SUITE DE LA DÉFENSE DE L’ESPRIT DES LOIS

ou

EXAMEN DE LA RÉPLIQUE DU GAZETIER ECCLÉSIASTIQUE A LA DÉFENSE DE L’ESPRIT DES LOIS.

Il faut l’avouer : le parti janséniste est aujourd’hui le plus ferme appui de la religion. Attentif à tout ce qui pourrait en corrompre la pureté, il semble chargé de veiller à sa gloire ; on le prendrait pour le dépositaire de ses oracles.

Une opinion s’élève-t-elle ? soudain il détache contre elle quelqu’un de ces champions pour qui attaquer, combattre et vaincre est depuis longtemps presque la même chose.

Un philosophe hasarde-t-il modestement un système vraisemblable ? on court aux armes, on renverse, on foudroie ce système, nouveau et par conséquent impie.

Une réputation brillante commence-t-elle à se former ? l’homme que le public couronne de ses suffrages pourrait bien se mettre en tête de devenir chef de secte, et détourner sur lui les regards du peuple attachés sur les illustres disciples du Docteur de la grâce. Eh bien ! de peur qu’il ne lui prenne envie d’être un jour hérésiarque, on prouve pieusement qu’il est actuellement hérétique : zèle admirable, sainte politique, qui seule garantit la foi catholique du poison contagieux de l’erreur !

Dès que l’Esprit des Lois parut, il fut lu avec autant d’avidité qu’il avait été attendu avec impatience.

Un ouvrage, avait-on dit, dont le savant auteur des Considérations de l’Empire romain a rassemblé les matériaux depuis vingt années, ne saurait manquer d’être parfaitement beau : la lecture justifia cette prévention.

Tout ce qui n’était pas jésuite ou janséniste, dévot ou bel esprit, le regarda comme le triomphe de l’humanité, le chef-d’œuvre du génie, la Bible des politiques.

Que firent les défenseurs de la grâce ? Ils pleurèrent sur cet aveuglement. Ces saints hommes ne virent ce succès qu’avec la plus amère douleur.

Il était brillant : pouvait-il n’être pas dangereux ?

S’il en faut croire les mémoires qu’on m’a fournis, un d’eux en prit des vapeurs, un autre retomba en convulsions. Serait-ce la première fois que la passion a enfanté des miracles ?

Douze éditions, épuisées en six mois, épuisèrent enfin leur patience.

Saisis d’un saint enthousiasme, dévorés du zèle de la maison de Dieu, ils font succéder l’anathème aux larmes et aux regrets.

Dans un antre inconnu, on forge la bulle qui doit écraser le livre et l’auteur : c’est de ce nouveau Vatican que partent les foudres de ces petits Jupiters.

Cent et une propositions sont extraites de l’Esprit des Lois avec beaucoup de soin, et proscrites avec autant de jugement.

La Gazette ecclésiastique publia la sentence le 9 et le 16 octobre 1749 1 .

De l’arrêt donné au faubourg Saint-Médard, M. de M... en appela au tribunal de la raison ; et le public approuva son appel, consigné dans sa Défense de l’Esprit des Lois.

Cette brochure est de la raison assaisonnée ; c’est ainsi que Minerve aurait plaidé pour la vérité. La grâce y est unie à la justesse, le brillant au solide, la vivacité du tour à la force du raisonnement. On y voit l’homme d’esprit et l’homme de génie, la politique et l’académicien, le chrétien et le philosophe. Elle est semée de traits vifs et mordants contre l’oracle, traits qui vont tous au but et au profit de la cause.

Les gazetiers ecclésiastiques viennent d’y répliquer dans deux de ces feuilles périodiques 2 , vouées depuis si longtemps à la tranquillité publique, et destinées à déférer à l’Église tout homme qui a le bonheur de ne pas penser comme eux.

Vraisemblablement M. de M... ne répondra point à ces redoutables adversaires ; il déclinera prudemment le combat ; il laissera le soin de sa vengeance au mépris du public ; et, vieux athlète, il se reposera à l’ombre de ses lauriers, ou s’occupera à en moissonner de nouveaux.

Quand on est né pour éclairer l’univers, on lui doit compte de ses moindres moments, compte d’autant plus rigoureux que les talents, utiles au bonheur du genre humain, sont plus rares, et que la dette est immense.

M. de M... devait quelques éclaircissements à un certain ordre de personnes, qu’une longue familiarité avec quelques préjugés régnants avait séduit contre quelques morceaux de son livre. Il les a donnés. Le voilà désormais quitte envers eux. Quelle apparence qu’il se donne la peine de suivre dans tous leurs écarts des nouvellistes désœuvrés, accoutumés à ne porter sur les objets qu’un œil prévenu, empressés à saisir l’occasion de s’illustrer aux dépens du mérite et des talents, habiles à farder la vérité, intéressés en tout sens à éterniser la dispute !

Mais les critiques sont d’étranges mortels ; qu’on les réfute ou non, ils ont toujours gain de cause. Laissez-vous leur livre sans réponse ? votre silence est un aveu tacite de votre défaite. Y répondez-vous ? votre défense est un aveu de leur triomphe. Leur imagination en dresse un trophée à leur amour-propre.

Cependant l’intérêt de la vérité demande qu’on la dégage des chaînes dont l’erreur, l’ignorance et la mauvaise foi voudraient l’accabler. C’en est assez pour justifier l’examen que je vais faire des feuilles des 24 avril et 1er mai des Nouvelles ecclésiastiques. Commençons.

« Des reproches que nous avons faits à l’auteur de l’Esprit des Lois, il y en a sur lesquels il essaye de se justifier et ne le fait pas ; il y en a sur lesquels il n’ose pas même tenter de se justifier. »

Cet auteur est singulier. Quoi ! les gazetiers ecclésiastiques auront sué à grosses gouttes pour détacher quelques propositions, qui, isolées et ne tenant plus au tout, paraîtront condamnables ; ils se seront mis en quatre pour lui faire des reproches, et il ne daignera pas y répondre ? Mépriser des reproches jansénistes ! Oh ! pour le coup, si ce procédé est fort sensé, il est du moins fort impoli. Se justifier sur les uns, passer sous silence les autres, n’est-ce pas une inique partialité ? n’est-ce pas insinuer que les premiers ne méritent que du mépris ou de l’indignation, et que les seconds leur sont communs avec quelques mondains, quelques profanes, dont M. de M... a bien voulu, dans sa Défense, lever les scrupules et éclairer la bonne foi ; et cette insinuation, ces forfanteries ne décèlent-elles point un homme qui veut secouer le joug de toute autorité légitime ; car est-il rien de plus légitime que le droit qu’ont les jansénistes de faire des reproches ! Le saint-père, l’évêque de Sens, les journalistes de Trévoux, le procureur général, le lieutenant de police l’a bien : pourquoi les gazetiers ecclésiastiques ne l’auraient-ils pas ?

M. de M... avait prié ses lecteurs de ne pas juger par une lecture de quelques minutes, d’un ouvrage de vingt années.

Les gazetiers ne lui ont point accordé cette grâce. Leurs deux premières feuilles annoncent un homme qui a parcouru trois volumes avec une extrême rapidité, et qui en a tiré quelques propositions qui ont eu le malheur de ne pas ressembler à ses préjugés. C’est un voyageur que la vitesse de son cheval empêche de voir distinctement les objets gracieux et frappants dont la nature et l’art ont embelli la campagne ; qui, arrivé dans la capitale, est blessé de tout ce qui ne sympathise pas avec ses idées, stupidement étonné de tout ce qu’il devrait admirer, fatigué de tout ce qui porte l’empreinte du nouveau, et qui, de retour dans son pays, n’apporte à ses compatriotes que de faux jugements sur ce qu’il a vu, jugements moulés sur de vieilles idées, et dictés par la prévention à travers de laquelle il a tout vu.

M. de M... s’est cru en droit de ne pas répondre à des critiques qui ne l’avaient pas entendu, et qui peut-être n’avaient pu ni voulu l’entendre. D’ailleurs, ils violaient la première loi de leur art : au lieu de donner des preuves, ils faisaient des reproches, et de critiques ils devenaient censeurs. Vis-à-vis d’un aussi habile raisonneur, c’était bien le moins que d’employer le raisonnement ; mais il est aisé de faire des reproches et difficile de donner des raisons : ils recoururent donc à la voie la plus courte. Le ton magistral est si aisé à prendre ! ils le prirent. Croyaient-ils que l’auteur de l’Esprit des Lois courberait humblement la tête sous le joug du despotisme dont il voudrait affranchir ses semblables ? Croyaient-ils qu’il reconnaîtrait l’autorité arbitraire dans le monde savant, lui qui ne la peut souffrir dans le monde politique ?

« Nous avons reproché à l’auteur de l’Esprit des Lois d’avoir dit : qu’il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Ce qui suppose en Dieu un défaut de sagesse et un manque de puissance. A ce reproche point de réponse. »

Et en fallait-il à un reproche ridicule ? Qu’exprime la proposition censurée ? Une vérité d’expérience. Était-il donc si nécessaire de dire : voyez, à gens qui n’avaient pas d’abord vu ? Cette vérité, entendue du gouvernement politique, est incontestable. Les critiques sont responsables du sens impie qu’ils y attachent, et de l’affreuse conséquence qu’ils en tirent avec Bayle. Si M. de M... savait, comme eux, l’art funeste d’empoisonner les paroles les plus innocentes, après avoir établi sa réflexion sur des principes inébranlables, quelles malignes interprétations n’aurait-il pas donné à ces mots, « ce qui marque en Dieu un défaut de sagesse et un manque de puissance » ? Que n’aurait-il pas dit sur cette association des gazetiers avec Bayle, des défenseurs de la religion avec le destructeur de toute vérité ?

Il a laissé ces petits artifices à ses adversaires ; il a gardé le silence : était-il besoin de le rompre pour dire ce que tout le monde sait, qu’il y a moins de défauts dans l’univers physique que dans le moral, parce que les êtres moraux, libres par leur nature, agents vicieux par le mauvais usage de leur liberté, diffèrent essentiellement des êtres physiques, qui sont purement passifs, et par conséquent incapables de troubler l’ordre établi, et de sortir des lois générales que leur auteur a prescrites ?

« Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit : que la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique. Point de réponse. »

Habemus confitentem reum, pouvaient ajouter les gazetiers : son silence prouve qu’il a eu tort d’avancer un fait notoirement vrai. Il devait dire que l’honneur était le principe des républiques, et la vertu le ressort des monarchies. Qu’y aurait-il eu de plus aisé que d’accorder ensuite l’histoire du monde avec cette hypothèse-là ?

« Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut. »

Quel blasphème ! analyser le gouvernement monarchique, n’est-ce pas détruire, renverser, anéantir la religion ? Attribuer les grandes choses à la politique, n’est-ce pas en ravir la gloire à la grâce ? n’est-ce pas insulter un Dieu jaloux ?

« Les lois tiennent la place de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons chez les anciens, dont nous avons seulement entendu parler. »

Que notre siècle a d’obligation aux jansénistes ! Qu’ils le vengent bien aujourd’hui des injures qu’ils ont jusqu’à présent vomies contre lui, et de l’injuste préférence qu’on donne à l’antiquité, dont les vertus, dit le même auteur, étonnent nos petites âmes. Ce passage, je l’avouerai ingénument, me parut d’abord très-indifférent ; mais, examiné de près, il est rempli de venin. Il tend visiblement à la propagation de l’athéisme. Les modernes ne valent pas les anciens : c’est dire clairement que la religion chrétienne a moins de moyens que le paganisme pour porter les hommes à la vertu : voilà ce que c’est que d’avoir de bons yeux ! On voit dans un livre mille choses qui n’y sont pas.

« Les monarchies n’ont aucun besoin de la vertu ; et l’État vous en dispense. »

Cette vérité a mis les gazetiers de mauvaise humeur, sans doute en conséquence d’un retour sur eux-mêmes. Ce retour devrait pourtant les avoir convaincus que la vertu est un bien très-stérile dans une monarchie. Quant à la vertu républicaine, à cette vertu qui consiste dans l’amour de l’ordre, des lois et de l’indépendance, elle ne saurait être de mise dans un gouvernement où Tout se rapporte à Un ; où l’honneur seul survit à la perte des avantages de la liberté ; où l’on ne peut aimer les lois parce qu’avec l’envie de ne s’y soumettre pas, on est dans la nécessité de s’y soumettre ; où le désir de l’indépendance est toujours un crime ; où la puissance coactive rend l’amour de l’ordre une chimère, un être de raison. La vertu consiste dans le choix ; et l’État vous dispense de choisir. Croire que M. de M... a voulu parler des vertus chrétiennes et non des vertus politiques, et qu’il a prétendu attribuer au monarque le même droit de dispenser des lois morales, que celui que la cour de Rome fait valoir avec tant de succès, c’est se forger des monstres pour les combattre.

« La vertu n’est point nécessaire dans le gouvernement despotique ; et l’honneur y serait dangereux. Point de réponse. »

Il était aisé de se convaincre de la vérité de cette maxime en jetant un coup d’œil sur le gouvernement despotique. Le peuple y est esclave ; les grands et les petits n’y sont que des marionnettes que le machiniste fait mouvoir à son gré. Loin qu’il leur soit permis de choisir, d’agir à leur fantaisie, il ne leur est presque pas permis de vouloir. Ainsi, non-seulement la vertu n’est point nécessaire dans l’État, mais encore il est nécessaire qu’il n’y en ait point. Le despote a bien affaire d’un sujet qui opposera à ses lois les lois de l’honneur, qui balancera entre l’obéissance et le devoir, qui sera tantôt entraîné par la crainte, tantôt emporté par la gloire ! Il lui faut des sujets, qui soumettent leur être à ses volontés, qui tremblent à son aspect, qu’un mot élève, qu’un clin d’œil anéantisse, qui l’adorent comme une Divinité, qui regardent comme le premier de leurs devoirs une obéissance aveugle à ses ordres les plus contradictoires, qui bénissent leur trépas quand il l’a prononcé ; en un mot, des sujets imbéciles. Permettez pour un moment à l’honneur et à la vertu un libre accès dans l’État despotique, cet État deviendra monarchique ou républicain : monarchique si l’amour de la gloire l’emporte, républicain si l’amour de la patrie gagne le dessus ; le despote tombera parce que son trône sera sapé par les fondements. Ces deux causes, l’honneur et la vertu, mises en action, produiront des effets analogues à leurs principes, c’est-à-dire la destruction du pouvoir arbitraire. Si ce pouvoir ne peut tenir contre les efforts des vertus morales, soutiendra-t-il mieux les combats des vertus chrétiennes ? Non, «la religion chrétienne, malgré la grandeur de l’empire et le vice du climat, empêchera le despotisme de s’établir en Éthiopie, et portera au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe et ses lois 3  ». Le Danemark se dépouillera de tous ses droits, et le prince n’en usera que pour le bien de l’État ; les États conféreront au prince une autorité absolue, et le prince n’en exercera qu’une modérée.

L’exil de l’honneur et de la vertu est donc nécessaire à la conservation de l’État despotique. Ce gouvernement ne porte que sur cet axiome : « Tous doivent tout à Un ; et Un ne doit rien à Tous ; » or cet axiome détruit le droit naturel ; la destruction du droit naturel suppose celle des rapports entre les choses ; la destruction des rapports entraîne celle de la vérité qui n’a d’autre fondement que le lien mutuel des objets ; et la destruction de la vérité n’emporte-t-elle pas celle de la vertu, qui n’est qu’une suite de la connaissance de la vérité ? Le nier, ce serait affirmer que l’effet peut survivre à sa cause. Que conclure de tout ceci ? 1º Que le gouvernement despotique est vicieux dans son principe, et c’est ce que M. de M... a prouvé ;

2º Que cet auteur, loin d’être blâmable d’avoir dit que la vertu n’y était point nécessaire, est coupable d’une légère inexactitude, en ce qu’il aurait dû dire, qu’il était nécessaire qu’il n’y en eut point ;

3º Qu’il s’est plaint, avec raison, que « les critiques semblaient avoir juré de n’être jamais au fait de l’état de la question, et de ne pas entendre les passages qu’ils attaquaient » ;

4º Qu’il a eu le droit de mépriser des reproches fondés sur l’inattention ou la mauvaise foi des gazetiers ; inattention s’ils n’ont pas vu la note du chapitre v du livre IIIe : « Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale dans le sens qu’elle se dirige au bien général ; fort peu des vertus morales particulières, et point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révélées : » mauvaise foi s’ils ont vu cette note. Leur critique, marquée du sceau de la candeur, les rapproche du titre d’étourdis, dont cette même critique, marquée au coin du zèle et de l’intolérance, les éloigne ;

5º Qu’on ne saurait assez s’étonner que des écrivains, qui ont eu tout le temps de se convaincre qu’ils n’avaient vu dans l’Esprit des Lois que des mots, se soient opiniâtrés à n’y voir autre chose, et aient regardé comme sans réplique une accusation à laquelle le livre même avait déjà répondu.

Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que « le monachisme est né dans les pays chauds d’Orient, où l’on est moins porté à l’action qu’à la spéculation ».

Sur quoi tombe le reproche ? Est-ce sur la proposition avancée ? elle est vraie. Le berceau du monachisme fut l’Égypte, pays chaud, et si chaud que les hommes renfermés dans la maison laissaient le soin des affaires domestiques aux femmes, êtres beaucoup plus propres à ce soin, si celui qui a prétendu qu’elles n’étaient femmes que par un défaut de chaleur, avait par hasard trouvé la vérité en riant.

Le reproche porte-t-il sur la raison qu’il rend de sa proposition ? Cette raison est physique : la chaleur excessive en affaiblissant le corps, énerve l’action des facultés de l’âme, qui en dépendent.

Les critiques voulaient-ils que M. de M... s’inscrivît en faux contre le témoignage historique, et qu’il assurât que le monachisme est né dans les pays froids ? ou bien qu’il fît main basse sur une vérité physique pour nous apprendre que dans les pays chauds on est plus porté à la spéculation qu’à l’action ? S’attendaient-ils que, pour leur plaire, il ferait un désaveu, qui déplairait au sens commun ?

Peut-être ont-ils été blessés du mot de spéculation ; en effet, il insulte à l’activité de la vie monastique ; prenez donc que M. de M... se soit mépris pour cette fois, et qu’il aurait dû faire des moines des êtres agissants, au lieu de les qualifier d’êtres spéculatifs.

« Nous lui avons reproché d’avoir mis sur la même ligne, avec les dervis de la religion mahométane et les pénitents idolâtres des Indes, les moines les plus saints et les plus édifiants de l’Église catholique. »

Vis-à-vis d’un politique, qui considère les objets relativement à l’utilité de l’espèce humaine, il n’y a pas une grande différence entre un moine et un dervis, entre un pénitent de l’Église indienne et un pénitent de l’Église catholique. Je ne vois pas que la société soit plus redevable à un capucin qu’à un faquir. Les uns et les autres sont fous et fainéants. Un philosophe trouvera tant de traits de ressemblance entre eux, qu’il pardonnera bien à l’auteur de l’Esprit des Lois de les avoir mis sur la même ligne. Ajouterai-je qu’on n’entend pas trop bien ce que c’est qu’un moine saint, un moine édifiant ? Dans ce siècle-ci, on ne canonise plus les gens à si bon marché. Autrefois un moine était un ange ; aujourd’hui un moine n’est qu’un homme qui consent ou qu’on force à ne l’être plus ; autrefois un anachorète édifiait ; aujourd’hui le citoyen seul édifie. Nous sommes un peu plus délicats que nos pères ; ils admiraient et nous jugeons.

« Nous avons relevé ce que dit l’auteur, que, dans le midi de l’Europe, les lois, qui devraient chercher à ôter tous les moyens de vivre sans travail, donnent à ceux qui veulent être trop oisifs des places propres à la vie spéculative, et y attachent des richesses immenses. »

Il est vrai que M. de M... a dit cela, et tout aussi vrai qu’il a dû le dire.

L’expérience nous apprend que, dans le midi de l’Europe, les peuples sont naturellement paresseux. La politique nous apprend que la paresse est un vice dans un État : donc, la raison conseille au législateur d’ôter aux citoyens tous les moyens de vivre sans travail, et de corriger le physique du climat par de bonnes lois ; donc, un législateur qui contribue à nourrir le principe d’oisiveté, qu’il devrait détruire, en attachant à la vie spéculative les récompenses dues aux vertus sociales, pèche contre les premiers éléments de la politique. En est-il aujourd’hui de si borné ? non ; mais il y en a eu ; et cela suffit pour le malheur des hommes ; le mal est sans remède ; les corps spéculatifs sont partout si riches, qu’ils auront toujours de quoi corrompre les législateurs qui oseront toucher à leurs richesses. Les Pierre Alexiowitz sont si rares ! Et puis, que peuvent les lois contre l’ouvrage de la superstition ? Le pouvoir de la politique finit là où celui de la religion commence.

« Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit : qu’il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, et qu’il leur est toujours si fâcheux de le faire, que la loi est tyrannique qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes. »

Le reproche est aussi peu galant que la réflexion est sensée. Pourquoi voulez-vous priver un sexe des prérogatives que vous accordez à l’autre ? Doué des mêmes avantages, pourquoi ne jouira-t-il pas des mêmes droits ? Soumis par le tempérament à la même nécessité, pourquoi lui sera-t-il défendu de recourir au même remède ? N’y a-t-il pas une sorte de tyrannie à le refuser à l’un par la même loi qui le donne à l’autre ? Des motifs égaux n’exigent-ils pas une égale permission ?

La nature a, par une prudente compensation, établi l’égalité entre les deux sexes. Est-ce à la politique à détruire l’ouvrage de la nature ? Faite pour le conserver, l’entretenir, le perfectionner, doit-elle l’anéantir ? Et n’est-ce pas l’anéantir, que de laisser à l’homme et d’ôter à la femme une liberté dont il lui est aussi fâcheux de se servir qu’il lui est nécessaire de l’avoir ?

Le mariage est une société. Même instinct, mêmes vœux, mêmes serments, mêmes devoirs : pourquoi pas mêmes droits ?

Figurez-vous une femme qui, sans cesse livrée à ses penchants, ne peut les satisfaire, dont la passion est toujours irritée par la présence de l’objet, et d’un objet présent en vain, qui désire toujours et ne jouit jamais, qui se voit forcée de renoncer même à l’espérance dans un état où l’espérance l’avait engagée, qui cherche sans cesse l’être et ne trouve jamais que le néant, qui, toujours également éloignée et voisine du plaisir, réalise la fable de ce fameux criminel, qui est dans un fleuve, a soif, et ne peut boire. La loi n’est-elle pas tyrannique, qui l’attache à jamais à un cadavre vivant ?

De plus, le mariage est un contrat : quand l’une des parties contractantes viole ses engagements, ou ne peut les remplir, l’autre peut-elle être asservie à des promesses conditionnelles ? Les liens sont rompus ; le contrat, qui tenait à ces liens, doit-il subsister ? Il est si nécessaire à la femme de réclamer le droit naturel, il est si affligeant pour elle d’avouer qu’elle est obligée de le réclamer, qu’en vérité on ne peut justifier la loi qui la condamne au silence.

Voilà ce que M. de M... aurait pu répondre, mais avec ces grâces, cette brièveté énergique, cette éloquence persuasive qui lui sont particulières. Il aura pour lui les philosophes, les dames, et tous ceux qui regardent les dames comme les arbitres des différends sur les lois de la nature et du sentiment. Ces suffrages ne le consoleront-ils pas de la mauvaise humeur de théologiens plus tristes que sensés ?

« Nous avons ajouté que l’auteur établit, pour règle générale, que dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes. »

Je viens d’exposer les raisons de cette règle générale. C’est au lecteur à juger.

« Nous lui avons reproché d’avoir dit que, dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, et aux hommes seulement le divorce. Point de réponse. »

M. de M... plaide ici pour l’équité naturelle. Il est juste que dans les pays où l’égalité entre les deux sexes est détruite, où la femme en passant de la maison du père dans celle du mari ne fait que changer de maître, l’égalité soit en quelque sorte rétablie, la servitude soit affaiblie par quelque privilége particulier. La loi rend la femme esclave : cela n’est pas naturel ; mais il l’est que la loi diminue la pesanteur du joug, qu’elle mette des bornes à l’autorité, qu’elle prévienne la tyrannie : or, nul moyen plus propre que la concession du droit de répudiation aux femmes. Ce droit n’est pas un équivalent de ce qu’elles ont perdu ; mais elle en est un dédommagement ; c’est un remède à l’abus inséparable de l’excès du pouvoir.

La loi doit permettre la répudiation aux femmes, et aux hommes seulement le divorce, parce que le divorce peut être fondé sur des sujets légers, au lieu que la répudiation exige ou suppose de grandes raisons de mécontentement ; parce que, dans ces pays, une femme répudiée ne saurait trouver un mari, au lieu qu’un homme répudié peut trouver autant de femmes qu’il en peut nourrir ; parce que, dès lors, l’état des enfants est assuré, au lieu qu’autrement il est incertain ; parce que la supériorité du pouvoir doit être balancée par la supériorité du droit, parce que la femme ne tient qu’à un seul, au lieu que l’homme tient à plusieurs.

M. de M... pouvait donc décider que cette loi serait très-sage ; et à qui le ton décisif irait-il mieux qu’à un homme qui, pendant vingt ans, a porté sur les lois la raison la plus sagace et la plus éclairée ? Cependant, bien loin de se prévaloir de ses méditations, de sa perspicacité, de sa justesse, il couvre d’un doute modeste sa proposition. Un auteur ordinaire, convaincu de la solidité de ses réflexions, dirait : « Cela doit être. » M. de M..., persuadé qu’un préjugé est souvent remplacé par un préjugé, ou par une vérité qui ne le vaut pas, dit tout simplement : « Il semble que cela devrait être. » Mais c’est bien aux théologiens à connaître le prix du scepticisme politique !

« Nous avons dit que l’auteur n’a pu s’empêcher de laisser voir son chagrin sur le changement que la religion chrétienne a apporté aux lois romaines, qui accordaient des récompenses à ceux qui se mariaient, ou qui punissaient ceux qui ne se mariaient pas. »

Et quel est l’ami de l’humanité qui n’est pas touché de la dépopulation qu’a causée la suppression des lois romaines sur le mariage ? Autrefois ceux qui se mariaient avaient des privilèges ; aujourd’hui ceux qui ne se marient pas ont des richesses immenses ; les membres contribuaient au bien du corps ; le corps contribue au bien des membres qui le détruisent ; la fécondité était regardée comme une bénédiction du ciel ; elle n’est plus qu’un présent funeste. La propagation était encouragée ; elle est troublée de mille manières. On luttait par de bonnes lois contre les pertes causées par les pestes, les guerres, les famines ; la politique s’unissait à l’instinct de la nature pour réparer le mal physique et le mal moral : on ajoute à des ravages nécessaires des pertes volontaires : la politique s’unit au libertinage et à la superstition pour anéantir des êtres qui ne sont pas encore sortis du néant. Qui ne gémirait à la vue de tous ces malheurs ? M. de M... n’a point laissé apercevoir du chagrin ; il n’en avait pas : un philosophe ne doit aux malheureux que des leçons et de la pitié.

« On trouve, dit-il, des morceaux des lois juliennes dans le code Théodosien qui les a abrogées, dans les Pères qui les ont censurées, sans doute avec un zèle louable pour les choses de l’autre vie, mais avec très-peu de connaissance des affaires de celle-ci. »

J’ai deux remarques à faire sur ce passage.

La première est contre les critiques. Je ne conçois pas qu’on puisse s’aveugler au point de prétendre que les Pères de l’Église n’ont pas montré leur ignorance dans les affaires de ce monde en déclamant contre le mariage, qui en est le perpétuel réparateur. Est-ce entendre les intérêts de la société civile, que de saper les fondements de la société ? Eh, Messieurs, dites, si vous voulez, que les Pères étaient de fort bons chrétiens ; on vous l’accordera peut-être ; mais ne dites pas que ces bons chrétiens étaient de bons politiques ; leurs écrits vous donneraient un démenti formel.

Ma seconde remarque est contre l’auteur. Je ne conçois pas qu’un jurisconsulte philosophe ait pu se résoudre à faire l’éloge de principes défectueux. Un zèle qui anéantit l’espèce humaine serait un zèle louable ? On pourrait être tout à la fois coupable de la destruction de ce monde, et louable de ce pieux dessein ? On serait récompensé dans l’autre vie pour avoir troublé les affaires de celle-ci ? ce serait être véritablement zélé pour les choses du ciel, que d’être fanatique sur celles de la terre ?

Non : la raison proscrit ces bizarres idées, et la religion les désavoue. L’une et l’autre vivent dans une parfaite intelligence : les séparer, c’est les méconnaître ou les trahir : unies par le nœud le plus étroit, elles se prêtent un secours mutuel. Ce sont deux flambeaux, dont l’un ne saurait briller quand l’autre est éteint. Ce sont deux époux, dont l’un ne saurait survivre à la mort de l’autre.

Un zèle dont les principes produisent de pernicieux effets, est un zèle aveugle ; et un zèle aveugle est-il louable ? Le sage n’accorde son estime qu’à un zèle éclairé ; c’est-à-dire, qu’il la refuse à presque tous les zélés. Il est si peu de vérités qui nous soient assez démontrées, pour justifier notre zèle ! et les zélés sont si peu délicats sur le choix des moyens pour étendre leurs opinions !

Le zèle est louable, dit-on, en ce qu’il a pour objet de plaire à la Divinité.

Cette maxime canonise le fanatisme et l’enthousiasme, toutes les erreurs qu’ils enfantent, et toutes les horreurs qu’ils produisent. Qui arme le bras du persécuteur ? c’est le zèle. Qui inspire à Clément et à Ravaillac le dessein d’assassiner deux de nos rois, et le courage d’exécuter ce dessein ? c’est le zèle. Qui détrône les souverains, qui renverse les États, qui rompt les liens de la société, qui étouffe les sentiments de la nature, qui éteint les lumières de la raison ? C’est le zèle encore. Le zèle est un dogue qui dévore tout ce qui se présente à lui ; il faut enchaîner ce dogue, de peur qu’il ne se jette sur ses maîtres mêmes.

L’indifférence n’a fait aucun mal au monde ; elle caractérise le sage ; qui sait, qu’il est aisé de connaître les abus et difficile d’y remédier, aisé de faire le bien, et difficile de le bien faire, aisé de trouver la vérité, et difficile d’ôter aux moyens de la répandre la teinture de nos passions.

En tous pays, dans tous les siècles, l’objet du zèle a été de plaire à la Divinité ; en tout pays, dans tous les siècles, l’effet du zèle a été de déplaire à la Divinité. Et lui plairait-on en vengeant l’erreur par le crime, à la manière de l’intolérant, ou en détruisant la vertu par la chimère, à la manière du mystique ?

Quel est le zèle louable ? celui qui se borne à nous-mêmes. Sévères pour nous, soyons indulgents pour nos semblables, de peur que, nous opposant zèle à zèle, ils ne soumettent la vérité et la vertu, c’est-à-dire les biens les plus précieux de l’homme, à la plus injuste des lois, la loi du plus fort.

On est zélé pour la religion, qui se soutient par elle-même, qui, émanée du plus puissant des êtres, n’a pas besoin du secours du plus faible pour se conserver : on ne l’est point pour l’État, qui ne peut se soutenir sans une force étrangère.

Le premier zèle est de toutes les religions, et ne devrait être d’aucune ; le second n’est d’aucun État, et devrait être de tous. Le premier fait de mauvais citoyens : j’en atteste l’expérience ; le second fait des heureux : j’en atteste l’Angleterre, où l’on en voit quelques traces.

Que le zèle s’exerce sur l’observation des lois, sur les devoirs civils ; mais qu’il finisse là où les devoirs moraux commencent. Qu’il respecte ces limites ; qu’il ne les franchisse que par des prières et des vœux. Le zèle religieux devient criminel dès qu’il cesse d’être oisif ; il ne doit agir en faveur de la vérité que par la persuasion, en faveur de la vertu que par l’exemple.

Ce qui me rend le zèle suspect, c’est que le zèle et l’indifférence dépendent du tempérament : ils sont créés par le plus ou le moins d’impression que les preuves d’une vérité ou d’une opinion font sur l’âme, impression relative au degré de chaleur du sang, à la disposition des organes, à la qualité de l’imagination. On croit suivre les mouvements d’un zèle éclairé ; l’on ne suit que l’impétuosité d’une passion aveugle. On se félicite d’une philosophique indifférence ; le caractère a réellement toute la gloire de ce qu’on attribue à la philosophie. Les jugements de la raison tiennent toujours du naturel ; ce sont des vins qui ont le goût du terroir. Les effets de la persuasion étaient différents dans Bossuet et dans Fénelon ; dans Le Clerc et dans Jurieu, parce que les degrés l’étaient. Peut-être étaient-ils également persuadés : mais assurément ils n’étaient pas également zélés, parce que deux d’entre eux n’avaient ni le même tempérament, ni par conséquent les mêmes passions que les deux autres.

Le zèle des Pères nous paraît louable, parce que nous sommes accoutumés dès l’enfance à respecter leurs décisions. De l’idée de sainteté nous passons à celle de justesse. De grands noms frappent notre oreille et séduisent notre esprit. La haute idée que nous avons de leurs ouvrages nous en donne une avantageuse de leurs actions. Vieilles idoles, encensées par habitude.

Mais, qui ne voit que ce préjugé, en confondant tout, excuse tout ? Origène, animé d’un saint zèle contre la plus chère partie de soi-même, sera louable d’y avoir porté un barbare rasoir. Tertullien sera louable de s’être déchaîné contre les secondes noces, et de les avoir regardées comme une union criminelle. Saint Augustin sera louable d’avoir avancé que les biens de ce monde n’appartiennent qu’aux bons ; d’avoir sophistiqué en faveur de l’intolérance, soufflé le froid et le chaud sur la grâce. Saint Bernard sera louable d’avoir prêché la nécessité d’une guerre injuste, et encouragé les croisés par une prophétie normande. Saint Grégoire sera louable d’avoir assaisonné des plus indécentes invectives, et des calomnies les plus noires, trois discours contre Julien. Les Pères seront louables d’avoir recouru à des fraudes pieuses pour démontrer la vérité du christianisme, telles que la supposition des oracles des sibylles, des livres de Trismégiste, etc. Les papes seront louables de s’être arrogé une infaillibilité que leurs flatteurs osent à peine leur accorder aujourd’hui, d’avoir usurpé une autorité détrônante, et d’avoir uni au titre de serviteur des serviteurs le titre de roi des rois, sans être ni l’un ni l’autre. N’y a-t-il qu’à dire dévotement : ad majorem Dei gloriam ? Cela est si aisé !

Les Pères sont pour nous dans un point de vue qui nous en impose. Rapprochons-les de nous, arrachons-leur ce masque qui nous fait illusion. N’en jugeons point par ce qu’ils devraient être ; jugeons-en par ce qu’ils ont été. Que ces grands hommes seront petits !

Règle générale : tout zèle, que le magistrat, chrétien ou incrédule, a droit de réprimer, ne saurait être louable. Or, le zèle des Pères contre le mariage est de ce genre. Il tend à la destruction de l’espèce humaine ; il combat tous les penchants de l’instinct ; il va directement contre le droit naturel.

Je ne reconnais rien de louable dans un zèle dont le louable est local ou personnel. Or, tel est celui des Pères. Détachez-le de l’antiquité, détachez-le de leurs personnes ; transportez-le à un homme dont le nom n’ait rien d’auguste, dont le temps n’ait pas consacré les opinions et la conduite : autant vaudrait-il livrer cet homme au bras séculier, ou à l’indignation publique.

Je ne vois rien de louable dans un zèle qui, sous prétexte de perfectionner la religion chrétienne, attaque la naturelle. Tel est précisément le zèle des célibataires : ils détruisent une des plus importantes lois de la nature, qui nous ordonne de travailler à la propagation de notre être.

Il est bien fâcheux que les colonnes de l’Église en aient si mal soutenu l’édifice. N’écoutons point le préjugé qui nous parle pour eux. Il y a un zèle qui vient de Dieu ; mais aussi il y a un zèle qui vient du diable. Leurs causes se manifestent par leurs effets ; et la prévention ne peut tenir contre la connaissance de ces effets. Bellarmin aura beau être regardé comme un saint en Italie, il sera regardé comme un séditieux en France : la canonisation ne sanctifiera pas ses fureurs du temps de la Ligue. Saint Jérôme aura beau avoir quelques centaines d’années pour lui, ses déclamations contre le mariage, ses opinions mystiques sur le célibat, serviront en tout temps à le dégrader. Les moines auront beau se parer d’un grand amour de la perfection, de leurs vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, de leur fidélité à remplir ces vœux, il seront toujours coupables envers la société, pour laquelle ils étaient nés, à laquelle ils sont inutiles ; quoi qu’en pense le vulgaire, ce sera toujours un mauvais zèle que d’augmenter le nombre des saints en diminuant celui des hommes.

« Nous avons encore observé que l’auteur se plaint de ce que des sectes de philosophes avaient attaché une idée de perfection à tout ce qui mène une vie spéculative : « d’où l’on avait vu naître l’éloignement pour les soins et les embarras d’une famille. »

A quoi bon cette observation ? Le fait est-il vrai ? M. de M... a pu se servir de cette vérité, parce que toutes les vérités appartiennent au philosophe.

« La religion chrétienne, poursuit-il, venant après la philosophie, fixa, pour ainsi dire, des idées que celle-ci n’avait fait que préparer. »

Voilà le venin. C’est calomnier le christianisme que d’avancer qu’il vint après telle secte de philosophes, et qu’il eut quelque chose de commun avec elle. A la vérité, M. de M... ne dit pas tout à fait cela ; il dit seulement que « les changements de Constantin furent faits, ou sur des idées qui se rapportaient à l’établissement du christianisme, ou sur des idées prises de sa perfection ». Mais cette conjecture n’en est pas moins propre à scandaliser les oreilles pieuses ; qui en doute ?

« Pour étendre une religion nouvelle, il fallut ôter l’extrême dépendance des enfants, qui tiennent toujours moins à ce qui est établi. »

Les critiques veulent-ils nier que Constantin mit en œuvre des moyens purement humains pour établir le christianisme ? L’histoire dépose contre eux. Veulent-ils nier que cet empereur affaiblit l’autorité paternelle, et tira les enfants de l’extrême dépendance où les mettaient les lois romaines ? L’histoire dépose contre eux. Veulent-ils nier que ce ne soit un très-bon moyen pour faire recevoir une religion ? L’histoire dépose encore contre eux ; et la politique se sert encore aujourd’hui avec succès de cet artifice. Veulent-ils nier que le christianisme fut une religion nouvelle ? Il est vraisemblable que leur censure n’a eu d’autre objet, car ils ont mis en italique ces mots : nouvelle religion ; on voit qu’ils en ont été choqués. Quoi ! la religion chrétienne n’était pas nouvelle alors ? Ne l’était-elle pas pour la moitié de l’empire, qui ne l’avait pas reçue ? Ne l’est-elle pas encore aujourd’hui pour la moitié du monde, qui n’en a pas entendu parler ? La religion et la vérité sont éternelles ; mais toute religion et toute vérité ont une nouveauté relative.

Du reste, il est très-possible que, persuadés que la conversion de l’empire sous Constantin est un effet de la grâce efficace, les critiques aient été blessés qu’on l’attribuât à la politique.

« Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que « le célibat est un conseil du christianisme ».

Le reproche est légitime : la religion chrétienne ne conseilla jamais le célibat, parce que Dieu, qui en est l’auteur, ne peut pas plus conseiller le mal que l’ordonner.

Quel respect mériterait cette religion, si une fois il était bien prouvé que les livres sacrés attachent une idée de perfection au célibat ? Dans l’ouvrage de Dieu, pourrait-on trouver des choses contraires au bien de l’homme ? Non. Et le célibataire est ce figuier que le Fils de l’homme frappa de malédiction, parce qu’il ne portait pas du fruit.

Aussi ne trouve-t-on dans aucun endroit de l’Écriture l’institution du célibat, au lieu que dans les premières pages de la Genèse on trouve l’institution du mariage. Le législateur qui a dit : « Croissez et multipliez, » n’a point révoqué cette loi ; et comment l’aurait-il révoquée ? Il ne saurait se contredire.

Et remarquez, s’il vous plaît, qu’il faudrait une loi expresse pour le célibat, au lieu qu’il n’était pas si nécessaire qu’il y en eût une pour le mariage. Tout porte les hommes à celui-ci, et par conséquent tout les éloigne de celui-là. Le désir le plus vif et le plus naturel les engage à former une société où le désir est satisfait. Il fallait donc une loi qui les écartât de cette société où la nature les conduit : or cette loi n’existe que dans le cerveau des mystiques.

Saint Paul, il est vrai, parle fortement en faveur du célibat ; mais, dans ce chapitre, c’est l’apôtre qui parle et non le Saint-Esprit. Il nous en avertit expressément lui-même, comme s’il eût voulu prévenir les dangereuses conséquences qu’on en pouvait tirer. Il distingue avec autant de soin que de bonne foi ce qui vient de lui et ce qui vient de Dieu. Abandonné à lui-même, à ses lumières, à ses erreurs, il tâtonne ; il le sent, il l’avoue. Loin de s’arroger une inspiration qu’il n’a pas, il dit positivement que, fidèle ministre du Saint-Esprit, il n’en est pas actuellement l’organe.

Et qu’était-il besoin qu’il le fût ? Les Corinthiens lui avaient demandé son sentiment sur le mariage. Sa réponse est relative aux circonstances où ils se trouvaient ; circonstances qu’il pouvait connaître, sans cette inspiration, qui ne lui était accordée que lorsqu’elle était nécessaire ; circonstances auxquelles il pouvait s’accommoder par les seules lumières de la raison, sans le don d’infaillibilité.

Il leur dit donc : « Pour ce qui regarde les choses dont vous m’avez écrit, il est avantageux à l’homme de ne toucher aucune femme... à cause des fâcheuses nécessités de la vie présente... parce que les personnes mariées souffriront dans leur chair des afflictions et des peines, que je voudrais vous épargner... Car le temps est court : — la persécution s’approche à grands pas ; — et je désirerais de vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes... Ce n’est pas le Seigneur ; mais c’est moi qui parle. »

Peut-être objectera-t-on les versets 32, 33, 34 où saint Paul semble perdre de vue les circonstances, où il offre dans le célibat des idées de perfection, où il représente des motifs généraux ? Son conseil, dira-t-on, s’étend sur tous les fidèles, parce que les raisons sur lesquelles il l’appuie embrassent tous les états où les fidèles se peuvent trouver.

Mais cette objection disparaîtra, si l’on fait attention à ces paroles du verset 25 : « Quant aux vierges, je n’ai point reçu de commandement du Seigneur ; mais voici le conseil que je donne. »

Ce passage nous met à notre aise. Saint Paul y dit qu’il n’est point inspiré, et nous devons l’en croire sur sa parole. Nous pouvons donc l’envisager, dans ce cas particulier, comme un homme, comme un philosophe, comme un casuiste. Homme, il est faillible ; philosophe, il fait un système arbitraire ; casuiste, il est mystique, et donne dans les raffinements de la dévotion.

Saint Paul se tromper ! saint Paul donner un mauvais conseil ! eh ! oui ; cela n’est pas vraisemblable, cela est pourtant vrai : prouvons-le.

« Je voudrais, dit-il, que tous les hommes fussent dans l’état où je suis moi-même, » c’est-à-dire vierges, si je ne me trompe.

Mais 1º c’est faire un souhait impossible ; car c’est souhaiter que les hommes fussent hommes et ne le fussent pourtant plus ; 2º un souhait contraire aux vues de la Providence, qui a voulu se servir de l’attrait du plaisir pour perpétuer le genre humain ; 3º un souhait criminel, parce qu’il ne nous est pas permis de nous opposer à l’existence des êtres sur qui nous n’avons aucun droit ; 4º un souhait dangereux ; car supposez-le accompli ; supposez que tous les hommes se vouent au célibat, c’en est fait, cette génération est la dernière : le monde finit avec elle.

« Celui qui n’est point marié s’occupe du soin des choses du Seigneur... mais celui qui est marié s’occupe du soin des choses du monde, et ainsi il est partagé. »

Oui, il se trouve partagé, et il doit l’être. Il est fait pour agir et non pour contempler ; né pour la société, homme avant que d’être chrétien, il doit travailler au bien du Tout, dont il fait partie. Son travail, suivant l’apôtre même, vaut une prière. C’est en se partageant entre ses besoins animaux et ses devoirs religieux, entre sa famille et son créateur, qu’il remplit sa destinée : c’est en rapportant à l’Être suprême toutes ses actions, comme à leur centre, qu’il les sanctifie et qu’il plaît à Dieu. « Celui qui n’est pas marié s’occupe du soin des choses du Seigneur. » Cela peut être vrai ; mais il l’est beaucoup plus, que cet homme ne remplit que le tiers de ses devoirs, et qu’il est coupable d’oublier ce qu’il se doit à lui-même, et ce qu’il doit aux autres.

« Je vous dis ceci, ajoute l’apôtre, pour vous porter à une plus grande sainteté. »

Le moyen est mal choisi : car il est assez mal aisé de prier Dieu quand on est sans cesse assiégé par des pensées étrangères, tenté par l’attrait de la plus aimable et de la plus invincible des passions, distrait par de continuels désirs, d’autant plus vifs qu’ils sont plus irrités, d’autant plus irrités qu’ils sont moins satisfaits. D’ailleurs, un effet, vicieux dans ce monde, ne saurait nous assurer une meilleure place dans l’autre. Un moyen se ressent toujours du vrai ou du faux de son principe.

Saint Paul va plus loin dans les deux versets suivants. Il insinue qu’il y a une sainteté inhérente au célibat. Plus haut, il le regardait comme un moyen de perfection ; plus bas il l’envisage comme une perfection : « Si quelqu’un, dit-il, prend une ferme résolution dans son cœur, et juge en lui-même qu’il doit conserver sa fille vierge, il fait une bonne œuvre. » Soit, pour un moment. Si le tempérament de la fille en appelle de la décision du père ; si, privée d’un mari nécessaire, elle se défait, dans les bras d’un amant, d’une virginité brûlante ; si, lasse de se combattre, de se résister, de se vaincre sans cesse, elle cède à un penchant d’autant plus fort qu’il est réprimé, l’œuvre est-elle bien prudente ?

L’apôtre donne aux pères une autorité supérieure à celle que leur donnaient les lois les plus favorables : autorité chimérique, puisqu’elle leur confère un droit que les filles mêmes n’ont pas, autorité sujette au mépris, parce que dans le temps de saint Paul l’usage des grilles et des verrous n’avait pas encore fait d’un sacrifice volontaire un devoir indispensable. Un père n’est point le maître du mariage ou du célibat de sa fille, parce qu’il ne l’est point de ses désirs.

« Celui qui marie sa fille fait bien ; et celui qui ne la marie pas fait encore mieux. »

Voit-on dans cette sentence les traces de l’inspiration divine ? Je n’y trouve que celles de la raison humaine. Que, livré à lui-même, l’homme est peu de chose ! Quelle différence de saint Paul inspiré à saint Paul parlant de son chef ! Que ses mauvais conseils sur le célibat, comparés aux sublimes vérités qu’il annonce, à la sagacité avec laquelle il pénètre les mystères les plus profonds, aux belles leçons de morale qu’il donne partout ailleurs, me montrent bien dans les uns le doigt de l’homme, dans les autres le doigt de Dieu !

Revenons à M. de M... Les gazetiers lui font un crime de n’avoir pas dit que le célibat fut un précepte du christianisme ; et moi, je suis fâché qu’on puisse reprocher à ce grand homme d’avoir méconnu l’esprit de la religion au point d’avoir cru qu’elle en faisait un conseil, et envisagé le célibat comme un état plus parfait. « A Dieu ne plaise, dit-il 4 , que je parle ici contre le célibat qu’a adopté la religion ! »

Il en reconnaît donc la bonté ; il approuve donc cette « loi de discipline 5  », qui fait d’un mal physique un mal moral, cette loi qui, « étendant le corps du clergé et resserrant celui des laïques », a des conséquences affreuses, en ce qu’elle anéantit insensiblement l’un et l’autre.

S’il avait jeté les yeux sur la nature du célibat, il aurait vu qu’il n’a d’autre degré de bonté que celui qui lui est attribué par la superstition et par l’intérêt ; il aurait vu que l’homme n’a aucun droit sur sa postérité, que le célibataire est le meurtrier de la famille qui devait naître de lui : l’ennemi de la patrie, en ce qu’il lui vole des citoyens : un fanatique ennemi de lui-même, en ce qu’il étouffe ce cri de la nature, qui nous porte à nous voir renaître dans d’autres nous-mêmes : un mauvais chrétien en ce qu’il s’oppose au développement de germes qui produiraient des êtres doués de l’inestimable avantage de connaître et d’adorer Dieu : un enthousiaste inconséquent, en ce qu’il augmente le nombre des saints aux dépens de celui des hommes, et conséquemment, de celui des saints mêmes. Que n’a-t-il pas dit du principe du despotisme, qui tend à détruire un État ? Que n’aurait-il pas dû dire du principe du célibat, qui tend à détruire l’univers ? Il met le sujet soumis au despote à côté de l’automate ; il aurait dû mettre le célibataire à côté de l’anthropophage.

C’est bien dans ce siècle où les devoirs de la société sont si bien connus, où les lois de la morale ont été si bien développées, qu’il faut vanter une vertu qui n’est bonne à rien. Malheureux célibataires ! quel service rendez-vous à l’État par votre continence ? Quel service à Dieu ? Quel service à vous-mêmes ? Vous vous ôtez des plaisirs vertueux, à l’État des sujets, à Dieu des adorateurs. Si le ciel vous avait destiné à cette vie, il vous en aurait sans doute averti, en vous privant de ce sens le plus voluptueux de tous, contre lequel vous avez sans cesse à lutter.

L’homme, plus aisé à frapper que capable de raisonner, a attaché de la grandeur à ce qui est difficile. Voilà la source de l’erreur qui fait du célibat un état de perfection. Que le sort de tant de milliers d’hommes ne tienne qu’à un sophisme ! n’y a-t-il pas de quoi déplorer le malheur de la condition humaine ? Si un de mes aïeux avait mal raisonné, la chaîne se serait rompue, je ne serais pas au monde ! Réflexion qui devrait réunir contre le célibat tous ceux qui jouissent de l’existence, et qui en connaissent le prix.

« Lorsqu’on fit la loi du célibat pour un certain ordre de gens, il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci : le législateur se fatigua. Il fatigua la société pour faire exécuter aux hommes par précepte ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil 6 . » — Point de réponse. »

La réponse était toute faite : elle est tout entière dans le passage attaqué. Fallait-il se mettre en frais de citations et de raisonnements pour prouver un fait historique que tout le monde sait, un fait encore existant ?

Le célibat fatigue la société : en doutez-vous ? Voyez l’embonpoint de l’Angleterre et de la Hollande, et l’éthisie de l’Italie et de l’Espagne ; la vigueur de l’Allemagne protestante et le dépérissement de l’Allemagne catholique. N’est-ce pas fatiguer la société que de l’épuiser ?

Le dogme de la perfection du célibat a produit en Europe les mêmes effets de la destruction que la chaleur du climat, la jalousie du maître, l’esclavage des femmes, ont produit en Asie. Les moines, qu’ont-ils à reprocher aux eunuques ? Les eunuques sont à plaindre, les moines sont méprisables. Aussi la nature dédommage-t-elle les premiers, et fait-elle le supplice des seconds.

Portons, par plaisir, le flambeau du calcul sur les suites du dogme du célibat. Suivant les observations les plus exactes, un État qui ne souffrirait ni pestes, ni guerres, ni famine durant soixante années, doublerait dans cet espace le nombre de ses citoyens. Cela posé, tout État qui a cent mille moines dans son sein perd tous les soixante ans deux cent mille hommes, et un bien plus grand nombre s’il entretient toujours sur pied ce nombre de cent mille. Ainsi, en supposant que depuis l’année 1640 il y a eu en France deux millions d’âmes qui aient fait vœu de célibat, cet empire a perdu et ces deux millions, qui lui ont été inutiles durant leur vie, et quatre millions qui seraient nés d’eux dans l’espace de cent vingt ans, et deux millions qui seraient provenus des enfants des premiers depuis l’année 1690 jusqu’à cette année 1750, et deux millions qui proviendraient des enfants [enfans] des deux derniers millions depuis cette année 1750 jusqu’à l’année 1810. Somme totale : dix millions ; perte immense, mais réelle : 1º parce que les deux millions sur lesquels je bâtis peuvent raisonnablement, supposés à l’abri des malheurs de la peste, de la guerre, de la famine, propager en toute sûreté ; 2º parce qu’il s’ensuit que la France n’ayant que vingt millions d’âmes, et devant en avoir en 1810 trente millions, sans l’obstacle du célibat, elle perd le tiers de ses forces, puisqu’elle pouvait acquérir ce tiers. Soyez à présent étonné que des États, jadis extrêmement peuplés, soient aujourd’hui dégarnis.

Jetez un coup d’œil sur le nombre infini d’hommes qui se sont voués au célibat depuis deux siècles. Supputez les descendants qu’ils auraient eus dans cet espace. Pour éviter toute chicane, n’ajoutez au nombre génératif qu’un nombre égal, vous trouverez un nombre aussi rempli que l’est l’Europe. Que sera-ce si vous vous livrez au calcul du cours progressif des générations ? Votre imagination vous créera des peuples immenses d’êtres que le célibat a anéantis. Que sera-ce encore si vous considérez la chose avec les yeux de la foi ; partant de ce principe, que les mille millions d’êtres qu’on compte communément sur la terre sont tous sortis d’un seul homme, créé il y a autour de six mille ans, vous trouverez fort aisément qu’une douzaine d’hommes qui, dès le commencement du christianisme, seraient entrés dans le célibat, auraient fort bien pu priver le monde d’autant de millions d’habitants qu’il en renferme aujourd’hui.

Quis talia fando
Temperet a lacrimis 7  ?

Je n’ignore pas que bien des gens sensés prétendent que le monde ne finira point tant qu’il y aura des moines et des abbés ; mais cette prédiction ne me console pas. Le général, à mon avis, n’observe que trop bien le vœu de continence.

Le célibat, disent quelques-uns (et ceux-là ne sont pas les plus politiques), n’épuise point la société : au contraire, il la soulage de membres qui lui seraient à charge.

Les guerres ne suffisent-elles pas ? Les pestes, les famines, ne la soulagent-elles pas assez ? La terre ne pourrait-elle pas nourrir tous ceux qui la cultiveraient ? Si la population pouvait être excessive, la nature aurait remédié à cet excès. « Le caractère, les passions, les fantaisies, l’idée de conserver sa beauté, l’embarras de la grossesse, celui d’une famille trop nombreuse » fatiguaient déjà cruellement la société. C’était un poison lent, qui coulait dans les veines du corps politique. Fallait-il encore ajouter à ce malheur le poison actif de la loi du célibat ?

Le célibat, disent quelques autres (et ceux-ci ne sont pas les meilleurs citoyens), décharge les familles d’un fardeau qui les accablerait. Que voulez-vous qu’on fasse de tant d’enfans ?

Plaisante objection ! Il n’y a pas assez d’enfants pour l’État, et il y en a trop pour les familles. Ces victimes sont nécessaires, dit-on ; et je dis, moi, qu’elles ne sont pas plus nécessaires en France, en Espagne, en Portugal, en Italie, qu’en Angleterre, en Danemark, en Suède, en Hollande. Que fait-on des enfants dans ces pays-là ? Ce qu’on pourrait, ce qu’on devrait en faire dans ce pays-ci.

Plus on jette d’enfants dans les cloîtres, plus l’État s’appauvrit ; c’est un mauvais remède, qui devient d’autant plus nécessaire qu’il est plus fréquent.

On ne saurait trop augmenter les motifs de bien faire, ni trop affaiblir les motifs de ne faire rien. Nulle émulation dans un État, où l’oisiveté peut compter sur une ressource, où une simple façon de penser procure les mêmes avantages qu’une vie active, où un fainéant est au niveau d’un citoyen laborieux, où l’on peut laisser les peines aux misérables et se réserver les plaisirs, où un corps qui possède le tiers des revenus, ne paie pas le vingtième des charges publiques. Distribuez avec choix les richesses, dispensez les honneurs et la considération avec équité, les choses changeront de face ; et le superflu du célibataire pourvoira aux besoins du citoyen. Le bonheur ou le malheur d’un État dépend de ses lois. Introduisez en Espagne les lois d’Angleterre : il y aura parmi les moines des Ansons qui feront le tour du monde. Faites goûter aux Anglais les lois espagnoles : il y aura, parmi les marins, des gens qui se borneront à faire le tour d’une cellule.

Les erreurs des grands hommes sont contagieuses ; on l’a dit, et je le répète pour justifier la liberté que je vais prendre d’en relever une de M. de M... Il établit, en plusieurs 8 endroits de son livre, une différence spécifique entre les conseils et les préceptes de l’Évangile. Cette différence est chimérique, et tire sa source du système des mystiques, qui, s’étant placés hors de la portée des forces humaines, ont introduit l’opinion des divers degrés de sainteté : opinion directement contraire au but du christianisme. Tout y est précepte, rien n’y est conseil ; les lois de Jésus-Christ n’ont pas toutes la sanction des peines et des récompenses, parce que cette sanction était inutile à une religion dont la base portait sur l’amour et non sur la crainte, qui exigeait de l’homme des sacrifices volontaires, qui lui demandait son cœur, et voulait le lui devoir.

Tout est précepte pour un véritable chrétien : il sait, qu’il est obligé de se servir de tous les moyens qui peuvent le conduire à la plus grande perfection, à laquelle il est appelé. Il regarde la sainteté comme un but, qu’il n’atteindra jamais, à la vérité, mais qu’il doit toujours tâcher d’atteindre.

Le bien, en fait de religion, est toujours le mieux. Le chrétien ne peut parvenir à la perfection absolue ; mais il y a une perfection relative qui ne demande que des efforts, et cette perfection dépend de lui. Il me semble que l’auteur de l’Esprit des Lois n’a pas fait ces réflexions, et qu’il aurait dû les faire.

En voilà assez sur le célibat ; quittons-le pour n’y plus revenir.

Je n’ai été si long sur ce chapitre, que parce que j’ai eu pitié de l’Europe. Ce n’est pas que j’espère d’être écouté. La durée d’un préjugé est toujours en raison proportionnelle de son absurdité. Chose étonnante ! jamais les inconvénients du célibat n’ont été mieux sentis en France, et jamais la puissance du clergé n’y a été si bien affermie. Jamais le ministère n’a mieux compris la nécessité de remédier à ce malheur, et n’a été si éloigné de le faire. Admirons la politique de cette cour qui sait se faire respecter par des anathèmes dont on se joue, et par des foudres qui ne blessent pas. Oh ! quand finira l’empire des noms et du papier ! Notre postérité, car l’erreur n’a qu’un temps, croira-t-elle qu’une suite de vieillards très-bornés ait réussi à bâtir la puissance la plus réelle sur des chimères, et sur des chimères des plus caractérisées ?

« Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que la religion catholique convient mieux à une monarchie et la protestante à une république. »

Cette proposition tient au système de M. de M... sur l’influence du climat, système qu’il fallait renverser avant que d’en attaquer une conséquence naturelle. C’est vouloir entrer dans la place sans s’être saisi du chemin couvert.

M. de M... ne parle ici que d’une raison de convenance, et il peut compter sur le suffrage de tous ceux qui examineront attentivement les rapports qui sont entre les effets du physique des climats où le catholicisme s’est maintenu, où le protestantisme s’est établi, et l’esprit de ces deux religions ; entre leurs dogmes et les différents principes de l’État politique.

La religion catholique convient mieux à une monarchie, parce que ses dogmes s’accordent mieux avec le but du gouvernement monarchique. La foi aveugle conduit à l’obéissance passive. La religion protestante s’accommode mieux d’une république, parce que ses principes fondamentaux ont trait au but du gouvernement républicain. La foi éclairée sympathise à merveille avec l’esprit d’indépendance et de liberté.

« Nous lui avons reproché d’avoir dit que : « Quand Montézuma s’obstinait tant à dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité ». A ce reproche, point de réponse. »

M. de M... avait en main deux moyens de défense. Il pouvait répondre que Montézuma parlait ainsi dans la simplicité de son cœur, et que sa maxime, considérée relativement à ses préjugés, n’était point une absurdité, mais un bon mot. Il pouvait répondre que ce prince ne connaissant pas le fond de la religion qu’il rejetait, n’en jugeant que par les apparences et par le culte extérieur, voyant combien il était difficile que des changements extraordinaires s’introduisissent parmi des peuples entiers, croyant peut-être que toute religion était bonne, que l’Être suprême aimait à être loué de plusieurs manières différentes, et qu’il avait permis la même variété dans les hommages qu’on lui rend, qu’il a mis dans le ramage des oiseaux ; que ce prince, dis-je, sachant qu’il y a des religions plus propres, ce semble, pour un climat que pour un autre, pouvait fort bien de ces principes arriver à cette conséquence : « La religion des Espagnols est bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le mien. »

Ces paroles, quelque sens qu’on leur donne, ne blessent point la majesté du christianisme. La religion des Espagnols était bien différente de la religion chrétienne : celle-ci est la religion de la charité, celle-là était une religion de brigands ; et il pouvait bien se faire qu’une telle religion « ne fût pas bonne pour le Mexique ». Cette conjecture n’empêche pas, que « les principes du christianisme bien gravés dans le cœur ne fussent infiniment plus forts », même dans le Mexique, « que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, et cette crainte servile des États despotiques ».

Voilà en entier la première partie de la critique des gazetiers ecclésiastiques ; ils ajoutent que M. de M... « décline le combat » ; et, en effet, des pygmées sont bien redoutables pour un géant !

« Avec beaucoup d’esprit, disent-ils, il ne trouve point de réponse à des reproches accablants. » Il n’y avait que six mois qu’il n’avait pas le sens commun ; aujourd’hui il a un esprit infini.

Mieux lui vaudrait perdre sa renommée
Que cueillir loz de si mauvais alloy.

Fallait-il des réponses à des objections déjà réfutées ? En fallait-il à des gens qui, d’entrée de jeu, prenaient des lettres de petits esprits, et qui, au lieu de se défaire de leur caractère dominant, et ne se souvenir d’eux-mêmes que pour s’éviter comme un écueil, commençaient l’analyse d’un livre de politique par la bulle Unigenitus ? En fallait-il à des critiques qui, ayant en présomption ce qui leur manquait en lumières, décidaient de tout avec un esprit d’écoliers et un ton de maîtres. En fallait-il à des gazetiers, à qui leurs pensées et leurs expressions, leur esprit et leur cœur dispensaient de répondre ?

« Nous lui avons reproché ! » Et qu’importe le blâme ou la louange des jansénistes, leurs reproches ou leur approbation, à un homme qui ne tient qu’au parti de la vertu, à un sage qui n’est qu’aux gages de la vérité ? Des reproches sont-ils des raisons ?

« Nous lui avons reproché ! » Il faut être bien présomptueux pour s’ériger en juges dans la république des lettres, république où tous les citoyens sont indépendants, où l’on ne reconnaît aucune autorité, où, pour un seul mauvais jugement, on est jugé et condamné mille fois !

Si un corps, respectable au moins par sa vieillesse 9 , vient de prendre la résolution de rentrer dans son droit de flétrir par des qualifications odieuses tout livre nouveau qui contredira ses opinions, il a pris conseil non de sa prudence, mais de son zèle ; non de sa gloire, mais de sa piété.

Faire d’un bon livre qu’on n’entend guères l’extrait superficiel de quelques propositions qu’on n’entend pas mieux ; qualifier ces propositions, charger ces épithètes d’idées odieuses ; confier à la presse le soin de multiplier et même d’immortaliser cette pieuse folie, cela pouvait être fort bon dans les siècles passés ; mais voilà bien de quoi effrayer l’ingénieux et savant auteur de l’Histoire naturelle du Cabinet du roi ! Qu’importe à M. de B 10 ... et à M. de M... qu’un corps célèbre et nombreux se détermine à dire unanimement des injures à leurs ouvrages ? Ils n’auront pas moins à se féliciter, l’un d’avoir étendu la sphère du monde politique, l’autre d’avoir ouvert un monde nouveau aux curieux observateurs de la nature. Ils permettront volontiers à la Sorbonne de défendre encore à la France de croire aux antipodes. Aussi un de leurs docteurs renferma-t-il un grand sens en peu de mots, quand il dit en opinant : « Tenez, messieurs ! vous êtes de fort grands théologiens et peut-être d’aussi mauvais philosophes. Laissez donc là, si vous m’en croyez, les livres d’Académie et bornez-vous à des thèses de collége. »

Il est temps d’examiner la seconde partie. Elle est destinée à la réfutation de la Défense de l’Esprit des Lois. L’arbitraire domine dans la première ; la déraison règne toujours beaucoup dans celle-ci. Voyons, nous serons courts. Après M. de M... il y a peu à glaner.

On l’a accusé d’être spinosiste et déiste : « Ces deux idées, a-t-il répondu, sont contradictoires. » Que lui réplique-t-on ? On étale une mince érudition ; on allègue un grand nombre de passages où Spinosa établit le théisme et la révélation. On ajoute : « Un auteur (pourra-t-on dire) qui parle si dignement de Dieu, est-il spinosiste ? Non-seulement c’est un spinosiste, mais c’est Spinosa lui-même. Oui, dans ce même livre, où Spinosa parle de Dieu si dignement, Spinosa pose tous les fondements de son athéisme. »

A cet air de confiance, à ce oui décisif, croirait-on qu’il n’est rien de plus faux ? Croirait-on que, dans tout le Traité théologo-politique dont on cite le chapitre XIV, il n’y a pas un mot du système impie que Spinosa, orthodoxe dans le temps qu’il l’écrivit, répandit ensuite dans un autre traité ? Croirait-on que des critiques, qui semblent vouloir se tirer du profond oubli où ils sont tombés, en se signalant par quelque inimitié illustre, aient osé avancer un fait entièrement faux, et dont il est si aisé de vérifier la fausseté ? Cela n’est pas croyable ; mais que voulez-vous ? On avait avancé que M. de M... était spinosiste et déiste ; il fallait à tout prix qu’il le fût ; on l’avait dit en dépit du sens commun : il fallait bien le soutenir en dépit de la vérité et de la vertu. L’absurdité de l’accusation sautait aux yeux ; il fallait l’appuyer de l’imposture, et quoiqu’elle ne prouvât rien, on y a recouru ; on sauvait du moins la contradiction.

On l’a accusé d’athéisme ! « Je serais athée, a-t-il dit, moi qui ai parlé contre la fatalité des athées, dans la première page de mon livre ? »

On lui répond que cela ne suffit pas, et qu’ « il fallait de plus ne rien dire dont les athées pussent s’autoriser ».

Et quels sont les athées qui abusent des paroles de M. de M... ? Je ne vois que les gazetiers qui s’en formalisent. D’ailleurs, est-il quelque chose qui soit à l’abri de l’abus ? Les athées s’autorisent bien des merveilles les plus étonnantes de la nature, des connaissances qu’ils ont de quelques principes, de cet axiome très-orthodoxe : Rien ne se fait de rien ! Point de livre où l’on ne voie l’athéisme en gros caractères, quand on y portera des yeux d’athée endurci ou de janséniste zélé ; quand on verra, comme le premier, un désordre monstrueux dans le plan le mieux conçu et le mieux exécuté, quand on verra, comme le second, le nœud de deux idées contradictoires. Les gazetiers ont trouvé tous les fondements du spinosisme dans un livre où Spinosa raisonne en philosophe chrétien ; pourquoi les athées ne trouveraient-ils pas leur mécanisme total dans un livre dont tout le système porte sur des principes diamétralement contraires au fatalisme ?

« Mais, disent-ils, quand on veut s’éloigner des athées, il faut leur couper tous les chemins qui pourraient les rapprocher de nous. »

Et je dis, moi, que quand on veut convertir un athée, il faut nous fermer tous les chemins qui peuvent nous éloigner de lui ; il faut lui ouvrir tous les chemins qui peuvent le rapprocher de nous, c’est-à-dire, être aussi prudent que charitable.

Les critiques lui font son procès sur ce qu’il a dit que « la loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois » ; comme si l’homme n’avait pas des sentiments avant que d’avoir des idées nettes ; comme s’il ne désirait pas avant que de raisonner : comme s’il n’était pas naturel de pourvoir à la conservation de son être, avant que de penser religion ; comme si l’amour de nous-mêmes n’était pas antérieur à tout autre amour.

En vain diront-ils : « Ces sentiments sont puisés dans les ténèbres d’une raison corrompue par le péché. » On leur répondra que, pourvu qu’ils soient puisés dans la droite raison, ils sont avoués de Dieu et conformes à l’Évangile ; on leur répondra qu’on ne sait aujourd’hui ce que c’est qu’une raison corrompue par le péché, et que la raison humaine ne peut être corrompue que par le préjugé, l’ignorance et l’esprit de parti ; on leur répondra que, s’il est vrai, comme ils l’assurent, que messieurs de la religion naturelle puisent leur code dans la raison, ils procèdent très-sensément, vu que nous sommes raisonnables avant que d’être chrétiens, et que nous ne sommes chrétiens que parce que nous sommes raisonnables.

Les critiques auraient souhaité qu’au lieu de chercher l’origine des devoirs de l’homme dans la religion naturelle, où elle est, M. de M... l’eût trouvée dans la religion révélée, où elle n’est point. Ils auraient souhaité que, dans un livre où il s’agit de mettre au grand jour des principes faits pour tous les hommes, il eût parti de principes révélés à peu de personnes, et que, pour faire recevoir des vérités claires, il eût débuté par des vérités obscures. Mais il lui était très-permis dans un ouvrage de politique de mettre à l’écart la grâce, le péché originel et cent autres questions dont le public est depuis longtemps ennuyé, et depuis longtemps a raison de l’être.

Ils se récrient sur ce qu’il a supposé un homme comme tombé des nues, laissé à lui-même et sans éducation, avant l’établissement des sociétés : « Recourir à de pareilles chimères pour y trouver l’origine de l’Esprit des Lois, c’est ressembler, à leur avis, à un homme qui fuirait le soleil, et s’enfoncerait dans des ténèbres bien épaisses pour voir plus clair. »

Il s’agissait d’examiner s’il y a des rapports antérieurs à l’établissement des sociétés, s’il y a des lois dans la nature indépendantes des conventions, s’il y a dans le fond des objets des relations éternelles et invariables : il s’agissait de renverser le système d’Hobbes qui ramène tout au conventionnel, et d’élever l’édifice du droit naturel.

Cela posé, M. de M... ne pouvait-il pas imaginer un être qui ne tînt point à la société, qui, usant de sa raison et se repliant sur lui-même, considérât son état, réfléchît sur ses devoirs, se rendît compte de ses sentiments ? N’est-ce pas le seul moyen d’établir sur des fondements inébranlables les lois naturelles ? Recourir à la Genèse, c’aurait été ressembler à un architecte, qui dessinerait les dimensions du toit avant que d’avoir fixé celles des fondements.

L’éloge des stoïciens leur a supérieurement déplu. « Plus les stoïciens auront été irréligieux envers Dieu, et plus l’auteur sera coupable d’avoir dit de leur religion, qu’il n’y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l’homme et plus propres à former des gens de bien, et qu’elle seule savait faire les citoyens, les grands hommes et les empereurs. Quand on parle ainsi d’une secte anti-chrétienne, et que l’on dit : je suis chrétien : le dit-on sérieusement ? »

Belle conclusion et digne de l’exorde !

Ne peut-on pas louer une secte anti-chrétienne, et néanmoins être bon chrétien ? Je conçois bien qu’un appelant ne saurait louer un moliniste sans déroger au jansénisme ; mais il me semble qu’un philosophe peut rendre justice à la vertu partout où il la trouve. M. de M... n’a fait l’éloge que de la morale des stoïciens ; c’est à cette morale qu’il a donné la préférence sur celle de toutes les sectes païennes ; c’est évidemment le sens qu’il faut donner à ces paroles : « il n’y en a jamais eu. » Trop sage pour ne pas admirer la lumière que le Portique a répandu sur les devoirs de l’homme, dans ces temps ténébreux, où il errait à la merci de son aveugle raison, il est trop convaincu de la sublime supériorité des vérités évangéliques, pour mettre en parallèle Zénon avec Jésus-Christ.

Ils l’ont accusé d’être sectateur de la religion naturelle parce qu’il a dit fort simplement que « les lois civiles de quelque pays peuvent avoir eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même ; mais qu’en Angleterre on ne peut pas plus le punir qu’on punit les effets de la démence... et d’une maladie. »

Rien de plus innocent que ces paroles. Que n’ont-ils pas dit pour les envenimer ? « Voyez : il est sévère contre les moines, et indulgent pour les Anglais ; un déiste n’oublie pas que l’Angleterre est le berceau de sa secte : il passe l’éponge sur tous les crimes qu’il y aperçoit. » Est-ce sur de si frivoles conjectures qu’il est permis de former une pareille accusation ? Où en sera notre bonheur, notre gloire, notre sûreté, si l’on admet une fois cette manière de procéder ? Ne tient-il, pour perdre et flétrir un homme, qu’à répandre à grands flots tout le fiel de la haine théologique ? La force et la clarté des preuves ne doivent-elles pas être toujours proportionnées à la grandeur de l’accusation ?

L’auteur de l’Esprit des Lois justifie un usage établi en Angleterre : donc il est déiste. Bon Dieu ! quel raisonnement ! De ce qu’on pense en Anglais sur une loi civile, s’ensuit-il qu’on pense en Anglais sur les matières de religion ?

Et puis, qui a dit aux gazetiers que la Grande-Bretagne est le berceau du déisme ? L’anecdote est, en vérité, curieuse. Jusqu’ici l’on avait cru, assez généralement, que le déisme avait pris naissance en Italie ; et diverses observations faites sur la nature et les effets de la superstition avaient servi à rendre raison de ce phénomène : l’on avait jugé qu’il était très-naturel que la religion naturelle naquît dans un pays où la bigoterie avait placé un fantôme à côté de la religion révélée. On avait dit : « Quand on croit trop, on risque bien de ne pas croire assez ; rien n’est plus voisin d’un grand excès que l’excès opposé : rien ne rapproche plus d’une petite foi qu’une foi volumineuse : rien ne fait plus d’incrédules qu’une superstitieuse crédulité. »

Quant à l’Angleterre, c’est de la liberté essentielle au gouvernement établi que naissent toutes ces idées bizarres sur la religion, toutes ces objections impies contre les livres sacrés, toutes ces brochures où les vérités les plus sublimes sont attaquées. Les progrès que le déisme y a fait sont une suite de la liberté, qui est selon quelques-uns la fille, et, selon d’autres, la mère de l’esprit d’indépendance. Du reste, il n’y a pas plus de déistes à Londres qu’à Paris : il y a seulement plus de liberté et moins d’hypocrisie. Je veux qu’en Angleterre il y ait plus d’esprits-forts qu’en France : on ne saurait nier qu’il n’y ait aussi plus de bons chrétiens, si par bon chrétien on entend un homme persuadé. En France on croit parce qu’on a cru, en Angleterre parce qu’on est déterminé par le poids des raisons. A Paris, on a la foi du curé. A Londres, on a une foi qui appartient du moins à celui qui l’a.

Revenons au suicide. M. de M... prétend que « cette action tient à l’état physique de la machine, et est indépendante de toute autre cause. »

Je ne dirai point avec les gazetiers : « Cela fait horreur ; » mais je dirai bien, que le second membre de cette période est mal pensé. Car, si le suicide est purement machinal, s’il dépend uniquement du mécanisme, « s’il est indépendant de toute autre cause », la loi de Dieu n’a pas plus de droit de le flétrir que les lois civiles, parce que les actions de l’homme ne sauraient être sujettes à la peine dès qu’elles ne sont pas volontaires : elles cessent d’être criminelles dès qu’elles cessent d’être libres ; l’homme n’est plus coupable dès qu’il n’est plus agent.

Cette proposition me fait donc de la peine, en ce qu’en dérobant le suicide à la vengeance divine, elle semble l’autoriser. Peut-être faut-il l’expliquer plus favorablement, peut-être faut-il adoucir ces mots : « indépendante de toute autre cause » par ceux-ci : « tient à l’état physique de la machine ». Cette expression « tient » était si réservée, qu’elle n’annonçait pas une entière indépendance.

Une preuve bien claire de l’impiété 11 de l’auteur de l’Esprit des Lois, c’est la qualité de grand homme qu’il a donnée à Bayle flétrissant la religion. « Dire de Bayle : C’est un abominable : ce n’est pas une injure, c’est une vérité. »

Fût-ce une vérité, ce ne serait pas moins une injure. Qu’on traite d’abominables des critiques, qui, déterminés par la passion seule, ressemblent à ces animaux toujours avides de sang ; le public dira : C’est une vérité ; les critiques ne seront pas moins en droit de dire : C’est une injure. Je choisis cet exemple, parce qu’il s’agit de rendre d’une manière sensible ma pensée à des gens qui ne sentent point.

Quant au philosophe de Rotterdam, les insultes des jansénistes de Paris ne diminueront point sa gloire. C’était un terrible homme que ce Bayle ! On ne doit l’attaquer qu’avec respect, le combattre qu’avec crainte, le condamner qu’après l’avoir admiré : on ne foule aux pieds qu’en tremblant un lion qui vient d’expirer.

M. de M... l’a mieux réfuté en deux pages que Jaquelot, Saurin, Le Clerc, en plusieurs volumes. J’ajouterais Jurieu, s’il n’y avait une espèce d’indécence à comparer le théologien le plus fougueux au philosophe le plus modéré.

A propos de Jurieu, il me vient une idée qui se lie à mon sujet. Bayle, flétrissant la religion, était un grand homme et un mauvais logicien ; Jurieu, défendant la religion, était bon logicien et homme abominable : c’est que l’un avait des talents et l’autre de la malice ; c’est qu’on est grand par l’esprit, et abominable par le cœur. N’allez pas croire, ami lecteur, que je veuille vous insinuer que les gazetiers ecclésiastiques soient des Jurieu : Jurieu avait du mérite.

Il en est de Bayle comme de César, dont on admire les conquêtes, et dont on déteste l’ambition. On applaudit au talent, on en déplore l’abus. Le monde littéraire a ses héros comme le monde politique ; et ces héros ne sont guère plus vertueux dans l’un que dans l’autre.

Il fallait du génie, et un grand génie, pour attaquer la religion chrétienne, qui est si bien prouvée, pour rétablir le pyrrhonisme foudroyé, pour ramener toujours avec art les mêmes objections, pour montrer sous un nouveau jour les mêmes principes, pour rallier contre la vérité des troupes qu’on croyait exterminées depuis plus de mille ans.

C’est dans ces qualités que M. de M... a trouvé de la grandeur ; et cette grandeur ne l’a point ébloui ni découragé ; il a réfuté Bayle, et l’a réfuté avec succès. Un théologien traite ordinairement son ennemi de petit homme ; un philosophe tel que l’auteur de l’Esprit des Lois admire un illustre adversaire, le plaint, l’attaque, et en triomphe. Le premier est zélé ; le second est généreux. Leibnitz dresse, dans sa Théodicée, un mausolée à la gloire de Bayle qu’il place dans le ciel, où il contemple la vérité sans nuage et sans voile : Crouzas le damne sans miséricorde.

Parmi quelques théologiens, c’est une espèce de mode de faire le procès à la religion des plus grands philosophes : ils ressemblent à ces affreux esclaves d’Orient, qui soupçonnent toujours la fidélité de la plus belle femme du sérail confiée à leur vigilance impuissante. Les L’Hopital, les Leibnitz, les Halley, les Descartes sont accusés d’athéisme. Quel service aura-t-on rendu au christianisme quand on aura prouvé que Wolff, Montesquieu, Pope, etc., ne l’ont pas cru, que ceux qui pouvaient le mieux en reconnaître la vérité l’ont regardé comme l’ouvrage de l’imposture, et que les meilleurs philosophes ont été les plus mauvais chrétiens ?

L’article du mariage a fourni divers griefs aux critiques. Je ne m’arrêterai point sur ce qui concerne la polygamie. Le défenseur de l’Esprit des Lois les a réfutés victorieusement.

Je dirai seulement deux mots sur l’établissement du mariage que M. de M... rapporte à l’obligation naturelle qu’a le père de nourrir ses enfants. « Un chrétien, disent-ils, le rapporterait à Dieu même, qui donna une compagne à Adam. »

Dans un livre de politique, il n’est pas question de la Genèse : dans un livre, fait pour tous les hommes, il ne fallait alléguer que des raisons à la portée de tous les hommes. M. de M... écrivait pour le genre humain ; il fallait donc faire abstraction des vérités particulières, et n’en donner que de générales. S’il avait cité ces paroles : « Croissez et multipliez, » à ce langage on aurait reconnu le chrétien, et c’était le philosophe qu’il fallait montrer ; cette citation aurait été une pétition de principe et le fruit d’un zèle imbécile. Les deux sexes sont faits l’un pour l’autre : ils ont des désirs, ils se cherchent, se rapprochent, s’unissent ; ils voient naître leur semblable d’une féconde jouissance ; les liens se resserrent ; l’amour sensuel diminue ; la bienfaisante amitié augmente ; on s’attache à ces gages aimables d’une tendresse mutuelle ; on s’aime en eux parce qu’on se voit dans son ouvrage. Il faut pourvoir à la subsistance de ces faibles et innocentes créatures, et dès lors il faut consacrer les nœuds qui lient les deux intéressés. On prend le ciel à témoin de sa fidélité : le serment garantit la paternité ; et l’obligation de nourrir ses enfants, en établissant la nécessité du serment, établit la durée du mariage : tout cela est très-indépendant de l’histoire d’Ève et d’Adam.

L’Écriture sainte est un grand arbre, fécond en fruits délicieux, mais qu’il ne faut présenter qu’à ceux qu’un heureux hasard ou une philosophie éclairée a placés sous son ombre.

Il n’y a pas moyen de tirer les critiques des bras de l’autorité : ils la mettent sans cesse à côté et souvent au-dessus de la raison. Au sujet de l’acte de la création, après quelques assertions improuvées, ils citent saint Thomas et Bossuet : pour Bossuet passe encore ; mais saint Thomas est-il un auteur à alléguer dans ce siècle-ci, à alléguer à un philosophe ?

A ces citations ils en ajoutent une infiniment respectable, celle de Moïse ; mais elle ne vient nullement au sujet. Qu’importe ? En cela, ils imitent saint Augustin, qui fait de la Bible un nez de cire quand il dit qu’on peut lui donner tous les sens qu’on veut, pourvu qu’ils ne soient pas contraires au bon sens. Ils auraient mieux fait de se rappeler le conseil d’un autre Père, qui veut qu’on ne plaide pour une bonne cause que par de bonnes raisons 12 , conseil que ce Père a pris rarement pour lui-même.

On fait grand bruit sur ce que M. de M... a dit que « la création, qui pourrait être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées ».

Qu’aurait-on dit, s’il avait démontré avec Leibnitz et Wolff que de tous les mondes possibles celui-ci était le seul éligible ; et par conséquent aussi le seul possible par rapport à la nature divine ? Qu’aurait-on dit, si, allant de conséquence en conséquence, il avait prouvé que Dieu n’a pas pu absolument créer un autre monde ?

Ce système, se serait-on écrié, rentre dans la fatalité de l’athée.

Cependant cette objection n’aurait eu de la force que pour ceux qui font consister la liberté dans une espèce d’indifférence ; dans le pouvoir de suspendre, dans le balancement sur des objets de choix. Elle n’aurait point effrayé ceux qui font consister la parfaite liberté dans la plus prompte détermination de la volonté ; de manière que Dieu ne choisirait jamais, à proprement parler, mais se déterminerait toujours.

Ainsi, quand même M. de M... n’aurait pas voulu dire que « la création, qui paraît d’abord devoir produire des règles de mouvement variables, en a d’aussi invariables que la fatalité des athées » ; quand même il faudrait donner à son texte le sens que lui ont donné les critiques, il ne s’ensuivrait pas qu’il ôte à l’Être suprême sa liberté ; au contraire, on pourrait prouver qu’il lui attribue celle qui est la plus parfaite.

Les critiques ne sont pas plus heureux sur l’article de la tolérance civile que sur les autres. Cette matière a été si bien éclaircie par Bayle, par Noodt et par Locke, que je ne conçois pas leur aveuglement à ramener les futiles objections des intolérants. Les journalistes de Trévoux, qui ne manquent jamais de confirmer le public dans l’idée qu’ils lui ont donnée de leur caractère et de leur jugement depuis tant d’années, ont jugé à propos de copier en ceci les gazetiers jansénistes. Tant qu’il s’agira de pendre, de brûler, de dragonner : molinistes et jansénistes, tous se réuniront pour la persécution ; cela a été et sera toujours.

Mais laissons déclamer les deux partis contre les principes orthodoxes de la tolérance. Est-il besoin de réfuter qui se réfute soi-même ? Les uns et les autres ne reçoivent-ils pas ce principe, que la conscience errante entre dans tous les droits de la conscience éclairée ? Ils se battront eux-mêmes, les premiers, tant qu’ils crieront contre les lois pénales établies en Angleterre ; les seconds, tant qu’ils invoqueront la tolérance contre l’oppression. Les gens sensés se méfieront toujours d’un dogme pratique, bon, employé contre les protestants ; mauvais, employé contre les anti-constitutionnaires ; d’un dogme, vrai à Calais et faux à Douvres, respecté dans l’un, détesté dans l’autre.

M. de M... prétend non-seulement qu’on doit laisser les consciences libres, mais encore qu’on doit permettre la liberté du raisonnement.

Les gazetiers répondent à cet article de la Défense que Spinosa en dit autant.

Oui, Spinosa le dit et a raison de le dire. Tout le monde l’a dit avant et après lui.

Si c’est là être spinosiste, tout bon citoyen, tout bon chrétien doit être spinosiste. Plus haut, les gazetiers blâmaient les princes qui défendent de dogmatiser : ici ils blâment ceux qui permettent de raisonner.

Les critiques « sont fâchés de trouver dans l’Esprit des Lois de ces traits qui décèlent un auteur ».

Et je suis fâché, moi, de m’être donné la peine d’examiner un libelle, dont les auteurs ne se sont pas seulement donné celle de masquer tant soit peu l’extrême bonté de leur caractère.

Il a paru d’autres critiques de l’Esprit des Lois ; mais elles sont sitôt retombées dans le néant, qu’on peut dire qu’elles ont été publiques incognito. J’excepte de ce nombre une petite pièce de vers qui parut dans la primeur 13 . Elle est jolie, elle a été lue parce qu’elle est élégamment écrite. On la lit encore, parce que tel est le charme et le pouvoir de la poésie, qu’avec l’habitude de déraisonner elle a le privilége de conserver l’existence à la déraison. Elle a décidé ceux qui, incapables de lire l’Esprit des Lois aiment qu’on venge leur amour-propre, et qu’on médise de tout livre qu’ils n’entendent pas. Ne soyons point séduits du brillant de cette épître analytique : voyons si la raison n’y est pas sacrifiée à l’attrait du paradoxe, à la légèreté de l’expression, et si l’erreur n’y paraît pas sous l’habit des Grâces, de ces Grâces dont les mains ne devraient parer que la vérité et la vertu :

Avez-vous lu l’Esprit des Lois :
Que pensez-vous de cet ouvrage ?
Ce n’est qu’un pénible assemblage
De républiques et de rois.

Le poète semble se méfier du jugement de son ami ; il se hâte, avec plus de prudence que de politesse, de le prévenir. Dégoûté d’un livre, dont les beautés mâles ne peuvent guère affecter un esprit femelle, fatigué d’une lecture dont les sublimes objets ne peuvent faire qu’une impression fort légère sur un homme, qui, tournant sans cesse autour d’un cercle de petits objets, fait son occupation de la bagatelle, ne connaît de plaisir que celui de la frivolité, fait son étude unique du joli, du saillant, du gracieux, il veut que celui à qui il écrit partage son dégoût et son ennui. En détaille-t-il les causes ? Non ; il se contente de qualifier l’Esprit des Lois de pénible assemblage de républiques et de rois. Qui n’aurait pas lu les autres ouvrages du même auteur, croirait que M. de M... est un de ces doctes compilateurs, qui emploient bonnement leurs tristes veilles à endormir leurs lecteurs, et qui se désennuient à ennuyer le public. On dirait que l’Esprit des Lois, cet ouvrage qui fait tant d’honneur à la raison humaine, n’est que le fruit des recueils, et l’ouvrage d’un érudit. Cependant est-il de livre où le génie ait pris un plus rapide essor ? Il y a beaucoup d’érudition, mais elle n’y tient pas le premier rang, elle n’y figure qu’en second ; elle n’est pas le fondement de l’édifice, elle n’en est que l’ornement et l’ornement nécessaire. Ce n’est pas de l’érudition prouvée, mais de l’érudition prouvante, pour me servir des termes d’un des aïeux de M. de M... Ordinairement le génie est étouffé par le savoir ; ici, le savoir soutient les ailes du génie ; ailleurs, épais, ténébreux, pesant, il fatigue ; ici, brillant, lumineux, léger, il forme des principes ou fortifie des conséquences. Le savoir rebute un lecteur tant soit peu délicat, parce qu’à la fastueuse ostentation se joint le mauvais goût ; ici, l’érudition est étalée sans faste, distribuée avec goût, embellie de toutes les grâces du style. Le savant est un bœuf qui rumine ; M. de M... est un aigle qui plane sur toutes les parties de l’histoire : les faits sont des faits entre les mains d’un érudit ; dans les siennes, ils sont ou des maximes ou des préceptes ; tel un bloc de marbre, taillé par un sculpteur habile, devient un héros intéressant.

On y voit des mœurs de tout âge,
Des sentiments de tous les lieux,
Le civilisé, le sauvage,
Leurs législateurs et leurs dieux.

Ne fallait-il pas, pour donner des leçons au genre humain, le rappeler à sa propre histoire : et qui consulta jamais avec plus de discernement les Annales du monde ? Le magnifique spectacle que M. de M... présente à ses lecteurs entrait nécessairement dans son plan. Par les scènes variées, par cette foule de tableaux changeants qu’il offre à nos yeux, son livre est semblable à ces superbes galeries, où le goût, aidé de la richesse, rassemble en un petit espace la gloire de plusieurs siècles et les chefs-d’œuvre de plusieurs artistes. On dirait que l’auteur a vécu dans tout les âges, dans tous les pays ; qu’il est un ancien né parmi les modernes par la variété de ses raisonnements, étranger nulle part par leur profondeur, étranger par tout par leur impartialité.

Sur tous ces objets d’importance
L’auteur nous laisse apercevoir
Non une simple tolérance,
Mais une froide indifférence :
Tout lui paraît fruit du terroir.

Chacun a ses yeux : pour moi je n’ai point vu cette froide indifférence dont on accuse notre politique ; mais j’y ai vu, en gros caractères, l’amour de l’ordre et la haine du vice : un philosophe qui, laissant indécises les questions douteuses, et ne prenant aucun parti quand il est dangereux ou inutile d’en prendre un, vise toujours au bonheur de ses semblables, et déteste constamment la tyrannie, qui est un obstacle à ce bonheur.

Je n’ai point vu que tout lui parut fruit du terroir ; mais j’ai vu un système touchant l’influence du climat sur les lois, que peu de personnes peuvent goûter, parce que peu de personnes peuvent en suivre la chaîne : un système, trop nouveau pour ne pas exciter les clameurs des dévots : un système trop fécond en conséquences pour ne pas prévoir qu’on ne manquerait pas d’en tirer de mauvaises.

Je n’ai point vu qu’il fasse de l’homme un être machinal, un automate, un individu esclave des lois du monde matériel, comme quelques-uns le lui ont attribué ; mais j’ai vu qu’il avait en main la clef de mille paradoxes politiques.

Le sol est la cause première
De nos vices, de nos vertus.

M. de M... n’a point avancé cette erreur ; seulement il dit, d’après l’expérience, que le physique du climat influe sur les mœurs : de là on peut inférer que le sol est une des causes de nos qualités bonnes et mauvaises, mais non de nos vices et de nos vertus : choses différentes qu’il ne fallait pas confondre. Les qualités dépendent en partie de la matière ; le vice et la vertu dépendent de l’âme seule. On naît avec des qualités ; on acquiert des vertus. La nature donne les qualités, la raison les vertus,

Néron dans un autre hémisphère,
Aurait peut-être été Titus.

Et qui en doute ? Qui doute que, si Néron avait été porté dans les flancs d’une autre mère, s’il avait sucé un autre lait et respiré un autre air, Néron eût été un autre homme ? Autre cause, autre effet.

L’esprit est le second mobile,
Et notre raison versatile
Est dépendante des climats ;
Féroce au pays des frimats,
Voluptueuse dans l’Asie,
Le même ressort ici-bas
Détermine la fantaisie.
Ainsi, sans un grand appareil,
On peut dans le siècle où nous sommes
Par le seul degré du soleil
Calculer la valeur des hommes, etc.

Mauvaise foi dans tout cet exposé. M. de M... en regardant le physique du climat comme cause, n’exclut pas les autres causes, et ne donne point à celle-ci le premier rang. La suite de cette tirade n’est qu’une copie de la même pensée. Il paraît que le poëte sait fort bien faire son thème en plusieurs façons.

La liberté n’est qu’un vain titre,
Le culte un pur consentement ;
Et le climat seul est l’arbitre
Des dieux et du gouvernement.

M. de M... doit avoir été surpris d’être accusé d’être anti-républicain, lui qui a fait de si magnifiques éloges de la liberté, lui qui a dit : « Les lois en Angleterre n’étant pas faites pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun doit se regarder comme un monarque : aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation doit être fière : car la fierté des rois n’est fondée que sur leur indépendance 14 , » lui qui en a une idée si avantageuse, qu’il prétend, que dans les républiques les hommes sont tout, et que dans les États despotiques ils ne sont rien.

« Le culte un pur consentement ! » Quand on accuse un homme d’indifférentisme, il ne faut pas des preuve légères ; je n’ai point trouvé ces preuves dans l’Esprit des Lois : j’y ai vu le pyrrhonien réfuté, l’impie confondu, la religion défendue. « Le culte est un consentement » : ces paroles, ni aucunes qui approchent du sens qu’elles renferment, ne sont point dans mon édition.

Après cette analyse infidèle, le poëte n’a-t-il pas bonne grâce d’assurer que

Ce n’est point un esprit critique
Qui lui sert ici d’Apollon.

Et que dirons-nous de ce jugement d’un ouvrage où il y a plus de choses que de mots ?

Voilà toute la politique
De notre moderne Solon.

Qu’un pâle janséniste, qu’un jésuite zélé, parle avec mépris de l’Esprit des Lois, je ne m’en étonne pas ; c’est une chose depuis longtemps décidée parmi eux, que,

Nul n’aura de l’esprit hors eux et leurs amis.

Mais je suis surpris que notre poëte traite si cavalièrement un homme dont la plume n’a jusqu’ici enfanté que des chefs-d’œuvre, soit que sa muse légère ait pris un masque pour répandre avec plus de liberté le sel de la raillerie sur nos usages et nos mœurs ; soit qu’armée de la lyre elle ait soupiré les amours, chanté les tendres plaisirs, exprimé les sentiments, décrit le temple de la Volupté ; soit que s’élevant aux plus sublimes spéculations de la politique, elle ait développé les causes de la grandeur et de la décadence de l’empire romain, et prononcé des oracles sur la destinée des peuples et des rois.

Les auteurs de la Bibliothèque raisonnée ont été plus équitables. Ils ont dispensé les louanges les plus flatteuses à M. de M... et mis son autorité au-dessus de celle de toute l’Europe, comme l’autorité de Caton dans Lucain est au-dessus de celle des dieux mêmes : et, quoiqu’ils l’aient critiqué, on ne peut pas les soupçonner d’avoir couronné de fleurs la victime avant que de l’immoler. Voici à quoi se réduisent leurs remarques critiques :

Ils se récrient sur ce que notre philosophe dit, que, l’amour des lois et de la patrie demande au républicain une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre.

Pour attaquer ce principe du gouvernement démocratique, ils citent 15 la Hollande, où ils cherchent en vain cette vertu du « renoncement à soi-même », comme si M. de M... avait prétendu que l’amour du bien public donnât l’exclusion à l’espérance de notre bien particulier : comme s’il n’avait pas prévenu toutes les objections de cette espèce, en observant dans le dernier chapitre du troisième livre, si je ne me trompe, qu’il ne disait point ce qu’est un tel gouvernement, mais seulement ce qu’il devrait être pour être bien constitué ; comme si la Hollande même ne prouvait pas sa proposition. Pourquoi sa constitution a-t-elle été altérée ? Pourquoi le peuple a-t-il voulu un maître ? Pourquoi a-t-il forcé ses souverains à élire un magistrat dont le pouvoir héréditaire l’achemine à l’absolu ? La raison en est toute simple, et cette raison fortifie le système attaqué : l’amour de la patrie avait disparu, l’ancienne frugalité avait fait place au luxe, on ne sacrifiait plus son intérêt à l’intérêt public, on cherchait ces héros qui avaient humilié la maison d’Autriche et on ne trouvait que des morts : en un mot l’État était « frappé dans son principe », le ressort était usé.

Suivant les journalistes, « la France ne fut point sous le règne de Louis XIV au plus haut point de sa grandeur relative », car, disent-ils, ce que la France semble avoir perdu d’un côté par rapport à sa grandeur relative, elle l’a regagné de l’autre par l’affaiblissement de sa rivale, par l’augmentation de son commerce, par la réunion de la Lorraine.

Mais ont-ils fait attention, que si l’Autriche a été abaissée, l’Angleterre s’est élevée au plus haut degré de puissance, et que sa marine et son commerce, en lui conférant l’orgueilleux empire de la mer, l’approchent infiniment plus de la monarchie universelle que toutes les conquêtes de provinces ? Ont-ils fait attention qu’il s’est formé dans le Nord deux puissances redoutables qu’on n’y connaissait pas le siècle passé 16 et que l’Europe a, par conséquent, acquis deux nouveaux corps pour maintenir son équilibre, équilibre beaucoup mieux connu ? Ont-ils consulté l’histoire, qui leur aurait dit que cette même partie du monde, aujourd’hui si indocile aux volontés de la France, « se taisait » devant Louis XIV ?

Ils attaquent son système favori des climats en prouvant par l’exemple des Lapons « qu’on n’a pas plus de vigueur, plus de hardiesse, plus de courage dans les climats froids que dans les climats chauds » et par l’exemple des peuples de la zone torride, « qu’on n’a pas plus de sensibilité dans les pays chauds que dans les pays froids. »

Il leur aurait été aisé de l’attaquer avec les mêmes armes par bien d’autres endroits ; mais une réflexion suffit pour repousser tous ces assauts ; c’est que M. de M... n’a nullement prétendu parler des peuples brûlés par un soleil ardent ou glacés par un froid extrême : ces peuples sortent des règles générales ; aussi, ne sont-ils point policés, et par conséquent ils n’entrent point dans le plan d’un livre où il ne s’agit que des lois. Le même excès de froid ou de chaud qui empêche leur corps de s’étendre jusqu’à la mesure ordinaire du corps humain, s’oppose au développement de leur âme. La nature, en plaçant le Groenlandais sous la zone glaciale et le Tombutois sous la torride, semble avoir seulement ébauché la figure et l’esprit de l’un et de l’autre ; mais par le mauvais usage qu’elle permet que nous fassions de ces deux présents, elle semble vouloir les consoler du refus qu’elle leur en a fait.

Le respectable 17 auteur d’une lettre, insérée dans le cinquième tome de la Nouvelle bibliothèque germanique, n’a pas été plus heureux. Cette lettre roule sur cette loi de Moïse : « Quand ton frère, ou ton fils, ou ta fille, ou ta femme bien-aimée, ou ton intime ami qui t’est comme ton âme t’incitera, en te disant en secret : Allons et servons d’autres Dieux ; n’aie point de complaisance pour lui et ne l’écoute point, et que ton œil ne l’épargne point, et ne lui fais point de grâce et ne le cache point ; mais tu ne manqueras pas de le faire mourir. »

« Cette loi du Lévitique, dit M. de M..., ne peut être une loi civile chez la plupart des peuples que nous connaissons, parce qu’elle ouvrirait la porte à tous les crimes. »

Là-dessus, le théologien (on leur avait pourtant bien dit qu’on ne voulait avoir rien à démêler avec eux) observe d’abord que la loi est dans le Deutéronome et non dans le Lévitique 18 se récrie ensuite sur l’omission des paroles suivantes : « Ta main sera la première sur lui pour le mettre à mort, ensuite la main de tout le peuple, et tu l’assommeras de pierres, et il mourra » : paroles qui prouvent, à l’en croire, lui, Le Clerc et Maimonides, que l’israélite tenté n’était point autorisé à tuer sur-le-champ l’israélite tentateur comme l’a expliqué Grotius, et comme l’a cru apparemment M. de M... et conclut enfin par assurer que cette loi qui révolte, quand même on la restreindrait à la simple dénomination, n’est point dure. Les qualifications qu’on donne aux choses dépendent beaucoup du caractère ; celui de l’auteur de l’Esprit des Lois est plein de douceur et d’humanité.

M. de Voltaire dit, dans son Remerciement sincère, que ce livre est sans plan, que les chapitres sont sans liaison, et que les matières n’y sont point enchaînées les unes aux autres.

Des esprits très-philosophes en ont porté un jugement plus avantageux ; ils en ont admiré l’ordre et la méthode. Cette chaîne est cachée, ont-ils dit, mais elle n’est point rompue ; les principes sont bien posés et les conséquences bien déduites. Peut-être M. de Voltaire a-t-il cherché par ce trait à se consoler du reproche qu’on lui fait depuis si longtemps, de ne savoir point unir l’art du plan aux grâces du détail, car est-il vraisemblable que le fil par lequel M. de M... conduit ses lecteurs à travers les détours du labyrinthe des lois ait échappé à la pénétration de ce poëte philosophe ?

Quelques-uns 19 en ont trouvé le style épigrammatique, comme si l’antithèse, quand elle naît du sein même du sujet, ne faisait pas mieux sentir les rapports des objets combinés ; il a paru trop saillant et trop coupé à quelques autres, comme si ce style, lâche sous la plume de la plupart des écrivains, n’acquérait pas de la force et de l’énergie entre les mains de celui-ci, comme s’il n’était pas établi que pour être utile à son siècle, il faut commencer par lui payer tribut.

M. l’abbé Pluche travaille actuellement à une critique de cet ouvrage. Elle aura deux gros volumes, c’est-à-dire qu’elle n’en sera que plus mauvaise 20 .

Un homme employé à « lever les tributs du roi de Lydie 21  » en avait fait imprimer autant. Il les supprima et fit bien : car, je vous prie, que peut-on dire de raisonnable contre un livre, qui, semblable à ce fameux paysage où la touche savante de Rubens a rassemblé le clair, le coloré, le vigoureux, réunit au suprême degré le bon sens, l’esprit et le génie.

1 Insérée dans le Journal des Savants, édition d’Amsterdam du mois d’avril 1750. (Sup. p. 115 et suiv.)

2 Du 21 avril et 1er mai 1750, insérée dans les mois de juin et juillet du Journal des Savants, édit. d’Amst. (Sup. p. 209 et suiv.)

3 Liv. XXIV, c. III, de l’Esprit des Lois.

4 Esprit des Lois, L. XXIII, ch. XXI.

5 Défense de l’Esprit des Lois, pag. 117, 1re édition. [Sup. p. 179.]

6 Esprit des Lois, Liv. XXIV, ch. VII.

7 Virg., Énéid., 1. II.

8 V. les chapitres VI et VII du livre XXIV.

9 La Sorbonne.

10 M. de Buffon.

11 Nouvelles du 23 octobre 1749. Je cite mon garant, parce que le fait est si peu vraisemblable qu’on ne le croirait pas sur ma parole. (LA B.) (Sup. p. 130.)

12 Quum quis, ad probandum idem christianam, inducit rationes mimine cogentes, cedit in irrisionem infdelium. Credunt enim quod hujus modi rationibus innitarmur, et propter eas credamus. THOM.

13 V. sup. p. 245 et la note.

14 Une dame Anglaise lisant cet endroit : « Voilà, s’écria-t-elle, un Français que j’aime ; je suis sûre qu’il nous estime. Il nous représente comme un peuple de rois. » Elle fit là-dessus cette épigramme, qui est sur un autre ton :

Un étranger, docte auteur, fin matois,
Et qui son trait bien visé vous desserre,
Parlant de nous, bonnes gens d’Angleterre,
Nous a dépeints comme un peuple de rois :
Le compliment est tout des plus courtois,
Et fait de nous une gent fort gentille !
Car qui dit rois dit d’aimables outils !
Et qui pourrait en peupler quelque Antille
Ferait sans doute un lieu des plus gentils.

L’Esprit des Lois a reçu dans la Grande-Bretagne l’accueil le plus distingué ; on en a fait plusieurs éditions ; celle de Glascow est très-belle. Il a été cité à la Chambre haute. L’estime des Anglais est d’autant plus flatteuse, qu’ils n’en sont pas prodigues, surtout envers les Français. Une Anglaise m’écrivait l’été dernier : « Les papiers publics nous apprennent qu’on déchire M... en France. Que n’a-t-il écrit ici ? On lui eût érigé une statue. » Cet ouvrage a été si goûté dans le Nord, que vraisemblablement il y deviendra un livre classique, et que, dans les universités où l’on explique Grotius à la jeunesse, on expliquera un jour M... (La B.)

15 Bibliothèque raisonnée, tome XLIII, 2e partie.

16 La Prusse et la Russie.

17 Au moins les journalistes, dans une Note, donnent-ils ce titre à sa plume. (LA B.)

18 Montesquieu a corrigé cette erreur dans la dernière édition.

19 V. la Bibliothèque impartiale, t. I, art. 1, Le Fontenelle du Nord, M. le professeur Formey, que je soupçonne d’en être l’auteur, en a fait en cinq extraits une analyse excellente. Le Journal des Savants de Paris n’en a pas dit le mot. A quoi attribuer ce silence sur un livre qui a fait tant de bruit ? Qui connaîtra les principaux auteurs de ce journal dira : c’est prudence. (LA B.)

20 L’ouvrage de l’abbé Pluche n’a pas paru.

21 M. Dupin. Voyez notre Introduction, sup. tome III, p. XXXIX.

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