LETTRE D’HELVÉTIUS A MONTESQUIEU, SUR SON MANUSCRIT DE L’ESPRIT DES LOIS 1 .

Sans date.

J’ai relu jusqu’à trois fois, mon cher président, le manuscrit que vous m’avez fait communiquer. Vous m’avez vivement intéressé pour cet ouvrage à la Brède. Je n’en connaissais pas l’ensemble. Je ne sais si nos têtes françaises seront assez mûres pour en saisir les grandes beautés ; pour moi, elles me ravissent. J’admire l’étendue du génie qui les a créées, et la profondeur des recherches auxquelles il a fallu vous livrer pour faire sortir la lumière de ce fatras de lois barbares, dont j’ai toujours cru qu’il y avait si peu de profit à tirer pour l’instruction et le bonheur des hommes. Je vous vois, comme le héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, sortir victorieux des ténèbres. Nous allons être, grâce à vous, bien instruits de l’esprit des législations grecques, romaines, vandales et wisigothes ; nous connaîtrons le dédale tortueux au travers duquel l’esprit humain s’est traîné pour civiliser quelques malheureux peuples opprimés par des tyrans ou des charlatans religieux. Vous nous dites : Voilà le monde, comme il s’est gouverné, et comme il se gouverne encore. Vous lui prêtez souvent une raison et une sagesse qui n’est au fond que la vôtre, et dont il sera bien surpris que vous lui fassiez les honneurs.

Vous composez avec le préjugé comme un jeune homme, entrant dans le monde, en use avec les vieilles femmes qui ont encore des prétentions, et auprès desquelles il ne veut qu’être poli et paraître bien élevé. Mais aussi ne les flattez-vous pas trop ? Passe pour les prêtres. En faisant leur part de gâteau à ces cerbères de l’Église ; vous les faites taire sur votre religion ; sur le reste, ils ne vous entendront pas. Nos robins ne sont en état ni de vous lire, ni de vous juger. Quant aux aristocrates et à nos despotes de tout genre, s’ils vous entendent, ils ne doivent pas trop vous en vouloir : c’est le reproche que j’ai toujours fait à vos principes. Souvenez-vous qu’en les discutant à la Brède, je convenais qu’ils s’appliquaient à l’état actuel ; mais qu’un écrivain qui voulait être utile aux hommes, devait plus s’occuper de maximes vraies dans un meilleur ordre de choses à venir, que de consacrer celles qui sont dangereuses, du moment que le préjugé s’en empare pour s’en servir et les perpétuer. Employer la philosophie à leur donner de l’importance, c’est faire prendre à l’esprit humain une marche rétrograde, et éterniser des abus que l’intérêt et la mauvaise foi ne sont que trop habiles à faire valoir. L’idée de la perfection ne fait à la vérité qu’amuser nos contemporains ; mais elle instruit la jeunesse et sert à la postérité. Si nos neveux ont le sens commun, je doute qu’ils s’accommodent de nos principes de gouvernement, et qu’ils adaptent à des constitutions, sans doute meilleures que les nôtres, vos balances compliquées de pouvoirs intermédiaires. Les rois eux-mêmes, s’ils s’éclairent sur leurs vrais intérêts (et pourquoi ne s’en aviseroient-ils pas ?), chercheront, en se débarrassant de ces pouvoirs, à faire plus sûrement leur bonheur et celui de leurs sujets.

Au lieu qu’en Europe, aujourd’hui la moins foulée des quatre parties du monde, qu’est un souverain, alors que toutes les sources des revenus publics se sont égarées dans les cent mille canaux de la féodalité, qui les détourne sans cesse à son profit ? La moitié de la nation s’enrichit de la misère de l’autre ; la noblesse insolente cabale ; et le monarque qu’elle flatte en est lui-même opprimé sans qu’il s’en doute. L’histoire, bien méditée, en est une leçon perpétuelle. Un roi se crée des ordres intermédiaires ; ils sont bientôt ses maîtres, et les tyrans de son peuple. Comment contiendraient-ils le despotisme ? Ils n’aiment que l’anarchie pour eux, et ne sont jaloux que de leurs priviléges, toujours opposés aux droits naturels de ceux qui les oppriment.

Je vous l’ai dit, je vous le répète, mon cher ami, vos combinaisons de pouvoirs ne font que séparer et compliquer les intérêts individuels au lieu de les unir. L’exemple du gouvernement anglais vous a séduit. Je suis loin de penser que cette constitution soit parfaite. J’aurais trop à vous dire sur ce sujet. Attendons, comme disait Locke au roi Guillaume, que des revers éclatants, qui auront leur cause dans le vice de cette constitution, nous aient fait sentir ses dangers ; que la corruption, devenue nécessaire pour vaincre la force d’inertie de la chambre haute, soit établie par les ministres dans les communes, et ne fasse plus rougir personne : alors on verra le danger d’un équilibre, qu’il faudra rompre sans cesse pour accélérer ou retarder les mouvements d’une machine si compliquée. En effet, n’est-il pas arrivé de nos jours, qu’il a fallu des impôts pour soudoyer des parlements, qui donnent au roi le droit de lever des impôts sur le peuple ?

La liberté même dont la nation anglaise jouit, est-elle bien dans les principes de cette constitution, plutôt que dans deux ou trois bonnes lois qui n’en dépendent pas, que les Français pourraient se donner, et qui, seules, rendraient peut-être leur gouvernement plus supportable ? Nous sommes encore loin d’y prétendre. Nos prêtres sont trop fanatiques, et nos nobles trop ignorants, pour devenir citoyens et sentir les avantages qu’ils gagneraient à l’être, à former une nation. Chacun sait qu’il est esclave, mais vit dans l’espérance d’être sous-despote à son tour.

Un roi est aussi esclave de ses maîtresses, de ses favoris et de ses ministres. S’il se fâche, le coup de pied qu’en reçoivent ses courtisans se rend et se propage jusqu’au dernier goujat. Voilà, j’imagine, dans un gouvernement, le seul emploi auquel peuvent servir les intermédiaires. Dans un pays gouverné par les fantaisies d’un chef, ces intermédiaires qui l’assiégent, cherchent encore à le tromper, à l’empêcher d’entendre les vœux et les plaintes du peuple sur les abus dont eux seuls profitent. Est-ce le peuple qui se plaint que l’on trouve dangereux ? Non ; c’est celui qu’on n’écoute pas. Dans ce cas, les seules personnes à craindre dans une nation sont celles qui l’empêchent d’être écoutée. Le mal est à son comble quand le souverain, malgré les flatteries des intermédiaires, est forcé d’entendre les cris de son peuple arrivés jusqu’à lui. S’il n’y remédie promptement, la chute de l’empire est prochaine. Il peut être averti trop tard que ses courtisans l’ont trompé.

Vous voyez que par intermédiaires j’entends les membres de cette vaste aristocratie de nobles et de prêtres dont la tête repose à Versailles, qui usurpe et multiplie à son gré presque toutes les fonctions du pouvoir par le seul privilége de la naissance, sans droit, sans talent, sans mérite, et retient dans sa dépendance jusqu’au souverain, qu’elle sait faire vouloir et changer de ministres, selon qu’il convient à ses intérêts.

Je finirai, mon cher président, par vous avouer que je n’ai jamais bien compris les subtiles distinctions, sans cesse répétées, sur les différentes formes de gouvernement. Je n’en connais que de deux espèces : les bons et les mauvais ; les bons, qui sont encore à faire ; les mauvais, dont tout l’art est, par différents moyens, de faire passer l’argent de la partie gouvernée dans la bourse de la partie gouvernante. Ce que les anciens gouvernements ravissaient par la guerre, nos modernes l’obtiennent plus sûrement par la fiscalité. C’est la seule différence de ces moyens qui en forme les variétés. Je crois cependant à la possibilité d’un bon gouvernement, où, la liberté et la propriété du peuple respectées, on verrait l’intérêt général résulter, sans toutes vos balances, de l’intérêt particulier. Ce serait une machine simple, dont les ressorts, aisés à diriger, n’exigeraient pas ce grand appareil de rouages et de contre-poids, si difficiles à remonter par les gens mal habiles qui se mêlent le plus souvent de gouverner. Ils veulent tout faire, et agir sur nous comme sur une matière morte et inanimée, qu’ils façonnent à leur gré, sans consulter ni nos volontés ni nos vrais intérêts : ce qui décèle leur sottise et leur ignorance. Après cela, ils s’étonnent que l’excès des abus en provoque la réforme ; ils s’en prennent à tout, plutôt qu’à leur maladresse, du mouvement trop rapide que les lumières et l’opinion publique impriment aux affaires. J’ose le prédire : nous touchons à cette époque.

1 On a imprimé dans plusieurs papiers publics que M. Helvétius, lors du grand succès de l’Esprit des Lois, en avait témoigné sa surprise à quelques-uns de ses amis intimes. Voici l’anecdote telle qu’on la tient de M. Helvétius. Il était l’ami du président de Montesquieu, et passait beaucoup de temps avec lui dans sa terre de la Brède, pendant sa tournée de fermier général. Dans leurs conversations philosophiques, le président communiquait à son ami ses travaux sur l’Esprit des Lois. Il lui fit ensuite passer le manuscrit avant de l’envoyer à l’impression. Helvétius, qui aimait l’auteur autant que la vérité, fut alarmé, en lisant l’ouvrage, des dangers qu’allait courir la réputation de Montesquieu. Il avait souvent combattu de vive voix et par lettres, des opinions qu’il croyait d’autant plus dangereuses, qu’elles allaient être consacrées en maximes politiques par un des plus beaux génies de la France, et dans un livre étincelant d’esprit et rempli des plus grandes vérités. Sa modestie naturelle et son admiration pour l’auteur des Lettres Persanes le mettant en défiance de son propre jugement, il pria Montesquieu de permettre qu’il communiquât son manuscrit à un ami commun, M. Saurin, auteur de Spartacus, esprit solide et profond, que tous deux estimaient comme l’homme le plus vrai et le juge le plus impartial. Saurin fut du même avis qu’Helvétius. Quand l’ouvrage eut paru, et qu’ils en virent le prodigieux succès, sans changer d’opinion, ils se turent en respectant celle du public et la gloire de leur ami. (Note extraite de l’édition de 1795, 12 vol. in-18.)

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