu surtout (ce sont ici les termes de l’auteur) lorsque la profession de traitant devient honorable ; et elle le devient dès que le luxe est en vigueur. Laisser quelques hommes se nourrir de la substance publique pour les dépouiller à leur tour, comme on l’a autrefois pratiqué dans certains États, c’est réparer une injustice par une autre, et faire deux maux au lieu d’un.

Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, aux circonstances particulières indépendantes de la nature du gouvernement, et qui doivent en modifier les lois. Les circonstances qui viennent de la nature du pays sont de deux sortes : les unes ont rapport au climat, les autres au terrain. Personne ne doute que le climat n’influe sur la disposition habituelle des corps, et par conséquent sur les caractères ; c’est pourquoi les lois doivent se conformer au physique du climat dans les choses indifférentes, et au contraire le combattre dans les effets vicieux. Ainsi, dans les pays où l’usage du vin est nuisible, c’est une très-bonne loi que celle qui l’interdit ; dans lee pays où la chaleur du climat porte à la paresse, c’est une très-bonne loi que celle qui encourage au travail. Le gouvernement peut donc corriger les effets du climat ; et cela suffit pour mettre l’Esprit des Lois à couvert du reproche très-injuste qu’on lui a fait d’attribuer tout au froid et à la chaleur ; car, outre que la chaleur et le froid ne sont pas la seule chose par laquelle les climats soient distingués, il serait aussi absurde de nier certains effets du climat que de vouloir lui attribuer tout.

L’usage des esclaves, établi dans les pays chauds de l’Asie et de l’Amérique, et réprouvé dans les climats tempérés de l’Europe, donne sujet à l’auteur de traiter de l’esclavage civil. Les hommes n’ayant pas plus de droit sur la liberté que sur la vie les uns des autres, il s’ensuit que l’esclavage, généralement parlant, est contre la loi naturelle. En effet, le droit d’esclavage ne peut venir ni de la guerre, puisqu’il ne pourrait être alors fondé que sur le rachat de la vie, et qu’il n’y a plus de droit sur la vie de ceux qui n’attaquent plus ; ni de la vente qu’un homme fait de lui-même à un autre, puisque tout citoyen, étant redevable de sa vie à l’État, lui est, à plus forte raison, redevable de sa liberté, et par conséquent n’est pas le maître de la vendre. D’ailleurs quel serait le prix de cette vente ? Ce ne peut être l’argent donné au vendeur, puisqu’au moment qu’on se rend esclave toutes les possessions appartiennent au maître : or une vente sans prix est aussi chimérique qu’un contrat sans condition. Il n’y a peut-être jamais eu qu’une loi juste en faveur de l’esclavage : c’était la loi romaine qui rendait le débiteur esclave du créancier ; encore cette loi, pour être équitable, devait borner la servitude quant au degré et quant au temps. L’esclavage peut tout au plus être toléré dans les États despotiques, où les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir pour leur propre utilité les esclaves de ceux qui tyrannisent l’État ; ou bien dans les climats dont la chaleur énerve si fort le corps et affaiblit tellement le courage, que les hommes n’y sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment.

A côté de l’esclavage civil on peut placer la servitude domestique, c’est-à-dire celle où les femmes sont dans certains climats. Elle peut avoir lieu dans ces contrées de l’Asie où elles sont en état d’habiter avec les hommes avant que de pouvoir faire usage de leur raison ; nubiles par la loi du climat, enfants par celle de la nature. Cette sujétion devient encore plus nécessaire dans les pays où la polygamie est établie ; usage que M. de Montesquieu ne prétend pas justifier dans ce qu’il a de contraire à la religion, mais qui, dans les lieux où il est reçu (et à ne parler que politiquement), peut être fondé jusqu’à un certain point, ou sur la nature du pays, ou sur le rapport du nombre des femmes au nombre des hommes. M. de Montesquieu parle à cette occasion de la répudiation et du divorce ; et il établit sur de bonnes raisons que la répudiation, une fois admise, devrait être permise aux femmes comme aux hommes.

Si le climat a tant d’influence sur la servitude domestique et civile, il n’en a pas moins sur la servitude politique ; c’est-à-dire sur celle qui soumet un peuple à un autre. Les peuples du nord sont plus forts et plus courageux que ceux du midi : ceux-ci doivent donc en général être subjugués, ceux-là conquérants ; ceux-ci esclaves, ceux-là libres. C’est aussi ce que l’histoire confirme : l’Asie a été conquise onze fois par les peuples du nord ; l’Europe a souffert beaucoup moins de révolutions.

A l’égard des lois relatives à la nature du terrain, il est clair que la démocratie convient mieux que la monarchie aux pays stériles, où la terre a besoin de toute l’industrie des hommes. La liberté d’ailleurs est, en ce cas, une espèce de dédommagement de la dureté du travail. Il faut plus de lois pour un peuple agriculteur que pour un peuple qui nourrit des troupeaux, pour celui-ci que pour un peuple chasseur, pour un peuple qui fait usage de la monnaie que pour celui qui l’ignore.

Enfin, on doit avoir égard au génie particulier de la nation. La vanité, qui grossit les objets, est un bon ressort pour le gouvernement ; l’orgueil, qui les déprise, est un ressort dangereux. Le législateur doit respecter, jusqu’à un certain point, les préjugés, les passions, les abus. Il doit imiter Solon, qui avait donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent avoir : le caractère de ces peuples demandait des lois plus faciles ; le caractère dur des Lacédémoniens, des lois plus sévères. Les lois sont un mauvais moyen pour changer les manières et les usages ; c’est par les récompenses et l’exemple qu’il faut tâcher d’y parvenir. Il est pourtant vrai en même temps que les lois d’un peuple, quand on n’affecte pas d’y choquer grossièrement et directement ses mœurs, doivent influer insensiblement sur elles, soit pour les affermir, soit pour les changer.

Après avoir approfondi de cette manière la nature et l’esprit des lois par rapport aux différentes espèces de pays et de peuples, l’auteur revient de nouveau à considérer les États les uns par rapport aux autres. D’abord en les comparant entre eux d’une manière générale, il n’avait pu les envisager que par rapport au mal qu’ils peuvent se faire ; ici il les envisage par rapport aux secours mutuels qu’ils peuvent se donner ; or ces secours sont principalement fondés sur le commerce. Si l’esprit de commerce produit naturellement un esprit d’intérêt opposé à la sublimité des vertus morales, il rend aussi un peuple naturellement juste, et en éloigne l’oisiveté et le brigandage. Les nations libres qui vivent sous des gouvernements modérés doivent s’y livrer plus que les nations esclaves. Jamais une nation ne doit exclure de son commerce une autre nation sans de grandes raisons. Au reste, la liberté en ce genre n’est pas une faculté absolue accordée aux négociants de faire ce qu’ils veulent ; faculté qui leur serait souvent préjudiciable : elle consiste à ne gêner les négociants qu’en faveur du commerce. Dans la monarchie, la noblesse ne doit point s’y adonner, encore moins le prince. Enfin il est des nations auxquelles le commerce est désavantageux : ce ne sont pas celles qui n’ont besoin de rien, mais celles qui ont besoin de tout : paradoxe que l’auteur rend sensible par l’exemple de la Pologne, qui manque de tout, excepté du bled, et qui, par le commerce qu’elle en fait, prive les paysans de leur nourriture pour satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Montesquieu, à l’occasion des lois que le commerce exige, fait l’histoire de ses différentes révolutions ; et cette partie de son livre n’est ni la moins intéressante, ni la moins curieuse. Il compare l’appauvrissement de l’Espagne par la découverte de l’Amérique au sort de ce prince imbécile de la fable, prêt à mourir de faim pour avoir demandé aux dieux que tout ce qu’il toucherait se convertît en or. L’usage de la monnaie étant une partie considérable de l’objet du commerce, et son principal instrument, il a cru devoir, en conséquence, traiter des opérations sur la monnaie, du change, du paiement des dettes publiques, du prêt à intérêt, dont il fixe les lois et les limites, et qu’il ne confond nullement avec les excès si justement condamnés de l’usure.

La population et le nombre des habitants ont avec le commerce un rapport immédiat ; et les mariages ayant pour objet la population, M. de Montesquieu approfondit ici cette importante matière. Ce qui favorise le plus la propagation est la continence publique ; l’expérience prouve que les conjonctions illicites y contribuent peu, et même y nuisent. On a établi avec justice pour les mariages le consentement des pères : cependant on y doit mettre des restrictions ; car la loi doit en général favoriser les mariages. La loi qui défend le mariage des mères avec les fils est (indépendamment des préceptes de la religion) une très-bonne loi civile ; car, sans parler de plusieurs autres raisons, les contractants étant d’âge très-différent, ces sortes de mariages peuvent rarement avoir la propagation pour objet. La loi qui défend le mariage du père avec la fille est fondée sur les mêmes motifs : cependant (à ne parler que civilement) elle n’est pas si indispensablement nécessaire que l’autre à l’objet de la population, puisque la vertu d’engendrer finit beaucoup plus tard dans les hommes : aussi l’usage contraire a-t-il eu lieu chez certains peuples que la lumière du christianisme n’a point éclairés. Comme la nature porte d’elle-même au mariage, c’est un mauvais gouvernement que celui où on aura besoin d’y encourager. La liberté, la sûreté, la modération des impôts, la proscription du luxe, sont les vrais principes et les vrais soutiens de la population ; cependant on peut avec succès faire des lois pour encourager les mariages, quand, malgré la corruption, il reste encore des ressorts dans le peuple qui l’attachent à sa patrie. Rien n’est plus beau que les lois d’Auguste pour favoriser la propagation de l’espèce. Par malheur il fit ses lois dans la décadence, ou plutôt dans la chute de la république ; et les citoyens découragés devaient prévoir qu’ils ne mettraient plus au monde que des esclaves : aussi l’exécution de ces lois fut-elle bien faible durant tout le temps des empereurs païens. Constantin enfin les abolit en se faisant chrétien ; comme si le christianisme avait pour but de dépeupler la société, en conseillant à un petit nombre la perfection du célibat !

L’établissement des hôpitaux, selon l’esprit dans lequel il est fait, peut nuire à la population, ou la favoriser. Il peut et il doit même y avoir des hôpitaux dans un État dont la plupart des citoyens n’ont que leur industrie pour ressource, parce que cette industrie peut quelquefois être malheureuse ; mais les secours que ces hôpitaux donnent ne doivent être que passagers, pour ne point encourager la mendicité et la fainéantise. Il faut commencer par rendre le peuple riche, et bâtir ensuite des hôpitaux pour les besoins imprévus et pressants. Malheureux les pays où la multitude des hôpitaux et des monastères, qui ne sont que des hôpitaux perpétuels, fait que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent !

M. de Montesquieu n’a encore parlé que des lois humaines. Il passe maintenant à celles de la religion qui, dans presque tous les États, font un objet si essentiel du gouvernement. Partout il fait l’éloge du christianisme, il en montre les avantages et la grandeur ; il cherche à le faire aimer ; il soutient qu’il n’est pas impossible, comme Bayle l’a prétendu, qu’une société de parfaits chrétiens forme un État subsistant et durable ; mais il s’est cru permis aussi d’examiner ce que les différentes religions (humainement parlant) peuvent avoir de conforme ou de contraire au génie et à la situation des peuples qui les professent. C’est dans ce point de vue qu’il faut lire tout ce qu’il a écrit sur cette matière, et qui a été l’objet de tant de déclamations injustes. Il est surprenant surtout que, dans un siècle qui en appelle tant d’autres barbares, on lui ait fait un crime de ce qu’il dit de la tolérance : comme si c’était approuver une religion que de la tolérer ; comme si enfin l’Évangile même ne proscrivait pas tout autre moyen de le répandre que la douceur et la persuasion. Ceux en qui la superstition n’a pas éteint tout sentiment de compassion et de justice ne pourront lire sans être attendris la remontrance aux inquisiteurs, ce tribunal odieux qui outrage la religion en paraissant la venger.

Enfin, après avoir traité en particulier des différentes espèces de lois que les hommes peuvent avoir, il ne reste plus qu’à les comparer toutes ensemble, et à les examiner dans leur rapport avec les choses sur lesquelles elles statuent. Les hommes sont gouvernés par différentes espèces de lois : par le droit naturel, commun à chaque individu ; par le droit divin, qui est celui de la religion ; par le droit ecclésiastique, qui est celui de la police de la religion ; par le droit civil, qui est celui des membres d’une même société ; par le droit politique, qui est celui du gouvernement de cette société ; par le droit des gens, qui est celui des sociétés les unes par rapport aux autres. Ces droits ont chacun leurs objets distingués, qu’il faut bien se garder de confondre. On ne doit jamais régler par l’un ce qui appartient à l’autre, pour ne point mettre de désordre ni d’injustice dans les principes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin que les principes qui prescrivent le genre des lois, et qui en circonscrivent l’objet, régnent aussi dans la manière de les composer. L’esprit de modération doit, autant qu’il est possible, en dicter toutes les dispositions. Des lois bien faites seront conformes à l’esprit du législateur, même en paraissant s’y opposer. Telle était la fameuse loi de Solon par laquelle tous ceux qui ne prenaient point de part dans les séditions étaient déclarés infâmes. Elle prévenait les séditions, ou les rendait utiles, en forçant tous les membres de la république à s’occuper de ses vrais intérêts. L’ostracisme même était une très-bonne loi ; car, d’un côté, elle était honorable au citoyen qui en était l’objet, et prévenait, de l’autre, les effets de l’ambition : il fallait d’ailleurs un très-grand nombre de suffrages, et on ne pouvait bannir que tous les cinq ans. Souvent les lois qui paraissent les mêmes n’ont ni le même motif, ni le même effet, ni la même équité ; la forme du gouvernement, les conjonctures, et le génie du peuple, changent tout. Enfin le style des lois doit être simple et grave. Elles peuvent se dispenser de motiver, parce que le motif est supposé exister dans l’esprit du législateur ; mais quand elles motivent, ce doit être sur des principes évidents. Elles ne doivent pas ressembler à cette loi qui, défendant aux aveugles de plaider, apporte pour raison qu’ils ne peuvent pas voir les ornements de la magistrature.

M. de Montesquieu, pour montrer par des exemples l’application de ses principes, a choisi deux différents peuples, le plus célèbre de la terre, et celui dont l’histoire nous intéresse le plus, les Romains et les Français. Il ne s’attache qu’à une partie de la jurisprudence du premier, celle qui regarde les successions. A l’égard des Français, il entre dans le plus grand détail sur l’origine et les révolutions de leurs lois civiles, et sur les différents usages abolis ou subsistants qui en ont été la suite. Il s’étend principalement sur les lois féodales, cette espèce de gouvernement inconnu à toute l’antiquité, qui le sera peut-être pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait tant de biens et tant de maux. Il discute surtout ces lois dans le rapport qu’elles ont à l’établissement et aux révolutions de la monarchie française. Il prouve contre M. l’abbé Dubos que les Francs sont réellement entrés en conquérants dans les Gaules, et qu’il n’est pas vrai, comme cet auteur le prétend, qu’ils aient été appelés par les peuples pour succéder aux droits des empereurs romains qui les opprimaient. Détail profond, exact et curieux, mais dans lequel il nous est impossible de le suivre.

Telle est l’analyse générale, mais très-informe et très-imparfaite, de l’ouvrage de M. de Montesquieu. Nous l’avons séparée du reste de son Éloge, pour ne pas trop interrompre la suite de notre récit.

1 Cette Analyse, qui accompagnait l’Éloge de Montesquieu mis en tête du cinquième volume de l’Encyclopédie, parut en 1755. Depuis lors on l’a considérée comme une introduction naturelle à l’Esprit des Lois, et on l’a jointe à la plupart des éditions de Montesquieu.

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