MONTESQUIEU ET LA CENSURE 1 .

La censure était une institution dont les ministres se servaient quelquefois pour se défendre eux-mêmes, mais qui avait pour but de protéger les principes sociaux contre la licence de la presse. Il y en avait de deux sortes : l’une s’exerçait sur les livres imprimés en France, l’autre sur les livres qui, imprimés hors de France, voulaient y circuler.

Le grand moyen des censeurs était d’obliger les auteurs à mettre des cartons à leurs ouvrages. Les cartons sont des feuillets substitués à d’autres qui contenaient des phrases contraires au gouvernement, à la morale, à quelque chose ou à quelqu’un qui veut être respecté.

L’esprit des écrivains s’est souvent affiné contre ces exigences de l’autorité, loin de s’amoindrir ; néanmoins les textes primitifs sont curieux à connaître ; et on comprend la valeur vénale et littéraire qui s’attache aux volumes qui les contiennent.

Les plus intéressants jusqu’ici ont été ceux qui ont précédé les cartons mis au troisième acte de la troisième scène du Don Juan de Molière.

Je viens d’en trouver de plus piquants. Ils concernent Montesquieu.

Ce grand écrivain soumit tous ses ouvrages à la censure, et toutes ses éditions originales en portent la marque.

Les bibliophiles savent quelles sont exactement les pages de ces cartons et s’en contentent. Un tel renseignement ne saurait suffire aux lettrés : ils veulent connaître le texte même, c’est-à-dire la pensée de l’auteur avant les exigences de la censure. Je vais tâcher de satisfaire leur curiosité, sinon complétement pour les Lettres persanes et la Grandeur des Romains, au moins pour l’Esprit des Lois.

La première édition du premier ouvrage de Montesquieu a, comme on sait, des cartons aux pages 11 et 12, 103 et 104, 217 et 218, 223 et 224 du tome I ; le second en contient aux pages 85 et 86. Jusqu’ici aucun exemplaire ni aucun document n’est venu révéler quelle était la leçon manuscrite qui a provoqué les corrections.

On en sait un peu plus en ce qui concerne la Grandeur des Romains. Il y a des cartons aux pages 17 et 18, 121 et 122, 199 et 200. La variante du texte primitif de ce dernier portait sur la note, et disait « Julien » au lieu de « un empereur », et allongeait la citation ainsi :

Vous pouvez vous révolter, je mourrai ; et je méprise assez une vie que la moindre fièvre m’ôtera tout de même où je vais me retirer, car je n’ai point vécu d’une manière que je ne puisse bien mener une vie privée.

La plus sérieuse exigence des magistrats s’applique à deux passages que Montesquieu remit dans une seconde édition publiée en Hollande, mais qu’il fut contraint d’ôter pour paraître en France, et qu’il supprima définitivement. Il s’agit d’une note page 13, et d’un alinéa qui termine le chapitre XII, qui tous deux justifiaient le suicide.

Si Charles Ier, si Jacques II avaient vécu dans une religion qui leur eût permis de se tuer, ils n’auraient pas eu à soutenir l’un une telle mort, l’autre une telle vie.
Il est certain que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu’ils n’étaient, lorsque, par cette puissance qu’on prenait sur soi-même, on pouvait à tous les instants échapper à toute autre puissance.

J’arrive à l’Esprit des Lois. La première édition contient quatorze cartons, qui sont intéressants, puisque d’Argenson tenait à ce que le public ne les connût pas, et que le résident de Genève lui écrivait, à leur sujet, la lettre suivante :

A Genève, le 17 février 1749.

Monseigneur,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 31 du mois dernier, par laquelle vous m’ordonnez de vous envoyer les cartons du traité de l’Esprit des Lois. Si je n’y ai pas répondu plus tôt, c’est que j’ai trouvé quelque difficulté pour exécuter cet ordre. On a d’abord exigé de moi que je m’engageasse positivement qu’il ne serait fait de ces cartons aucun usage qui pourrait préjudicier à l’auteur ou à l’imprimeur. J’ai eu cette facilité, dans la persuasion que vous voudrez bien, monseigneur, ne pas me désavouer. Ensuite on a prétendu que ces cartons étaient dans les maculatures, qu’on en avait brûlé beaucoup, et qu’il serait difficile d’en rassembler l’assortiment. Enfin on m’a fourni ceux que vous trouverez ci-joints. Il y en a un ou deux qui sont maltraités, mais on m’a assuré qu’il n’existe point d’autres feuilles de ceux-là. Je ne crois pas, monseigneur, que vous trouviez que ces cartons répondent à l’idée qu’on a pu vous donner ; à deux ou trois changements près, qui sont de quelque considération, les autres ne sont que des corrections purement grammaticales.

Je suis bien flatté, monseigneur, d’avoir pu réussir dans une chose qui vous est agréable ; et je ne désirerai jamais rien avec plus d’empressement que les occasions de vous marquer le respect infini avec lequel j’ai l’honneur d’être, monseigneur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

DE MONTPAYROUX 2 .

Le texte qui a précédé ces cartons a été relevé, en partie, sur un exemplaire qui, après avoir appartenu au directeur de la librairie en 1748, est venu enrichir la bibliothèque de l’Arsenal, et en partie sur un autre exemplaire entre mes mains, ayant peut-être été la propriété du censeur chargé avant de le laisser mettre en vente, de porter ses ciseaux sur ce livre immortel.

ESPRIT DES LOIS, livre II, chapitre IV.

Les pouvoirs intermédiaires subordonnés constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. Ces lois supposent nécessairement des canaux moyens d’où coule la puissance.

Les pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants. En effet dans la monarchie le prince est la source de tout pouvoir, politique et civil. Le lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance.

Livre II, chapitre V.

De plus le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne saurait être nombreux ; il n’a point la confiance du peuple ; il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.

De plus le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne saurait être nombreux ; il n’a point à un assez haut degré la confiance du peuple ; il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.

Livre III, chapitre III.

Il ne faut pas beaucoup de probité pour établir ou pour soutenir un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique.

Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent.

Livre III, chapitre IV.

Que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, déclare qu’un monarque doit se garder de s’en servir.

Que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme 3 , le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu’un monarque doit se garder de s’en servir.

Livre III, chapitre XI.

De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte toujours la balance. Il est vrai que les mauvais ministres dans la monarchie doivent avoir plus d’habileté ; aussi en ont-ils davantage. Ils ont plus d’affaires ; ils y sont donc plus rompus. Il est vrai que, pour s’en débarrasser, ils veulent quelquefois renverser les lois. Dans ce cas, ce gouvernement, en formant de pareils génies, est cet oiseau qui fournit la plume qui le tue.

De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et précipite la balance, et il est obéi. Toute la différence est que dans la monarchie le prince a des lumières, et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l’état despotique.

Livre IV, chapitre II.

Il permet la fourberie, lorsqu’elle est jointe à l’idée de la grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires, comme dans la politique dont les ruses ne l’offensent pas.

Il permet la ruse, lorsqu’elle est jointe à l’idée de la grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires, comme dans la politique dont les finesses ne l’offensent pas.

Livre V, chapitre VIII.

Enfin il ne faut point que les lois favorisent les destinations que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes.

Enfin il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes.

Livre V, chapitre IX.

Ce sont des inconvénients particuliers à la noblesse, qui disparaissent devant l’utilité générale qu’elle prouve.

Ce sont des inconvénients particuliers à la noblesse, qui disparaissent devant l’utilité générale qu’elle procure.

Livre X, chapitre VIII.

Les Génois tenaient la Corse dans la sujétion ; mais il n’y avait rien de si corrompu que leur droit politique ni de si violent que leur droit civil.

On se souvient de ce traité dans lequel le Sénat promit aux Corses qu’on ne les ferait plus mourir sur la conscience informée du gouverneur.

Une république d’Italie tenait des insulaires sous son obéissance ; mais son droit politique et civil à leur égard était vicieux.

On se souvient de ce traité dans lequel elle leur promet qu’on ne les ferait plus mourir sur la conscience informée du gouverneur.

Livre XI, chapitre VIII.

Les anciens ne connaissaient point le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentants d’une nation.

Les anciens ne connaissaient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, et encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentants d’une nation.

Livre XXVII.

Partie VI. Livre 27e : De l’origine et des révolutions des lois des Romains sur les successions.

De l’origine et des révolutions des lois des Romains sur les successions.

Livre XXVII, chapitre I.

Les testaments étant, comme je l’ai dit, une loi du peuple, ils devaient être faits avec la force de commandement et par des paroles que l’on appela discrètes 4 et impératives.

Les testaments étant, comme je l’ai dit, une loi du peuple, ils devaient être faits avec la force du commandement et par des paroles que l’on appela directes et impératives.

Livre XXX, chapitre XI.

...et, au lieu que dans le commencement de la première, il y avait dans les villes à peu près la même administration que chez les Romains ; des corps de bourgeoisie, un sénat, des corps de judicature, on ne trouve guère, vers le commencement de la troisième, qu’un seigneur et des serfs.

...et, au lieu que, dans le commencement de la première, il y avait dans les villes des corps de bourgeoisie, on ne trouve guère, vers le commencement de la troisième, qu’un seigneur et des serfs.

1 M. Vian, qui a fait des recherches si curieuses et si fécondes sur Montesquieu veut bien nous communiquer cet article. On y verra que, contrairement à l’opinion reçue, les cartons de l’Esprit des Lois n’ont que peu d’importance. Il est vrai que dans un gouvernement où l’on n’a point la liberté de la presse, le moindre bruit se fait entendre au milieu du silence général, et suffît pour effrayer des ministres qui ne craignent rien tant que le réveil de l’opinion.

2 Cette lettre, conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, a été publiée pour la première fois en 1826 par M. Parrelle, dans son édition de Montesquieu, tome 1er, avertissement, page III. Il a cru que cette lettre était de Montesquieu. Mais sans parler du texte de la lettre qui dément cette supposition, il est certain que l’auteur de l’Esprit des Lois n’était pas à Genève en février 1749, et d’ailleurs il n’a jamais signé DE MONTESQUIEU.

3 Entendez ceci dans le sens de la note précédente. (M.)

4 Simple faute d’impression.

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