24 avril 1750.

On a répandu dans le public une brochure in-12, qui porte pour titre : Défense de l’Esprit des Lois . L’auteur de cette brochure prétend que nous avons critiqué sans fondement le livre de l’Esprit des Lois, dans nos feuilles des 9 et 16 octobre 1749. Si on l’en croit, « le critique, — en parlant de nous, — n’a vu et ne voit que des mots... Il semble avoir juré de n’être jamais au fait de la question, et de n’entendre pas un seul des passages qu’il attaque... Ses deux feuilles ressemblent à un ouvrage, qui, comme les songes d’un malade, ne fait voir que des fantômes vains... »

Il faut compter beaucoup sur la crédulité d’un lecteur pour hasarder de pareilles forfanteries. Des reproches que l’on a faits à l’auteur de l’Esprit des Lois, il y en a sur lesquels il essaye de se justifier, et ne le fait pas ; il y en a sur lesquels il n’ose pas même tenter de se justifier. Commençons par ceux-ci.

Nous avons reproché à l’auteur de l’Esprit des Lois d’avoir dit : « Qu’il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique » : ce qui suppose en Dieu un défaut de sagesse et un manque de puissance. A ce reproche point de réponse. Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit : « Que la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique ; que dans les monarchies la politique fait faire les grandes choses, avec le moins de vertu qu’elle peut ; que les lois tiennent la place de toutes les vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler ; que les monarchies n’en ont aucun besoin ; que l’État nous en dispense ; que la vertu n’est point nécessaire dans un gouvernement despotique, que l’honneur y serait dangereux. » Point de réponse.

Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit : Que « le monachisme est né dans les pays chauds d’Orient, où l’on est moins porté à l’action qu’à la spéculation ». Nous lui avons reproché d’avoir mis sur la même ligne avec les derviches de la religion mahométane et les pénitents idolâtres des Indes, les moines les plus saints et les plus édifiants de l’Église catholique. Nous avons relevé ce que dit l’auteur, que « dans le midi de l’Europe, les lois qui devraient chercher à ôter tous les moyens de vivre sans travail, donnent à ceux qui veulent être trop oisifs des places propres à la vie spéculative, et y attachent des richesses immenses. » A ces reproches point de réponse.

Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit « qu’il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, et qu’il leur est toujours si fâcheux de le faire, que la loi est tyrannique, qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes ».

Nous avons ajouté que l’auteur établit pour règle générale que « dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes ; et que dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, et aux hommes seulement le divorce ». Point de réponse.

Nous avons dit que l’auteur n’a pu s’empêcher de laisser voir son chagrin sur le changement que la religion chrétienne a apporté aux lois romaines, qui accordaient des récompenses à ceux qui se mariaient, ou qui punissaient ceux qui ne se mariaient pas. « On trouve, dit-il, les morceaux de ces lois dispersés... dans le Code Théodosien qui les a abrogées, dans les Pères qui les ont censurées, sans doute avec un zèle louable pour les choses de l’autre vie, mais avec très-peu de connaissance des affaires de celle-ci. » Nous avons encore observé que l’auteur se plaint de ce que des sectes « de philosophes avaient attaché une idée de perfection à tout ce qui mène à une vie spéculative ; d’où l’on avait vu naître l’éloignement pour les soins et les embarras d’une famille ; que la religion chrétienne, venant après la philosophie, fixa, pour ainsi dire, des idées que celle-ci n’avait fait que préparer ; que Constantin, sur des idées prises de la perfection du christianisme, dressa des lois qui affaiblirent l’autorité paternelle, et que pour étendre une religion nouvelle, il fallut ôter l’extrême dépendance des enfants, etc. » A ces reproches point de réponse.

Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit : « Le célibat fut un conseil du christianisme. Lorsqu’on en fit une loi pour un certain ordre de gens (le clergé), il en fallut chaque jour de nouvelles pour réduire les hommes à l’observation de celle-ci. Le législateur se fatigua ; il fatigua la société pour faire exécuter aux hommes, par précepte, ce que ceux qui aiment la perfection auraient exécuté comme conseil. » Point de réponse.

Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que « la religion catholique convient mieux à une monarchie, et la protestante à une république ».

Nous lui avons reproché d’avoir dit que « quand Montézuma (prince idolâtre) s’obstinait tant à dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité, etc. » A ces reproches point de réponse.

Voilà donc une grande partie de nos reproches à quoi l’auteur n’a pas même tenté de répondre ; et l’on vient nous dire que nous formons des monstres pour le terrasser ! L’auteur répète sans cesse que nous ne l’avons point entendu. La preuve que nous l’avons très-bien entendu, et qu’il n’en doute pas, c’est qu’il décline le combat, et, qu’avec beaucoup d’esprit, il ne trouve point de réponses à des reproches accablants.

Sera-t-il plus heureux sur les articles qu’il a choisis, pour nous convaincre de l’avoir attaqué injustement ? L’auteur dit que, pour le rendre plus odieux, nous l’avons fait spinosiste et déiste, quoique ces deux idées soient contradictoires. Nous avons fait de l’auteur un sectateur de ce qu’on appelle aujourd’hui la religion naturelle. Nous avons cru voir dans ce qu’il dit des rapports nécessaires qu’ont entre eux tous les êtres, l’enchaînement que Pope y met dans son Essai sur l’homme ; et nous avons dit que l’auteur des Lettres contre Pope a prouvé que le système de ce poëte anglais rentre dans celui de Spinosa. L’auteur des Lettres contre Pope n’a point prononcé absolument que Pope fût spinosiste ; mais il a dit, après l’avoir prouvé, qu’il craint bien que le Dieu de Spinosa ne soit le Dieu de Pope. L’auteur de la Défense, c’est-à-dire l’auteur même de l’Esprit des Lois, demande s’il est spinosiste, lui qui a rejeté la fatalité des athées ; lui qui a distingué le monde matériel d’avec les intelligences spirituelles ; lui qui a reconnu des rapports de justice et d’équité antérieurs à toutes les lois positives ; lui qui a dit : « Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un Créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance ? etc. »

Qui voudrait se donner la peine de recueillir ce que Spinosa dit de la grandeur de Dieu, et de ce que l’homme lui doit à titre de premier Être, on pourrait demander si celui qui dit de Dieu de si grandes choses, est un athée. Spinosa dit qu’il y a un Dieu, un Être infiniment juste, miséricordieux, et le modèle de la véritable vie ; qu’il est seul et unique ; qu’il est partout, et que rien ne lui est caché ; qu’il a un droit souverain et une puissance absolue sur toutes choses ; qu’il est indépendant, et qu’il agit par lui-même ; qu’il a fait toutes choses, et qu’il les gouverne avec une sagesse admirable ; que celui qui nie les Histoires sacrées, parce qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui gouverne tout par sa providence, n’a ni religion ni piété ; que le sommaire de la loi divine, et le plus grand de ses commandements, est d’aimer Dieu pour lui-même, sans y être excité par les peines ou par les récompenses ; que la seule idée que nous avons de Dieu, nous dicte clairement qu’il est notre souverain bien, et que sa connaissance et son amour est la fin dernière, et le but où doivent viser toutes nos actions (Tractatus Theologico politicus, cap. XIV). Un auteur, pourra-t-on dire, qui parle si dignement de Dieu et de l’amour qui lui est dû, est-il spinosiste ? Non seulement c’est un spinosiste, mais c’est Spinosa lui-même. Oui, dans ce même livre où Spinosa parle de Dieu si dignement, Spinosa pose tous les fondements de son athéisme. Ce n’est donc pas assez de dire : « J’ai parlé contre la fatalité des athées ; » il fallait de plus ne rien dire dont les athées pussent s’autoriser. Nous avons reproché à notre jurisconsulte d’avoir défini les lois, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Nous lui avons reproché d’avoir ajouté que dans ce sens tous les êtres ont leurs lois ; que la Divinité a ses lois ; que le monde matériel a ses lois ; que les intelligences ont leurs lois, etc. Sur quoi l’auteur cite un païen qui a dit que la loi, — c’est-à-dire le destin, — est la reine de tous mortels et immortels. Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées. De ces trois articles, l’auteur ne répond rien aux deux premiers ; il ne veut par nous dire pourquoi, après avoir médité vingt ans pour découvrir l’Esprit des Lois, il a changé la définition des lois. Ce changement, avons-nous dit, n’est pas sans dessein. A cela point de réponse. Nous avons demandé pourquoi, voulant prouver que la Divinité a ses lois, — mais lois qu’elle s’est faites, — l’auteur va chercher l’autorité de Plutarque, qui croyait que les dieux étaient soumis au destin. D’où vient cette préférence d’un auteur qui admet le destin pour les dieux mêmes, à tant d’autres qui enseignent que Dieu est souverainement libre dans tout ce qu’il fait ? A cela point de réponse. Mais qu’a-t-on répondu au dernier article ? Le voici : « Quand l’auteur a dit que la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées, on n’a pas pu l’entendre comme s’il disait que la création fût un acte nécessaire comme la fatalité des athées, puisqu’il a déjà combattu cette fatalité. De plus, les deux membres d’une comparaison doivent se rapporter. Ainsi il faut absolument que la phrase veuille dire : la création, qui paraît d’abord produire des règles de mouvements variables, en a d’aussi invariables que la fatalité des athées. »

Le commentaire s’accorde-t-il avec le texte ? C’est ce qu’il n’est pas aisé d’apercevoir. L’acte de la création est l’acte par lequel Dieu a tiré tous les êtres du néant. Cet acte est-il arbitraire ? L’auteur a d’abord répondu : il paraît arbitraire ; mais il a des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Voilà le texte. Maintenant on nous transporte aux effets de la création, aux règles par lesquelles Dieu gouverne le monde. Mais il ne s’agit pas des règles par lesquelles Dieu le conserve, il s’agit de l’acte même de la création ; c’est de cet acte que l’auteur a prononcé qu’il paraît être arbitraire, et qu’il a des règles aussi invariables que la fatalité des athées. Ce que dit maintenant l’auteur le justifie-t-il ? Point du tout. C’est une grande erreur de soutenir que Dieu conserve le monde par des lois aussi invariables que la fatalité des athées. Dans le système de ces impies, Dieu ne saurait se défendre de la fatalité, il faut qu’il en subisse le joug. Il n’en est pas de même du Dieu que nous adorons : s’il a établi des lois pour conserver le monde, qu’il a créé par un acte souverainement libre, il suit ces lois avec une souveraine liberté et une entière indépendance. L’auteur soutient qu’il serait absurde de dire que sans ces lois le Créateur pourrait conserver le monde, puisque le monde ne subsisterait pas sans elles (Esprit des Lois, liv. I, chap. I). Est-il entré dans les profondeurs de Dieu pour y découvrir toute l’étendue de son pouvoir ? Dieu, dit-il, ne pourrait gouverner le monde sans les lois qui sont établies. Comme si Dieu n’avait pas une infinité de moyens de conserver le monde, indépendamment des lois qu’il s’est prescrites ! Est-ce que les lois que Dieu suit aujourd’hui ont épuisé sa puissance ? Les hommes, les animaux, les arbres, les plantes, ne viennent à leur perfection que par des accroissements insensibles : Dieu ne pouvait-il pas continuer à les créer dans leur perfection, comme il le fit dans l’origine du monde ? Que l’auteur apprenne qu’il n’en est pas de Dieu comme des hommes ; les hommes emploient des moyens pour arriver à une fin, parce que ces moyens leur sont nécessaires ; mais Dieu n’a pas besoin de moyens pour exécuter ses volontés. Quand il établit des lois pour produire certains effets, c’est qu’il veut que ces effets soient produits par telles et telles lois. Il ne veut pas les moyens comme cause nécessaire par rapport à lui, mais il veut qu’ils servent de moyens pour produire tels et tels effets. Saint Thomas l’a dit en deux mots : Vult hoc esse propter hoc ; sed non propter hoc, vult hoc. L’auteur dit que les lois selon lesquelles Dieu a créé le monde, sont celles selon lesquelles il le conserve (Ibid.) Si l’auteur croit à la révélation, Moïse lui dit qu’il se trompe. Quelles lois Dieu a-t-il suivies pour créer la matière ? Il a dit, et tout a été fait ; il a commandé, et le néant même lui a obéi ; Dieu dit : Que la lumière soit faite, et la lumière est faite avant que le soleil soit créé ; Dieu dit : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et l’homme sort des mains de Dieu sans génération, sans accroissement, et sans subir aucune des lois que Dieu suit maintenant pour le faire arriver à l’âge de maturité. Au reste, si ce que dit l’auteur était vrai, que les lois que Dieu suit pour gouverner le monde sont aussi invariables que la fatalité des athées, les miracles ne seraient plus des miracles, ils seraient des suites nécessaires des lois générales. C’est ce que Spinosa entreprend de prouver dans le sixième chapitre de son Traité théologique et politique : il y enseigne « qu’il n’arrive rien dans la nature qui répugne à ses lois universelles, ni aussi qui n’y convienne, et qui n’en soit une suite infaillible ; que la nature observe toujours des règles et des lois inviolables, bien qu’elles ne tombent pas toutes sous notre connaissance ; que la nature garde un ordre fixe et immuable ; que s’il se faisait quelque chose dans la nature qui répugnât à ses lois, il faudrait nécessairement que cette même chose répugnât aussi à l’ordre que Dieu a établi de toute éternité dans l’univers par les lois générales et universelles ; que par conséquent on n’y pourrait donner créance que l’on ne s’exposât à douter de tout, et à tomber dans l’athéisme. » — Remarquez ce zèle de Spinosa contre les athées. — Il fait plus : il cite divers passages des Livres sacrés, où il prétend trouver en sa manière « que la nature garde en son cours une loi inviolable ; que ses lois sont si parfaites et si fertiles, que l’on n’y saurait ajouter, et que l’on n’en peut rien ôter, et qu’enfin c’est notre ignorance qui nous fait prendre les miracles pour quelque chose de nouveau ».

Que l’auteur nous dise ce qu’il pense de ces principes de Spinosa, et des conséquences qu’il en tire contre les miracles. Pour nous, nous soutenons hautement que les miracles ne sont point les effets des lois ordinaires ; que ces lois n’ont rien qui ait trait à la fatalité des athées ; qu’elles ne sont lois que parce que Dieu veut qu’elles le soient, et qu’il sait, quand il veut et comme il veut, se dispenser de les suivre. « Si Dieu, dit le savant évêque de Meaux, a astreint la nature à de certaines lois, il ne s’y astreint lui-même qu’autant qu’il lui plaît, se réservant le pouvoir suprême de détacher les effets qu’il voudra des causes qu’il leur a données dans l’ordre commun, et de produire ces effets extraordinaires que nous appelons miracles, selon qu’il plaira à sa sagesse de les dispenser (Élévations, t. I, p. 134). » Il est donc faux et très-faux que les lois que Dieu a établies pour le gouvernement du monde soient aussi invariables que la fatalité des athées.

L’auteur nous vante son zèle contre Hobbes. Hobbes rirait d’un tel adversaire. Quand on veut s’éloigner des athées, il faut leur couper tous les chemins qui pourraient les rapprocher de nous. L’auteur a parlé avantageusement de la religion chrétienne, et il en rapporte les passages avec soin ; nous ne l’avons pas laissé ignorer ; mais il ne faut pas détruire d’une main ce que l’on paraît édifier de l’autre. Spinosa admettait la révélation, mais pour n’y avoir d’autre égard que celui qu’il voudrait. Écoutez cet impie : il ne nie point qu’il y ait eu des prophètes ; il admet les Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ; il appelle Jésus-Christ la bouche de Dieu ; il parle avec respect des apôtres ; il les appelle saints ; il les cite pour appuyer ce qu’il dit. Mais en même temps il détourne le sens des Écritures ; il s’en joue, et donne des leçons pour n’y trouver que ce que l’on veut. Il ne défend pas de croire les mystères, mais il n’oblige pas à les croire. Il réduit le dogme nécessaire à quelques articles qui peuvent être connus par la lumière naturelle ; sur tout le reste il permet de penser ce qu’on voudra. A l’égard du culte extérieur, il le soumet à la puissance séculière. Nul, dit-il, ne peut s’acquitter de l’obéissance qu’il doit à Dieu, qu’en accommodant le culte extérieur de la religion à la paix de la république ; et par conséquent en exécutant tout ce qu’il plaît aux souverains de commander (chap. XIX). Donc quand « Montézuma s’obstinait tant à dire que la religion des Espagnols était bonne pour leur pays, et celle du Mexique pour le sien, il ne disait pas une absurdité ». Cette réflexion, comme l’on voit, naît tout naturellement des principes de Spinosa. L’auteur se défend d’être spinosiste ; nous sommes fâchés de trouver dans son livre de ces traits qui décèlent un auteur. Celui que nous venons de citer en dit trop ; il n’est pas le seul que nous aurons occasion de relever.

L’adresse de l’auteur, pour nous réfuter, est de jeter, quand il peut, un ridicule sur ce que nous disons, en ne rapportant de notre texte que ce qui entre dans son dessein, et en supprimant ce qui le dérangerait. Le mot qu’il a vu au commencement de notre critique lui a paru tout à fait propre à égayer sa matière. Il en est de même du péché originel et de la grâce dont il prétend qu’il n’a pas dû parler dans un ouvrage où il traite des lois en jurisconsulte politique. Il est aisé de faire rire le monde d’un auteur quand on l’habille à sa façon ; mais lorsqu’il reparaît dans son naturel, le ris change en indignation contre le censeur. Nous avons dit que l’auteur suppose partout que les hommes ont été créés avec l’ignorance et la concupiscence, sujets aux maladies et à la mort. Quand on demeure court sur un pareil reproche, est-on en droit de badiner sur celui qui le suit, que chez l’auteur il n’est pas question de péché originel ? Nous avons ajouté que, ne sachant pas comment les hommes ont été formés, l’auteur aime mieux imaginer avec les païens un temps où les hommes ont vécu en sauvages, que de puiser dans les Livres saints ce qui y est dit de la création du premier homme, de sa chute et des maux qu’elle a causés. Sur ce dernier article, l’auteur dit qu’il lui a été permis de supposer un homme comme tombé des nues, laissé à lui-même, et sans éducation avant l’établissement des sociétés. Quoi ! Pour prouver ce que l’homme doit à Dieu, ce qu’il se doit à lui-même, et ce qu’il doit aux autres, il faut supposer l’homme comme tombé des nues ? Que des païens se repaissent de pareilles idées, ce sont des païens ; mais qu’un jurisconsulte, dans le sein de la religion chrétienne, ait recours à de pareilles chimères, pour y trouver l’origine et l’esprit des lois, c’est ressembler à un homme qui fuirait le soleil, et s’enfoncerait dans des ténèbres bien épaisses, pour voir plus clair.

Nous avons reproché à l’auteur de n’avoir donné à la loi qui prescrit nos devoirs envers Dieu que le cinquième rang dans l’ordre des lois naturelles, quoiqu’il l’ait regardée comme la première dans son importance. Il répond qu’il a dit de cette loi, qu’elle est la première loi naturelle, la plus importante ; qu’au fond il pense comme nous. En avons-nous donc imposé à l’auteur ? Voici son texte : « Cette loi, a-t-il dit, qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un Créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois. » Dire de la loi qui prescrit à l’homme ses devoirs envers Dieu, qu’elle est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l’ordre de ces lois, c’est dire qu’elle est la première loi naturelle la plus importante. C’est l’échappatoire que notre auteur a imaginé pour se disculper : toute sa défense n’est remplie que de pareils subterfuges. Il ne cherche pas à éclairer, mais à éblouir. Oui, l’auteur n’a mis que dans le cinquième rang la loi qui prescrit à l’homme ses devoirs envers Dieu. La paix, le soin de se nourrir, le mariage, la formation des sociétés, sont les quatre premières lois que l’auteur découvre dans l’ordre des lois naturelles. La raison qu’il en donne, c’est que l’homme dans l’état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu’il n’aurait de connaissances. Il est clair, dit-il, que les premières idées de l’homme ne seraient pas des idées spéculatives. Il songerait à la conservation de son être. Ainsi, selon l’arrangement de notre jurisconsulte, ce n’est qu’après avoir satisfait aux besoins du corps, après avoir eu des enfants, après s’être uni en société, que l’homme commence à se demander : Qui suis-je ? de qui tiens-je mon être ? et que dois-je à celui qui m’a créé ? C’est alors que se présentent les idées spéculatives (remarquez ce terme), et que l’homme commence à penser religion. Où puise-t-on de pareils sentiments ? Est-ce dans l’Évangile ? Est-ce dans la droite raison ? Non ; mais dans les ténèbres d’une raison corrompue. C’est là que Messieurs de la religion naturelle puisent leur code. A-t-on tort de les décrier ? Notre auteur dans sa Défense se plaint du reproche que nous lui avons fait d’avoir donné à Bayle la qualité de grand homme ; mais il ne dit pas que c’est à Bayle flétrissant la religion chrétienne. Nous avions cependant mis ces mots en italique, pour montrer sur quoi tombait notre censure. Nous avons loué l’auteur d’avoir réfuté Bayle qui flétrissait la religion. Mais il nous a paru bien étrange que le moment d’après il l’ait qualifié de grand homme. J’aurais pu, dit-il dans sa Défense, appeler Bayle un homme abominable ; mais je n’aime pas à dire des injures. Si vous êtes si réservé pour les termes que vous regardez comme injurieux, ne prodiguez pas ceux qui renferment des éloges. Dire de Bayle flétrissant la religion chrétienne : C’est un abominable : ce n’est pas une injure, c’est une vérité. Mais donner à Bayle la qualité de grand homme, dans le temps même qu’on le réfute comme flétrissant la religion, c’est au moins un éloge bien déplacé.

Nous nous sommes plaints d’un autre éloge, celui des stoïciens. L’auteur répond qu’il a loué la morale des stoïciens, et rien de plus ; mais jusqu’où a-t-il loué la morale de ces philosophes ? Après avoir dit que les diverses sectes de philosophie étaient chez les Anciens des espèces de religion, il ajoute : « Il n’y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l’homme, et plus propres à former des gens de bien que celle des stoïciens... Elle seule savait faire les citoyens, elle seule faisait les grands hommes : elle seule faisait les grands empereurs... Il semblait que les stoïciens regardaient cet esprit sacré, qu’ils croyaient être en eux-mêmes, comme une espèce de Providence favorable, qui veillait sur le genre humain. Nés pour la société, ils croyaient tous que leur destin était de travailler pour elle ; d’autant moins à charge, que leur récompense était toute dans eux-mêmes ; qu’heureux par leur philosophie, il semblait que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur. » Nous avons demandé si un éloge si outré d’une secte orgueilleuse et impie pouvait partir de la plume d’un chrétien ; et l’auteur, embarrassé de cette question, a pris le parti de supprimer ce que nous venons de rapporter de son texte ; après quoi il nous dit qu’il ne pense pas comme les stoïciens, qui admettaient la fatalité. Mais plus les stoïciens auront été irréligieux envers Dieu, et plus l’auteur sera coupable d’avoir dit de leur religion qu’il n’y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l’homme, et plus propres à former les gens de bien ; et qu’elle seule savait faire les citoyens, les grands hommes et les grands empereurs. Quand on parle ainsi d’une secte antichrétienne, et que l’on dit : Je suis chrétien, le dit-on sérieusement ?

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